14 mai 2012

Liberté Intérieure


Tandis que le pays s'abandonne avec une délectation morbide aux délices trompeuses de Capoue, et aux saveurs délétères des satisfactions revanchardes, je m'en retourne à mon sillon jouxtant humblement le chemin de la liberté.
La liberté ! Cela semble hélas bien le cadet des soucis de ce peuple chancelant, gavé de l'illusion matérialiste, aveuglé par la fallacieuse nitescence du lupanar égalitaire. Ce peuple qui erre, sans autre foi, sans autre horizon que celui de la tutelle bienveillante de satrapes omnipotents.
 
Sur ce monde crépusculaire, les vapeurs ankylosantes du Big Government se répandent à la faveur de la vacuité spirituelle contemporaine, contaminant mortellement une jeunesse naïve.
Comme une fleur fragile, la liberté doucement se flétrit à force d'être négligée. Trop abondante, on n'y prête plus attention. Incapable d'en mesurer le prix, on en gaspille avec insouciance l'essence. Elle se meurt dans l'indifférence bien intentionnée des fêtes dérisoires qui font mine de la célébrer tout en l'asphyxiant !

En terminant un ouvrage consacré à Montaigne (1533-1592) par Stefan Zweig (1881-1942), ce sentiment au goût un peu amer en sort encore renforcé. L'auteur inscrit en effet le portrait du sage d'Aquitaine, dans cette problématique fondamentale : « Comment rester libre ? ».
Plus précisément, « Comment préserver l'incorruptible clarté de son esprit devant toutes les menaces et les dangers de la frénésie partisane, comment garder intacte l'humanité du coeur au milieu de la bestialité ? »
« Comment échapper aux exigences tyranniques que veulent m'imposer contre ma volonté l'Etat, l'Eglise ou la politique ? »
La philosophie que cette pensée sous-tend est à l'exact opposé des lubies holistiques propagées par nombre de démagogues : « Il [Montaigne] aurait souri à la pensée de vouloir transposer sur d'autres hommes, et plus encore sur les masses, quelque chose d'aussi personnel que la liberté intérieure, et il a détesté au plus profond de son âme, les réformateurs professionnels du monde, les théoriciens, les marchands d'idéologie. »
Car bien davantage qu'une notion collective, la liberté est un concept que chaque individu se doit de porter en lui. Il n'y a aucun mérite à vivre dans un monde libre. C'est juste une chance, dont on mesure le prix souvent trop tard. La vraie force est de pouvoir rester, quelque soit le contexte, un homme libre, car «seul celui qui reste libre de tous et de tout accroît et préserve la liberté sur terre.»

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Il y avait plus qu'une analogie entre l'époque de Montaigne et celle où vivait Zweig. Dans un cas, la Renaissance avait apporté la culture, l'humanisme, une certaine prospérité, et tout cela basculait brutalement dans le fanatisme et la reviviscence d'affreuses guerres de religions. Le début du vingtième siècle avait quant à lui fait souffler sur le monde un vent de modernité, permettant tous les espoirs et une amélioration sans précédent de la qualité de vie. Et tous les rêves étaient en train de se transformer en cauchemars, alimentés par la survenue brutale de crises économiques et le retour d'effroyables idéologies menant à de meurtriers conflits.
Mais comment ne pas voir se prolonger jusqu'à nos jours cette sombre impression de gâchis ? Comment ne pas transposer à la mondialisation « libérale » actuelle, aux bienfaits qu'elle a répandus depuis quelques décennies, et aux convulsions qui la parcourent en ce moment, la description que fait Zweig du temps de Montaigne : « Le monde était soudainement devenu vaste, plein, riche.../... l'humanisme promettait une culture unifiée, cosmopolite.../... Les distances, les frontières entre les peuples disparaissaient, car l'imprimerie, que l'on venait d'inventer, donnait à chaque mot, à chaque pensée, la possibilité de s'élancer, de se répandre.... » « Et autre miracle, comme le monde spirituel, le monde terrestre s'élargissait à des dimensions insoupçonnées... »
« Les artères du commerce avaient des pulsations plus rapides, un flot de richesses se répandit sur la vieille Europe, créant le luxe, et le luxe créait à son tour des édifices, des tableaux, des statues, tout un monde embelli, spiritualisé.../... Un indicible espoir anima l'humanité déjà si souvent déçue et, de milliers d'âmes, jaillit le cri d'allégresse de Ulrich von Hutten : « Quelle joie que la vie ! »
Et comment ne pas être saisi d'effroi à l'idée que tout cela puisse disparaître dans le tourbillon des théories, des idéologies, de la même manière que dans le passé l'obscurantisme et la démagogie eurent raison du progrès, car «toujours, quand la vague monte trop haut et trop vite, elle n'en retombe que plus violemment, comme une cataracte.../...La réforme qui rêvait de donner à l'Europe un nouvel esprit chrétien, provoque la barbarie sans exemple des guerres de religion, l'imprimerie ne diffuse pas la culture, mais le Furor Theologicus, au lieu de l'humanisme, c'est l'intolérance qui triomphe... »
Montaigne, en dépit du style un peu sévère de ses écrits, n'a rien perdu de son actualité. Plus que jamais ses leçons devraient être méditées en ces temps troublés qui envahissent de plus en plus notre quotidien et qui voient pulluler les pseudo-prophètes et les vendeurs de solutions toutes faites.
Plus que jamais, à l'instar de Zweig, on peut voir en Montaigne « l'ancêtre, le protecteur et l'ami de chaque homme libre sur terre, le meilleur maître de cette science nouvelle et pourtant éternelle qui consiste à se préserver soi-même de tous et de tout. »
On peut se pénétrer de cette pensée profonde qui dit « qu'il n'est qu'une erreur et qu'un crime : vouloir enfermer la diversité du monde dans des doctrines et des systèmes. »
Et on peut s'inspirer de la modestie philosophique qu'il incarne, dans une lignée qui va de Socrate aux Pragmatiques, qui ne revendique « ni dogme, ni enseignement, ni loi, ni système, rien qu'un exemple : l'homme qui se cherche en tout et qui cherche tout en soi. »
D'où la fameuse maxime : Que sais-je ?
Stefan Zweig : Montaigne. Quadrige/PUF 2011

3 commentaires:

Santo a dit…

Epatant! Et bon dimanche...

namaki a dit…

cela faisait longtemps que je n'étais venue te lire et ma foi, merci d'avoir ramené Montaigne à mon attention !

Johan Rivalland a dit…

Cela faisait également un bon moment que je n'étais pas passé par là.
Voilà qui me donne bien envie, après avoir lu depuis longtemps tous les romans de Stefan Zweig, d'aborder enfin des essais du talentueux auteur (mis à part "Le monde d'hier", que j'avais lu), et en particulier celui-ci, dont le thème ne peut que m'attirer.
Il est vrai que cette problématique de la liberté et les observations que l'on peut avoir au sujet de cette sorte de rémanence de l'histoire ne manquent pas d'inquiéter...
Bonne continuation !