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11 novembre 2009

In memoriam Victor Kravchenko

J'ai choisi la Liberté (suite du billet précédent)
UNE JEUNESSE ROUGE
Fils d'un révolutionnaire de la première heure, en lutte dès 1905 contre le Pouvoir Tsariste, Victor Kravchenko (1905-1966) fut littéralement envoûté par son père, qu'il voyait comme un « héros de légende ». De ce dernier, il n'eut pourtant qu'une image assez parcellaire, tant il fut absent du foyer familial, occupé qu'il était à courir les grèves, les manifestations et se retrouvant souvent en prison. Mais pour son fils, à travers sa vie trépidante et ses aventures de rebelle au grand cœur, la première révolution russe (celle de 1905) « s'auréola de toutes les couleurs du roman, et son échec même [lui] parut encore éblouissant et grandiose ».
Il n'est donc pas étonnant qu'imprégné dès son plus jeune âge par ce vent de révolte, il fisse le choix d'adhérer aux komsomols.

En s'enrôlant dans les jeunesses communistes, il se sent comme investi d'une mission : « Ma vie avait maintenant un nouveau but, une nouvelle orientation, une nouvelle et puissante raison d'être : j'allais me dévouer à une grande cause. J'appartenais à cette élite, choisie par l'Histoire, qui devait tirer de l'obscurité le pays et le monde tout entiers pour les éclairer des lumières socialistes. »
Aucun sacrifice ne lui semble alors excessif : « En ma qualité de membre de l'élite, j'avais le devoir de travailler plus dur que les autres, de dédaigner l'argent et de ne poursuivre aucune ambition égoïste. »
En 1924, Kravchenko a 19 ans lorsque Lénine meurt, au moment même où la Nouvelle politique Economique (NEP) instillant un peu de liberté commence à produire quelques effets favorables, hélas bien éphémères : « En faisant entrer le commerce libre dans la légalité, [elle] nous avait valu des centaines de nouvelles boutiques : restaurants, cafés, etc... Avec de l'argent dans sa poche, on pouvait maintenant se procurer tout ce qu'on voulait. »
Son engagement dans l'action amène Victor à être assez rapidement témoin direct de brutalités, commises notamment sur les Basmatchis, ces musulmans d'Asie Centrale que le Tsar avait tenté de soumettre, et qui furent impitoyablement pourchassés et massacrés comme « bandits », par les Bolchéviques. Mais il ne s'en formalise guère, et tandis qu'il est en garnison à Bakou, il observe non sans dédain, certaines coutumes islamiques : « Dans les rues étroites et odorantes des quartiers musulmans, je vis pour la première fois des femmes en paranjas, espèces de linceuls qui les enveloppe de la tête aux pieds, avec un petit voile de crin triangulaire à la hauteur du visage. Ainsi affublées, les femmes n'ont plus de forme : on dirait des sacs qui marchent. »
Pendant ce temps à Moscou, la succession à la tête du Parti est terrible. Staline entreprend d'évincer un par un, tous ses soi-disant camarades. Il se montre sous un jour modéré pour éliminer Trotski, le plus extrémiste, celui qui plaidait pour la radicalisation, la militarisation à outrance et qui prônait l'exportation rapide de la Révolution au monde entier.
Mais sitôt Trotski hors jeu, Staline, totalement dénué de scrupules, fait sienne la politique radicale de son ex-adversaire et parvient à écarter sans peine Boukharine et ses amis, qui peuplaient "l'aile droite" du Parti.
Dès lors la voie est libre pour la réalisation de l'absolu communiste dans sa forme la plus pure, la plus folle, consistant ni plus ni moins, à déraciner « les vestiges de l'économie et de l'état tout entier », et surtout, les vestiges de l'état d'esprit capitaliste, « afin de pouvoir enfin diriger la Russie vers l'industrialisation et le collectivisme agricole ».
 


UN CHAUD PARTISAN
En 1929, Kravchenko, n'a pas vraiment conscience de l'horreur à venir. De son propre aveu, il est « l'un de ces enthousiastes enflammés par les belles idées de liberté et les plans grandioses .»
