Affichage des articles dont le libellé est Durrell (Lawrence). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Durrell (Lawrence). Afficher tous les articles

25 mars 2015

Le Carrousel Sicilien

C’est toujours une joie de suivre Lawrence Durrell dans ses nombreuses et ensorcelantes pérégrinations méditerranéennes.
Aussi, lorsqu’il convie ses lecteurs à le suivre bord d’un petit autocar rouge, à la découverte de la Sicile, on ne peut que s’exécuter et se réjouir à l’avance.
Le carrousel sicilien, c’est le nom du programme organisé auquel il souscrivit auprès d'une agence de voyages, à la fin des années soixante-dix. Rien de plus convenu a priori, pour des vacances. Et pourtant, sous sa plume tout s’enchante et l’on parcourt non seulement des lieux, mais aussi le temps…

Au départ c’est d’ailleurs une sorte de retour dans son propre passé auquel il se livre, et l’occasion de faire revivre un peu le souvenir d’une femme, Martine, dont on devine qu’elle fut bien plus qu’une amie, et qui avait fait de cette île sa terre d’élection. Pour l’écrivain, c’était l’occasion “d’exorciser la tristesse d’une mort qui ôtait tout sel à la vie…” 

A maintes reprises, le lecteur est donc amené à partager cette complicité, via les lettres échangées jadis, que Durrell relit à chaque étape du périple.

Vue d’avion, avant même d’y mettre le pied, la Sicile impressionne : “jetée en travers du détroit comme un piano de concert, elle apparait menaçante comme sur la défensive.../… Une île à la dérive, comme la Crète, comme Chypre…” C’est pourquoi, en la voyant ainsi surgir par le hublot, cet incurable islomaniaque qu’est Durrell, ressent “une espèce de serrement de coeur, d’inquiétude.”
Bien vite toutefois ce trouble se dissipe, et en sillonnant ce pays, une foule d’impressions et d’idées vont se succéder dans sa tête, faisant de ce récit, une délicieuse mosaïque littéraire. Une galerie de portraits bien sûr avant tout : compagnons de voyage, gens de rencontre, figures rêvées à partir de souvenirs, se succèdent et se croisent sans vraie chronologie : Deeds, "ancien de l‘armée des Indes, avec ses chaussures montantes, l’imperméable cachant une saharienne délavée, le foulard de soie noué autour du cou, la valise fatiguée et patinée…", une famille de touristes français “à l’air chagrin qui ressemblaient à des microscopes bon marché”, un prêtre un peu exotique, et, last but not least, Roberto le guide à la faconde intarissable.

Il y aura dans ce voyage des moments de joie, des drames aussi. Par exemple le spectacle incongru, au détour d’un virage, d’un terrible accident d’auto, frappant les esprits comme un tragique rappel à la réalité sur cette route joyeuse, baignée d'azur et de soleil.
Et puis naturellement les digressions mi-géographiques, mi-historiques sur ce pays étonnant plus qu’aucun autre à la croisée des chemins, des cultures, des religions. Entre autres, des considérations érudites sur les monnaies antiques : celle d’Athènes portant l’effigie d’une chouette évoquant “les skops qui occupent toujours les anfractuosités de l’Acropole et poussent à l’aube et au crépuscule, leur cri étrange et mélancolique…”. Ou bien la rose qui donna son nom à Rhodes et qui ornait délicatement au temps antiques, les espèces sonnantes et trébuchantes…

Et bien sûr le grand carrousel des cités, plus ou moins marquées par moultes aventures et mésaventures à travers les siècles...
Catane, pour commencer, mais sans intérêt majeur, il faut bien dire. Longue digression en revanche sur Syracuse, un peu désenchantée tout de même : “une coquille vide dont l’esprit s’est enfui. les temples eux-mêmes ont pour la plupart disparu, usés jusqu’à leurs fondations comme les molaires d’un vieux chien”. Ce qui n’empêche la cathédrale d’éveiller l’émotion : “un lieu sacré bien avant les Grecs. où l’on n’a pas fait table rase du passé, on l’avait au contraire accepté et adapté avec une générosité et un goût qui faisait plaisir à voir.” Pour la première fois, concède Durrell,” je ne me sentais pas anti-chrétien” !
Agrigente. Pas “l'affreuse ville moderne horrible fatras de taudis crasseux et anonymes”, mais ces ruines muettes qui témoignent de l’esprit grec, lorsque cinq siècles avant Jésus Christ,” il imposa, une fois pour toutes, ses lumières au monde, et affirma sa résolution de briller de tout son éclat”. Et le souvenir d’hommes illustres, tel Empédocle, savant, philosophe, et médecin, sur lequel on fit courir des légendes de nécromancie ou de sorcellerie et que Bertrand Russell fit passer pour un mythomane, alors qu’il fut, comme le rappelle Durrell, respecté par Aristote et qu’il influença Lucrèce ! Ou Eschyle, fameux dramaturge qui écrivit plus de 80 pièces de théâtre dont seules 7 parvinrent jusqu’à nous, et qui tomba éperdument amoureux de la Sicile où selon toute probabilité il monta son Prométhée enchainé et son Prométhée déchainé.
Une foule de noms se succèdent ensuite : Selinonte qui tire son nom du selinon, celeri sauvage, puis Erice, Segeste, Palerme, et enfin Messine, et sa cathédrale, reconstruite après un tremblement de terre, avec simplicité, modestie, et la lumineuse spontanéité d’une aquarelle zen, l’un des plus intéressants et somptueux édifices de l’ile.
Et au terme du voyage, impossible évidemment, de ne pas passer quelques instants éblouis dans la douce Taormina qui s’ouvre sur le plus beau théâtre du monde : l’Etna !
Bref, une vraie cure d’intelligence et de poésie, que délivre une fois encore le plus méditerranéen des écrivains anglais, avec ce mélange inimitable de fantaisie, de grâce, d'humour et de légèreté !

Illustration : Nicolas de Staël. Sicile.

