29 mars 2010

Déchirements


Fin longue d'hiver, début hésitant du printemps ? Lendemains d'élections empreints de lassitude et de doute ? L'ambiance est assez terne, voire encline aux déchirements... Le pays, enclavé dans l'ornière des utopies stériles et des rancœurs destructrices, semble plus que jamais dépourvu de ressort. Le Gouvernement aura-t-il la force et le temps dans les 2 ans qui lui restent, de redonner un peu de vigueur et de foi à ce peuple désorienté, divisé, déchiré dans les contradictions ?

Première mesure après les Régionales, l'abandon de la taxe carbone, révèle sans doute un sursaut de pragmatisme, mais annonce-t-il enfin l'arrêt du tourbillon versatile des ambitions ratées, et la déroute piteuse des desseins chimériques ?
L'écologie a dépassé les bornes. Le Président de la République est bien avancé d'avoir tenu des discours catastrophistes avec à la clé une détermination claironnée de faire la leçon au Monde. Son calcul, avant tout politique, a été vain. Il doit se résoudre à battre en retraite sans explication, au risque de récolter l'incompréhension, jusque dans ses propres rangs...
Jusqu'où aller dans les contradictions et l'incohérence ? Il y eut tant de promesses avortées, de desseins d'un jour vertueux, mais sans lendemain, de revirements démagogiques... Ni le ridicule, ni les renoncements ne tuent, mais à la longue ils font des dégâts dans les esprits. Qui croire ? Quand peut-on être certain que ce qui est dit, soit fondé sur de vraies convictions ?

Plus grave, face à l'Allemagne, le pays apparaît de plus en plus en position de faiblesse. La crise grecque révèle tout à coup un nouveau rapport de forces, peu flatteur pour la France. A force de chanter à tue tête comme une cigale les vertus de son modèle social, la moralisation du capitalisme, la beauté des dépenses publiques, et autres billevesées ronflantes, elle s'est laissée distancer par le débonnaire géant teuton. Devenu à la force des poignets, l'armature et le cœur battant de l'Europe, il n'entend plus se laisser dicter sa conduite. Il faudra s'y faire et en tirer si possible des leçons.
Après avoir patiemment réunifié ses forces disloquées par le glacis soviétique et corrigé quelques faiblesses structurelles, l'Allemagne est en passe de dominer de la tête et des épaules le conglomérat branlant et sans identité qui ambitionnait d'aller « de l'Atlantique à l'Oural ». Pour les gens sérieux c'est plutôt une bonne nouvelle, mais la France, championne des occasions manquées, plus dépourvue d'alternatives que jamais, saura-t-elle enfin affronter sans préjugé et sans orgueil mal placé la dureté des réalités ? Et qu'adviendrait-il si l'Allemagne excédée finissait par retirer ses billes ?

Nouvel et édifiant exemple de ce refus obstiné de voir la réalité, la polémique ridicule sur une phrase prononcée par Eric Zemmour, à propos de certaines caractéristiques ethniques de la majorité des petits trafiquants de drogue dans les cités. Le constat, qui portait avant tout sur le délabrement social et le laisser aller communautaire, n'avait pourtant échappé à personne, sauf peut-être aux aveugles d'esprit. Mais comme le thermomètre qu'on préfère casser plutôt que de voir la fièvre qu'il indique, il est de bon ton d'occulter la gangrène qui ronge... En déchirant un petit pan du rideau d'hypocrisie qui asphyxie la société, le journaliste s'est attiré les foudres des censeurs. Plus dure sera la chute...