C'est à cette époque qu'il adhère au Parti Communiste, contre l'avis de son père. Bien que ce dernier eut plusieurs fois l'occasion d'y entrer, il s'y était toujours refusé, comme s'il avait eu quelque sombre pressentiment : « Il ne se sentait aucun goût pour la dictature et la terreur » avoua-t-il tout crûment à son fils, « même enveloppée dans les plis d'un drapeau rouge. »
Le père de Victor fait état de ses craintes, hélas justifiées: « Quels que soient les programmes de chaque parti, ce sera une mauvaise affaire si un seul d'entre eux l'emporte nous aurons alors troqué nos anciens maîtres pour de nouveaux, voilà tout : nous aurons un gouvernement imposé par la force au lieu d'en avoir un qui ait été choisi par la libre volonté. Ce n'est pas pour en arriver là que les vrais révolutionnaires sacrifiaient leur vie. »
Qu'importe les conseils paternels, l'ardent Komsomol y croit encore : « A cette époque, écrit-il, je menais une vie de travail, de luttes et de privations et je m'irritais de voir les Libéraux à la mode d'autrefois critiquer nos efforts sans y participer... »
Cette « rupture avec le passé » qu'il appelle de ses vœux, Victor décide de la vivre pleinement, au service de son pays et de ses nouveaux maîtres. Son zèle est d'ailleurs récompensé, et il va bénéficier de bourses avantageuses pour faire des études d'ingénieur d'abord à Karkhov, puis dans sa ville natale Dniepropetrovsk (même si le Parti contrarie ses aspirations en l'orientant vers la métallurgie plutôt que l'aviation).

PREMIERS DOUTES
Durant ces années, tandis qu'il étudie d'arrache-pied, et que sa vie personnelle s'émaille de quelques liaisons amoureuses sans lendemain, il découvre progressivement la mécanique perverse du régime soviétique. L'industrialisation tout d'abord, qui consacre de manière délirante le règne de la machine et du productivisme : « La machine était devenue une divinité redoutable. Elle avait acquis dans notre pays une espèce de puissance mystique qui s'insinuait dans la vie de tous les jours. »
Paradoxalement
Staline y sacrifie bon nombre de valeurs égalitaristes et transforme sans vergogne la condition ouvrière, déjà peu reluisante, en véritable aliénation : « En juin 1931 il fait un discours qui bouleverse profondément l'industrie soviétique et qui va modifier de fond en comble la vie des ouvriers et des employés d'usines. Ce discours renfermait les fameux six points destinés à augmenter le rendement et dont les plus importants étaient les suivants : calcul au plus serré des prix de revient, direction plus centralisée des entreprises, accroissement des responsabilités en cas d'échec et augmentation de l'écart existant entre les diverses catégories de salaire. »
De fait, les nouveaux nantis deviennent bientôt plus privilégiés que l'ancienne bourgeoisie, tandis que la classe ouvrière se voit totalement méprisée et ravalée ni plus ni moins au rang d'esclaves. Les rythmes de travail sont de plus en plus ahurissants, et tout écart ou tout retard, est sanctionné avec la plus extrême sévérité. Quant au principe de responsabilité, il prend des allures de tragi-comédie : « Une erreur de jugement commise en toute bonne foi ou une expérience technique dont l'application se révélait malheureuse pouvait fort bien être considérées comme des actes de sabotage est sanctionnées par l'exil ou la prison.../.. voilà pourquoi l'horreur des responsabilités paralyse complètement notre gigantesque effort de développement économique. » Souvent ce sont d'ailleurs les lampistes qui endossent les erreurs faites par leurs supérieurs, bien en cour.
Parallèlement tout un système de falsification est mis en place pour galvaniser le peuple et leurrer tous les observateurs de l'expérience socialiste. Le Stakhanovisme constitue une illustration édifiante de cette perversion de la réalité : « Dans toute l'histoire contemporaine de notre pays, il est peu d'événements qui aient déchaîné des applaudissements aussi frénétiques, aussi enthousiastes et aussi soutenus. Il s'agissait là, pourtant, d'un miracle plutôt profane et passablement suspect. Pour tout ingénieur, la fraude sautait aux yeux : Stakhanov avait certainement profité de conditions de travail exceptionnelles et on lui avait sûrement donné des outils spéciaux et des facilités de toutes sortes pour qu'il put établir ce record sans précédent. C'était un miracle fabriqué sur commande pour complaire au Kremlin et lui permettre de lancer sa nouvelle religion : celle de la célérité. »

HOLODOMOR
Pour industrialiser et « moderniser » l'Union Soviétique, le Parti a un besoin impérieux de machines outils. N'ayant d'autre alternative, dans un pays ruiné, que de les acheter à l'étranger, il lui faut trouver des ressources à troquer. Il va les tirer par la force, du monde agricole qu'il va pressurer tout en le collectivisant.