28 février 2012

Pour saluer Larry 2


Lorsque la guerre éclate et que la Grèce tombe aux mains des Allemands en 1940, Lawrence Durrell doit quitter son doux asile ionien, pour rejoindre l'Egypte via la Crète. Avec Nancy, il venait d'avoir une fille, Penelope.
Ce nouvel exil, qu'il découvre tout d'abord par Le Caire, avant de s'établir à Alexandrie, va susciter en lui des sentiments complexes et contradictoires. Source d'inspiration de son chef-d'oeuvre (cf un précédent billet), ils expriment au départ une sorte de dégoût pour cet univers à la fois envoûtant et maléfique.
L'Alexandrie qu'il découvre, comme «ressortissant réfugié», est plutôt repoussante : « suffocante cuvette de sable avec ses tombeaux et ses minarets ridiculement hideux. Quel pays ! Infirmes, difformités, ophtalmies, goitres, amputations, poux, mouches ! Dans les rues vous voyez des chevaux coupés en deux par des conducteurs insoucieux ou d'obscènes cadavres noirs sur les plaies desquels les mouches forment un rideau, entourés par une foule qu'attire une curiosité morbide. La poussière qui flotte dans l'air contient tous les miasmes, fièvres, virus, toxines. Au bord de ce Nil lent et pollué, on ne peut rien écrire, sinon par a-coups fébriles ; et l'on se sent lentement écrasé par le pas des éléphants... »

Pourtant, si l'ambiance de la ville est délétère, elle garde la luxuriance indicible d'un passé glorieux. Elle charrie les pestilences, mais aussi le scintillement des cultures qui s'interpellent comme des miroirs sous le soleil. « A Alexandrie, j'étais à la source d'où avait jailli toute notre civilisation, les racines de toutes les théologies, celles des mathématiques et de la physique avaient poussé ici. »

Au fil des années, Alexandrie s'impose donc dans l'esprit de l'auteur comme le lieu où devait se dérouler la fresque splendide qu'il portait en lui. Ce monde cosmopolite, plongé par la guerre dans les conspirations et les intrigues, avait quelque chose d'inquiétant et de fascinant, propice au roman. Dans cette société interlope aux parfums lascifs, les sortilèges et les mystères pouvaient s'exprimer de manière profuse, comme les reflets moirés d'une étoffe chatoyante.
Alexandrie, « grand pressoir de l'amour », « capitale de la mémoire », allait devenir sous la plume de l'écrivain la pierre de touche idéale des sentiments humains, le point focal de toutes les passions et la ligne de mire de leur étrange relativité. De là l'idée novatrice de faire raconter quatre fois la même intrigue, par des narrateurs différents. Quatre angles de vue magnifiant le spectacle !

La genèse du Quatuor prendra plusieurs années et c'est bien après avoir quitté l'Egypte, que dans les années cinquante, Durrell s'attellera vraiment à l'écriture de cette somme (le premier volet, Justine, sera publié en 1957). Il s'appela un temps le livre des morts...

Après la guerre en 1945 il retourne en Grèce, et séjourne deux ans à Rhodes (alors italienne), dont il tirera un ouvrage très émouvant, au commentaire duquel j'ai consacré un ancien billet (Venus et la Mer). De son propre aveu, il y passa les deux meilleures années de sa vie...
En 1947 il part pour l'Argentine après s'être marié avec Eve Cohen, rencontrée en Egypte, qui lui inspira le personnage de Justine. Une fille Sappho Jane, naîtra de cette union, en 1951.
L'Amérique du Sud ne sera pas sa tasse de thé si l'on peut dire, même si en débarquant à Rio, il ressent un vrai choc : « Rio est d'une blancheur aveuglante. Elle dresse comme dans un rêve une forêt de gratte-ciel sur l'arrière-plan d'une chaine de montagne prodigieuse surmontée par une immense croix barbare qui soutient un Christ à demi caché dans les nuages. Le tableau d'ensemble évoque un orgue gigantesque : les collines étant les tuyaux flûtés, et la ville, le clavier blanc."
Mais "l'Argentine est un vaste pays plat et mélancolique, d'aspect assez frappant, où l'air est vicié, les sierras imprécises, et où les hommes d'affaires boivent du Coca-Cola. On y mange du bœuf sans arrêt, et l'on s'y ennuie à hurler. C'est le climat le plus propice à la paresse que j'ai jamais connu.../... Ici on se noie dans un morne laisser-aller et un terrible ennui.../...C'est un pays absolument inouï, mais c'est aussi le cas du continent tout entier. Ce qui m'intéresse, c'est l'étrange légèreté de l'atmosphère spirituelle : on se sent léger, irresponsable, comme un ballon gonflé à l'hydrogène. On se rend compte aussi que le type européen d'homme « personnel », vivant, n'a pas sa place ici..."

L'Europe centrale vers laquelle il part en 1948 ne le séduit pas davantage. De la Yougoslavie dont il connut surtout Belgrade, sous la férule de Tito, il retient l'impression d'un monde figé, à moitié mort. D'où une aversion définitive pour le communisme, décrit en quelques mots : « une courte visite ici suffit a vous convaincre que le capitalisme vaut qu'on lutte pour lui. Si noir qu'il soit, avec tous ses stigmates sanglants,il est moins sinistre, aride et désespéré que cet Etat policier inerte et terrifiant.../... Le communisme est encore plus horrible que vous ne pourriez le soupçonner : corruption morale et spirituelle systématique et par tous les moyens. Perversion de la vérité au nom de l'efficacité et de la commodité. Mais vu de près le communisme vous ferait dresser les cheveux sur la tête. Et la coopération docile des intellectuels n'est pas moins horrible ! On les a payés pour se taire et ils se taisent !
Le moyen de lutter ? En tout cas, les Etats-Unis et l'Angleterre sont des havres de paix à côté de ce pays – ce sont les seuls espoirs pour l'avenir, s'il reste des espoirs... »