17 mars 2010

Tristes politiques


Face à une abstention aussi élevée que celle enregistrée le 14 mars, pour le premier tour des élections régionales (>53%), il n'y a guère que deux explications :
-Soit l'absence de vrai enjeu, dans une démocratie apaisée et prospère,
-Ou bien la lassitude vis à vis de la classe politique dans son ensemble...
Force est d'incliner hélas vers la deuxième proposition...
Tous les partis politiques en font l'amère expérience. Le parti présidentiel, victime de l'exercice du pouvoir dans une période morose s'effondre, offrant ainsi aux Socialistes une victoire en trompe l'oeil : Bénéficiant de la posture d'opposants mais ne portant rien de nouveau, ils s'affaissent simplement moins. Loin d'incarner une dynamique porteuse d'espérances, le PS qui parade en tête de ce malingre cortège, ne peut revendiquer plus de 15% de l'électorat : une misère...
En toile fond de ce duel exténué, s'agitent les habituels trublions de la pagaille démocratique à la française : le conglomérat mal cousu des écolo et altermondialistes, le FN ranimé par un climat social nauséabond, le Modem qui n'en finit pas de s'anéantir, et l'extrême gauche qui vitupère opiniâtrement son aigreur revancharde...
Evidemment, le grand perdant de ce jeu déprimant est bien Nicolas Sarkozy. Sans doute paie-t-il une certaine impuissance face à la crise. Sans doute aussi des erreurs stratégiques et une gestion des affaires devenant quelque peu erratique. Parmi les causes de cette déroute, trois relèvent de l'évidence :
-L'Ouverture
Elle n'est pas payante, car trop large, trop obstinée, trop systématique. A force de débauchage dans les rangs adverses, le Président de la République se trouve entouré d'une nuée de gens, dont certains ministres, qui ne sont ni dans son camp ni dans un autre, dont la fiabilité politique est plus qu'aléatoire, et qui ne savent plus trop quoi dire, ni quoi faire voter... Au total, cette politique de Gribouille a surtout pour effet de brouiller les pistes, de mécontenter l'électorat naturel et ne rapporte manifestement pas une voix...
-L'Identité Nationale
L'idée saugrenue d'Eric Besson, figure emblématique de l'ouverture, est un échec. Le débat qu'il a piloté, n'a rien apporté de concret face à la désagrégation sociale qui mine le pays; il n'a levé aucun tabou bien au contraire, et s'est révélé ringard par rapport aux enjeux européens. En somme, il s'est apparenté à une manœuvre de racolage assez grossière et complètement ratée, de l'électorat du FN.
Plus grave, il n'est pas parvenu à masquer l'échec du gouvernement dans sa politique sécuritaire, dont l'efficacité aurait pourtant été la meilleure arme pour contrer l'influence de l'extrême droite. On n'a retenu de la lutte contre la délinquance, que la recherche « du chiffre » : assez calamiteux...
Enfin, la Droite s'étant définitivement interdit de longue date, le moindre rapprochement avec le FN, elle va assister selon toute probabilité au second tour, à nouveau à l'émiettement d'un électorat déchiré, tandis que la Gauche "plurielle" va pouvoir se livrer de son côté sans complexe à tous les acoquinements...
-La Réformite
Le grand élan novateur a décidément fait un flop. Beaucoup de réformes bien intentionnées restent inachevées et peu lisibles (code du travail, enseignement, justice, fiscalité, retraites, Collectivités Territoriales...), d'autres apparaissent inutiles ou superfétatoires (suppression de la Pub à la TV, Pôle Emploi, Taxe Carbone, HADOPI) et enfin certaines restent envers et contre tout ancrées dans la plus noire bureaucratie centralisatrice (Réforme des Hôpitaux et de l'organisation sanitaire dite HPST).
Comme son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, à force de pratiquer un double langage et de manier les contradictions, ne récolte que désapprobation ou incompréhension. Malgré une soumission grandissante au credo de l'Etat Providence, malgré des virements de bords répétés vers la gauche, et des dénonciations outrancières du capitalisme, il ne parvient pas à se défaire de l'étiquette d'ultra-libéral, suppôt du grand patronat... Il perd donc sur tous les tableaux !
Lorsqu'il était « lui-même », il était la cible de quolibets et d'invectives, mais au moins pouvait-on espérer qu'il aurait les coudées franches pour mettre en œuvre ses convictions. Aujourd'hui dans son nouveau costume sombre, qu'il tente d'imprégner de la « dignité de sa fonction », il semble abandonner l'audace et l'innovation, au profit d'une conduite certes plus politiquement correcte, mais qui le condamne à devoir patiner dans la semoule.
Est-il encore temps de renverser la tendance ? Si non, quel peut être l'avenir du pays, de plus en plus embourbé dans les contradictions, les tabous idéologiques et les archaïsmes d'un modèle social complètement délabré ?