C'est un vrai génocide que Kravchenko va découvrir effaré, alors qu'il est dépêché comme tant d'autres jeunes Communistes dans les campagnes pour "encadrer" cette sinistre opération : « Pour s'assurer que les récoltes seraient dûment moissonnées, pour empêcher les fermiers désespérés de manger leur blé vert, pour que les kolkhozes ne sombrent pas sous une mauvaise gestion, et pour lutter contre les ennemis de la collectivisation, les sections politiques spéciales furent créées dans les villages et placées sous l'autorité d'hommes de confiance du parti : membres de l'armée et des professions libérales, fonctionnaires, étudiants ou membres du NKVD. le comité central du parti réunit ainsi une véritable armée de plus de 100 000 hommes décidés, qu'elle répandit dans les territoires soumis au collectivisme pour veiller à la sauvegarde de la nouvelle récolte. J'ai été parmi ces soldats d'un nouveau genre. »
Tout de suite Kravchenko devine le drame qui commence à se nouer: « On colportait de bouche à oreille des histoires de cruauté incroyable, commises dans les villages à l'occasion de la liquidation des koulaks. De longs trains formés de wagons à bestiaux remplis de paysans traversaient Kharkov, se dirigeant vraisemblablement vers les toundras du Nord : c'était la, encore, une conséquence de la liquidation. »
Sur place il verra que c'est pire que tout. La quasi totalité de la production est rançonnée sans pitié par les émissaires du gouvernement. Non seulement on vole aux paysans le fruit de leur labeur mais on exige qu'ils augmentent le rendement ! La moindre rébellion ou même faiblesse devant tant d'injustice, est qualifiée de sabotage. L'ignoble « loi des épis » permet de condamner à dix ans de camp ou à la peine de mort « tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste » !
Soit qu'on les exécute sur place, soit qu'on les déporte, soit qu'ils meurent de faim, c'est un massacre de plus de 6 millions de malheureux que le pouvoir soviétique planifie méthodiquement en Ukraine et dans le Caucase du Nord. A ce jour, beaucoup de pays ont reconnu cet effroyable génocide, connu sous le nom d'Holodomor, mais toujours pas la France...
Kravchenko est abasourdi par cette expérience calamiteuse. Il cherche à aider les malheureux paysans à produire plus, tout en se battant pour qu'on leur laisse de quoi subsister, mais il se sent impuissant, désemparé par tant de cruauté et de mensonges : « Où était la réalité, où était l'illusion ? Était-ce la faim et la peur qui règne dans les villages, les enfants abandonnés – ou bien les statistiques triomphales ? »
Il constate avec dépit que l'objectif de l'égalité universelle promise est bien loin et voit avec rage s'installer la nouvelle Nomenklatura : « la corruption de l'esprit, chez ces privilégiés, avait atteint un degré incroyable ; ces gens qui quelques années plus tôt n'étaient eux-mêmes que de pauvres paysans, avaient déjà perdu tout souvenir de leur condition d'origine. Ils formaient maintenant une caste à part, une clique nettement scindée du reste de la population où chacun s'épaulait l'un l'autre; pratiquement, ils formaient une véritable bande de complices, ligués contre la communauté. »
Il s'étonne déjà de la naïveté avec laquelle le monde extérieur considère l'Union Soviétique : « Des délégations envoyées par des pays étrangers – souvent fort éloignés, telle l'Amérique ou l'Australie – venaient contempler les merveilles du Plan Quinquennal et saluaient les triomphes soviétiques avec un enthousiasme voisin de la frénésie. Comment ces visiteurs étrangers pouvaient-ils bien faire leur compte pour ne voir jamais qu'un seul côté du tableau ? Il y avait là un mystère que nous autres Russes, ne pûmes jamais résoudre. »

SOVIETISATION PAR LA PURGE
A mesure qu'il avance en âge, il découvre l'engrenage monstrueux qui s'est mis en branle au nom de la Révolution, notamment le culte du secret et le quadrillage infernal de la société par un réseau diabolique de délation à tous les niveaux : « La Division Spéciale entretenait des agents secrets dans tous les services de l'Institut et jusque dans les cellules du parti ; le comité du parti, de son côté, possédait dans les cellules ses propres agents de renseignement, dont l'identité était inconnue des chefs de la division spéciale il y avait ainsi des espions qui espionnaient les espions et tout cela formait un inextricable réseau de filets aux mailles enchevêtrées qui se déployaient toujours plus loin et qui engendrait une terreur amplement motivée..../... Nous vivions dans un monde trop rempli d'oreilles et d'yeux invisibles.../... Au sein du parti, il avait un nom, ce mécanisme secret de surveillance et de délation qui supprimait à tout jamais le vieux mur de la vie privée ; on l'appelait la démocratie. »
En dépit de compétences appréciées par les autorités, qui lui vaudront d'être nommé ingénieur dans plusieurs combinats métallurgiques, Kravchenko va payer les doutes qu'il manifeste à certaines occasions, et probablement son trop grand souci de vouloir améliorer la condition de ses compatriotes. De 1936 à 1938, la vague infâme des purges va le concerner de très près et il devient comme des millions d'autres une cible pour les fonctionnaires de la Police du Parti.
