22 décembre 2010

Une femme disparaît

En saluant devant les portes de l'éternité, la mémoire de Jacqueline de Romilly (1913-2010), c'est évidemment un bel et noble esprit que je voudrais honorer.
C'est aussi le souvenir ébloui de la merveilleuse épopée que toute sa vie durant, elle chercha à faire revivre par la pensée et par l'écriture : la Démocratie Athénienne.
Il y aurait sans doute une foule de choses à dire sur cette œuvre monumentale, pas toujours facile d'accès, mais une de ses forces fut de montrer avec éclat, l'importance que revêt l'éducation dans l'édification et la pérennisation d'une société de liberté et de justice.
Dans un de ses ouvrages traitant des "Problèmes de la Démocratie Grecque*", elle évoquait superbement ce point de vue en s'appuyant sur certains penseurs de l'antiquité. Isocrate par exemple, qui dans l'aréopagitique soulignait que "c'est par l'effet d'une mauvaise éducation que l'on prend l'indiscipline et la licence pour la liberté démocratique".
A contrario, "les gens qui ont été élevés dans la vertu savent obéir aux plus imprécises des lois".
On ne saurait rêver plus belle vision, ô combien prophétique du rêve de self-government qui pourrait caractériser selon certains Libéraux, une société parvenue à l'âge de raison et donc de liberté et de responsabilité.
Cette conception frappe en tout cas, par son intrépide modernité.
Lorsque, forte de sa connaissance du monde ancien, Jacqueline de Romilly affirme que "l'éducation est la condition de la vertu, qui seule permet le bonheur et la liberté des Etats", on ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec l'idéal des pères fondateurs de la démocratie américaine, tel qu'il apparaît notamment dans la déclaration d'indépendance.
Il y a plus qu'un écho entre ces deux expériences, l'américaine et la grecque, séparées par deux millénaires, mais une chose est sûre : toutes deux furent caractérisées par de spectaculaires progrès dans tous les domaines de ce qu'on peut appeler la civilisation.
Hélas, l'aventure athénienne périclita, si je puis dire, à la fin du siècle de Périclès. Beaucoup de malheurs s'ensuivirent pour l'humanité et beaucoup de siècles de régression se succédèrent avant de renouer avec l'idéal démocratique. J'ignore si le fait de ne plus cultiver l'amour de l'antiquité et d'abandonner la pratique des langues mortes constituent des signes prémonitoires du déclin de la démocratie occidentale. S'agissant de l'éducation, il est certain qu'elle bat de l'aile. Il est non moins sûr qu'il s'agit d'un mauvais augure, eu égard au délitement de la pensée, et au navrant galvaudage de l'idée de liberté auxquels on assiste en parallèle. Plus que jamais il y a lieu de se souvenir de l'avertissement d'Isocrate, relayé par Jacqueline de Romilly.

Pour conclure, il me vient l'idée d'évoquer ici le souvenir du grand poète français André Chénier (1762-1794), qui fut la victime innocente des "bourreaux barbouilleurs de lois" de la Révolution. Il aimait passionnément l'antiquité, et voulait la réconcilier avec son temps à travers le syncrétisme de la poésie : "Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques".
Sans nul doute cet extrait délicieux des Bucoliques, pourrait s'adresser à cette femme, écrivain magnifique, esprit irradiant, qui vient de nous quitter...

Vierge au visage blanc, la jeune Poésie
En silence attendue au banquet d'ambroisie,
Vint sur un siège d'or s'asseoir avec les Dieux,
Des fureurs des Titans enfin victorieux.
La bandelette auguste, au front de cette reine
Pressait les flots errants de ses cheveux d'ébène;
La ceinture de pourpre ornait son jeune sein,
L'amiante et la soie, en un tissu divin,
Répandaient autour d'elle une robe flottante,
Pure comme l'albâtre et d'or étincelante.
Creux en profonde coupe, un vaste diamant
Lui porta du nectar le breuvage écumant.
Ses belles mains volaient sur la lyre d'ivoire.
Elle leva ses yeux où les transports, la gloire,
Et l'âme et l'harmonie éclataient à la fois
Et, de sa belle bouche, exhalant une voix
Plus douce que le miel ou les baisers des Grâces,
Elle dit des vaincus les coupables audaces,
Et les cieux raffermis et sûrs de notre encens,
Et sous l'ardent Etna les traîtres gémissants...