07 mars 2010

Kant et Madame de Staël


Pour nombre de gens, dont je suis, la pensée d'Emmanuel Kant (1724-1804) reste à maints égards, une énigme. Même si l'on a bien conscience qu'il doit s'agir de quelque chose d'assez fondamental dans l'histoire de la philosophie, sa lecture approfondie s'avère rebutante, voire quasi inintelligible.
Premier obstacle, l'abord direct en est interdit à tous ceux qui ne pratiquent pas couramment l'Allemand. Et toute traduction introduisant une certaine dose de subjectivité, la crainte est de ne pouvoir par ce biais, appréhender qu'une version plus ou moins déformée du discours et des concepts dont il traite. Dans le meilleur des cas, il reste donc obscur...
En recourant à l'aide d'un tiers, capable d'en faire une interprétation plus claire, là aussi le risque est grand que la pensée originale soit quelque peu trahie. Lorsque ledit tiers défricheur, ne propose, en guise d'analyse, une glose encore plus abstruse que le modèle...
Ces préliminaires sont des évidences, mais fondamentales, lorsqu'il s'agit de comprendre la pensée de quelqu'un qui attache tant d'importance aux différences de nature entre « l'objet en soi » et sa représentation « pour soi », entre le « noumène » et le « phénomène ».
En me plongeant dans un ouvrage de ma bibliothèque, dans laquelle il gisait fermé depuis que j'en avais hérité, j'ai eu comme une sorte de révélation en lisant le chapitre consacré à l'auteur de la Critique de la Raison Pure.
Dans son étude intitulée
De l'Allemagne, madame de Staël (1766-1817) tentait en effet d'expliciter cette philosophie aride, pour ses contemporains de 1810. En une dizaine de pages lumineuses, je crois bien qu'elle m'a donné des notions aussi solides que tout ce que j'ai pu retenir depuis les années de lycée...
Lorsque parut cet ouvrage, Kant s'était éteint depuis 6 ans à peine. Napoléon était au faîte de son pouvoir, et madame de Staël, esprit libre s'il en fut, vivait quasi exilée en Suisse pour insoumission notoire à l'Empereur. Est-ce par elle-même qu'elle aborda aussi hardiment l'oeuvre de Kant, ou bien en était-elle devenue familière grâce à l'aide d'un entourage très éclairé ? On sait qu'elle fréquenta Schiller et Goethe lors de son voyage en Allemagne. On sait aussi qu'elle tenait des salons de réflexion littéraire et avait des amis savants, dont Benjamin Constant... Peu importe, le fait est qu'elle en avait une conception étonnement lucide et qu'elle l'exprima on ne peut plus simplement. Beaucoup d'exégètes pourraient en prendre de la graine.
De l'homme, elle brosse certes un portrait conforme à l'image devenue classique : «jusqu'à un âge très avancé il n'est jamais sorti de Königsberg.../... c'est là qu'il a passé sa vie entière à méditer sur les lois de l'intelligence humaine. Une ardeur infatigable lui a fait acquérir des connaissances sans nombre.» Elle affirme à ce propos, qu'il était au moins autant savant que philosophe : « C'est lui, qui prévit [dès 1755] le premier l'existence de la planète Uranus, découverte en 1781 par Herschel. »
Sur la forme de ses écrits, elle avoue avoir peiné pour en déchiffrer le sens, et n'hésite pas à reprocher au philosophe l'hermétisme de son langage : «
Il s'est servi d'une terminologie très difficile à comprendre, et du néologisme le plus fatigant. Il vivait seul avec ses pensées, et se persuadait qu'il fallait des mots nouveaux pour des idées nouvelles, et cependant il y a des paroles pour tout.../... Dans ses traités de métaphysique il prend les mots comme des chiffres, et leur donne la valeur qu'il veut, sans s'embarrasser de celle qu'ils tiennent de l'usage. C'est, ce me semble, une grande erreur; car l'attention du lecteur s'épuise à comprendre le langage avant d'arriver aux idées, et le connu ne sert jamais d'échelon pour parvenir à l'inconnu. »
Au plan des idées, madame de Staël est en revanche conquise, et montre avec beaucoup de pertinence comment Kant est parvenu, mieux que quiconque, à «concilier la philosophie expérimentale avec la philosophie idéaliste», et ceci, sans soumettre l'une à l'autre, mais «en donnant à chacune des deux séparément un nouveau degré de force». De fait, loin d'être le penseur abstrait, sec et moralisateur, qu'on présente parfois, il apparaît ainsi sous un jour profondément humain.
Avant Kant, il n'existait rappelle madame de Staël, que deux systèmes sur l'entendement humain : « l'un, celui de Locke, attribuait toutes nos idées à nos sensations; l'autre, celui de Descartes et de Leibniz, s'attachait à démontrer la spiritualité et l'activité de l'âme, le libre arbitre, enfin toute la doctrine idéaliste, mais appuyée sur des preuves purement spéculatives. »
L'originalité de la réflexion kantienne fut de proposer une voie intermédiaire, empreinte d'humilité et de sagesse, où le philosophe a certes la tête dans les étoiles, mais garde bien les pieds sur terre...
Pour partir du début, Kant est avant tout un penseur pragmatique. Comme Locke, il reconnait qu'il n'y a pas d'idées innées, et comme lui, «il considère l'œuvre de la vie comme n'étant autre chose que l'action de nos facultés innées sur les connaissances qui nous viennent du dehorsToutefois, il constate dans le même temps, que l'ensemble de ces facultés innées, c'est à dire l'entendement humain, est fortement contraint. Il est certes doté de facultés extraordinaires, que sont les "principes de raisonnement", sans lesquels évidemment, "nous ne pourrions rien comprendre, et qui sont les lois de notre intelligence".Mais il lui est par exemple quasi impossible, de faire abstraction de deux impératifs fondamentaux : l'espace et le temps. De fait, rien de ce qui passe par l'imagination humaine n'échappe à ces deux dimensions. Au point qu'on peut considérer «qu'elles sont en nous et non pas dans les objets, et qu'à cet égard, c'est notre entendement qui donne des lois à la nature extérieure au lieu d'en recevoir d'elle».
Selon Kant, si les capacités de raisonnement de l'être humain sont bien adaptées au champ de l'expérience et des sensations, totalement inscrites dans l'espace et le temps, il montre qu'elles s'avèrent inopérantes sur certaines vérités qui dépassent les limites de l'entendement humain, et qui relèvent donc de la transcendance.
Pour simplifier, Kant voit dans l'entendement humain, une double composante :
-Celle qui lui permet d'appréhender, d'expliquer et de mieux comprendre les phénomènes naturels au sein desquels il vit. La seule entité qui soit ici innée est la capacité à raisonner. C'est peu et c'est énorme, car c'est ce qui permet à l'Homme de discerner entre les faits et les choses des liens de causalité, et de progresser, au gré de conjectures et de réfutations, d'essais et d'erreurs.