Cette période terrible fut annoncée sans détour par les Commissaires du Peuple : après la « réussite » de la collectivisation des campagnes et le « succès » du premier Plan Quinquennal, il fallait désormais liquider les « éléments étrangers », les « ennemis du peuple », les « réactionnaires », qui selon eux, pullulaient encore un peu partout et risquaient de freiner « la marche vers le socialisme intégral et la vie heureuse pour tous. »
Il est difficile de comptabiliser le nombre de fois où Victor, comme tant d'autres, dut se justifier, à toute heure du jour et de la nuit, sans aucune considération pour ses lourdes obligations professionnelles. Dans les sombres bureaux du NKVD, au cours de vraies séances de torture psychique et d'humiliation, il lui fallut se plier à un rituel bien établi : « La première condition à remplir pour conserver sa carte du parti consistait naturellement à fournir la preuve d'une fidélité inébranlable aux directives de sa ligne générale et surtout, un attachement indiscutable au camarade Staline. Que l'on vous soupçonne, si peu que ce fut, d'avoir jamais manifesté la plus légère tendance de déviation, et c'en était fait de vous.
Lorsque le candidat à la « purge » avait victorieusement subi cette première épreuve, on en venait à l'examen de sa vie privée et de ses opinions les plus intimes sur toute chose, ce qui fournissait d'innombrables occasions de l'attaquer publiquement. »
A partir de cette époque Kravchenko perd ses dernières illusions en même temps qu'apparaît en lui une envie de plus en plus irrépressible de fuir l'enfer dans lequel il est contraint de faire bonne figure, ne serait-ce que pour sauver sa peau.
Du reste, il affirme que personne ne prenait au sérieux le spectacle sinistre des grands procès staliniens qui déciment alors les quelques élites qui avait échappé aux précédents massacres : « Je puis certifier que personne, parmi les gens que j'eus l'occasion de rencontrer à Moscou, n'attachait la moindre valeur aux prétendus « aveux ». On comprenait parfaitement que ces malheureux n'étaient que des marionnettes obligées de tenir leur rôle dans une sinistre farce politique, entièrement dépourvue de vraisemblance. Poursuivant l'extermination de ses adversaires personnels, Staline avait réussi à les acculer au suicide. »
La folie exterminatrice n'eut aucune limite. Même les amis les plus proches, ceux sans lesquels la Révolution n'aurait pu s'accomplir, firent les frais de cette défiance monstrueuse. Staline et ses acolytes ne manifestèrent aucun sentiment humain, n'hésitant pas à passer d'abominables marchés de dupes avec leurs infortunées victimes, leur faisant croire qu'ils seraient épargnés s'ils avouaient les crimes imaginaires dont on les accusait : « Pour leur part, les victimes ont respecté les modalités de l'arrangement conclu, mais Staline n'en a rien fait ; de toute évidence, d'ailleurs, il n'en avait jamais eu l'intention. Les exécutions eurent lieu quelques heures seulement après les procès. Boukharine et Rykov moururent debout, en accablant Staline d'injures ; Zinoviev et Kamenev au contraire, s'était traînés en pleurant aux genoux de leurs bourreaux pour implorer leur grâce. »
L'ampleur de ce nouveau génocide dépasse l'entendement : « En 1938 les camps de concentration et les colonies de travail forcé étaient plus florissants que jamais. Parmi les Communistes qui fréquentaient les milieux du Kremlin, on chuchotait que le nombre des condamnés aux travaux forcés dépassait 15 millions, et peu d'années après on l'estimait voisin de 20 millions. »
La clique des complices du tyran se réduisit elle-même comme peau de chagrin : « Au conseil des commissaires du peuple, il ne restait plus que Molotov ; tous les autres avaient été exécutés, emprisonnés ou privés de leurs fonctions. Le Comité Central du parti, qui constitue, théoriquement, le cœur et le cerveau du pouvoir, comprend 138 membres ; quand la super purge eut achevé son œuvre, il ne comptait plus guère qu'une vingtaine de personnes. Des 757 membres du Tzik, qui est le comité central exécutif – on le représente parfois à l'étranger comme le « parlement » de la Russie – quelques douzaines à peine survécurent à la tourmente. »
