27 mai 2010

Cousins trop éloignés

A entendre certains intellectuels, on pourrait parfois s'interroger sur l'époque dans laquelle nous vivons.
Sur le sujet de la France ou de l'Europe, certains manifestent en effet d'inquiétantes tendances rétrogrades. Nourrissent-ils un chimérique rêve de retour vers le passé, ou bien croient-ils vraiment que leurs lubies puissent servir de fil conducteur à un vrai projet innovant ?
Il y a quelques jours à propos de l'Europe (lors de l'émission « Vous aurez le dernier mot », animée par Franz-Olivier Giesbert), j'entendais par exemple Régis Debray se lamenter de la faiblesse du dessein européen. Il expliquait doctement qu'une fédération ne pouvait se construire qu'à l'initiative d'un fédérateur (citant au passage Napoléon et Hitler...), et habituellement pour s'opposer à un ennemi.
Ne disposant comme dirigeants selon son appréciation, « que de nains », et n'ayant à s'affirmer contre aucun adversaire déclaré, l'Europe n'aurait donc d'autre issue que de végéter voire se déliter dans le néant de l'Histoire.
Renchérissant sur cette conception, l'inénarrable Jean-François Kahn proposait alors, à défaut de vrai leader, de se trouver sans délai un ennemi, et proposait le plus naturellement du monde... les Etats-Unis !
On pourrait imaginer que ces intellectuels ne représentent qu'une frange de gauche, vieillotte, désabusée, et hostile par principe à tout ce qui peut de près ou de loin rappeler le monde capitaliste.
Mais à droite, et d'une manière plus générale dans l'opinion publique, il existe également un assez large consensus cultivant la nostalgie de siècles de conflits et d'impérialisme armé. En témoigne le dernier ouvrage « mélancolie française », d'Eric Zemmour, dans lequel il se fait le porte-parole de cette mouvance aux relents revanchards. Constatant le manque d'ambition et de pugnacité des dirigeants, il se lamente sur le déclin de l'influence française, et semble regretter le temps de la grandeur aristocratique et de la puissance colonisatrice...

Ce genre de propositions a de quoi faire frémir. Dans un monde « globalisé », où l'idée démocratique semble bon an mal an avoir tracé une empreinte durable et bienfaisante, il paraît suicidaire ou totalement irresponsable de cultiver ou pire encore, de revendiquer une telle nostalgie des temps féodaux !
Faut-il rappeler qu'au delà du besoin de se libérer du joug britannique, les colonies américaines se constituèrent en fédération surtout pour mettre en commun de fortes convictions, et un idéal. Que parmi les pères fondateurs, aucun n'eut l'ambition de faire figure de guide à lui tout seul, et que tous ont contribué modestement au grand dessein qui permit le fantastique essor de l'Amérique et de la Liberté.
Dans ses mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand rendait de ce point de vue, un hommage vibrant et mérité à George Washington, premier président des Etats-Unis, qu'il opposait de manière frontale à Bonaparte : « Tous deux sortirent du sein d’une république », écrivait-il en 1827, mais, « nés tous deux de la liberté, le premier lui a été fidèle, le second l’a trahie. »
L’écrivain français voyait ainsi dans le héros américain un homme d’une stature exceptionnelle : « Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance. Magistrat retiré, il s’endort paisiblement sous son toit paternel, au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération de tous les peuples. » ajoutant un peu plus loin : « le nom de Washington se répandra avec la liberté d’âge en âge ; il marquera le commencement d’une nouvelle ère pour le genre humain. »

