Affichage des articles dont le libellé est Finkielkraut (Alain). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Finkielkraut (Alain). Afficher tous les articles

15 novembre 2013

Le cas Finkielkraut (2)

Il est donc légitime de donner raison à M. Finkielkraut sur bien des points de son diagnostic.
Il est normal également de s’indigner des insinuations auxquelles il doit faire face lorsqu’il ose émettre ces vérités, aussi dérangeantes soient-elles.
Et il est naturel d’être choqué par la manière outrecuidante dont certains clercs au zèle inquisiteur usent pour le soumettre à la question, et tenter de lui faire avouer une connivence avec l’extrême-droite.

Mais, s’il est possible d’approuver M. Finkielkraut, et de lui reconnaître le courage d’affronter les hordes vindicatives de fabricants d’idées reçues, on peut également s’interroger sur certains aspects de la conception du monde qu’il professe. Sur au moins trois sujets, sa position est sujette à discussion : la modernité, l'antinomie libéralisme-socialisme, le nationalisme.

M. Finkielkraut n’est pas un “moderne” c’est certain. Il exprime même souvent face au monde moderne ce que Jean-Michel Rey attribuait à Péguy, à savoir “une colère effrénée, colère torrentielle, colère répétitive, colère qui ne connaît jamais d’accalmie…” Entre autres exemples, comme il le révèle dans son journal “l’imparfait du présent*”, le philosophe hait les téléphones portables, et juge sévèrement l'internet dont il prétendait en 2010, au cours d’une interview donnée au magazine Marianne, “qu’il faut être complètement idiot pour penser que c’est un progrès.”

Il est difficile de le suivre sur cette voie, tant elle paraît absurde. Avec de tels principes, il eut été naturel en effet de condamner l’invention de l’imprimerie qui contribua à démocratiser l’écrit, mais qui permit la publication de tant de sottises et d’horreurs ! Comme le faisait remarquer Karl Popper à propos de la télévision, dans laquelle il voyait un danger pour les jeunes générations, ce n’est pas l’outil en soi qui est dangereux, c’est l’usage qu’on en fait. C’est donc la société et sans doute son modèle éducatif qu’on devrait mettre en accusation avant tout. Seule l’éducation permet d’influer sur les comportements, et sur ce point, il est évident qu’on peut rejoindre à nouveau Finkielkraut qui en dresse, comme chacun sait, un tableau accablant.
La modernité et les grandes facilités qui en découlent, font craindre à l’écrivain un nivellement par le bas, l’avènement d’une médiocratie en quelque sorte. Cette appréhension est bien légitime, car il s’agit d’un des grands défis posés à la démocratie, sur lequel Tocqueville, ce visionnaire, avait attiré en son temps l’attention. Il ne s’agit pas pour autant de tenter de faire barrage au progrès, ni aux libertés nouvelles données au peuple, mais de chercher à responsabiliser les comportements.

En se sens, le libéralisme bien pensé (c’est à dire tocquevillien) constitue encore le meilleur modèle pour accompagner l’émancipation des peuples. Et c’est là que se pose la seconde question concernant la philosophie de M. Finkielkraut.
Non seulement il n’apparaît pas comme un libéral convaincu, mais il s’en déclare souvent l’ennemi. Dans l’article sus-mentionné, il expliquait en 2010 de manière très classique la crise par l’échec du libéralisme et du laisser-faire, en invoquant même comme on l’entend si souvent, la responsabilité des Greenspan, Reagan et autre Thatcher... Il considérait dans le même temps que cet échec consacrait la victoire idéologique de la social-démocratie. Pour tout dire, il se réjouissait que les recettes de cette dernière aient permis “d’échapper au pire” et que “l’État reprenne la main, redevienne un acteur économique à part entière, [et que] la régulation s’impose, [que] la social-démocratie l’emporte sur tous les fronts !”
A cette occasion, il reprenait à son compte l’expression du philosophe polonais dissident Kolakowski, se qualifiant de “conservateur-libéral-socialiste”.
Curieux mélange. Est-ce donc l’eau tiède qu’il propose en guise de remède souverain au désastre chronique dans lequel nos sociétés s’engluent ? Etonnnante perspective en tout cas, et grossier contresens pour un libéral qui rapporte les maux actuels, non à un défaut de régulations ou de protection sociale, mais à l’inverse, aux excès de l’Etat-Providence, sur lesquels encore une fois Tocqueville avait mis en garde. Si le libéralisme n'est pas la solution, comment imaginer qu'en le diluant avec son contraires, il devienne efficient ? Et ses contraires sont-ils eux-mêmes plus souhaitables ?

