20 novembre 2011

Leçons de Pragmatisme (4)


Pragmatisme et Monisme/Pluralisme
Une problématique que James juge essentielle en matière philosophique est celle qui touche à l'unicité du monde : "Croire en l'Un ou croire au Multiple voilà la classification la plus riche de conséquences."
Encore une occasion pour lui de poser la question en terme de finalité : Quel changement pratique induit le fait de penser le monde dans l'unicité ou dans la pluralité ?

L'inclination naturelle de l'esprit humain est de penser, dit-il, que "le monde est Un". "Ce monisme est une musique qui flatte notre oreille : elle élève notre âme et nous rassure."
Mais à bien y réfléchir cette hypothèse est intenable d'un point de vue pratique tant elle dépasse l'entendement humain, et tant elle pose d'impératif dont le monde dans lequel nous vivons ne saurait rendre compte. En effet, "l'unité absolue, par définition ne connaît pas de degré. Le moindre écart corrompt le principe.../.. Autant dire que l'eau contenue dans un verre est pure parce qu'elle ne contient qu'un seul petit germe de choléra !"

Certes le monde est unique au moins "comme objet de discours" et c'est tant mieux, car sinon nous ne pourrions même pas en parler. Il rassemble des choses qui se tiennent par une certaine continuité. "Le temps et l'espace sont des supports de la continuité qui permettent aux diverses parties de l'univers de tenir ensemble." Il y a même quantité d'autres lignes de continuité ou de lignes d'influence entre les choses. Plus généralement, "il y a entre toutes les choses cohésion et adhésion d'une manière ou d'une autre, si bien que pratiquement, l'univers existe sous forme de chaînes ou de toiles d'araignée qui font une chose continue ou intégrée."
On peut également évoquer pour accréditer l'unité du monde, la cause première de son existence, le lien générique qui regroupe de manière hiérarchique les choses et enfin l'unité de but qui les caractérise. On pourrait même ajouter l'harmonie esthétique de l'univers et l'unité transcendantale du sujet connaissant, chère à l'idéalisme, aussi unique que l'univers lui-même.

Dans l'état actuel de nos connaissances, et dans la situation où se trouve l'esprit humain, l'attitude pragmatique consiste toutefois à renoncer au monisme absolu aussi bien qu'au pluralisme : "Le monde est un, dans la mesure où ses parties tiennent ensemble grâce à un type de relation quelconque. Il est multiple dans la mesure où certaines relations ne parviennent pas à s'établir."
Au total, "l'hypothèse d'un monde dont l'unité est encore imparfaite et le sera peut-être toujours" est la plus appropriée à ce qui est. Le pragmatisme s'inscrit ainsi dans une logique qui n'est pas sans rappeler celle du bon vieux Kant. Sans rejeter l'hypothèse d'une finalité relevant d'un absolu unique, inaccessible, elle considère qu'il vaut mieux pour l'heure s'en tenir humblement aux concepts sur lesquels notre entendement et notre raisonnement ont prise : "Nous sommes comme des poissons nageant dans l'océan des sens que borne par au dessus l'élément supérieur que nous sommes incapables de respirer ou de pénétrer."

Pragmatisme et Humanisme/Religion
Les dernières leçons de William James portent sur les rapports que peut entretenir le pragmatisme avec l'humanisme et la religion. Il amène le lecteur à adopter une attitude ouverte sur le sujet, puisque l'idée de Dieu n'apparaît pas contradictoire avec la perspective d'un monde perpétuellement en mouvement vers le progrès et l'amélioration : "la philosophie pragmatique a aucun moment ne congédie les conceptions religieuses positives desquelles au contraire, elle est proche."
Proche également, une fois encore et sans le dire, de Kant s'émerveillant à la fois du ciel étoilé au dessus de sa tête et de la loi morale au fond de lui, James énonce comme quelque chose d’incontournable : "ce besoin d'un ordre moral éternel [qui] est l'un des plus profonds qui soient ancrés en nous". Il affirme que d'un simple point de vue pratique, l'idée de Dieu est préférable au nihilisme athée car, elle "nous garantit l'existence d'un ordre éternel idéal."

Dans le même temps, il insiste sur l'importance fondamentale qu'il y a de ne pas mêler des considérations relevant d'un quelconque absolu immanent, à celles qui cherchent à construire une philosophie pratique : "La notion d'une réalité qui exigerait que nous soyons en accord avec elle, sans raison aucune, mais seulement parce que cette exigence est inconditionnelle ou transcendante, est une idée qui me dépasse complètement."

