27 mai 2010

Cousins trop éloignés

A entendre certains intellectuels, on pourrait parfois s'interroger sur l'époque dans laquelle nous vivons.
Sur le sujet de la France ou de l'Europe, certains manifestent en effet d'inquiétantes tendances rétrogrades. Nourrissent-ils un chimérique rêve de retour vers le passé, ou bien croient-ils vraiment que leurs lubies puissent servir de fil conducteur à un vrai projet innovant ?
Il y a quelques jours à propos de l'Europe (lors de l'émission « Vous aurez le dernier mot », animée par Franz-Olivier Giesbert), j'entendais par exemple Régis Debray se lamenter de la faiblesse du dessein européen. Il expliquait doctement qu'une fédération ne pouvait se construire qu'à l'initiative d'un fédérateur (citant au passage Napoléon et Hitler...), et habituellement pour s'opposer à un ennemi.
Ne disposant comme dirigeants selon son appréciation, « que de nains », et n'ayant à s'affirmer contre aucun adversaire déclaré, l'Europe n'aurait donc d'autre issue que de végéter voire se déliter dans le néant de l'Histoire.
Renchérissant sur cette conception, l'inénarrable Jean-François Kahn proposait alors, à défaut de vrai leader, de se trouver sans délai un ennemi, et proposait le plus naturellement du monde... les Etats-Unis !
On pourrait imaginer que ces intellectuels ne représentent qu'une frange de gauche, vieillotte, désabusée, et hostile par principe à tout ce qui peut de près ou de loin rappeler le monde capitaliste.
Mais à droite, et d'une manière plus générale dans l'opinion publique, il existe également un assez large consensus cultivant la nostalgie de siècles de conflits et d'impérialisme armé. En témoigne le dernier ouvrage « mélancolie française », d'Eric Zemmour, dans lequel il se fait le porte-parole de cette mouvance aux relents revanchards. Constatant le manque d'ambition et de pugnacité des dirigeants, il se lamente sur le déclin de l'influence française, et semble regretter le temps de la grandeur aristocratique et de la puissance colonisatrice...

Ce genre de propositions a de quoi faire frémir. Dans un monde « globalisé », où l'idée démocratique semble bon an mal an avoir tracé une empreinte durable et bienfaisante, il paraît suicidaire ou totalement irresponsable de cultiver ou pire encore, de revendiquer une telle nostalgie des temps féodaux !
Faut-il rappeler qu'au delà du besoin de se libérer du joug britannique, les colonies américaines se constituèrent en fédération surtout pour mettre en commun de fortes convictions, et un idéal. Que parmi les pères fondateurs, aucun n'eut l'ambition de faire figure de guide à lui tout seul, et que tous ont contribué modestement au grand dessein qui permit le fantastique essor de l'Amérique et de la Liberté.
Dans ses mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand rendait de ce point de vue, un hommage vibrant et mérité à George Washington, premier président des Etats-Unis, qu'il opposait de manière frontale à Bonaparte : « Tous deux sortirent du sein d’une république », écrivait-il en 1827, mais, « nés tous deux de la liberté, le premier lui a été fidèle, le second l’a trahie. »
L’écrivain français voyait ainsi dans le héros américain un homme d’une stature exceptionnelle : « Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance. Magistrat retiré, il s’endort paisiblement sous son toit paternel, au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération de tous les peuples. » ajoutant un peu plus loin : « le nom de Washington se répandra avec la liberté d’âge en âge ; il marquera le commencement d’une nouvelle ère pour le genre humain. »

S'agissant de la fédération réunissant les 13 premiers états américains, elle ne vit le jour que 13 ans après la déclaration d'indépendance. Le péril anglais n'était pas éteint certes mais repoussé, et pendant des décennies l'Amérique n'eut pas d'ennemi extérieur à proprement parler. S'inspirant d'ailleurs de la recommandation que fit Washington à ses compatriotes au moment de quitter le pouvoir, ces derniers prirent longtemps grand soin de se tenir à l'écart des conflits, notamment européens... De fait, le principal déchirement qui menaça jusqu'à son fondement la fédération fut intérieur, représenté par la guerre civile.
La fédération n'eut en réalité d'autre but que de donner corps à une conception nouvelle de la société humaine. Et ce fut une révolution autrement plus novatrice et profonde que toutes les autres, survenues avant ou après elle. La preuve, cet idéal reste intact après plus de deux cents ans et il garantit la force et la cohésion de la nation américaine, et jusqu'à ce jour, la liberté du monde. L'exemple aurait de quoi faire réfléchir, notamment dans la vieille Europe, mais curieusement il n'est trop souvent considéré qu'avec ironie et dédain, ou au mieux, condescendance.