En fin de compte, on savait Finkielkraut conservateur, on connaît son aversion pour le libéralisme. Quid du Socialisme ?
Aurait-il gardé de ses années de jeunesse un peu du calamiteux ferment néo-révolutionnaire poussant à vouloir faire le bonheur du peuple quitte à lui passer dessus ?
La question mérite d’être posée lorsqu’en ouvrant son ouvrage “l’identité malheureuse”, on lit qu’il fut maoïste jusqu’à un âge relativement avancé, et qu’il crut bon de voter Mitterrand en 1981, “avec enthousiasme”, alors qu’il avait plus de 30 ans !
Il est vraiment difficile de comprendre comment un esprit éclairé, aiguisé, cultivé, pouvait à l’époque ignorer ce que représentait le dirigeant socialiste, vieux roublard politicien, passé par tous les bords et prêt à toutes les compromissions, et notamment à faire alliance avec des communistes, pour se hisser au pouvoir.
Sans doute M. Finkielraut, grand admirateur de Péguy, conserve-t-il de son maître, une vision un peu idéaliste du socialisme en tant que système ayant pour but de “libérer l’humanité des servitudes économiques...”
On pourrait presque lui en faire crédit, mais ce qui était excusable du temps de Péguy ne l’est hélas plus guère à notre époque.

S’agissant enfin du nationalisme, l’attitude de M. Finkielkraut reste également un tantinet ambiguë. A propos de l’Europe par exemple, il se dit partisan de l’union, mais dans le contexte d’un concert de nations. Il voit d’ailleurs dans l’émiettement des empires et dans le retour aux nations, la condition primordiale qui permit les progrès de la démocratie au cours du XXè siècle.
Cette conception originale est certes défendable mais il faut alors s’intéresser aux causes du démantèlement de ces empires maléfiques. Et comment ne pas voir alors en toute clarté l’influence et le rayonnement américains ? Qu’on le veuille ou non, c’est bien de l’Ouest que le vent démocratique est venu et s’est imposé sur l’Europe. Non sans violence d’ailleurs car il fallut des guerres horribles pour se débarrasser des abominations qui ensanglantèrent le XXè siècle. Si l’on accepte cette évidence, et qu’on ose regarder de plus près et sans a priori le modèle élaboré outre-atlantique, il apparaît non moins clairement qu’il faille dépasser l’échelon de “l’état-nation” pour donner à l’Europe un vrai destin et une stature susceptible de peser dans le monde.
Dans cette logique, s’il est normal de partager l’exaspération de M. Finkielkraut au sujet de l’angélisme et de l’irresponsabilité du Parlement Européen actuel, on peut souhaiter paradoxalement qu’en soient renforcées les prérogatives. Car on peut voir dans les atermoiements actuels, un excès de la technostructure, mais aussi une influence résiduelle excessive des nations, paralysant l’action et empêchant que se cristallise une vraie ambition. De ce point de vue le modèle fédéral, supra-national, qui fut prôné par Kant et qui réussit si bien outre-atlantique, constitue un bel objectif, pour un Européen convaincu. C’est précisément en dépassant l’état-nation qu’on a quelque chance d’atteindre l’idéal de la Nation Européenne pour reprendre le terme de Julien Benda**. Sans avoir pour autant besoin de renoncer à son passé, mais en le transcendant.