« Dans toute l'histoire de l'humanité, je ne connais rien de comparable, s'exclame Karvchenko, ne fût-ce que par son ampleur, à cette impitoyable persécution volontaire que l'on fit subir, directement ou par ricochet, à des dizaines de millions de Russes. À côté de Staline, Genghis-Khan lui-même n'était qu'un apprenti, un amateur... C'est une guerre sauvage contre son propre pays et son propre peuple que la clique du Kremlin a mené jusqu'au bout. »
Une fois encore Victor se demande comment le reste du monde peut ignorer ces ignominies : « L'horreur de cette abomination n'a jamais été bien comprise du monde extérieur. Peut-être d'ailleurs est-elle trop énorme pour qu'on arrive jamais à la comprendre. La Russie n'était plus qu'un champ de bataille jonchée de cadavres, parsemé de gigantesques enclos de barbelés ou des millions de misérables prisonniers de guerre peinaient, souffraient et mourraient... Comment l'imagination pourrait-elle concevoir un tableau d'horreur aussi vaste ? »

L'HISTOIRE REECRITE
Plus que jamais, le mensonge devient la règle dans ce royaume de la terreur. Après les crimes de masse, tout est maquillé, travesti, réécrit à la lumière des diktats du Politburo. Même l'Histoire est revisitée de fond en comble : « Staline vient de constituer une commission chargée d'écrire une nouvelle Histoire du Parti. Naturellement, l'histoire va être revue et corrigée ; on aura soin de déformer les faits authentiques afin de les faire cadrer avec les fantasmagories du procès .../... Je ne veux pas dire seulement par là que l'on y falsifiait les évènements ou qu'on y donnait des faits une interprétation nouvelle ; j'entends qu'on y faisait délibérément table rase de l'Histoire proprement dite. Certains évènements étaient purement et simplement supprimés, tandis que d'autres étaient inventés de toutes pièces.. »
Parallèlement à cette gigantesque entreprise de falsification, l'endoctrinement des jeunes générations par l'Etat fonctionne à plein régime : « Comme pour graver plus profondément dans nos esprits la honte de cette imposture, tous les membres du Parti assumant des responsabilités quelconques furent obligés « d'étudier » la nouvelle version qu'on venait de leur offrir. Presque chaque soir, il y avait « cours d'histoire » ; des conférenciers de Sverdlovsk venaient aider leurs collègues de Pervouralsk à enfoncer ces mensonges dans nos crânes. La plupart d'entre nous bouillaient intérieurement, blessés dans ce qui leur restait de dignité humaine. Pourtant, le plus grossier mensonge, à force d'être répété, finit par « prendre » ; Staline le savait bien avant que Hitler ne le découvrit. »
Les derniers restes de liberté sont piétinés, même pour les plus dévoués esclaves de l'Ogre : « Tout communiste désireux de quitter une ville ou une région pour aller se fixer dans une autre, même si son changement de résidence résultait d'un ordre supérieur, devrait attendre désormais une décision formelle de son comité urbain, l'autorisant à se déplacer. Le Parti devenait donc une espèce de prison ; il est vrai qu'on y jouissait d'agréments et de privilèges refusés aux autres occupants de cette prison plus vaste appelée Russie, mais ce n'en était pas moins une prison. »
Cette cage, même dorée pour les plus privilégiés, pouvait toutefois se transformer du jour au lendemain en disgrâce sans appel, et de toute manière avilissait toute dignité : « Comment aurait-on pu conserver la moindre dignité humaine quand le caprice de quelques mandarins moscovites ou le zèle de quelques fonctionnaires du parti ou du NKVD pouvait, à tout instant et sans que rien ne fit prévoir, consommer notre perte ? Comment conserver la moindre trace de respect humain sous l'incessant espionnage de mouchards vulgaires et trop souvent malveillants ? »
Bien qu'il soit parvenu à sauver sa tête, et même à être réhabilité après avoir été suspecté de trahison, Victor se trouve dans un désespoir noir : « Si les années me semblaient si vides, en dépit des événements dramatiques qui les remplissaient, c'est que je vivais dans un néant spirituel absolu. Ayant perdu la foi en la grande expérience, je ne pouvais plus me raccrocher à rien – à rien sinon à mon travail et à l'espoir d'une évasion improbable. »

ALLIANCE ET GUERRE DES EXTREMES
Pourtant il n'avait pas encore tout vu. Une des dernières épreuves et non des moindres qu'il eut à subir, ainsi que tout le peuple Russe martyrisé, fut l'horrible humiliation du rapprochement avec l'Allemagne nazie, organisé sans aucun scrupule par Staline, puis l'atroce guerre qui s'ensuivit.
