25 janvier 2009

En finir avec l'Idéologie


Beaucoup de gens croient connaître Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne (1918-2008). En réalité, sa pensée fut infiniment plus complexe que l'anti-communisme primaire auquel certains ont voulu le réduire. Il ne fut pas non plus le moujik arriéré et quelque peu illuminé, refusant en bloc le progrès matériel et l'idéal démocratique du monde occidental.
C'est ce qu'explique avec brio Daniel J. Mahoney dans un ouvrage très pénétrant. En montrant qu'avant tout, Soljenitsyne fut l'ennemi juré de l'Idéologie.
Ce maitre mot derrière lequel les totalitarismes cachent habituellement leur nature perverse représente pour l'écrivain russe la plus grande calamité à laquelle les hommes puissent se trouver asservis. Car l'idéologie après avoir tué tout esprit critique, ouvre la porte au fanatisme. Pour la servir en effet, tout est permis, en premier lieu le mensonge et la certitude immanente d'avoir raison, rien ne pouvant s'opposer au progrès de « la cause », définie ex abrupto. La raison n'a pas plus de place que les états d'âme dans cet infernal engrenage. Ainsi « le régime soviétique a détruit les choses et souillé le pays avec la même insouciance absolue qu'il a tué des personnes... »
En définitive, « l'idéologie est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d'autrui, pour s'entendre adresser non pas des reproches ni des malédictions mais des louanges et des témoignages de respect. C'est ainsi que les Inquisiteurs s'appuyèrent sur le christianisme, les conquérants sur l'exaltation de la patrie, les colonisateurs sur la civilisation, les Nazis sur la race, les Jacobins d'hier et d'aujourd'hui sur l'égalité, la fraternité, le bonheur des générations futures. »
Fait capital, pour Soljenitsyne les crimes commis par les serviteurs zélés de l'idéologie ne peuvent être détachés de l'idéologie même. Ainsi, « il est impossible de répéter le sophisme insidieux mais courant, selon lequel le communisme est bon en théorie mais un échec en pratique ». C'est pour cette raison qu'en dépit de l'effondrement de ce système auquel l'écrivain ne contribua pas peu, il resta jusqu'à la fin de sa vie dubitatif sur l'avenir : « Le communisme est peut-être mort mais l'inclination ou l'élan utopique ou idéologique demeure. »
Sauf bien sûr si les êtres humains tirent enfin les leçons du passé. Car comme le rappelait Raymond Aron : « ce que nous enseigne notre siècle, c'est le piège mortel de l'idéologie, l'illusion de transformer d'un coup le sort des hommes et l'organisation des sociétés par la violence. »
Soljenitsyne ne s'arrête toutefois pas au seul combat contre l'idéologie. Aux dogmes inhumains qu'elle impose d'en haut, il oppose un modèle réaliste, humble et ascendant, fondé sur la liberté et la responsabilité des individus. Pour lui, « la démocratie doit peu à peu patiemment et solidement, se construire par en bas. »
En l'occurrence, Daniel Mahoney analyse en détail la dilection de l'écrivain pour le modèle de self-government fondé sur la participation et l'engagement direct des citoyens au sein d'assemblées communales comme en Suisse, ou de Town-meetings comme aux USA. Il rappelle également la sympathie qu'il éprouva pour Stolypine qui tenta d'installer en Russie, avant que survienne la révolution, une république de petits propriétaires terriens.
Dans cet exercice local, « de terrain », de la liberté, l'auteur de l'Archipel, ressentit toutefois comme essentiel, le recours à l'auto-limitation : « Si nous ne voulons pas nous retrouver déracinés par un pouvoir contraignant, chacun doit se mettre à lui-même un frein .../... La liberté humaine va jusqu'à l'auto-limitation volontaire pour le bien d'autrui ». Cette conception relève d'un libéralisme très pur, assez proche en somme de celui de Tocqueville. Teinté parfois d'une touche de malthusianisme, tant il craignait qu'en l'absence d'auto-limitation, le monde finisse par encourir de grandes catastrophes notamment écologiques.
Dernier élément caractérisant de manière très forte la pensée de Soljenitsyne, c'est bien sûr une foi immense, basée sans ambiguïté sur le sentiment religieux et l'espoir en Dieu. De son propre aveu, Soljenistyne trouva la force incroyable qu'il manifesta pour résister aussi opiniâtrement à un destin implacable, dans la foi chrétienne et dans les secours exceptionnels qu'il estima avoir reçus d'en Haut. C'est sans nul doute cette profonde aspiration qui le poussait à ne pas confondre progrès moral et progrès technique. C'est aussi cette foi qui lui faisait attacher autant de valeur au repentir : « le repentir est un don à la portée de tous les êtres humains qui sont parvenus à se connaître eux-mêmes. Il offre une opportunité de concorde civile et de développement spirituel à laquelle, hélas, les hommes sont trop disposés à résister. » Soljenitsyne déplorait notamment que jamais ne soit exprimé le moindre repentir faces aux abominations du communisme.

