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30 juin 2014

Ernst Jünger, une destinée séculaire 2

Si dans les années qui suivent la défaite allemande, Jünger s’enflamme pour les thèses nationalistes, il ne perd pas pour autant l’imperturbable sang-froid qu’il manifesta pendant la guerre. Il saura ainsi garder ses distances avec le mouvement national-socialiste et ses dirigeants qui manifestent pourtant pour lui plus que de la sympathie. Eprouvant très tôt une répulsion pour leur comportement qu'il jugeait quelque peu caricatural si ce n'est brutal, il fera en sorte de n'être jamais compromis avec l’un d’entre eux, et la seule occasion où il eut pu rencontrer Hitler fut heureusement pour lui annulée pour des aléas d'agenda...

Impossible toutefois de ne pas reconnaître que l’ouvrage intitulé "le Travailleur", qu’il fait paraître en 1932 conserve une proximité certaine avec l’idéologie montante. Il y développe une violente satire du rationalisme issu des Lumières, et une critique de la société démocratique d’inspiration bourgeoise qui en aurait selon lui découlé. Il vante en revanche un modèle social rigide, centré sur un État fort et sur l’armée, et fait de la figure du Travailleur un archétype évoquant quelque peu le surhomme nietzschéen. Il y fait également une véritable apologie du planisme, qui fit dire au philosophe Oswald Spengler qu’il s’agissait en définitive d’un ouvrage national-bolchévique…

Assurément, ce pavé un peu confus et daté ne constitue pas un sommet dans l’oeuvre jungérienne. Il reviendra pourtant plusieurs fois par la suite à ce genre littéraire, maniant le symbole, la métaphore et l’imaginaire, au service de fresques romanesques grandioses mais souvent sibyllines. Ce faisant, il infléchit progressivement son discours. Parti d’une position radicale, il évolue dans un premier temps, notamment avec "Sur Les Falaises de Marbre" paru en 1939, vers une critique des régimes dictatoriaux et de la barbarie qu'ils engendrent. Même si le personnage du Grand Forestier relève de la chimère, on peut déceler à travers lui une charge contre Hitler, ce qui dédouane l’auteur de toute collusion avec ce dernier.

Avec Heliopolis en 1949, Abeilles de verre en 1957 puis Eumeswil en 1977, il dessine les contours d’un Etat Universel dont il juge l’avènement inexorable, et autour de lui d’une société inquiétante, dominée par la technique, désincarnée, déspiritualisée, voire robotisée. Cela l’amène peu à peu à adopter une posture fataliste, quelque peu détachée, ni tout à fait rebelle, ni révolutionnaire, ni progressiste, mais tout à la fois. Sous les traits de l’Anarque, il se drape dans une attitude teintée de dédain pour le monde dans lequel il vit, ce qui lui vaudra en retour pas mal d’incompréhension voire de réticence de la part des ses contemporains. Certains ne le trouvent pas assez engagé à une époque où c’est devenu presque une nécessité pour tout intellectuel. D’autres ne pourront s’empêcher de lui coller jusqu’à la fin de sa vie, l’étiquette de réactionnaire eu égard à ses écrits de jeunesse.
Beaucoup passeront assez largement à côté de la dimension humaniste de l’homme…

Car Ernst Jünger est avant tout un infatigable voyageur, un curieux insatiable, un observateur éclairé d’un siècle à nul autre pareil. Le tumulte idéologique et les catastrophes qui s’ensuivent expliquent largement son apparent retrait du monde. En réalité, il est attentif à tout.
A commencer bien sûr par l’univers des insectes pour lequel il manifeste une passion dévorante. La poursuite des phasmes, carabes et autres cicindèles, qu’il nomme “chasses subtiles”, lui fait parcourir la planète et lui suggère quantité de réflexions. Son oeuvre littéraire est avant tout un journal continu, qu’il tiendra quasi jusqu’à la mort. Il le dit lui-même, il n’est pas jour où il n’écrive.