Sur ce sujet, Kravchenko est catégorique, l'accord Germano-Soviétique n'était en aucune manière une ruse destinée à gagner du temps. Staline, "de bonne foi", crut bon de se rallier à Hitler, de peur qu'un pacte soit conclu entre ce dernier et les pays occidentaux, à l'encontre de l'URSS. La meilleure preuve est qu'il négligea totalement l'hypothèse d'un retournement de situation : « De tous les mensonges répandus par la propagande communiste, le plus honteux, parce que le plus faux, et celui qui voudrait faire croire que Staline mit à profit les 22 mois que lui valut son pacte avec les nazis pour se préparer à leur faire la guerre. Ce mensonge constitue une injure pour des millions de Russes qui souffrirent et moururent précisément parce que ce laps de temps avait été gaspillé. »
En réalité « cette théorie faisait bon marché de l'aspect le plus significatif de l'arrangement conclu entre Staline et Hitler, à savoir l'aide économique considérable apportée à l'Allemagne par la Russie, aide qui priva cette dernière des produits, des matériaux et de la capacité productive nécessaire à ses propres préparatifs de défense. »
En contrepartie de cette pseudo-alliance très chèrement payée, puisqu'elle aggrava la pauvreté des populations déjà privées de tout, il y avait la perspective de pouvoir annexer à bon compte quantité de voisins : Pologne, pays baltes, Finlande, Bessarabie roumaine, Moldavie, tout en rejetant vers l'Allemagne des hordes de communistes qui avaient fui le régime de Hitler et qu'on renvoyait ainsi à une mort certaine, parce qu'ils étaient jugés trop peu fiables par Staline.
En dépit de ces conquêtes faciles, l'armée rouge était en piteux état, dénuée d'armement moderne et sans encadrement digne de ce nom, et Staline ne fit rien pendant le répit qu'il avait obtenu, pour réparer ses forces. Il se consacra à persécuter les régions annexées de la pire manière en y installant sans ménagement le carcan communiste. A cette époque s'inscrit l'affreux massacre de Katyn en Pologne où
sur ordre écrit du Comté Central, périrent, assassinés froidement d'une balle dans la nuque au bord de gigantesques fosses communes, plus de 14.000 officiers et civils au seul motif qu'ils avaient été jugés par principe, anti-communistes.
Lorsque Hilter mit fin à cette comédie grinçante en envahissant brutalement l'URSS en 1941, peu ne fallut qu'il fit main basse sur le pays entier, se livrant au passage au massacre des populations envahies, considérées avec le même type d'a priori hideux, comme communistes, juives ou métèques : « Si notre pays n'avait pas été plus grand que la France, l'ennemi aurait pu nous écraser quatre fois pendant les quatre premiers mois de la guerre. Si notre pays échappa finalement à l'extermination, il ne le dut qu'à l'immensité de son territoire, à ses ressources illimitées en hommes, à l'héroïsme et à l'esprit de sacrifice incroyable du peuple russe, à l'arrière comme au front, et à la possibilité de transférer ailleurs les usines évacuées. »
Staline fut totalement pris au dépourvu par la trahison allemande, et ne finit par remporter la victoire, qu'aidé par les conditions météo qui avaient déjà fait reculer Napoléon, par l'aide occidentale qui afflua massivement après ce revirement, et surtout en transformant une fois encore son peuple en chair à canon : « Malgré notre victoire finale, l'histoire retiendra à la charge du régime stalinien qu'il fut incapable de préparer le pays à l'épreuve qui l'attendait. Ce régime porte la responsabilité de millions de vies humaines sacrifiées sans nécessité et de souffrances inimaginables. Pourquoi la population de Stalingrad ne fut-elle pas évacuée ? Cette négligence de Staline est passée sous silence par ses admirateurs. Pourtant à la date du 1er mai 1943 1.300.000 habitants de cette ville avait succombé à la faim et au froid et ceux qui survécurent porteront jusqu'à la fin de leurs jours les stigmates de souffrances effroyables qu'ils endurèrent pour un siège qui dura trois hivers consécutifs. »
Les dirigeants soviétiques comme à leur habitude pratiquèrent lors de leur retraite initiale, la politique de la terre brûlée : « Staline avait ordonné que tous les biens qu'on ne pouvait emporter au cours de la retraite devaient être « détruits sans exception ». Ce n'est pas un secret aujourd'hui que nombre de paysans et de citadins se refusèrent à exécuter cet ordre et s'y opposèrent parfois par la force et dans le sang. Les destructions furent effectuées surtout par les forces armées, et non par les civils. »
Dans le même temps, il dépêcha sur le front des unités spéciales du NKVD chargées d'éliminer sans pitié tout défaitiste et naturellement tout déserteur : « Que de fois nous vîmes des camions de déserteurs sortir des prisons, escortés par des Tchekistes ! Il est probable qu'on les conduisait dans quelque endroit écarté où l'on procédât à leur exécution en masse. Ils avaient les cheveux coupés ras, les visages d'un gris terreux ; c'étaient des misérables, hâves et tremblant dans leurs uniformes déchirés. Je sais de source sûre que la proportion des désertions chez nous était extrêmement élevée. »
Il est quasi impossible de chiffrer précisément les pertes occasionnées par la guerre, à cause avant tout des erreurs, des manigances, et de la poursuite infernale de l'épuration, ordonnées par les dirigeants soviétiques. Plusieurs dizaines de millions de personnes assurément.