Dans son essai « sur la paix perpétuelle », paru en 1795, Emmanuel Kant, qui n'avait semble-t-il pas pris la mesure de ce qui se passait outre-atlantique, en brossait pourtant une interprétation philosophique étonnamment similaire.
Selon son opinion, la paix pour être durable, passait par la réalisation de deux conditions : la république et le système fédéral.
Par république, il faut entendre surtout démocratie, puisque l'argument essentiel consiste à prétendre que la guerre devient improbable, à mesure que les nations tendent vers l'état de droit, c'est à dire que l'on fonde les décisions,  non sur la volonté ou le caprice d'une autocratie tyrannique, mais sur l'acceptation éclairée par plus grand nombre, sous-tendue par la force de la Loi.
De fait, même si confrontées à des régimes totalitaires, elles se trouvent dans de terribles dilemmes où se manifeste parfois leur faiblesse, force est de constater que les démocraties ne se font entre elles, que très rarement la guerre. Certains pourraient me renvoyer à la figure les nombreux conflits dans lesquels fut impliquée l'Amérique. Objectivement, même s'il n'existe pas de guerre juste, il faut reconnaître que celles-là ont été faites avec l'aval du Congrès, contre des régimes totalitaires, qu'elles ne se traduisirent jamais par l'annexion des pays qui furent le théâtre des combats, et in fine qu'aucun des peuples concernés et devenus libres, n'eut à regretter l'intervention yankee sur leur sol (notamment en dernier lieu, l'Afghanistan ou l'Irak).

En définitive, le fédéralisme qui ménage l'autonomie de ses membres tout en mutualisant certains de leurs objectifs, a la capacité de tendre vers le bien commun en préservant celui de ses parties. La paix qui se conçoit comme un but essentiel devient ainsi le coeur et la raison du grand dessein fédéral. Selon Kant : « Si par bonheur un peuple puissant et éclairé en vient à former une république (qui par nature doit tendre vers la paix perpétuelle), alors celle-ci constituera le centre d’une association fédérale pour d’autres états, les invitant à se rallier à lui, afin d’assurer de la sorte l’état de liberté des Etats conforme à l’idée du droit des gens. »
A la lumière de cette conception, le déclin des Etats-Nations n'est plus une calamité. Il s'inscrit au contraire dans une sorte de métamorphose. S'il est demandé à chacun de rabattre un peu de ses prétentions et de son chauvinisme, rien n'oblige quiconque à renoncer à son âme, au nom d'un idéal raisonnable, qui se veut ni impérialiste, ni guerrier, mais voué à l'ouverture des peuples les uns aux autres, à la sécurité, à l'équilibre et à la prospérité.
Il n'est que d'imaginer le poids et la puissance d'une fédération qui serait composée des Etats-Unis et de l'Europe, pour mesurer les avantages pour le monde entier qu'il y aurait une fois pour toutes à s'allier, et non à se dénigrer ou se jauger comme des adversaires potentiels. Comment se fait-il donc, qu'au milieu des bouleversements et des incertitudes qui agitent le monde actuel, ces deux cousins abreuvés aux mêmes sources philosophiques, trempés au feu des mêmes combats, ne parviennent pas à unifier leurs efforts, alors que leurs aspirations à la liberté et au bonheur sont somme tout si proches ? Voilà qui est un curieux et assez navrant mystère...