Ce domaine est pourtant marqué par un terrible paradoxe : «
les vérités acquises par l'expérience n'emportent jamais avec elles la certitude absolue; quand on dit : le soleil se lève chaque jour, tous les hommes sont mortels,etc., l'imagination pourrait se figurer une exception à ces vérités que l'expérience seule fait considérer comme indubitables.»
-L'autre composante est indicible. Elle relève à proprement parler de la spiritualité. Ici rien ne se démontre, rien n'est palpable ni vérifiable expérimentalement, mais pourtant tout est en nous, solidement ancré, de manière consubstantielle à la conscience. Il en est ainsi du sentiment du bien et du mal, de la morale, de l'immortalité de l'âme, de l'existence de Dieu.
Ce constat amène donc Kant à blâmer l'emploi du raisonnement dans l'examen des vérités hors du cercle de l'expérience. En reconnaissant les bornes que les mystères éternels imposent à l'esprit humain, il apparaît même comme un philosophe opposé à la métaphysique.
Pour lui, toute métaphysique qui se présente comme science, n'est en effet qu'une imposture. Car «
lorsqu'on veut se servir du raisonnement seul pour établir les vérités religieuses, c'est un instrument pliable en tous sens, qui peut également les défendre et les attaquer, parce qu'on ne saurait à cet égard trouver aucun point d'appui dans l'expérience. Il est possible de placer sur deux lignes parallèles les arguments pour et contre la liberté de l'homme, l'immortalité de l'âme, la durée passagère ou éternelle du monde; et c'est au sentiment qu'il en appelle pour faire pencher la balance, car les preuves métaphysiques lui paraissent en égale force de part et d'autre.»
Pourtant, et c'est là un point essentiel de sa pensée, «Kant est bien loin de considérer cette puissance du sentiment comme une illusion; il lui assigne au contraire le premier rang dans la nature humaine; il fait de la conscience le principe inné de notre existence morale, et le sentiment du juste et de l'injuste est, selon lui, la loi primitive du cœur, comme l'espace et le temps celle de l'intelligence.»
Il existe d'ailleurs quelques parallèles intéressants dans cette double acception. Si la puissance du raisonnement se détériore lorsqu'on l'applique aux notions transcendantales, on dégrade de manière similaire la conscience et «
la dignité du devoir.../... en les faisant dépendre des objets extérieurs» et des sensations. Par corollaire, «l'empire des sensations et les mauvaises actions qu'elles font commettre ne peuvent pas plus détruire en nous la notion du bien ou du mal que celle de l'espace et du temps n'est altérée par les erreurs d'application que nous en pouvons faire
Pour madame de Staël, libérale et pragmatique de conviction, mais romantique de coeur, l'approche kantienne est enthousiasmante. Car elle est à la fois rationnelle et profondément spirituelle, terre à terre et remplie d'espérances. Elle donne de magnifiques prolongements à l'empirisme, tout en ratatinant les conceptions trop matérialistes, et en condamnant pareillement l'idéalisme exclusif.
Le scientisme qui gagna les esprits dans le sillage des Lumières, privilégiait de plus en plus les conceptions matérialistes,
«ce fut une satisfaction vive pour des hommes à la fois si philosophes et si poètes, si capables d'étude et d'exaltation, de voir toutes les belles affections de l'âme défendues avec la vigueur des raisonnements les plus abstraits
D'un autre côté, «
c'est rendre grand service à la foi religieuse que de bannir la métaphysique de toutes les questions qui tiennent à l'existence de Dieu, au libre arbitre, à l'origine du bien et du mal.» Et c'est la clé de la sagesse humaine que de parvenir à s'auto-limiter en matière de spéculation intellectuelle : «Des despotes et des fanatiques ont essayé de défendre à la raison humaine l'examen de certains sujets, et toujours la raison s'est affranchie de ces injustes entraves. Mais les bornes qu'elle s'impose à elle-même, loin de l'asservir, lui donnent une nouvelle force, celle qui résulte toujours de l'autorité des lois librement consenties par ceux qui s'y soumettent..