En 1952, nouveau retour vers la méditerranée. C'est à Chypre qu'il échoit. Il y débarque seul avec sa fille Sappho Jane. Eve, très dépressive, est restée en Angleterre.
Il exerce tout d'abord la profession d'enseignant, tout en commençant d'écrire son ouvrage sur Alexandrie. La vie lui paraît dure. S'occuper d'un bébé dans ces conditions n'est pas facile...
Peu à peu, il s'acclimate à ses nouvelles pénates, se fait des amis, lit beaucoup, et écrit même l'essentiel du premier volet du Quatuor, Justine. Au début Chypre était à ses yeux un microcosme « étrange et maléfique », qui « ne ressemble pas du tout aux ïles grecques... ». En définitive, elle restera pourtant dans ses souvenirs comme « la plus grecque des iles grecques, dont la langue contient les formes doriques les plus anciennes, et où, à Paphos, naquit Aphrodite... ». Il tirera de cette aventure mouvementée un livre, Citrons Acides.

Son séjour fut toutefois perturbé par la grande agitation politique qui régnait à l'époque. Après avoir été ottomane jusqu'en 1864, l'île était devenue une colonie anglaise qui se montrait de plus en plus rétive à cette vassalisation, hésitant entre l'indépendance et le rattachement à la Grèce. Autour de l'écrivain, les désordres tournent parfois à l'émeute et aux actes terroristes, même dans les écoles où il est professeur.
Durrell, quitte l'enseignement pour se faire engager au Foreign office. Mais ses opinions ne sont pas toujours à l'unisson de son pays, et il se voit contraint de demander la cessation de son contrat et de rentrer en Angleterre. A la même époque, sa relation tumultueuse avec Eve prend fin et il divorce en 1955.

C'est en 1957 qu'il découvre vraiment la France.
Des Français, il n'avait pas une haute idée lors de la montée des périls précédant la seconde guerre mondiale, notamment au moment de l'abandon de la Pologne : « ils sont au dessous de tout mépris, tant comme voisins que comme alliés : mesquins, cupides, serviles... »
Toute autre est l'impression quand il découvre la Provence et qu'il s'installe dans le Languedoc, mettant ainsi fin à sa vie de nomade, pour se consacrer à l'écriture : « en France, l'atmosphère morale est juste ce qu'il faut, même ici dans ces provinces reculées. Et les Français sont sages et spirituels et ne viennent pas nous ennuyer comme les Italiens, et les Grecs qui sont des sentimentaux comme des épagneuls... »
Il ne ménage pas ses efforts pour décrire à son vieil ami Henry Miller les charmes de son nouvel exil : « Une bouteille de Chateauneuf du Pape de 1952. Comme si on buvait de l'or en fusion, et juste après, la peau d'une femme, et ensuite un long moment aux chandelles. Aujourd'hui, le mistral hurle, les premières pluies d'hiver arrivent, avec d'énormes nuages noirs comme des raisins. Mais nous avons une bonne flambée dans le poêle, une brandade à l'ail sur le feu et une bouteille de Tavel... Ne tardez pas. C'est ici que la vie est bonne... »
Une fois établi à Sommières, dans une grande maison dont émane "une élégante laideur", il n'en bouge quasi plus, savourant durant près de trente-cinq ans la vie en Provence, dont il raconte l'histoire et l'atmosphère dans son dernier et magnifique ouvrage L'ombre Infinie de César : "Je suis si heureux dans cette délicieuse ville aux murailles romaines, avec sa rivière calme et ses vignes, et tous les personnages de Clochemerle pour interlocuteurs que je voudrais quitter la France pour rien au monde. Je vais d'ailleurs payer cette année mes impôts en France et prendre la qualité de « résident » - savez-vous que les impôts ici sont trois fois moins élevés qu'aux USA ou en Angleterre ?"

Durant ces années, il vit une nouvelle grande histoire d'amour avec Claude-Marie Vincendon, épousée en 1961. Le bonheur sera de courte durée. Il est terriblement atteint lorsque celle-ci meurt en 1967 d'un cancer. Autre terrible drame, le suicide de sa fille qu'il appelait affectueusement Sapphy, en 1985.
A plusieurs reprises il retourne à Corfou, l'île de sa jeunesse. Il trouve le réconfort auprès de Gyslaine de Boysson épousée en 1973 mais dont il se sépare en 1979 .
Françoise Kestsman est la compagne de ses dernières années et la traductrice de son dernier ouvrage.


Ainsi Lawrence Durrell a beaucoup voyagé et surtout enchanté par sa prose lumineuse, les nombreux pays qu'il visita.
Si le monde méditerranéen est évidemment la clé de voûte de toute sa littérature, la Grèce restera à tout jamais comme la source magique de son inspiration.
Cette Grèce paraît à des années lumières de celle qu'on connaît aujourd'hui et qui fait trop souvent les gros titres d'une triste actualité. Pourtant ce n'est pas un pays riche ou prospère qu'il dépeignit et qu'il portait au coeur. Au contraire, c'est la vie simple des insulaires qui le séduisit : « C'est en partie la pauvreté qui fait le bonheur des Grecs, leur sobriété et leur harmonie avec le monde... » écrivait-il dans son ouvrage consacré aux Iles Grecques, l'austérité même ne le rebutait pas : « Une vie de Grec c'est une vie de loup décharné, n'offrant aucune sécurité, aucun avantage matériel » (Citrons acides).
Il faut dire que Durrell avait un certain mépris pour « une époque qui apprécie la richesse matérielle plus que la beauté ». Il y avait quelque chose de dépouillé chez cet homme qui toujours, a fui les honneurs. Il y avait quelque chose d'indicible dans ce personnage souriant mais quelque peu énigmatique.
Dans un de ses derniers ouvrages, il évoqua malicieusement la philosophie bouddhiste, pour laquelle il avait des affinités : "Le mot Tao évoque pour moi différentes attitudes (toute vérité étant relative), un état de disponibilité totale et de total abandon, une conscience totale, exhaustive et sans réserve de cet instant ou la certitude pointe le nez, tel un poisson au bout de l'hameçon. C'est alors que l'esprit est en parfait accord avec la grande métaphore du monde - celle du TAO." (Le sourire du Tao)