S'agissant de la fédération réunissant les 13 premiers états américains, elle ne vit le jour que 13 ans après la déclaration d'indépendance. Le péril anglais n'était pas éteint certes mais repoussé, et pendant des décennies l'Amérique n'eut pas d'ennemi extérieur à proprement parler. S'inspirant d'ailleurs de la recommandation que fit Washington à ses compatriotes au moment de quitter le pouvoir, ces derniers prirent longtemps grand soin de se tenir à l'écart des conflits, notamment européens... De fait, le principal déchirement qui menaça jusqu'à son fondement la fédération fut intérieur, représenté par la guerre civile.
La fédération n'eut en réalité d'autre but que de donner corps à une conception nouvelle de la société humaine. Et ce fut une révolution autrement plus novatrice et profonde que toutes les autres, survenues avant ou après elle. La preuve, cet idéal reste intact après plus de deux cents ans et il garantit la force et la cohésion de la nation américaine, et jusqu'à ce jour, la liberté du monde. L'exemple aurait de quoi faire réfléchir, notamment dans la vieille Europe, mais curieusement il n'est trop souvent considéré qu'avec ironie et dédain, ou au mieux, condescendance.

Dans son essai « sur la paix perpétuelle », paru en 1795, Emmanuel Kant, qui n'avait semble-t-il pas pris la mesure de ce qui se passait outre-atlantique, en brossait pourtant une interprétation philosophique étonnamment similaire.
Selon son opinion, la paix pour être durable, passait par la réalisation de deux conditions : la république et le système fédéral.
Par république, il faut entendre surtout démocratie, puisque l'argument essentiel consiste à prétendre que la guerre devient improbable, à mesure que les nations tendent vers l'état de droit, c'est à dire que l'on fonde les décisions,  non sur la volonté ou le caprice d'une autocratie tyrannique, mais sur l'acceptation éclairée par plus grand nombre, sous-tendue par la force de la Loi.
De fait, même si confrontées à des régimes totalitaires, elles se trouvent dans de terribles dilemmes où se manifeste parfois leur faiblesse, force est de constater que les démocraties ne se font entre elles, que très rarement la guerre. Certains pourraient me renvoyer à la figure les nombreux conflits dans lesquels fut impliquée l'Amérique. Objectivement, même s'il n'existe pas de guerre juste, il faut reconnaître que celles-là ont été faites avec l'aval du Congrès, contre des régimes totalitaires, qu'elles ne se traduisirent jamais par l'annexion des pays qui furent le théâtre des combats, et in fine qu'aucun des peuples concernés et devenus libres, n'eut à regretter l'intervention yankee sur leur sol (notamment en dernier lieu, l'Afghanistan ou l'Irak).

En définitive, le fédéralisme qui ménage l'autonomie de ses membres tout en mutualisant certains de leurs objectifs, a la capacité de tendre vers le bien commun en préservant celui de ses parties. La paix qui se conçoit comme un but essentiel devient ainsi le coeur et la raison du grand dessein fédéral. Selon Kant : « Si par bonheur un peuple puissant et éclairé en vient à former une république (qui par nature doit tendre vers la paix perpétuelle), alors celle-ci constituera le centre d’une association fédérale pour d’autres états, les invitant à se rallier à lui, afin d’assurer de la sorte l’état de liberté des Etats conforme à l’idée du droit des gens. »
A la lumière de cette conception, le déclin des Etats-Nations n'est plus une calamité. Il s'inscrit au contraire dans une sorte de métamorphose. S'il est demandé à chacun de rabattre un peu de ses prétentions et de son chauvinisme, rien n'oblige quiconque à renoncer à son âme, au nom d'un idéal raisonnable, qui se veut ni impérialiste, ni guerrier, mais voué à l'ouverture des peuples les uns aux autres, à la sécurité, à l'équilibre et à la prospérité.
Il n'est que d'imaginer le poids et la puissance d'une fédération qui serait composée des Etats-Unis et de l'Europe, pour mesurer les avantages pour le monde entier qu'il y aurait une fois pour toutes à s'allier, et non à se dénigrer ou se jauger comme des adversaires potentiels. Comment se fait-il donc, qu'au milieu des bouleversements et des incertitudes qui agitent le monde actuel, ces deux cousins abreuvés aux mêmes sources philosophiques, trempés au feu des mêmes combats, ne parviennent pas à unifier leurs efforts, alors que leurs aspirations à la liberté et au bonheur sont somme tout si proches ? Voilà qui est un curieux et assez navrant mystère...

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