De cette belle réflexion, on retient la profonde humanité de ce géant des lettres que fut Alexandre Soljenitsyne et sa propension extraordinaire à ne jamais désespérer. Le Monde saura-t-il se souvenir de son grand exemple ? Saura-t-il éviter que se referment à nouveau les pièges qu'il a si magistralement ouverts ? Saura-t-il enfin comprendre que la morale est avant tout individuelle et qu'il est vain de vouer aux gémonies tel ou tel groupe humain au seul motif qu'il dévie des canons de telle ou telle idéologie ? : « Ah si les choses étaient si simples, s'il y avait quelque part des hommes à l'âme noire se livrant perfidement à de noires actions, et s'il s'agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur ? Au fil de cette vie, cette ligne se déplace à l'intérieur du cœur, tantôt repoussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l'éclosion du bien. Un seul être et même homme peut se montrer très différent selon son âge et les situations où la vie le place. Tantôt il est plus près du diable, tantôt des saints.»

"Alexandre Soljenitsyne. En finir avec l'idéologie" par Daniel J. Mahoney, Fayard/Commentaire 2008

3 commentaires:

Anonyme a dit…

J'avoue que je connais très mal le personnage et encore plus mal son oeuvre, n'ayant lu qu'Une Journée d'Ivan Denissovitch - et encore, il y a bien longtemps.
Je n'ai pas trop aimé cependant les tonalités anti-matérialistes de son discours de Harvard et je trouve que sa sympathie (peut-être l'a-t-on beaucoup exagérée) pour les délires grand-russes poutiniens n'en font pas vraiment à mes yeux un grand "amoureux de la liberté".

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Soljenitsyne est un colosse parfois déconcertant voire rebutant, mais il professait, c'est certain, un humanisme profondément empreint de Liberté. Elle passait même pour lui avant la notion de démocratie, qui lui semblait bien galvaudée. A l'instar de Tocqueville, il voyait dans cette dernière un danger réel d'évolution vers la médiocrité. Il souffrait c'est vrai, de voir deux des concepts fondateurs du marxisme, à savoir le matérialisme et l'athéisme, se propager insidieusement dans les sociétés démocratiques.
Il n'est pas certain qu'il eut une grande admiration pour Poutine, mais il lui savait gré sans doute de restaurer la Nation Russe à laquelle il était très attaché et qui selon lui avait été souillée, violée par les Bolchéviques. Il n'était pas impérialiste puisqu'il reconnaissait le droit à au moins une douzaine de républiques (dont l'Ukraine) de reprendre leur indépendance (Comment réaménager notre Russie ?).

namaki a dit…

Merci pour toutes ces précisions sur un grand homme.. Je suis tellement d'accord avec le fait que l'idéologie peut amener très rapidement vers un certain intégrisme borné et dangereux .. et de cela nous sommes relativement peu conscients dans nos pays "démocratiques" et pourtant !