En tout cas Kravchenko est formel : « J'affirme, une fois de plus, que la justification que l'on se plaisait à fournir du pacte conclu avec les nazis, à savoir la possibilité de gagner du temps, ne fut pas autre chose qu'un conte de fées, un mensonge pur et simple, accrédité par une propagande cynique. »


EPILOGUE
Là s'arrête le récit. En 1943, alors que la guerre fait rage, Kravchenko, qui était devenu haut fonctionnaire au Snovarkom, c'est à dire quelque chose comme le conseil des ministres, reçut un jour, l'ordre de se rendre aux USA, en « voyage d'affaires », tous frais payés par le Commissariat au Commerce Extérieur.
Pendant de longs mois il n'osa y croire, tant les formalités furent laborieuses pour concrétiser ce rêve. A nouveau il dut répondre à des multitudes d'interrogatoires et d'enquêtes fouillant son passé, à des tombereaux de consignes et de recommandations à propos de l'abîme de "pourriture capitaliste" où le Parti l'envoyait. Naturellement, à l'objectif officiel de négocier les fructueux prêts-bails que l'Amérique consentait un peu naïvement à l'URSS, s'ajoutait peu ou prou la tâche d'espionner le faux ami : « Apprenez donc tout ce que vous pouvez apprendre, observez toutes choses – et ne donnez rien en échange. »
Victor Kravchenko au moment de quitter son pays, sait qu'il ne le reverra jamais. Il sait qu'à la suite de son évasion, sa famille, ses amis, son entourage professionnel risquent de faire l'objet de persécutions. il sait aussi que même passé à l'Ouest, il sera poursuivi, traqué sans relâche par les sbires du NKVD. Il sait enfin qu'il aura peut-être du mal à convaincre les Occidentaux du bien fondé de son témoignage. Mais il sait aussi que la chance ne se présentera pas deux fois. Sa décision est prise, irrévocable. Il ne peut supporter davantage la comédie qu'il est par la force des choses, obligé de jouer pour subsister, et il est trop conscient que d'un jour à l'autre, à la moindre faute, il peut être déchu. Il faut enfin qu'il révèle l'atroce vérité, ne serait-ce que par respect pour son peuple meurtri, et pour servir un peu, la mémoire des millions de victimes.
Son livre, publié aux Etats-Unis en 1946, va être un best-seller. Pourtant, comme il le craignait, il fit l'objet d'une certaine incrédulité, voire d'une franche hostilité. Tristement la France est le pays qui lui réserva le plus mauvais accueil. Le Parti Communiste qualifia de tissu de mensonges le récit, insinua qu'il n'était pas de lui mais qu'il émanait d'une cellule de propagande américaine ! Non contents de ces ignobles accusations, de nombreux intellectuels trainèrent dans la boue l'auteur disant tour à tour qu'il était ivrogne, violent, menteur, traitre à sa patrie, déserteur, pour conclure qu'il ne savait de toute manière pas écrire ! Le procès que leur intenta Kravchenko en 1949, donna lieu à un déluge de mauvaise foi. Bien qu'il le gagna, il n'obtint pas de réparation significative et l'intelligentsia d'inspiration marxiste-léniniste put continuer à parader dans les médias en ânonnant à tous vents sa funeste dialectique. En 1953, ces mêmes intellectuels se répandirent en louanges au sujet du "Petit Père des Peuples" qui venait de passer enfin, et vraiment, l'arme à gauche... Et d'une manière générale, bien qu'il céda peu à peu du terrain, le Socialisme put continuer d'asservir quantité de peuples à travers le monde...
Aujourd'hui encore ce destin incroyable est sous-estimé et la leçon largement occultée. Le livre n'a jamais été réédité ce qui est un vrai scandale compte tenu de son apport historique majeur. C'est bien le moins, au moment où l'on commémore la fin de cette insondable monstruosité qu'est le Communisme, que de rendre hommage à ce héros qui lui porta tout seul, avec une audace inouïe, la première vraie attaque.