Selon ce point de vue, la réalité n'est pas quelque chose d'extérieur à nous mais un continuum dans lequel nous sommes et que nous pouvons faire évoluer. En d'autres termes, que la réalité soit ne dépend que d'elle, mais ce qu'elle est dépend de l'angle choisi et ce choix ne dépend que de nous. Et pour qu'elle ait un sens, "la réalité est ce dont les vérités doivent tenir compte en général."
Dans cette perspective la religion finit par se confondre avec l'humanisme, de sorte qu'on ne saurait gommer la contribution apportée par l'homme, au devenir du monde. Nous croyons souvent que la réalité est déjà toute faite et achevée, et que notre intellect n'est apparu que pour la décrire telle qu'elle est déjà. Invoquant le philosophe allemand R. H. Lotze (1817-1881), James se demande "si la réalité existante ne serait pas là précisément pour stimuler notre esprit afin qu'il produise ces ajouts qui vont augmenter la valeur totale de l'univers plutôt que dans le but de réapparaître telle quelle dans notre connaissance..."
Cette hypothèse aux accents prométhéens est fascinante car elle revient à envisager que : "le monde est tout à fait malléable et qu'il attend que nous lui apportions , de nos mains, les dernières touches..."

En définitive, en réduisant l'essence divine à sa plus simple expression, et qu'on en ait une conception moniste ou pluraliste, tout se passe comme si Dieu (au sens très large), n'était qu'un allié dans la lutte des hommes pour devenir meilleurs et rendre le monde meilleur...
Et sur ce long, très long chemin, William James affirme, après avoir combattu leurs excès, que le pragmatisme n'a d'autre dessein que celui de réconcilier les esprits délicats et les esprits endurcis !


Pour conclure
Ce petit ouvrage s'avère beaucoup plus profond que son titre ne porte à l'imaginer. C'est sans doute un peu le drame de la philosophie américaine, qui fait qu'elle est si mal interprétée, si incomprise. Elle manie des concepts en apparence simples et elle privilégie à tout moment la poursuite d'intérêts pratiques (au même titre que celle du bonheur). On ne saurait être plus trivial pour des esprits qui se piquent d'intellectualisme !

Preuve est faite s'il le fallait que ce n'est pourtant en rien contradictoire avec l'élévation de la pensée. William James marie les plus hautes aspirations avec une sorte de bon sens rustique.
Il en tire plus qu'une philosophie : une méthode pour s'attaquer aux problématiques les plus complexes, avec la même analyse qu'un plombier face à une fuite d'eau.
Il montre l'importance qu'il y a de bien poser les questions, de les décomposer si nécessaire, en alternatives abordables par le raisonnement, et il souligne la nécessité de chercher à définir à chaque fois la finalité à laquelle elles sont susceptibles de pouvoir répondre.
Au surplus, l'originalité de son approche est de s'inscrire dans une dynamique mélioriste, suggérant qu'un monde apte au progrès a beaucoup plus de sens qu'un autre qui serait trop statique, trop prédéfini, trop matériel...

La réédition récente de la préface que fit naguère Henri Bergson (1859-1941) pour cet ouvrage, fournit l'occasion de confirmer le caractère novateur de cette démarche et de préciser son apport spirituel. Puisque dans l'homme il y a de l'esprit, pourquoi dénier à ce dernier une réalité palpable : "Les sentiments puissants qui agitent l'âme à certains moments privilégiés sont des forces aussi réelles que celles dont s'occupe le physicien."
Enfin et surtout, il précise comment James a bouleversé la manière dont on peut penser le réel et le vrai, comment la vérité peut être considérée comme le cœur battant de la relation qu'a l'homme au monde, c'est à dire la réalité, laquelle est susceptible d'évoluer. La vérité n'est pas déposée dans les choses et dans les faits, elle ne préexiste pas à nos affirmations : "nous définissons d'ordinaire le vrai par sa conformité à ce qui existe déjà. James la définit par sa relation avec ce qui n'existe pas encore.../... La philosophie a une tendance à vouloir que la vérité regarde en arrière, pour James, elle regarde en avant."
En définitive, selon Bergson, à travers les propos de James, la vérité relève plus de l'invention que de la découverte. Pas étonnant dès lors qu'il devienne possible d'affirmer avec lui que "comme toute invention, elle ne vaut que par son utilité pratique."

Et pour finir, un hommage on ne peut plus vibrant, d'un philosophe à un autre, par dessus l'Atlantique : "La postérité mettra William James à sa vraie place. Elle dira sans doute que ce penseur fut un des plus grands, et que nul ne fit un plus vigoureux effort pour étreindre la réalité..."

Henri Bergson Sur le pragmatisme de William James, PUF Collection Quadrige Grands textes. 2011

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