20 mai 2010

Une logique de paupérisation

Chaque jour apporte son lot de sombres nouvelles.
On savait en France, la croissance durablement en berne, la dette d'Etat prolifique, le chômage quasi irréductible, l'assurance maladie en faillite chronique, les retraites de plus en plus menacées...
Parallèlement à cette molle déconfiture, et contrairement aux promesses réitérées du gouvernement, les dépenses publiques continuent leur dérapage : en 2009 elles ont encore augmenté de 3,8% pour atteindre le seuil de 56% du PIB. Que penser dans ce contexte, des engagements vertueux à ne pas dépasser 0,6% par an en 2011, 2012, 2013 ?
En plus des dépenses directes, on creuse de nouveaux trous, en recourant massivement à l'emprunt et aux opérations de cavalerie. Hier, la ministre de l'économie annonçait que la France s'apprêtait à garantir 111 des 750 milliards d'euros du fonds européen supposé faire face à la crise des états de la zone euro. Les optimistes pourront toujours se rassurer en imaginant à l'instar de madame Lagarde, que cette somme colossale « n'aura pas d'impact sur le déficit public ou sur la dette de la France puisqu'il ne s'agit que d'une garantie... »

Incapable d'enrayer la machine à dépenser, l'Etat cherche désespérément des recettes nouvelles.
Les Socialistes psalmodiant leur éternel refrain, conseillent « de prendre l'argent là où il est », de « faire payer les riches ». Cédant peu à peu à la pression, Nicolas Sarkozy laisse désormais filtrer que les « Hauts Revenus » et « Le Capital » seront mis à contribution supplémentaire pour tenter de combler l'abîme du système de retraites, dont il est dores et déjà décidé qu'on continuera de tout mettre en oeuvre, pour faire perdurer l'assise véreuse.
Le fameux bouclier fiscal, à peine opérationnel, commence donc à se fissurer. Les taxations en cours de préparation seront en effet, selon toute probabilité, exclues du champ de l'illusoire protection à laquelle l'Etat avait consenti, pour prémunir les contribuables contre les excès de ses propres attaques. Avec un aplomb qui atteint des sommets d'hypocrisie, le porte-parole de l'UMP Frédéric Lefebvre affirme que le principe du bouclier n'est pas entamé mais au contraire « solidifié ». La preuve : puisque ces nouvelles taxes exceptionnelles ne donneront pas droit à restitution dans le cadre du bouclier fiscal, c'est bien le signe que ce dernier continue d'exister ! Qui peut s'étonner du peu d'entrain des grosses fortunes à regagner la France ?

En bref, on s'apprête à pomper les quelques richesses encore visibles pour tenter de combler les gouffres gigantesques de l'Etat-Providence. En attendant, les dirigeants cherchent à occulter ces abimes, en saupoudrant dessus de la monnaie de singe, espérant ainsi restaurer un peu de confiance sur les marchés. Evidemment cela ne suffira probablement pas. Pas plus que l'invocation rituelle des contrôles et des sanctions pour coincer les méchants spéculateurs qui rodent paraît-il comme des vautours.
Enfin, tandis que la monnaie européenne amorce une descente rapide, le spectre d'une baisse des salaires prend forme, insidieusement. Déjà appliquée en Espagne, la mesure est évoquée désormais régulièrement en France, dans les débats sur le sujet.

Au total, on assiste en ce moment à un curieux spectacle, à l'échelle planétaire :
Les pays occidentaux qui ont inventé le libéralisme, ont presque réussi à le vider de sa substance et à l'exténuer, à force de le plomber de mesures sociales et de bureaucratie. Au lieu d'en faire un constat réaliste, ils renient leur foi, et  n'ont de cesse de flétrir avec un bel unanimisme le modèle qui leur a donné la prospérité. Et pour le soigner, ils lui appliquent avec opiniâtreté des cataplasmes empoisonnés, aggravant l'asphyxie.
Pendant ce temps, les pays émergents qui sortent peu à peu d'un long « sommeil dogmatique », sont en train de décoller enfin, et commencent à s'enrichir à grande vitesse, à mesure qu'ils déversent le libéralisme économique dans leurs régimes autrefois sclérosés par l'autocratie et les archaïsmes. O tempora, o mores....

08 mai 2010

L'Europe tremble

La crise internationale rentre dans une nouvelle phase. Elle semble désormais se concentrer sur la vieille Europe, spécialement dans sa partie occidentale.
Et par une étrange ironie du sort, au moment de commémorer la capitulation de l'Allemagne en 1945, c'est au bon vouloir de cette dernière que le sort de l'euro est suspendu...

