17 mai 2017

Kant parmi nous

Belle initiative de la part du magazine Le Point, que celle de consacrer un numéro hors série au philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804).

Le caractère rebutant et austère de ses ouvrages, dont le fameux pavé de quelques 600 pages de la Critique de la Raison Pure, empêche très probablement nombre de gens d’accéder à cette pensée dont la profondeur et la modernité ont été vantées par tant d’exégètes. Toute nouvelle approche de ce monument est donc bienvenue.
L’opuscule tient-il son objectif, cela reste à voir....


Oui sans doute pour ceux qui voudraient en savoir un peu plus sur sa vie, son époque, son entourage, ses sources d’inspiration, ses disciples et sa postérité. L’opuscule se présente en effet de manière attrayante, richement illustrée, et fourmille d’anecdotes et d’encarts didactiques ou documentaires.
Lorsqu’il s’agit des aspects biographiques on reste un peu sur sa faim, tant la vie de l’homme paraît pauvre en péripéties, voyages, et autres aventures amoureuses, l’essentiel étant consacré à la réflexion.

S’agissant des parentés intellectuelles, on n’est pas beaucoup plus avancé. On savait que Kant puisa une partie de son inspiration chez Hume ou chez Rousseau, et s’agissant de la postérité, elle est évoquée plutôt nébuleuse ou trop générale, notamment des liens avec Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, Deleuze, Lacan…


Quant à l’oeuvre elle-même c’est une autre aventure, car il s’agit d’une jungle difficilement pénétrable. Le risque était donc grand de rester à la lisière ou de ne pas parvenir à en retirer grand chose de nouveau par rapport aux innombrables exégèses existantes. Résultat, pas de révélations fracassantes mais tout de même quelques perles représentatives du trésor spirituel dont elles sont extraites.


La classique révolution néo-copernicienne qu’on attribue à Kant dans le champ philosophique est définie en quelques mots par Catherine Golliau : “l’homme n’est plus soumis à un ordre donné mais il utilise sa propre raison pour ordonner le monde.” Il s’ensuit qu’il ne tient qu’à lui “de définir ses propres règles par la force de sa volonté.” Autrement dit, l’homme est un être libre mais qui doit savoir se contrôler et s’auto-limiter, [pour être] l’acteur de sa vie en somme…”


Suit une analyse intéressante de Michaël Foessel selon laquelle Kant “libère la morale de la religion”. Il serait excessif d’y voir l’expression de l’athéisme, dont il n’était en rien le prosélyte, mais le souci de ne pas mélanger la foi et le rationnel, et de distinguer métaphysique et raisonnement scientifique. Point n’est besoin en effet, si l’on suit la théorie du sage de Königsberg, de poser l’existence de Dieu pour ressentir l’importance de la morale, aussi évidente pour lui que la voûte étoilée au dessus de nos têtes. Voilà expliqué le fameux impératif catégorique et qui débouche non sans une apparence de paradoxe, sur une vraie philosophie du libre arbitre.

Jean-Michel Muglioni précise en effet que “l’homme kantien se définit avant tout par la liberté” : il est son seul maître et par voie de conséquence, sa responsabilité est totale. “Telle est sa grandeur et sa dignité.../… la moralité réside dans un acte de la volonté qui ne doit rien à la sensibilité ou aux inclinations naturelles mais seulement à la raison.”

Loin de nier l’existence de Dieu, Kant ne fait en définitive que se garder de tout mélange entre le réel et l’hypothétique, entre la raison qui s’appuie sur le premier et l’espérance qui est permise par le second : “Nous ne pouvons savoir ce qu’il en est de Dieu et de l’immortalité de l’âme, notre science ne s’élevant pas au dessus de l’expérience. Mais il est permis d’espérer en l’accord de la moralité et du bonheur…”

En toute humilité, la philosophie kantienne peut se résumer en trois interrogations fondamentales : Que puis-je connaître. Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ?