Au gré de ses innombrables annotations, on peut se faire une idée plus précise et surtout plus attachante de cet homme étonnant. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler libéral, on serait parfois tenté de le situer à mi-chemin entre Tocqueville et Thoreau, tant il paraît proche de l’idée du self-governement et tant il met d’ardeur à fuir les villes pour gagner la campagne et les forêts.
On comprend mieux sa grande indépendance d’esprit. C’est simple, pour lui, “la liberté a un prix et celui qui veut en jouir gratuitement ne la mérite pas.”
On comprend mieux que ce qu’il cherche avant tout c’est l’indépendance d’esprit, la liberté intérieure. Il gardera toute sa vie une répugnance pour la démocratie de masse. A Frédéric Towarnicki, il confie sa "crainte qu’un jour le type d’hommes peuplant le monde soit une sorte d’insecte intelligent, progressivement privé d’esprit critique…"

On ne sait trop si l’Etat Universel qu’il évoque à maintes reprises relève pour lui plus de la fatalité que de l’espérance. C’est un fait, il ne semble pas vraiment partager l’aspiration kantienne à “une fédération de fédérations”, mais penche pour une entité centrale nébuleuse, autour de laquelle graviterait un cortège de nations dont la définition n’est guère plus évidente. A certain moment il évoque des régions plutôt que des pays, mais l’instant d’après, il révèle qu’il préfère aussi les empires aux nations… Cela ne l’empêche pas d’oeuvre à sa manière pour une Europe unie, en participant notamment à la célébration de la réconciliation franco-allemande avec Helmut Kohl et François Mitterrand.

Parmi les multiples sujets aiguisant sa curiosité, figurent les drogues auxquelles il consacre l’essai “Approches drogues et ivresses.” Durant sa vie, il les a presque tout essayées, notamment le LSD qu’il expérimente avec son inventeur le professeur Albert Hofmann. Il s’essaie même à l’écriture sous influence de la mescaline avec le petit récit initiatique “Visite à Godenholm.”
Ce n’est pas tant les sensations qu’il recherche, que la maîtrise du temps qui l’obsède. Il voudrait en quelque sorte le diluer, l’étirer pour mieux profiter des aventures spirituelles. Le sablier qui représente si bien cette sensation de recommencement perpétuel que donne le temps est pour lui un objet fétiche, dont il fait collection.

Au plan philosophique Jünger n’a pas de chapelle si l’on peut dire. Il vénère Nietszche qui décrit si bien selon lui le nihilisme de l’homme moderne et son éloignement progressif de Dieu. Paraphrasant ce dernier, il a cette formule dans “Le Mur Du temps” : “Dieu se retire…”
Il aime le fatalisme sarcastique de Schopenhauer, l’idéalisme de Platon, et les théories existentielles de Martin Heidegger qui est son ami, et qu’il considère comme “un des grands piliers de la pensée occidentale, allant même jusqu’à affirmer que “Depuis les Grecs rien ne lui est comparable !”
En matière de religion, Jünger est tout aussi circonspect. De culture protestante, il se comporte toute sa vie en agnostique, mais il éprouvera curieusement le besoin de se convertir officiellement au catholicisme deux ans avant sa disparition !

A la vérité le personnage a tant de facettes qu’il serait illusoire de tenter de le cerner de manière trop univoque. On peut reprocher au portrait qu’en fait Julien Hervier, d’être un peu technique, mais il donne envie de mieux connaître l’écrivain, car il aborde sans tabou les multiples facettes de cette personnalité complexe.
S’il n’occulte rien de certains errements de jeunesse, il livre également des révélations inattendues. Par exemple celle-ci, intéressante à méditer, à propos de Pierre Laval, président du conseil des ministres du gouvernement de Vichy : “Laval a rendu de grands services aux Français. Sans lui Hitler se serait déchainé sur votre pays avec une extrême cruauté.”