Cette humble lucidité sur les limites de l'intelligence humaine et sur l'impérative nécessité d'en utiliser de manière raisonnée les capacités, fait de Kant un repère incontournable dans l'histoire de la philosophie. Il éclaire d'un jour nouveau la pensée de Socrate en même temps qu'il annonce les avancées en matière de logique, de Gödel. On pourrait dire également qu'il donne ses lettres de noblesse à l'empirisme anglo-saxon dans le même temps qu'il ébauche une théorie du sublime très excitante, et particulièrement bienvenue dans une époque on l'on est prompt à s'enticher de fadaises, et à prendre au plan artistique par exemple des vessies pour des lanternes...
Au surplus, la distinction qu'il établit entre les champs du rationnel et de l'irrationnel apparait plus fondamentale que jamais avec le recul du XXè siècle, si riche en progrès techniques et si calamiteux au plan des idéologies.
Ce portrait quasi contemporain du grand homme semble en tout cas bien plus fidèle à son modèle que certaines élucubrations vindicatives mais stériles, comme
celles de Michel Onfray qui n'hésite pas en faire l'inspirateur du nazisme, ou bien de Bernard-Henri Levy qui avec l'aplomb d'un cuistre, ravale le « prétendu sage de Königsberg » au rang « d'enragé du concept », de « fou furieux de la pensée », et de «philosophe sans corps et sans vie par excellence»...
De l'Allemagne, Garnier-Flammarion en 2 volumes
ou par
Encyclopédie Agora