Aujourd'hui l'Allemagne apparaît en effet comme le vrai maillon fort d'un conglomérat en grand danger de délabrement. En dépit du fardeau faramineux dont elle a hérité il y a vingt ans avec la chute du Mur et la réunification, elle peut se flatter d'avoir la situation économique la moins mauvaise des pays de la zone euro. Elle est certes fortement endettée, mais est parvenue à endiguer son déficit (3,2% en 2009, 5% prévu en 2010), a procédé à beaucoup de réformes structurelles et son dynamisme industriel lui permet de garder la seconde place mondiale en terme d'exportations.
Nicolas Sarkozy a tout intérêt à tenter de préserver un axe fort entre Paris et Berlin (« l
'axe franco-allemand est indestructible » a-t-il répété encore hier à Bruxelles), mais chacun peut voir en filigrane, que la France n'est pas en mesure d'imposer grand chose. Avec une dette dont on ne parvient même pas à connaître le chiffre exact, autour de 1500 milliards d'euros, représentant au moins 80% du PIB, et un déficit autour de 8% (7,9% en 2009), la France ne vaut guère mieux que les pays les plus fragilisés à l'instant présent (il faut rappeler que les critères de Maastricht imposaient aux pays membres de la zone euro une dette inférieure à 60% du PIB et un déficit n'excédant pas 3%...)
Le plus effrayant est de regarder l'évolution de cette dette dans le temps. Depuis une trentaine d'années, elle n'a cessé de croitre, passant de 21% du PIB en 1978 à 84% prévus en 2010.
Devant ces chiffres et ces tendances, un constat s'impose : contrairement à ce qu'on nous a seriné depuis des mois, la crise n'est pas celle du libéralisme, mais bien celle des États.
On voit d'ailleurs que les pays qui incarnent le mieux au plan économique le modèle capitaliste sont actuellement les moins touchés : Chine, Inde, Europe de l'Est... Les Etats-Unis, quant à eux, grâce à une réactivité globalement encore assez bonne, ont amorcé une reprise sensible (300.000 emplois pour le seul mois d'avril, 3% de croissance du PIB prévus en 2010).
En revanche, la crise concentre désormais ses effets néfastes sur les pays les plus avancés dans le chemin vers l'Etat-Providence.
Pour l'heure, à l'instar de la France, ils refusent d'accepter cette évidence, incriminant toujours la responsabilité des marchés, et fustigeant les attaques de mystérieux spéculateurs (« désormais les spéculateurs doivent savoir qu'ils en seront pour leurs frais » a prévenu M. Sarkozy).
Tout en plaidant pour la lutte contre les déficits, ils continuent de préconiser les programmes de relance gouvernementaux, et les emprunts, se livrant eux-mêmes à d'incroyables spéculations (quel argent peut-on prêter lorsqu'on est soi-même endetté jusqu'au cou ?).
Les chefs d'états, réunis à Bruxelles le vendredi 7 mai, ont annoncé un train de mesures aussi déterminées qu'imprécises : mettre en place une « ligne de défense de la zone euro »,  renforcer les «mécanismes de stabilisation ». M. Berlusconi a parlé « d'état d'urgence », Nicolas Sarkozy de « mobilisation générale ». En chœur, tous ont promis « d'utiliser toute la gamme des instruments disponibles » , d'appliquer des « sanctions plus sévères » vis à vis des Etats trop laxistes (ils le sont tous pour l'heure...)...
Tout cela donne un peu un sentiment de panique et d'improvisation. D'autant que ceux qui réclamaient à grands cris des régulations et des contrôles pour les marchés, les refusent ou minimisent leur importance vis à vis des politiques gouvernementales. Les Socialistes ne veulent pas entendre parler de rigueur, Dominique Strauss-Kahn, président du FMI, et même l'Elysée conseillent de ne pas trop "faire confiance" aux fameuses agences de notations indépendantes (tout en préconisant la mise sur pied d'une agence européenne, qui serait par nature, inféodée au pouvoir politique) ...
Tandis que l'Euro amorce une descente dangereuse, la mise sur pied en catastrophe d'un « fonds de soutien » aux pays en difficulté, dont la Grèce va commencer par pomper 115 milliards d'euros, s'inscrit dans une sorte de fuite en avant. Est-ce la solution ? Peut-on encore éviter le délitement de la monnaie unique, qui aurait pour conséquence probable l'anéantissement définitif de l'idée européenne en tant que fédération de nations ? Ce serait une catastrophe dans le contexte de la fameuse mondialisation, mais hélas, c'est  bien la question du jour.
Graphique : Wikipedia