Une certitude, lui qui n'écrivit guère de poèmes, fut un vrai poète, hypersensible à la magie de la nature et en quête de spiritualité. La poésie s’exclama-t-il, “fait partie de la nature de l’homme.” De cette nature comme de la poésie il fut un vrai amoureux et défenseur des plus sincères, mais en bisbille avec les "Verts" qu’il trouvait trop “politiques”, trop “idéologues”. 

A Gnoli et Volpi qui l’interrogeaient en 1997, alors qu’il avait passé le cap des cent ans, lui qui eut une vie si remplie, si éprouvante, il livra cette réflexion simple, apaisée : “Parfois, les jours de soleil, je m’amuse à faire des bulles de savon que le vent pousse entre les plantes et les fleurs. C’est pour moi une image symbolique de la fugacité, de son insaisissable beauté…”

29 juin 2014

Ernst Jünger, une destinée séculaire 1

La publication récente d’une bibliographie qui lui est consacrée*, est l’occasion de s’arrêter un peu sur l’extraordinaire destin de l’écrivain allemand Ernst Jünger. Né en 1895, il ne quittera ce monde que 103 ans après, ayant couvert la quasi totalité du XXè siècle, un des plus terribles qui fut.
Il eut ainsi le privilège de voir passer à deux reprises la comète de Halley qui ne nous rend visite que tous les 76 ans ! Et pour sa seconde rencontre avec l’astre en 1986, il n’hésita pas, à 91 ans, à faire le déplacement à Singapour et Sumatra…

Il aura connu également les deux guerres mondiales dont il vécut les horreurs comme soldat, sous l’uniforme de son pays.
Après un bref passage dans la Légion Etrangère, qui resta pour lui une erreur de jeunesse due à un tempérament aventurier, il est mobilisé en 1914 à l’âge de19 ans. Comme pour beaucoup de ses contemporains, la perspective de combattre n’était pas effrayante, bien au contraire. Comme il l’écrira plus tard, “La guerre nous avait saisi comme une ivresse. C’est sous une pluie de fleurs que nous étions partis, grisés de roses et de sang.”

Il déchantera toutefois vite et racontera dans un de ses ouvrages les plus célèbres, “Orages d’aciers”, la terrifiante expérience qu’il fit alors.
Peu d’ouvrages ont décrit de manière aussi saisissante l'atrocité et parfois l’absurdité des combats qui durèrent 4 longues années. La seule bataille de la Somme, commencée en juin 1916 fit plus d’un million de morts parmi les combattants (420.000 anglais, 200.000 Français, 450.000 Allemands) ! Soixante mille Britanniques tombèrent dès le premier jour et 1,5 million d’obus furent tirés sur un rectangle de 25 km sur 2 ! On dit qu’il s’agit d’une des batailles les plus meurtrières de tous les temps, marquée notamment par un usage intensif des gaz, une des premières armes de destruction massive.

Pendant tout le conflit, le jeune Ernst, qui fut blessé quatorze fois, garde
pourtant un moral inoxydable, dénué d’état d’âme, tant il a chevillés au corps le caractère intangible de son devoir et la fierté d’être allemand. Les horreurs ne semblent pas l’émouvoir. Ni cruauté, ni sentimentalisme n’affectent la volonté du jeune homme qui n’a qu’un objectif, remplir au mieux sa mission, et qui se forge au feu des balles, des grenades et des bombes, l’idée que la guerre est une fatalité consubstantielle à la nature humaine ("La guerre, notre mère" ira-t-il jusqu'à écrire).
La dureté de cette épreuve et l’humiliation subie par son pays vaincu, expliquent sans doute le fort sentiment nationaliste qui s’empare de lui, une fois la paix revenue. Ce qui devient rapidement une véritable exaltation, va s’accompagner d’une haine croissante pour la démocratie, représentée par la molle république de Weimar, dans laquelle il voit se déliter les derniers restes de l’honneur de la nation allemande.