En définitive ce qui pourrait vraiment caractériser cet écrivain unique, c'est ce fameux « esprit des lieux » qu'il sut si bien exprimer et faire chanter.
Notamment lorsqu'il évoquait bien sûr le monde chimérique d'Alexandrie, ou bien les trois paradis sur terre qui lui furent si chers: Corfou, Rhodes et la Crète.
Mais également en décrivant d'un mot, quelques petites pépites étincelantes: Poros, dans les îles saroniques : « c'est l'endroit le plus heureux que j'aie jamais connu », Ios, dans les Cyclades : « l'île la plus belle et la plus poétique de sa taille dans cette partie de la mer Egée », ou encore Santorin: « la réalité de l'île est tellement inouïe que la prose ou la poésie qui tentent de s'y mesurer, si brillantes soient-elles, resteront toujours en deçà... »

Pour finir, un dernier salut, avec un poème terminant son ultime livre, alliant une brûlante nostalgie à un délicieux hermétisme :

Explosion du soleil couchant
Dans la vieille forteresse de Bénarès,
Le sanglot solitaire d'un clairon sonne le rappel
Le naphte embrase les embarcations sur le fleuve
Corps dérivant vers le ciel
Le pouce objet de culte des gnomes inanimés
Avec leurs fracas immenses
D'eau d'herbe et de lumière
Avec la nuit durant les morts sur le qui-vive
L'absolue vérité ensevelie par le dépit amoureux
Les poussettes de la conscience vissées à fond.

Pour quelle raison la fille aux neuf matrices
Blâme-t-elle votre solitude passée ?
Aujourd'hui ils viennent me jauger pour un cercueil,
Ainsi la mort venant et la jeunesse retrouvée devient-on somnambule.

Finalement seul, le temps se dépouille :
La lune des vendanges préside bienveillante,
Opportune, et semble saisir nos cœurs en gage,
De nos incertitudes perdure la genèse
D'anciennes caresses tourmentent une carotide
Les caresses du silence.
Alors que jeune et riche de mes poèmes
Enlacé par une muse solaire
Aux capricieuses inclinations, je rusais avec l'amour,
Ou me baladais tel le dieu des grenouilles géantes
Troublantes exhortations de mon ego.

Petites amies satisfaites d'un soupir,
Ou par le Kodak croustillant né du cerveau du bourreau
Sans considération de plaisir ou de peine, 
Un dernier au revoir sans espoir,
Goodbye....
(L'ombre infinie de César.)

A noter la possibilité d'entendre ou de voir Lawrence Durrell, via les Archives de l'INA :
En 1982, dans l'émission radioscopie de Jacques Chancel
En 1985 chez Bernard Pivot (Apostrophes)

27 février 2012

Pour saluer Larry


Larry, c'est bien sûr Lawrence Durrell (1912-1990). Et cette familiarité c'est celle que son ami Henry Miller se permettait lors de leurs infatigables échanges épistolaires... Que les mânes du grand écrivain me pardonnent d'en user moi aussi.
Lawrence Durrell fut l'auteur inspiré du magique Quatuor d'Alexandrie, véritable sommet littéraire du XXè siècle. Mais aussi un insatiable voyageur, un poète délicat, un peintre distingué et même un pianiste à ses heures perdues. Un artiste au sens le plus complet du terme en somme.
Il naquit voici exactement un siècle, en Inde, et vécut ses premières années à Darjeeling, au pied de l'Himalaya. Il y a de quoi donner le vertige, ou bien porter aux plus hautes aspirations, si ce n'est aux rêves et à l'évasion...
De fait, sa vie fut un voyage permanent.
Par le hasard de sa venue au monde, il fut sujet de la Gracieuse Majesté d'Angleterre. Mais si son humeur vagabonde le poussait à se qualifier lui-même d'islomaniaque, il ne manifesta guère d'intérêt pour la mère patrie qu'il appelait l'île du Pudding, et dont il comparait la grisaille humide propre à s'enrhumer, à un paradis pour les virus...
C'est plus au sud qu'il aspirait à vivre.
Son parcours-vie mouvementé, effectué au gré de jobs variés dans les missions diplomatiques britanniques, le fit passer par Corfou, la Crète, l'Egypte, Rhodes, l'Argentine, la Yougoslavie, Chypre...
Et c'est en définitive - pour des raisons fiscales (!) - qu'il finit par poser ses valises en France, à la fin des années 50, où il s'éteignit en 1990, à Sommières dans le Gard.
A l'occasion du centenaire de sa naissance, grâce à l'association du magazine La Quinzaine Littéraire et de Louis Vuitton, vient d'être publié un ouvrage fort intéressant, permettant de découvrir toutes les facettes de cet écrivain si attachant. On y trouve une analyse émoustillante de son œuvre, faite par Corinne Alexandre-Garner, émaillée d'extraits de romans, de poèmes et de peintures, qu'il signait malicieusement Oscar Epfs.
Dans le même temps le Quatuor est réédité. C'est bien le moins qu'on puisse faire pour ce géant si discret des lettres.

Les lecteurs qui passent parfois sur ce blog savent l'affection que j'ai pour la littérature de Lawrence Durrell. Chaque ouvrage est un ravissement dont je m'extirpe à grand peine.
Ce fin connaisseur du monde méditerranéen n'avait pas son pareil pour décrire les enchantements émanant de l'infinité d'îles qui peuplent cet univers, doré par un doux et intemporel soleil. Il possédait une grâce unique, qui lui permettait de mêler à un discours léger et poétique, d'arides notations historiques, géographiques, ou sociétales. Sous sa plume érudite, cette alchimie savante restait naturelle et agréable. Lorsqu'on lit Durrell, on éprouve l'agréable sentiment de croître en intelligence...