02 mars 2010

Un Français chez les Lincoln

L'occasion m'a récemment été donnée par un ami, de lire un ouvrage étonnant : le recueil de lettres d'un Français, Adolphe de Chambrun, émigré aux Etats-Unis au moment même de la guerre civile, et qui fut admis à fréquenter la Maison Blanche et le Capitole.
Publiées par son petit fils René, en 1976, elles apportent un éclairage intéressant sur le conflit qui faillit faire éclater la Fédération, et montrent les rapports déjà plutôt tendus qui existaient entre le gouvernement français et la jeune démocratie yankee.
En France c'est Napoléon III qui règne lorsque Adolphe s'embarque pour un voyage qui ressemble fort à un exil. Journaliste de tendance libérale, ami de Tocqueville et de Victor Hugo, mari de l'arrière-petite-fille de La Fayette, il n'est pas vraiment en odeur de sainteté à la cour du Second Empire. Pourtant grâce à l'intervention du ministre des affaires étrangères Drouin de Lhuys, il décroche une mission officieuse et une modeste pension, prise sur les fonds secrets du ministère, pour couvrir une partie des frais de son séjour outre-atlantique. En fait, il y restera jusqu'à sa mort...
Lorsqu'il arrive à New York en février 1865, la guerre civile touche à sa fin. La grande bataille de Gettysburg qui s'est déroulée dans les premiers jours du juillet 1863, a changé le cours des évènements, et donné une suprématie irréversible aux troupes nordistes. Abraham Lincoln, réélu en novembre 1864 est en train de se succéder à lui-même, pas pour longtemps hélas.