On pourra trouver convaincante également l’interprétation de la morale kantienne donnée par Eric Deschavanne. Notamment lorsqu’il s’attaque au nom de l’impératif catégorique au “droit de mentir… ou pas”, et qu’il montre l’erreur de Péguy moquant l’excès de morale du kantisme en s’écriant “qu’il a les mains pures, mais qu’il n’a pas de mains”. L’article reprend pareillement l’argumentation de Benjamin Constant s’opposant au prétendu extrémisme moral de Kant, en affirmant que “nul homme n’a le droit à la vérité qui nuit à autrui”, et justifiant par la même le droit de recourir dans certaines situations à de pieux mensonges.

Deschavanne montre bien qu’à aucun moment Kant n’a fait preuve de jusqu’au boutisme moral. Au contraire, selon lui, il a pris soin “de restreindre l’interdit du mensonge aux cas où celui-ci ne porte pas atteinte au droit d’autrui.” Cette absence de prohibition du mensonge ne vaut évidemment pas octroi d’un droit à mentir. Elle apporte simplement un peu de pragmatisme à un concept dont l’éblouissante évidence ne doit pas égarer.

On ne peut qu’approuver cette mise au point, car c’est l’ardeur imbécile à suivre “à la lettre” les principes émis par Kant qui poussa Michel Onfray à faire de celui-ci un précurseur de l’idéologie nazie, pervertissant ainsi de manière éhontée le message kantien.


On pourrait regretter toutefois que ne soit pas souligné suffisamment ce qui fait toute l’originalité de l’approche kantienne, qui se veut critique tout à la fois du rationalisme et de l’empirisme. On aurait pu espérer des développements plus consistants sur deux petits ouvrages, d’ailleurs pas les plus ardus et mais si actuels : “Qu’est-ce que le Lumières ?” où il insiste tant sur l’importance de penser par soi-même, ce qui suppose “d’avoir le courage de savoir”, et “Vers la paix perpétuelle” qui véhicule des idées si novatrices au sujet des formes modernes de gouvernement, notamment la défense éclairée du fédéralisme.


Mais ce qui paraît somme toute le plus discutable, c’est l’idée de confier à l’ancien ministre Luc Ferry le mot de la fin. Le titre de son article lui-même, “Le crépuscule d’un génie”, sonne étrangement au terme de cette hagiographie. Rien à voir avec la déroutante analyse clinique que fit Thomas de Quincey de la fin de la vie de Kant, empreinte de la fascination que le mangeur d’opium éprouvait pour le déclin intellectuel de celui qu’il considérait comme une génie.

Tout se passe comme si Ferry cherchait à minimiser la portée du message kantien, en l'assujettissant aux médiocres critères du conformisme intellectuel contemporain. Ainsi l’ancien ministre n’hésite pas reprocher au philosophe son “racisme colonial” qui aurait dénaturé “la belle construction de l’idée républicaine”. Il conteste l’idée kantienne, celles des Lumières, selon laquelle l’homme est un être en perpétuel progrès.

Constatant que certaines civilisations primitives se trouveraient selon lui très satisfaites de vivre “dans l’immobilisme des traditions”, dans “la préservation des coutumes et du passé” et dans “le rejet de l’innovation”, il accuse Kant de considérer ces tribus comme des sous-hommes, plus proches de l’animal que de l’être humain ! Même reproche adressé à Tocqueville et même à son aïeul Jules Ferry.
La seconde critique consiste à confronter la doctrine kantienne aux évolutions sociétales modernes et à conclure qu’elle souffrirait de cette comparaison. C’est la cerise sur le gâteau si l’on peut dire ! 
On serait presque pris de fou rire lorsque très doctement Ferry définit par opposition à Kant et à sa morale intransigeante, un nouvel Humanisme fondé sur “la révolution de l’amour”, affirmant entre autres que “ce n’est pas seulement par devoir, mais bel et bien par amour que le sacré est descendu sur Terre”. Propos lénitif, bien dans l’air du temps, qui pourrait peut-être faire impression s’il était émis d’une chaire papale, mais qui passe complètement à côté du grand dessein kantien !

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