 La première des principales escales de ce grand voyageur, le fit s'arrêter avec sa jeune femme Nancy, dans l'Ile de Corfou, et y séjourner durant près de quatre années.
En plus de lui révéler le monde méditerranéen, ce petit eden lui offrit une des périodes les plus heureuses de sa vie. Il lui consacra un livre entier (L'ile de Prospero) et de belles pages dans un ouvrage consacré aux iles grecques, réédité en 2010.
Corfou au nom si charmant, est la plus septentrionale des îles ioniennes. Et un des trois plus beaux trésors de la nébuleuse hellène, d'après Durrell, avec la Crète et Rhodes.
Au large de l'Albanie, elle ouvre les portes de "ce jardin sauvage qu'est la Grèce, où tout tombe en ruine, le violet, la verticalité, la poussée vers le ciel... un pays non domestiqué." Un pays où "les fleurs, les maisons, les nuages, tout vous regarde d'un œil photoélectrique, à la fois corporel et en quelque sorte immatériel".
Corfou est une île facile à reconnaître, "avec ses montagnes albaniennes polies comme de gros fruits, spacieuses et nues, chaudement colorées par le soleil qui cherche à regarder la mer par-dessus leur épaule..."

Corfou est aussi le nom de la capitale de l'ile, sur laquelle Durrell ne tarit pas d'éloges : « La beauté de la petite ville ! On a prévenu le voyageur qu'il n'en trouverait pas de plus jolie en Grèce, ce qui deviendra de plus en plus évident à mesure que le temps passe...
Les rayons de lumière de l'aube de satin vieux rose qui plongent vers l'île par les ouvertures des ravins, sont vraiment comme "les doigts de rose"...
Les colonnes de fiacres élimés, dont les chevaux portent le typique chapeau de paille percé de deux trous pour les oreilles qui leur donne un air à la fois malicieux et éméché...
Les petits matins lorsqu'on arrose les trottoirs, et la terre chaude qui dégage des odeurs délicates de citron et de poussière humide...
Enfin le dôme rouge de Saint-Spiridion, église où est conservée la momie du saint-patron de l'île, qui resplendit la haut avec son vieux cadran d'horloge balafré. Pas moins de quatre processions par an célèbrent celui qui est resté cher au cœur des Corfiotes (Rameaux, Pâques, 11 août, et le premier dimanche de novembre).

En plus d'avoir été le théâtre d'une histoire mouvementée, Corfou est un endroit fertile pour les légendes. L'île qui fut une étape initiatique pour Durrell, fut la dernière du périple d'Ulysse, avant son retour à Ithaque. On raconte qu'il se serait échoué sur le rocher qui se trouvait sur l'îlot de Pondikonissi, à la pointe de Kanoni au sud de la ville de Corfou. Les Phéaciens, l'auraient aidé, et Nausicaa fille du roi Alcinoos, l'aurait accueilli.

Lorsqu'il évoque Corfou, Durrell ne peut s'empêcher de réinterpréter la figure mythologique de Méduse qu'on peut voir au musée, l'une des trois Gorgones, à la lumière de la philosophie yogiste indienne de ses origines natales ! Le noeud de serpents qu'elle arbore en guise de chevelure, évoque en effet à ses yeux "les cobras rois sacrés faisant fonction d'hamadryades, symboles des anciens yogas du rang le plus élevé, les Raja Yoga." Et de cette image, on arrive à la signification profonde du yoga qui consiste à réveiller en nous les sources du perfectionnement individuel, à la manière de serpents et à les faire monter "comme la colonne de mercure dans un thermomètre, jusqu'au crâne". En y parvenant, "il réalise la conscience parfaite, la plus haute conscience dont l'homme soit capable."
La médecine et son caducée serait une lointaine réminiscence de cette riche symbolique. Autour du joug en forme de baguette (yoga veut dire joug), "les deux forces primordiales sont attelées ensemble, et une fois qu'elles sont parfaitement mariées, elles atteignent simultanément l'expérience ultime, le zénith aveuglant du Nirvâna."
 
Shakespeare enfin, s'inspira paraît-il de Corfou, pour imaginer le décor de La Tempête. Et pour conter le charme étrange auquel succombent les naufragés échouant sur ses rivages : « lls deviennent des rêveurs, des somnambules, ils sont la proie de visions et d'amours tout à fait étrangères aux limites étroites de leur vie milanaise. »
Selon Durrell, « cette propriété sédative ce désintérêt magique de tout souci, il ne vous faudra pas longtemps pour les ressentir ici. L'air que vous respirez devient petit à petit de plus en plus anesthésiant, il s'imprègne de béatitude, d'une somnolence sacrée... et vous vous rendrez compte que c'est exactement ce qui est arrivé aux conquérants qui ont débarqué ici : ils se sont endormis... »

A suivre...


Références :
Les Iles Grecques Bartillat 2010
L'ombre Infinie de Cesar Gallimard 1994
Dans l'Ombre du Soleil Grec La Quinzaine Littéraire – Louis Vuitton 2011
Le Quatuor d'Alexandrie Buchet-Chastel 2012