Adolphe de Chambrun qui ne parle pas un mot d'anglais fait de rapides progrès, et grâce à quelques relations opportunes, peut s'approcher du gratin politique américain, jusqu'à être admis dans l'entourage immédiat du président Lincoln.
Il y est accueilli très chaleureusement : « on me parle politique avec une amicale franchise ; pour tous, je suis un ami chaleureux, pensant comme eux, et avec lequel on s'explique le plus naturellement du monde. »
Le contraste est d'autant plus saisissant que la France ne se montre pas sous un jour très avenant. Probablement en partie à cause des intérêts coloniaux que notre pays cherchait à préserver au Mexique, elle avait pris fait et cause pour les Confédérés. Parlant par exemple, de la légation officielle qu'il côtoie quotidiennement, Chambrun s'exprime avec férocité : « il est impossible de rêver situation plus bête, plus fausse est impolitique. Ces Messieurs vivent entre eux, n'ont de contact avec aucun indigène ; ils disent tout haut que la France ne fait qu'une faute : c'est de ne pas avoir reconnu le sud et déclaré, s'il le fallait, la guerre à l'Amérique. En guise de commentaires, ils ajoutent que l'Américain est mal élevé, que les femmes s'habillent mal, que sais-je encore ?... »
Chambrun quant à lui, est séduit par le Nouveau Monde, conquis par la personnalité charismatique de Lincoln, et il voit dans le succès de son combat, la seule issue raisonnable pour le pays. Il est ému par la grandeur d'âme du Président et par ses appels au pardon et à la clémence.
Lorsque celui-ci est assassiné le 14 avril 1865, il est bouleversé, et n'est pas loin de se ranger à l'avis de ceux qui réclament vengeance. D'autant qu'il entend dire que ce tragique événement n'est que le résultat de complots ourdis avec la bénédiction du président des Confédérés, Jefferson Davis. Il a connaissance également qu'en dépit de sa réputation de chevalerie, le général Lee n'hésitait pas « à laisser mourir les prisonniers fédéraux de faim... »
Mais dans ces moments il s'insurge aussi contre l'aveuglement ou plutôt le parti pris de l'opinion française : « Il arrive parfois de tomber sur des articles de journaux de Paris traduits et reproduits en Amérique ; il en est d'amusants par leurs bévues ; ainsi, La Patrie, arrivé par un des derniers paquebots, écrivait que le parti républicain, altéré de sang, se livrait décidément aux excès de la pire démagogie. J'ai rarement vu autant de bêtises, en aussi peu de mots. Ceux qui poussent à faire couler le sang de Davis, ce sont précisément les Démocrates...»
En définitive, en dépit de quelques représailles violentes ça et là, le peuple américain sera magnanime. Il n'y aura pas d'épuration et Jefferson Davis sera libéré après quelques mois de prison. Tout au plus sera-t-il déclaré inéligible.
Bien que ses annotations soient parfois croustillantes, la vision qu'a Chambrun de la démocratie américaine, n'est toutefois pas comparable en puissance et en richesse à celle de Tocqueville.
Par exemple, alors qu'il est reconnaissant à Lincoln de l'avoir sauvée, il ne voit guère d'avenir à la Fédération : « Évidemment, l'unité fédérale qui est indispensable en ce moment au développement de la nation américaine ne pourra pas durer telle quelle éternellement : le jour où 200 millions d'hommes seront rassemblés dans ce continent, ce n'est pas de Washington qu'on les gouvernera ; on peut prédire à coup sûr des morcellements en États distincts... »
Plus que les séquelles de la guerre civile c'était selon lui l'émigration massive qui, en diluant l'esprit puritain des premiers colons, ne pouvait que conduire à l'effritement de l'union.
S'agissant de l'esclavage et du racisme, son opinion, qui n'est pas exempte de relents méprisants assez banals à cette époque, témoigne néanmoins d'une ouverture d'esprit laissant entrevoir l'évolution des mentalités. Parlant des Noirs : « Je crois cependant, à première vue, qu'ils sont moins intelligents que les blancs, qu'il faut leur expliquer bien plus ce que l'on désire.../... Je ne m'étais pas non plus imaginé qu'il put y avoir de beaux Nègres. Eh bien, il y en a, surtout des mulâtres superbes : taille élancée, bien prise ; oui, ce sont vraiment de beaux types d'hommes.
En ce moment, ils sont les héros du jour.../... Je crois que ce qu'il y a de mieux pour eux, c'est d'en avoir fait des soldats ; l'égalité sous l'uniforme a été le premier pas vers l'égalité tout court. Il n'y a rien qui rapproche autant les hommes que de vivre, de combattre, de vaincre, et de mourir côte à côte. En outre, ils se sont très bien battus ; on ne les a pas épargnés au feu, et ils l'ont très bravement supporté. »
Sur l'abolition de l'esclavage, qu'il jugeait incontournable : « Le Nord était partagé entre deux sentiments : la haine du Négre et la haine de l'esclavage ; pour que le second sentiment l'emportât sur le premier, il fallait du temps, beaucoup de temps, et surtout beaucoup de sacrifices ; il fallait en outre, présenter l'abolition de l'esclavage comme le seul moyen efficace d'abattre l'ennemi. »
Et pour terminer, prises au gré de ces pages écrites dans le seul but d'être lues par son épouse restée au pays, quelques traits plutôt bien sentis :
Au moment de la mort de Lincoln, évoquant Tacite, parlant d'Agricola : « le bonheur que t'a fallu l'éclat de ta vie ne vaut pas la chance que tu as eue de mourir au bon moment. »
Sur la manière de s'exprimer aux Etats-Unis : « Ici, on va droit au but, sans périphrases, on frappe à coups redoublés ; une langue simple, sévère, rend merveilleusement la pensée et est on ne peut mieux adaptée au combat. »
Et enfin, rejoignant le sentiment de Tocqueville : « Pour tout dire, ce peuple barbare est plus civilisé que beaucoup d'autres... »
Librairie Académique Perrin 1976