On peut certes être un petit pays indépendant, et parvenir à se ménager une place enviable dans le monde. La Suisse en est un exemple, la Corée (du Sud) un autre, plus édifiant encore eu égard à la déchirure tragique dont elle est l'objet. N’empêche, lorsque plusieurs nations se rassemblent au nom du principe qui veut que l’union fait la force, elles ont intérêt à dépasser les intérêts individuels pour faire en sorte que la force de l’ensemble soit supérieure à celle de la somme des parties. En définitive, chacun peut avoir une haute idée du concept de nation. Le tout est de savoir à quel niveau il se situe… Ici encore M. Finkielkraut semble être resté sur une position quelque peu datée et sans doute peu compatible avec un vrai projet européen.

C’est sans doute pourquoi, si la solidité et la clairvoyance de ses diagnostics devraient imposer le respect, ses conceptions philosophiques peuvent susciter la controverse...
 * l'imparfait du présent. Alain Finkielkraut. Gallimard 2002
** Discours à la Nation Européenne. Julien Benda. Gallimard 1933

11 novembre 2013

Le cas Finkielkraut (1)

« Le présent de l’imparfait », « le mécontemporain », « l’humanité perdue », « l’identité malheureuse », les titres de nombre de ses ouvrages en témoignent de manière éloquente : si Alain Finkielkraut n’est pas nostalgique du passé, du moins peut-on présumer qu’il n’est pas vraiment dans son époque…

Certains affirment qu’il la vomit, d’autres qu’il ne la comprend pas. Mais en définitive, le comprend-elle, cette époque un peu folle, capable de nier tant d’évidences, de s’enticher de tant de chimères, et à la fin, de tirer si peu de leçons de l'histoire ?
Lorsque l’on assiste aux joutes opposant le philosophe à ses contradicteurs, on a souvent l’impression d’assister à un vrai dialogue de sourds. Aux arguments contournés et quelque peu désespérés du premier répondent les forfanteries sommaires et optimistes des seconds. Au lamento tragique célébrant le bon vieux temps, fait écho l’arrogance infatuée des lendemains qui chantent.
A bien y réfléchir, on hésite à prendre parti…

Mais si chacun espère naturellement que l'avenir sera meilleur que le passé, force est de reconnaître que le présent a de quoi faire naître quelques inquiétudes.
En cela, le constat de Finkielkraut sonne juste à bien des égards, même si les explications semblent parfois un peu trop unilatérales, et si les solutions envisagées sont discutables.

Si l'on s'en tient au débat qui fait rage en ce moment, et qu'il aborde dans son dernier ouvrage "l'identité malheureuse*", il faut par exemple être aveugle ou bien de fort mauvaise foi pour ne pas voir que le concept même de nation est en voie de délitement, et dans la même logique, pour occulter tout ce que l’appartenance à cette dernière est en train de perdre en signification. C’est un fait qui admet sans doute plusieurs causes, mais il est indéniable et plutôt inquiétant lorsqu'on aime son pays. L’immigration est liée à cette problématique, à n'en pas douter. Non pas comme cause en soi bien sûr comme l'histoire des peuples en témoigne, ou bien comme le succès du fabuleux brassage de population en Amérique nous en apporte une preuve éclatante.

L’immigration est devenue un problème pour la France, parce qu'elle dépasse les capacités d'accueil d'un pays en crise, que nous avons renoncé à la maîtriser, et plus encore, parce que l'intégration des nouveaux arrivés ne nous importe plus guère. Et par un navrant corollaire, parce que le débat, pour des raisons purement idéologiques, se radicalise dangereusement, le discours officiel allant parfois jusqu'à nier qu’il s'agisse d'un problème, tandis que d'autres voix affirment au contraire que c'est LE problème, faisant des étrangers des boucs émissaires...
Alain Finkielkraut exprime lui-même un peu de cette radicalisation, en constatant que «pour la première fois dans l’histoire de l’immigration, l’accueilli refuse à l’accueillant, quel qu’il soit, la faculté d’incarner le pays d’accueil ». C'est sans doute parfois vrai, mais ne serait-on pas tenté de déplorer pareillement, l’incapacité de l’accueillant à incarner ce pays ? N’en serait-ce pas le primum movens ?