05 mai 2010

Capitalisme et Liberté

Publié au début des années soixante, alors que les théories keynésiennes étaient en vogue, ce livre détonant passa pratiquement inaperçu. Il n'eut droit à aucune couverture médiatique, hormis un article de la revue anglaise The Economist. Ça n'empêcha pas son auteur Milton Friedman (1912-2006), d'obtenir le prix Nobel d'économie en 1976...
Il est réédité en 2010, au moment où reviennent de plus belle, les récriminations de ceux qui veulent toujours plus de régulations et qui souhaitent accroitre le rôle de l'Etat, garant selon eux de la justice sociale. Nul doute qu'il sera jugé avec la même intolérance, en dépit des évidences qu'il continue envers et contre tout d'objectiver.

Milton Friedman souvent classé comme libertarien ou ultra-libéral, revendique tout simplement l'étiquette de libéral. Ça paraît évident, mais il faut savoir qu'aux Etats-Unis cette appellation est quasi synonyme de socialiste ! C'est pour lui la conséquence d'un abus de langage, assez coutumier aux gens de gauche, qui consiste à s'arroger les vertus qu'on n'a pas. En Amérique, ils se disent libéraux, en Europe ils se prétendent progressistes...
Comme le titre de l'ouvrage l'indique clairement, le propos est de montrer pourquoi le capitalisme, tout bien considéré, s'avère de tous les systèmes existants, le moins mauvais pour préserver la liberté, dans une société humaine responsable, soucieuse par ailleurs d'équité et de respect mutuel.

La démonstration s'appuie sur deux principes que l'auteur juge consubstantiels à toute démocratie éclairée :
-Dispersion et caractère ascendant du Pouvoir
-Limitation des prérogatives du Gouvernement
S'agissant du pouvoir, Friedman estime qu'il faut avant tout veiller à en éviter la concentration et la centralisation. Pouvoir et contre-pouvoirs doivent s'équilibrer, comme le prévoit d'ailleurs avec une robuste harmonie, la Constitution Américaine (exécutif, législatif, judiciaire).
En matière de dispersion, à l'instar de ce que préconisait Montesquieu, mieux vaut partir du bas que du haut. L'échelon local étant celui qui conditionne la vie de tous les jours, c'est à ce niveau que l'essentiel des réglementations et des lois doivent être conçues et s'exercer en premier lieu. Ce qui, entre autres avantages, laisse à chacun la possibilité de changer de ville ou de région si les règles en vigueur ne lui conviennent pas ! Aux Etats-Unis, ce qui ne peut relever du Comté dépend de l'Etat, et ce qui ne peut relever de l'Etat dépend du Gouvernement Fédéral...
En somme, à part l'organisation et le financement de la défense nationale, « le rôle fondamental du gouvernement est de nous fournir des règles en même temps qu'un moyen de les modifier, d'aplanir entre nous les différends sur la signification de ces règles, et de veiller à ce qu'elles soient observées... »
Tout le reste n'est que littérature, ou presque...

Pour Milton Friedman, le gros défaut de la conception socialiste de l'Etat, est de « forcer les gens à agir contre leurs propres intérêts afin de favoriser un intérêt général supposé». L'Etat omnipotent prétend représenter cet intérêt général, mais c'est présomptueux et ça relève même de la pure folie, car la liberté est fragile, et « le pouvoir concentré n'est pas moins dangereux parce que ceux qui le détiennent ont de bonnes intentions. »
A l'inverse, l'économie libre donne aux gens ce qu'ils veulent et non pas ce qu'une instance tierce estime qu'ils devraient vouloir. En réalité, « ce qui se cache derrière la plupart des arguments contre le marché libre, c'est le manque de foi dans la liberté elle-même... »
En somme, Friedman plaide pour le self-government et la responsabilité individuelle. Il s'inscrit ainsi dans la droite ligne de Tocqueville, rejetant notamment « le pouvoir absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux » de l'Etat-Providence.