16 août 2009

Tétralogie durrellienne

En littérature, le style c'est l'homme, paraît-il. Que dire du style de Lawrence Durrell ? Lorsque je m'en imprègne par la traduction française du Quatuor d'Alexandrie, je suis envahi par un ravissement absolu. Est-ce la magie d'une écriture tellement belle, qu'elle continue de faire effet, même par traducteur interposé ? Est-ce le talent, rare, de ce dernier, Roger Giroux (1912-1990), d'être parvenu à enjoliver l'œuvre originelle, ou tout au moins à préserver toutes ses qualités, toutes ses nuances et son ineffable fraicheur ? 
Un peu des deux sans doute, mais n'étant pas anglophone suffisamment averti, je ne saurais trancher. Le fait est qu'à chaque lecture de Justine, je suis saisi d'une sorte de vertige extatique. Ce n'est que le premier volet de la fameuse aventure alexandrine, mais il révèle une telle prégnance que les trois autres récits ne peuvent être envisagés qu'à la manière d'éclairages complémentaires. C'est d'ailleurs le but de cette tétralogie envoûtante qui multiplie sur un même continuum, les points de vue. Tout se tient, mais chaque épisode constitue un tout en soi. Tout est relatif. Après tout, sait-on tout de sa propre histoire ? Aimons-nous ceux que nous croyons aimer ?
La force du quatuor d'Alexandrie, est qu'après y avoir goûté on y revient sans cesse. Comme de toutes les grandes créations, on n'en épuise jamais la substance tant ses facettes sont nombreuses, et aussi parce qu'après avoir plongé dans cette matière si dense, on peut y nager à toute profondeur.
On dit de cette somme qu'elle est d'un abord difficile : c'est vrai et c'est probablement en partie à cause de cela qu'elle est belle. Une sorte d'universalité émane de son propos égaré dans le temps, et cheminant librement dans l'espace. Autour des personnages, on virevolte sans contrainte, tantôt comme des papillons capables d'appréhender les détails les plus infimes (les mouvements spasmodiques de l'œil de verre de Scobie), tantôt comme des aigles survolant les infinis les plus complexes (les méandres de la Kabbale). Même s'il sont étincelants, Durrell livre en morceaux son énigme. Charge au lecteur d'en faire une harmonie. Je voudrais faire un livre qui serait libre de rêver dit l'un des personnages écrivains du roman...
La ville égyptienne ne dévoile quant à elle qu'une partie de ses mystères comme une statue antique parle en son langage muet, de temps révolus. Elle se veut à la fois le lieu où se cristallise un doux espoir de syncrétisme spirituel entre les civilisations, et le point de fuite où se rejoignent dans un néant sinistre, le passé et l'avenir.
C'est un fait, ce monde éblouissant, aux couleurs d'or et d'argent, de bitume et de poussière est un monde finissant. Les grondements sourds de la guerre ébranlent ses fondations millénaires. Après avoir perdu son phare, Alexandrie la magnifique s'enfonce dans la médiocrité. Peu à peu ce qui était cosmopolite devient interlope, ce qui relevait de sortilèges se mue en vils stratagèmes. Alexandrie était riche et généreuse, elle devient mesquine et agressive.
Dans ce monde qui s'éteint tout en se radicalisant, les silhouettes altières de Justine, de Nessim, Balthazar, Pursewarden et compagnie se confondent peu à peu avec l'évanouissement général des valeurs et des repères. Au début les caractères et les sentiments semblent clairs. Chaque personnage apparaît à son tour dans la lumière crue de celui qui les crée. Les moindres traits de la personnalité de chacun sont comme disséqués par son regard pénétrant. Mais lorsque le scalpel s'éloigne, les chairs se referment et chaque figure tend à échapper à son maître, pour vivre un destin fluctuant au gré de l'humeur de celui qui les suit.
En dépit de leur caractère insaisissable ces gens sont pourtant profondément attachants, suggérant à maintes reprises les beaux vers de Verlaine :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant. . .
Ils vivent en nous, et entrent en résonance avec une sorte de mémoire archaïque. Justine par exemple, évoque aussi bien l'éternel féminin, l'image d'une amoureuse romantique ou bien celle d'une hétaïre amorale ou encore d'une machiavélique Mata-Hari. Elle communique à toute chose sa grâce étrange et délicate, sans qu'on sache bien d'où elle la tient ni même s'il s'agit d'une entité tangible : Justine et sa ville se ressemblent en cela qu'elles ont toutes deux une forte saveur sans avoir un caractère réel...
Dans ce livre, les personnages et les lieux sont mêlés si étroitement qu'ils finissent par former un ensemble indissociable. Quatre angles d'attaque ne sont pas trop pour épuiser tous les arcanes de ce microcosme. S'il en avait eu le temps et la force, l'écrivain aurait pu les multiplier à l'infini, jusqu'à obtenir un reflet de plus en plus approchant de la vérité... Mais à quoi bon ? L'élan est donné, à chacun de trouver les prolongements indicibles à cette intrigue ensorcelante pour appréhender la mesure d'une plénitude faite de sagesse et de sérénité.
Pour toutes ces raisons, pour cette écriture limpide et tellement suggestive, pour cette capacité stupéfiante à extraire de réalités triviales des morceaux d'éternité, en un mot pour son style si merveilleux, à mon sens Le Quatuor d'Alexandrie constitue la clé de voute de la littérature moderne et un des chefs-d'œuvres de la littérature universelle
NB :
le site de la revue LIFE qui publie d'intéressantes photos de l'écrivain
Le site Paris Review sur lequel on peut lire une interview datant des années 50 peu après la publication du Quatuor.

20 juillet 2006

Venus et La Mer

Lawrence Durrell le dit d'emblée, il fait partie des islomaniaques : « le seul fait de se savoir dans une île, dans un petit univers entouré par la mer, le remplit d'une ivresse indescriptible. »
De fait, des îles il en parcourut beaucoup pendant sa vie aventureuse. Il connut à peu près toutes celles qui peuplent la mer Egée.
Dans « Vénus et la mer », c'est Rhodes qu'il évoque, « Rhodes où les jours mûrissent lentement, comme des fruits sur un arbre. »
Il raconte le séjour qu'il fit en 1945, alors que l'île était encore italienne, en compagnie d'un étonnant aréopage d'originaux de tout-poil: le capitaine-pilosophe au monocle, Gideon, le consul Hoyle, le docteur Mills, et le potier Egon Huber... sans oublier bien sûr E. « aux yeux noirs, qui recouvre un peu tous les autres de son ombre – l'amie, la critique, la maîtresse. »
Il s'agit d'un microcosme magique : « J'ai essayé de ne pas les déranger dans les petites éternités de leur vie insulaire, où leurs esprits se marient un peu à celui de la Vénus Marine, debout dans sa petite niche de pierre au Musée, telle un défi lancé par une vie infiniment plus lointaine... »