On assiste de fait, à un troublant phénomène, où se conjuguent la perte de foi dans notre modèle de société et un émerveillement un peu niais pour l'exotisme et "la différence" sous toutes ses formes. A cela s'ajoute une propension aux bons sentiments, hélas souvent naïfs, conduisant à encourager l'arrivée d'étrangers "par principe" bien plus que par raison. Sans doute pour certains, la nécessité de se démarquer des thèses du Front National, devenues le coeur de toute controverse sur le sujet, entrent-elles dans cette disposition d’esprit.

Toujours est-il que les nouveaux immigrants débarquent dans un univers déboussolé, avec à l'esprit la perspective de profiter du bien être matériel auquel on leur rabâche qu'ils ont droit, et dont notre richesse passée entretient encore pour un temps l'illusion. C’est d'ailleurs la seule aspiration qu’on ait désormais l’ambition de leur communiquer, puisque la société dans laquelle nous vivons ne trouve plus vraiment grâce à nos propres yeux, et que ses fondements démocratiques relevant du capitalisme et du libéralisme, sont quotidiennement et abondamment l’objet de critiques, pour ne pas dire qu’ils sont purement et simplement honnis.

Lorsque Alain Finkielkraut déplore cette évolution, il est difficile de lui donner tort, tant elle relève d’une triste évidence.
De ce point de vue, faire semblant de croire que tous les immigrés se valent, qu’il n’existe pas de critère pour ne pas les accueillir, et revendiquer le droit à la nationalité française pour tous ceux qui avec leurs familles touchent notre sol, constitue une douce folie. C’est galvauder la notion même de nationalité, scier la branche sur laquelle elle est assise, et faire un cadeau empoisonné à ses bénéficiaires, car bientôt ce ne sera plus qu’une coquille vide.

C’est sans doute ce que Charles Péguy pressentait lorsque, cité par Finkielkraut qui lui a consacré un essai en forme d’apologie**, il s’exclamait : “une humanité est venue, un monde de barbares de brutes, de mufles ; plus qu’une pambéotie, plus que la pambéotie redoutable annoncée, plus que la pambéotie redoutable constatée : une panmuflerie sans limites ; un règne de barbares, de brutes, et de mufles ; une matière esclave ; sans personnalité, sans dignité ; sans ligne ; un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout.”

Lorsque plus rien n’a de réelle importance, que les convictions s’effacent ou qu’elles sont systématiquement tournées en dérision, le monde devient en effet une vaste blague. Mais le rire qui en sort est de plus en plus laborieux. Il confine au sinistre, voire au morbide.
Tout particulièrement lorsque les chantres de la nouvelle vertu universaliste assimilent toute opinion contraire à la leur à du fascisme, et comparent par esprit de système les expulsions de “sans papiers” à des rafles nazies.
Ce n’est plus dès lors le règne des blagues mais de l’imposture, de la falsification. Bref, de tous les délires et du n’importe quoi.

N’en déplaise aux moralisateurs de tous poils, on peut considérer qu’il soit dangereux de ne pas vouloir faire de différence entre les foules de misérables qui se pressent à nos portes de manière anarchique, attendant une manne illusoire, et les immigrants du Nouveau Monde qui cherchaient à intégrer un pays par idéal, pour faire de son mode de vie le leur et y consacrer le meilleur d’eux-mêmes.
N’en déplaise aux ligues bien pensantes, on peut penser qu’il soit déraisonnable dans une société ouverte et prétendue “laïque”, de refuser de voir la montée de communautarismes s’exprimant par des signes faisant référence à des dogmes sectaires ou religieux de plus en plus outranciers et rétrogrades.
A ce sujet, il paraît absurde de penser qu'en interdisant le port du voile dans les lieux publics, on puisse enrayer les excès du communautarisme, notamment religieux. Tout comme il est assez vain, voire hypocrite, de battre sa coulpe au triste spectacle des immigrants faisant naufrage en tentant d'atteindre les côtes européennes.


* l'identité malheureuse. Gallimard. Paris 2013
** Le mécontemporain Gallimard. Paris 1991