* Jacqueline de Romilly. Problèmes de la démocratie grecque. Editions Hermann 1975. Réédité en poche : Agora Pocket 1996

6 commentaires:

Anonyme a dit…

bravo et merci pour ce magnifique hommage qui tranche par sa lumière et sa sincérité avec les compliments funèbres habituels si convenus

Philippe POINDRON a dit…

Je partage cet avis. Une parole juste, belle, argumentée et forte. Merci à Pierre-Henri THOREUX.

De rire, Périclès périclita a dit…

Bonjour ...
Vos textes sont toujours intéressants à lire, car ils sont bien écrits, car surtout ils soulèvent mille questions ...
Cet hommage à Jacqueline de Romilly est une pépinière à interrogations :
qu'est ce que la liberté, qui vous tient tant à coeur,
qu'est-ce que la vertu (et de quel champ relève-t-elle : morale, éthique, politique ... religieux ???)
Le rêve de self-governement ... n'est-ce pas l'anarchie ?
J'ajouterai sur le fond que ce qui peut aussi être retenu dans l'oeuvre de J de M, ce sont les réserves faites à l'encontre d'une admiration sans nuance de la "démocratie athénienne" ... accessible aux citoyens ... catégorie exclusive de tous les autres ...
Réserve transposable à une représentation trop exaltée de la démocratie américaine. En général, j'aime les paradoxes ... mais la manière à laquelle celle-ci s'est accomodée de l'esclavage ... et ses liens avec la religion (démocratie de droit divin ? )... m'ont toujours laissé perplexe.

Merci de m'avoir fourni matière à pseudo (car oui, en plus du reste, vos textes sont parfois drôles !).


Bonnes fêtes

question subsidiaire : Chénier était-il si innocent ?

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Merci pour ces commentaires.
A "De Rire": vos appréciations me touchent beaucoup, mais vous aurez remarqué j'espère, que l'approche de la Liberté à laquelle est consacré mon blog est à l'opposé de l'anarchie. La conception que j'ai du self-government s'inscrit dans cette magnifique affirmation tocquevillienne selon laquelle, "le premier souci de tout gouvernement devrait être d'apprendre aux citoyens à se passer de lui" (le contraire de ce qu'il fait hélas de nos jours).
J'ai conscience qu'aucun système n'est parfait. Mais j'ai la faiblesse de penser que la démocratie athénienne a illuminé le monde antique, tout comme la démocratie américaine illumine le monde moderne.
S'agissant de Chénier s'il n'était pas innocent, de quoi donc était-il coupable ? Peut-être d'avoir été horrifié de ce qu'on faisait au nom de la liberté. Ou bien tout simplement d'avoir été poète, ce dont la république n'avait pas besoin...

De rire, Périclès périclita a dit…

Bonjour,
La référence à l'anarchie était plus une boutade ...
Pour parler de l'exemple français, il me semble que l'on assiste à une rétractation de l'Etat (je caricature le propos), ce qui devrait réjouir les néolibéraux de tous poils (même si, paraît-il, le mouvement est encore timide ...).
Sur les lumières athéniennes : elles d'ajoutent à celles des foyers qui ont engendré Homère, Hésiode, la cité et sa diffusion méditerranéenne ... les civilisations égyptienne, mésopotamienne, chinoise ... le judaïsme... La liste des "lumières de l'antiquité" est finalement longue ...
Etant intrus sur votre blog, je ne réagirai pas sur les lumières de la démocratie américaine ...
Ce qui ne m'empêche pas (c'est irrésistible) de finir en boutadant sur Chénier : était-il innocent du point de vue de ses bourreaux ?

Après cela, je tiens quand même à rendre hommage à la qualité de vos articles qui témoignent d'une réelle ouverture d'esprit et d'un esprit de synthèse remarquable.
Et s'ils sont matière à discussion, c'est encore mieux : un « forum » « démocratique » construit par vos soins !

Meilleurs voeux.

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Encore merci de juger avec tant d'indulgence mon humble blog, et sachez que vous y êtes chez vous si le coeur vous en dit. Donc en aucun cas un intrus. Très bonne et heureuse année.