S'il fallait faire un reproche à l'ouvrage, il faudrait dire, bien qu'il contienne nombre de réflexions très pertinentes, qu'il reste au plan de la vulgarisation, n'atteignant ni la profondeur impressionnante de vues de Hayek, ni la clarté étincelante de Tocqueville. La traduction, trop littérale et un peu lourde, étant probablement pour quelque chose.
L'argumentation quant à elle, qui embrasse parfois des problématiques complexes, use de raccourcis un peu elliptiques (sur la théorie monétaire par exemple, ici survolée). Sur certains sujets elle paraît un peu réductrice et datée (« si le travailleur japonais a un plus bas niveau de vie que le travailleur américain, c'est parce qu'il est en moyenne moins productif »). Sur d'autres, elle n'est pas dénuée de contradictions. Par exemple Friedman affirme à propos de la démarche de certification industrielle, que c'est «  quelque chose que le marché privé peut généralement faire lui-même », puis après un raisonnement alambiqué finit par conclure : « qu'une façon de tourner le problème.../... est de recourir à la certification gouvernementale ».
De même sur l'école publique dont il critique la tendance à l'uniformisation en même temps qu'il lui reconnaît la fonction importante d'avoir « imposé l'anglais comme langue de tous... »

Sur quantité de sujets il expose toutefois avec brio ce qui fait l'essence de l'esprit du libéralisme moderne. Il insiste évidement sur la nécessité de la concurrence, égratignant au passage la conception qu'en ont souvent les Européens : « Aux USA, la libre entreprise signifie que chacun est libre de fonder une entreprise mais qu'il n'a pas le droit d'interdire la concurrence, ni de se trouver en situation de monopole.../... En Europe, cela signifie que les entreprises ont le droit de créer des monopoles, ou bien de s'entendre, de se partager les marché, ce qui affaiblit la concurrence... »
Bien qu'il juge légitime la défense des salariés par les syndicats et le contrôle de certaines professions, il met en garde, à propos des dérives corporatistes. En plaidant pour des hausses de salaires non fondées, les syndicats contribuent à détruire l'emploi. Et inversement en défendant par principe, le maintien d'emplois inutiles, ils contraignent à plafonner les salaires. Dans le même ordre d'idées, il critique les politiques de soutien aux prix agricoles, qu'il estime seulement capables de maintenir artificiellement plus de gens que nécessaire à la terre.
D'une manière générale, Milton Friedman dit tout le mal qu'il pense du contrôle des prix, et s'insurge notamment sur les mesures gouvernementales prises sur l'or en 1933-34, qu'il considère comme une nationalisation du métal jaune : « Il n'y a pas de différence de principe entre cette nationalisation de l'or à un prix artificiellement bas, et la nationalisation par Fidel Castro de la terre et des usines à un prix artificiellement bas. »
Il défend en revanche avec la dernière énergie le principe du libre échange et condamne « l'attitude incohérente consistant à subventionner certains états étrangers (et donc à cette époque à favoriser le socialisme), tout en imposant des restrictions à l'importation des biens qu'ils arrivent à produire. »
En matière de justice sociale, il souligne avec beaucoup de clairvoyance les effets pervers des lois anti-discrimination, du salaire minimum, de certains programmes de logements sociaux (public housing), du principe de la carte scolaire.
Enfin, il s'attaque au mythe délétère de la redistribution : « on prend aux uns pour donner aux autres, non par souci d'efficacité mais au nom de la justice. » Il juge ainsi particulièrement inefficace le principe de l'impôt progressif, qui favorise l'évaporation des richesses et conduit fatalement à mettre en œuvre quantité de "niches", qui compliquent et dénaturent le dispositif fiscal. Au lieu de cela, on connait sa suggestion d'une Flat Tax, d'assiette large mais modérée (autour de 20%), pondérée le cas échéant d'un impôt négatif et d'aides ciblées et personnalisées (chèque éducation).

Au total, Milton Friedman reste avant tout l'adversaire très convaincant du modèle économique keynésien. Il montre notamment, chiffres à l'appui, qu'en fait « d'amorcer la pompe » les grands programmes de dépenses gouvernementales, aggravent les tendances inflationnistes et le chômage, et surtout, qu'ils s'avèrent quasi irréversibles, créant à long terme de la dette structurelle, difficile à résorber, et une dépendance grandissante à l'Etat.
Un de ses apports les plus éclatants reste d'avoir montré que la liberté apportait la prospérité (la liberté économique étant pour lui évidemment indissociable de la liberté d'expression). Le libéralisme n'exclut pas la survenue de crises, qui doivent être surmontées avec pragmatisme et non à coup de diktats idéologiques. A moins d'être aveuglé par ces derniers, chacun peut constater facilement que l'association liberté et prospérité s'avère durable et reproductible comme tout ce qui est vrai...