06 novembre 2011

Leçons de Philosophie Pragmatique (1)


Rarement ouvrage de philosophie m'a paru plus évident, plus humble et pertinent que cette introduction au pragmatisme, proposée en huit leçons par le philosophe américain William James (1842-1910).
Non content d'avoir été un des fondateurs de la science psychologique moderne, ce dernier décrivit une méthode de pensée des plus originales et des plus abordables, en dépit de la complexité des problèmes auxquels elle s'attaque.

Pourtant, de l'aveu de James lui-même, on pourrait remonter à la Grèce antique, pour trouver la source des concepts qu'il entreprend d'exposer dans cet ouvrage : "rien de nouveau dans la méthode pragmatique : Socrate l'utilisait en expert, et Aristote en avait fait sa méthode".
Disons également qu'elle emprunte également beaucoup aux philosophies empiristes ou utilitaristes telles que proposées par Locke, Hume, Mill, mais qu'en enlevant les quelques bornes matérialistes ou positivistes qui en limitaient parfois la portée, elle s'avère susceptible d'emmener le lecteur dans un voyage intellectuel passionnant, qui part des considérations les plus terre à terre et s'élève en toute quiétude vers l'infini.

Selon James, il est essentiel avant toute chose de délimiter d'emblée le champ des possibles. Dans cette optique, il distingue au plan historique, deux grandes catégories de penseurs, qu'il oppose radicalement, à savoir les empiristes et les rationalistes.
Il en donne même une définition schématique en relevant les principales caractéristiques qui fondent à ses yeux les deux lignages, assimilant de manière un peu narquoise les rationalistes à des esprits "délicats" (tender-minded) et les empiristes à des esprits "endurcis" (tough-minded).
Ainsi, on peut distinguer les uns des autres en opposant respectivement les modalités sur lesquelles se fonde leur pensée.
Le Rationaliste est : intellectualiste, idéaliste, optimiste, religieux, partisan du libre arbitre, moniste, dogmatique.
L'Empiriste est au contraire : sensationnaliste (se fondant sur la réalité des sensations), matérialiste, pessimiste, irréligieux, fataliste, pluraliste, sceptique.

En bref, la ligne de partage se définit à partir de la source même du point de vue adopté : "le rationaliste voue un culte aux principes abstraits et éternels" tandis que "l'empiriste s'attache aux faits dans leur variété brute".
De ce fait, suivie trop exclusivement, la première voie a tendance à noyer l'adepte dans un flot de conjectures et  offre en règle peu de débouchés pratiques, tandis que la seconde risque de l'enfermer dans un positivisme borné par le matérialisme et un froid déterminisme. Or, "Ce qu'il nous faut" s'exclame James, "c'est une philosophie qui non seulement sollicite nos facultés intellectuelles d'abstraction, mais encore soit en prise directe avec le monde réel de nos vies humaines finies."
D'une manière générale il conseille donc d'écarter les théories qui réduisent le monde à des systèmes, aussi séduisants soient-ils. Bien souvent selon lui, "le monde auquel vous donne accès le philosophe est clair, limpide et noble. Il ne comporte aucune des contradictions de la vie réelle.../... c'est un temple de marbre qui scintille au sommet d'une colline." Mais cette manière de concevoir les choses, trop bien définie, est vaine, "car l'univers réel est une chose ouverte. Or le rationalisme fabrique des systèmes, et les systèmes sont forcément clos."

C'est dit, le premier intérêt du pragmatisme est de proposer une approche totalement ouverte, qui n'écarte rien a priori, et qui retient avant tout ce qui permet de progresser ou de devenir meilleur. Ainsi, "comme les doctrines rationalistes, il peut rester proche de la religion [et d'une manière générale des concepts tenant à la spiritualité], mais en même temps, comme les philosophies empiristes, il peut se tenir au plus près des faits."
Le pragmatisme procède pas à pas, sans dogme pré-établi. Il n'a aucun dessein immanent, pas d’à-priori. Il n'a pas l'ambition d'élucider les causes finales, mais développe une conception téléologique qui argumente largement en s'appuyant sur la finalité des spéculations intellectuelles. Il se fonde sur le simple bon sens, et tire toute sa substance de l'analyse du réel, dont nous sommes faits et qui jusqu'à preuve du contraire, nous entoure, sans occulter lorsque cela peut avoir un intérêt pratique, le domaine supra-sensible. C'est avant tout une méthode de "résolution des débats métaphysiques qui sans cela seraient interminables". A cette fin, le pragmatique tente notamment de débusquer les problématiques mal ou trop imprécisément posées, et celles qui n'aboutissent qu'à des réponses vaines, ou bien inappropriées aux questions qu'elles sous-tendent.

Avant de pénétrer un peu plus loin dans le raisonnement, et en guise d'introduction à la méthode, trois exemples concrets recueillis au cours de ces huit leçons, illustrent cette démarche.
Le premier décrit le cas de figure d'une personne tournant autour d'un arbre sur le tronc duquel est accroché un écureuil, tournant également, de manière à ce qu'en permanence le tronc s'interpose entre l'animal et l'observateur.
La question est de savoir si dans une telle configuration, ce dernier tourne autour de l'écureuil ou non. "La personne tourne autour de l'arbre bien sûr, et l'écureuil se trouve sur l'arbre, mais tourne-t-elle autour de l'écureuil ?"
Bien que la plupart des gens soient enclins à répondre par l'affirmative ou par la négative, James montre qu'il est impossible de se prononcer, sans avoir défini préalablement ce qu'on appelle "tourner autour". En effet, si l'on considère qu'il s'agit de se trouver successivement à l'est, au sud, à l'ouest puis au nord de l'écureuil, le réponse est oui. Mais si l'on considère qu'il s'agit de se trouver sur le côté droit puis en face, puis sur le côté gauche et enfin derrière l'animal la réponse est non.
A côté de ce cas de figure où l'impossibilité à répondre tient au manque de précision de la question, on peut trouver d'autres situations non moins ambiguës. Par exemple, lorsqu'en des temps reculés on s'interrogeait pour savoir si le principe actif du levain relevait d'un elfe ou bien d'un farfadet, bien présomptueux était celui qui se prononçait de manière définitive. En la circonstance, à quoi bon choisir une option, puisque aucune n'avait de réelle pertinence et qu'aucune ne faisait avancer d'un iota la connaissance du phénomène ?
Le troisième exemple tente de montrer la relativité de la vérité et d'inciter à se méfier du vrai en soi, lorsqu'il s'apparente à une pure abstraction, sans intérêt pratique. "Si vous me demandez l'heure et que je vous réponds que j'habite au 95 rue Irving, ma réponse a beau être vraie elle n'est en la circonstance d'aucune utilité. Une adresse erronée ferait aussi bien l'affaire."
Dans l'absolu, le vrai n'a en définitive pas plus de sens que le faux et la véracité d'une chose n'a de sens que rapportée à un besoin, à un objectif.

A suivre....

Référence : William James. le Pragmatisme. Flammarion, collection "Champs, classique"

2 commentaires:

c'est Jeff ici a dit…

J'aime beaucoup le Pragmatisme. Dans le monde la véritée est exigeant. Si on croit à quelque vérité, on reussira sur les tractations du monde real; si on croit à une chose fausseté, le monde vous fera payé.

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Cher Jeff, c'est précisément ce qu'on a tant de chose à comprendre en France, où règnent encore des principes dénués de tout "bon sens"...