Arrivé de nuit à l'Albergo della Rosa, il décrit après une nuit de sommeil réparateur, le charme extatique qui émane du port de Mandraccio, en dépit des traces encore fraîches laissées par la guerre : « Les fenêtres ouvertes donnaient directement sur la mer dont les soupirs mélodieux constituaient l'accompagnement parfait à la joie de retrouver une île grecque... »
« Le soleil éclaboussait d'or et de bleu les premiers plans du paysage, tandis que l'arrière plan désolé de Caria, à peine effleuré par le soleil, semblait doucement tamisé à travers un prisme. Une immense paix. »
En attendant que le monde égéen trouve son peintre, Durrell use d'une jolie palette de mots : « Ciel céruléen effleuré de cirrus blancs – pareils à la toison qui apparaît entre les cornes d'un chevreau de neuf jours, ou sur les cocons des vers à soie; verts intenses comme la queue d'un paon à l'endroit où la mer s'abat contre les falaises. Explosion prismatique des vagues contre le ciel bleu, écrasant leurs paquets de couleurs frissonnantes, puis le noir que laissent les vagues quand elles se retirent en sifflant. La tache vert-billard frangée de violet au dessous de Lindos. Les étranges ossements nacrés de la falaise au pied de Castello... »
Quant aux fantastiques crépuscules rhodiens, (s'agit-il du « crépuscule aux doigts de rose » décrit par Homère ?), ils ont fait la renommée de l'île depuis le moyen-âge : « Toute la rue des Chevaliers était en feu. Les maisons commençaient à se tordre sur les bords comme du papier, et à mesure que le soleil descendait sur la colline, les roses et les jaunes fusaient d'un coin à l'autre, découvrant les subtilités inouïes de leurs inépuisables nuances, de carrefour en carrefour, de pignon en pignon, jusqu'au moment où les minarets des mosquées jetaient des flammes d'un bleu intense, comme du feu consumant une feuille de papier carbone. »
Dans ces paysages idylliques, les fleurs ont leur part. La rose bien sûr qui ornait les sceaux garantissant sur les jarres la provenance et la qualité des produits locaux : huile, vin, parfums.
Mais était-ce une rose ? Rien n'est moins sûr. Car à Rhodes la reine c'est plutôt l'hibiscus. Il est partout : « Les 3 notes dominantes sont les rouges du laurier-rose, et de l'hibsicus, et les grosses masses pourpres des bougainvillées. »
Suit un récit alangui, écrit pour une bonne partie dans le jardin de la villa Cléobolus ou l'écrivain avait établi ses quartiers. A partir de ses lectures, ses voyages, et ses discussions avec les amis autour de sympathiques bouteilles de Mastika, il livre pèle-mêle, impressions, descriptions et un peu d'histoire et de géographie.
Rhodes qui voisine avec l'Anatolie, n'est à ce qu'il paraît qu'un fragment d'un gigantesque cratère l'Egée, ce qui explique les reliefs et les a-pics : « A l'est se trouvent des fonds de plus de 3000 mètres, tandis que le mont Atabyron se dresse à 1240 mètres au dessus du niveau de la mer. »
Le mont Phileremo qui domine la vallée de Maritsa, dont le sol calcaire, doux comme de la crème est creusé de milliers de petits lits de torrents et couverte de buissons, si bien que chaque fissure ressemble à une bouche masquée par une barbe dorée. »
En matière historique, Durrell se livre à une sorte d'évocation éblouie de ce pays fier, né autour de 408 avant Jésus-Christ, farouchement indépendant, mais qui connut par la force des choses l'empreinte de ses encombrants voisins, la Turquie et la Grèce.
S'agissant de l'influence de la Grèce antique, c'est naturellement l'épisode du colosse qui vient à l'esprit. Et c'est avant tout l'histoire du siège épique de Rhodes par Demetrios, fils d'Antigone, vers 305 avant Jésus-Christ.
Parce que les Rhodiens avaient refusé de faire alliance avec ce dernier contre l'Egypte de Ptolémée, il furent assaillis par une armée massive dotée de machines de guerre redoutables, catapultes, balistes, tortues géantes. Durrell décrit notamment la tour fortifiée ambulante Helepolis, construite en bois de chêne, haute de plusieurs dizaines de mètres et nécessitant plus de 3000 hommes pour être déplacée. En dépit de son aspect effrayant elle ne parvint à venir à bout des remparts et s'enlisa lamentablement dans les boues des égouts de la ville, habilement détournés pour faire barrage à l'engin.
Grâce à leur ténacité, leur courage et leurs éminentes qualités de marins les Rhodiens rejetèrent tous les assauts et finirent par épuiser l'attaquant pourtant lui aussi opiniâtre. Une paix des braves s'ensuivit et Demetrios, magnanime, fournit les moyens nécessaires à la réalisation d'une statue commémorative.
Il fallut douze ans pour ériger, probablement sous le fort de Saint-Nicolas, un géant de bronze d'environ 35 mètres de hauteur. Il fut classé parmi les sept merveilles du monde antique, mais s'écroula 56 ans après, victime d'un tremblement de terre en 227.
Durrell, poète, fait la part belle aux créatures qui peuplent l'imaginaire des Rhodiens depuis l'antiquité : les Néréides, esprits tutélaires de ces îles, qui hantent presque chaque source, chaque ruisseau et qu'il ne faut pas surprendre dans leurs ébats sous peine d'être contraint de danser avec elles jusqu'à l'épuisement. Le Kaous, version autochtone du Dieu Pan, qui pose des questions pernicieuses, et qui vous enfourche en cas de réponse erronée, comme un cheval et vous fait courir ventre à terre en vous frappant avec son bâton.
Rhodes vit durant le moyen-âge, débarquer les Chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean, surtout à partir de 1291 lorsqu'ils furent chassés de Jérusalem et qu'ils refluèrent vers Chypre. En 1309, sous la houlette de Foulques de Villeret, ils acquirent la souveraineté de l'île ainsi que de plusieurs autres ( Chalce, Simi, Telos, Nisyros, Cos, la patrie d'Hippocrate, Calymnos et Leros). Ils apportèrent au moins au début quelques bénéfices au pays. Les Turcs cessèrent les agressions dont ils étaient coutumiers, la justice régna et le commerce prospéra. Toutefois Durrell n'est pas très tendre avec les chevaliers, qui étaient censés se consacrer au service des pauvres et à la défense de la vraie foi, et qui négligèrent de plus en plus ces devoirs à mesure qu'ils s'enrichissaient.
Ils finirent par être délogés en 1522 par le sultan de Turquie.
De cette dernière Rhodes a gardé un islam, plutôt apaisé : « pas de cette grossièreté suffocante et de tout ce que cela comporte de bigoterie, de cruauté et d'ignorance. Ici, toutes les franges déchiquetées de la foi se sont effilochées; les minarets dominent la place du marché de leurs stipes gracieux, l'appel du muezzin s'élève doux et musical dans la lumière du crépuscule. Le visage patriarcal du Mufti sous son fez écarlate, fumant d'un air mélancolique dans la cour de la mosquée et accueillant les fidèles. Rhodes a converti l'islam qui s'est intégré à la verdoyante douceur de l'île. »
Le livre s'achève au moment où l'île cesse d'être italienne pour redevenir grecque, après guerre : « ma joie se teinte de regret, car il faudra me séparer une fois de plus d'un pays que j'avais fini par adopter comme une seconde patrie. »