Alors qu’il n'avait jamais manifesté d'opinion politique, que les causes même du conflit semblaient l'indifférer, il s’essaie au journalisme, et son propos devient brutalement polémique, appelant même sans détour à une révolution violente. En 1925, il écrit ainsi que : “le jour où l’Etat parlementaire s’effondrera sous notre impulsion et où nous proclamerons la dictature nationale sera notre plus beau jour de fête.”
Nul doute qu’à l’époque, ainsi que le relève son biographe Julien Hervier, il a quelque sympathie pour le national-socialisme en train de prendre forme. Il revendique même la croix gammée comme bannière de cette aspiration nouvelle, populaire, "qui remplacera la parole par l'acte, l'encre par le sang, le verbiage par le sacrifice, la plume par l'épée..."
Doit-on lui tenir rigueur définitivement comme certains le firent, pour cet engagement aussi fougueux que fugace ? A chacun de juger. En tout cas, il mérite au moins des circonstances atténuantes car il s'inscrivait dans une conjoncture si troublée que beaucoup perdirent bien plus que lui la raison. Surtout, et se garda sagement de tout enrôlement
dans les légions hitlériennes, vis à vis desquelles il déchanta d'ailleurs très vite. Jamais d'ailleurs durant sa vie, il ne fut inféodé à quelque parti ou à quelque idéologie. Avec son oeuvre littéraire monumentale, et sa culture éclectique, c'est précisément ce qui fait l'intérêt du personnage...
A suivre sous ce lien : Ernst Jünger, une destinée séculaire 2

* Ernst Jünger, dans les tempêtes du siècle. Julien Hervier. Fayard 2014

30 mai 2007

L'âme des écrivains


En me promenant sur le blog de Pierre Assouline, je découvre des réflexions intéressantes sur la nature profonde des écrivains.
Notamment l'analyse de propos tenus par Julien Gracq pour lequel une des particularités de l'écrivain, et qui conditionne profondément son oeuvre serait « qu’il secrète de bonne heure autour de lui une bulle, liée à ses goûts, à sa culture, à son climat intérieur, à ses lectures et rêveries familières, et qui promène partout avec lui, autour de lui, une pièce à vivre, un “intérieur” façonné à sa mesure souvent dès la vingtième année, où il a ses repères, ses idoles familières, ses dieux du foyer, où son for intérieur se sent protégé contre les intempéries et à l’aise. »
Un peu avant, c'était la réédition récente des « Deux Etendards » du polémiste d'extrême droite Lucien Rebatet qui suggérait à Pierre Assouline la question torturante : « un parfait salaud peut-il être également un bon écrivain et, le cas échéant, peut-on séparer certains de ses livres de l’homme qu’il fut ? »
Je dois dire que j'ai trouvé très attachante cette théorie de la bulle. Elle résume bien en tout cas pour moi l'oeuvre de Julien Gracq : secrète, intérieure, contenue.
Ce qui me touche également chez l'auteur du Chateau d'Argol, c'est sa proximité intellectuelle et spirituelle avec Ernst Jünger.
J'aime la sorte de noble détachement avec lequel ces deux « passeurs de siècles » observent le monde et ses folies. J'aime leur longévité aristocratique (Gracq va sur ses 97 ans, Jünger est mort à 102 ans en 1998), j'aime leur stoïcisme fait d'expérience et d'humilité, et les manières d'entomologistes attentionnés avec lesquelles ils parlent des hommes. J'aime en un mot leur belle figure hiératique qui les ancrent tranquillement dans l'éternité.
Ceci m'amène aux qualités requises chez les écrivains, recoupant notamment les allusions au sujet de Rebatet. La question posée est délicate à trancher mais tout de même, on a beau avoir du talent, pour être grand il faut à mon sens avoir une belle âme. En ce sens je ne peux certes tenir en grande estime des écrivains tels que Céline, Rebatet ou Brasillach. Mais on a un peu trop tendance à ne voir qu'à droite les « parfaits salauds ». Sartre, Aragon, Eluard ne valaient pas mieux. Quand on chante les louanges de Staline on perd toute crédibilité en matière d’amour, de poésie ou de philosophie… Il ne reste au mieux que des mots creux, même s’ils “vont très bien ensemble”…