Durrell repassa, des années après, au large de Rhodes. Les souvenirs que lui inspirèrent ces lieux où il fut heureux sont un épilogue nostalgique : « Devant nous la nuit s'assemble, une nuit différente, et Rhodes commence à s'enfoncer dans cette mer insensible d'où seule la mémoire peut la délivrer. Les nuages passent très haut au-dessus de l'Anatolie. D'autres îles ? D'autres futurs ?
Pas après avoir vécu avec la Vénus Marine, je pense. La blessure qu'elle donne, il faut la porter jusqu'au bout du monde. »

INDEX-LECTURE

14 juin 2006

Le sourire du Tao (Lawrence Durrell)

Il y a dans l'écriture de Lawrence Durrell quelque chose d'indicible. Son style est léger, presque aérien, sans jamais être superficiel pour autant. Il donne l'impression de vagabonder de manière intemporelle au travers des passions humaines et des grandes interrogations de l'existence. Mais le ton est toujours juste et le style magnifiquement simple tant son élaboration est maîtrisée. Son domaine de prédilection fut la Méditerranée, ce qui n'est pas banal pour un Anglais, dont l'enfance se déroula en Inde...
Pourtant, peu d'écrivains ont rendu avec autant de talent et de grâce l'essence de l'esprit méridional. De la Grèce à la Provence, il a tout compris et son oeuvre est comme une sorte de voyage initiatique au dessus de ce qui reste le berceau ensoleillé de l'Humanité.
Avec ce petit livre il fait toutefois une incursion dans la philosophie asiatique et révèle en fait un tempérament porté vers l'universel. A partir d'une minuscule anecdote, un week-end passé dans sa maison de Sommières dans le Gard, en compagnie d'un malicieux ami chinois, Jolan Chang, il dévoile un peu du subtil mystère du panthéisme bouddhique.
D'emblée le ton est donné : "Le mot Tao évoque pour moi différentes attitudes (toute vérité étant relative), un état de disponibilité totale et de total abandon, une conscience totale, exhaustive et sans réserve de cet instant ou la certitude pointe le nez, tel un poisson au bout de l'hameçon. C'est alors que l'esprit est en parfait accord avec la grande métaphore du monde - celle du TAO."
Qu'on se rassure, il n'y a rien de dogmatique ni d'ésotérique dans cette aperçu de la philosophie orientale. Même si ces divagations intellectuelles tournent autour d'un texte quelque peu énigmatique, le Tao-tö king, rien n'empêche qu'on y parle de cuisine chinoise et que le temps soit émaillé "de nombreuses parties de rigolades". Car comme le dit Durrell non sans admiration, "il conduisait sa vie d'une main légère, mon ami taoïste."

Dans la seconde partie de cet ouvrage, l'écrivain raconte comment il rencontra par le plus grand des hasards une femme envoûtante, au regard "tantrique", pareil au bleu saphir de l'étoile polaire. Et comment il découvrit qu'il avait conçu étrangement un projet identique à celui qu'elle souhaitait entreprendre : se rendre en Italie, dans la région du lac Orta, pour remonter le souvenir énigmatique de la passion amoureuse qui lia Nietzsche à Lou Andreas-Salomé.
Cette courte escapade avec celle qu'il nomma Véga, fut parfaite : "pas une seule fausse note, pas un faux sentiment qui ne brisât ni flétrît ce calme et ce bien-être d'un frère et d'une soeur réunis sur les bords du lac Zarathoustra."
Et c'est en admirant les yeux magnifiques de Véga qu'il comprit tout le tragique du karma du philosophe allemand. Il comprit que même en étant doté d'une intelligence aigue, il s'était donné des tâches trop insurmontables : Déclarer « au nom d'Héraclite et des anciens Grecs », la guerre à Dieu et au christianisme, refuser d'autre part tout ce qui rappelait de près ou de loin la figure de commandeur et les idées de son propre père et cristalliser enfin son difficile rapport à l'Art en niant purement et simplement Wagner.
Pourtant, selon Durrell, au delà de ces combats surhumains, Nietzche aspirait à la sérénité, à la « simultanéité éternelle », au « maintenant incandescent ».
Peut-être en définitive, pensait-il trouver en Lou, "le Regard, le regard serein du Tao qui renferme en ses profondeurs tout le sel de l'humour et de l'ironie complice", dont il semblait pour sa part si dépourvu.
Pourquoi Lou refusa ses avances, voilà qui reste inexpliqué. Mais ce faisant, tout porte à croire en revanche, qu'elle le privait de cet espoir et qu'elle le condamnait, inconsciemment sans doute, à la folie...