On sait désormais que tout ce qu'il a raconté est vrai, même si la réalité est sans doute plus noire encore que le tableau qu'il en fit. Et puis sa lecture est facile, car contrairement aux calomnies, Kravchenko qui manifesta d'ailleurs ce talent très tôt, savait parfaitement écrire. Même traduit deux fois (
en anglais d'abord, puis en français par Jean de Kerdéland) son propos est d'une puissance descriptive rare.
Pour achever cette analyse, il paraît important de lui donner une dernière fois la parole sur un point essentiel. Bien que cette aventure concerne l'époque stalinienne de « l'édification du Socialisme », il serait vain de faire peser l'entière responsabilité du sanglant désastre sur celui qui se fit appeler « l'Homme d'Acier ». En réalité, il incarna la version la plus pure, la plus aboutie, la plus déterminée de l'Homo Communistus. Derrière son ombre maléfique c'est bien sûr celle d'un système qui se profile. Puisse un jour le bon sens et l'esprit de liberté, enterrer définitivement ces abominables constructions de l'esprit, au nom desquelles par principe, on se croit autorisé à martyriser les êtres humains :
« En Russie même, j'avais souvent remarqué cette tendance à rejeter sur un seul homme la responsabilité de tant de morts, mais cet état d'esprit était encore plus répandu aux États-Unis. Le malheur, c'est que ces horreurs sont inhérentes au système soviétique lui-même et que ce système, bien certainement, ne mourra pas en même temps que Staline. Un autre dictateur lui succédera – une nouvelle clique de dictateur... »
***
Il ne croyait pas si bien dire. La liste est longue des applications calamiteuses de cette idéologie meurtrière. En 1949 précisément, était proclamée l'horrible République Populaire de Chine, le rideau de fer s'étendait en isolant toute l'Europe de l'Est, puis la Corée du Nord. En 1959 c'était la révolution cubaine, puis le tour du Vietnam, du Cambodge... La plupart des dictatures africaines soi-disant socialistes laïques s'inspirèrent des mêmes principes et méthodes : Algérie, Libye, Syrie, Irak, Zimbabwé... On oublie enfin un peu facilement que le régime nazi lui-même, ne revendiquait rien d'autre que le national-socialisme...
Par un curieux paradoxe enfin, les rares fois où à l'occasion d'évènements sanglants l'expérience socialiste avorta (Espagne, Chili), les pleureuses bien-pensantes,
affreusement myopes et partisanes, mais tranquillement à l'abri dans les démocraties occidentales, prirent sans nuance, fait et cause pour ceux qui prônaient le marxisme-léninisme...

09 novembre 2009

Celui qui le premier, troua le mur

Au moment où l'on commémore les vingt ans de la chute du Mur de Berlin, je termine la lecture de l'ouvrage de Victor Kravchenko : « J'ai choisi la liberté ».
Sous titré « Vie publique et privée d'un haut fonctionnaire soviétique », il raconte l'épopée hallucinante du premier dissident à passer à l'Ouest en 1943, en pleine guerre mondiale. A 38 ans sans arme ni bagage mais avec au fond de lui un terrible et définitif dégoût pour le prétendu Paradis Socialiste.
Cette aventure est fascinante car elle émane de quelqu'un qui vécut la Révolution de 1917 avec enthousiasme; qui crut de toutes ses fibres au monde meilleur, plus juste et plus libre, promis par les Bolchéviques. Il se rendit certes rapidement compte des nombreuses exactions qui entachaient dès le début le bel idéal, mais il voulut croire un temps, qu'il s'agissait d'inévitables excès d'une transition climatérique. Hélas, par un paradoxe cruel, à mesure qu'il progressait dans la Nomenklatura, grâce à ses talents personnels, il prenait douloureusement conscience des horreurs commises au nom de la Justice Sociale. Devenu ingénieur métallurgiste, et gratifié pourtant de fonctions enviables, il perdit peu à peu la foi. Bien qu'il ne ménagea pas sa peine pour contribuer à l'édification du nouveau monde communiste, et en dépit d'une attitude irréprochable vis à vis du Parti, il éprouva lui-même à plusieurs reprises le zèle inquisiteur du NKVD. Pourtant, mu par l'énergie du désespoir, il parvint à se hisser jusqu'au saint des saints de la hiérarchie bureaucratique, à savoir le SovnarKom. C'est précisément grâce à cette promotion qu'il put enfin s'échapper, à l'occasion d'un voyage aux Etats-Unis, organisé par le Commissariat au Commerce Exterieur.

Avant d'en arriver là, le parcours fut semé de désillusions, de frustrations, d'embûches, de pièges mortels, de peurs vertigineuses, de cauchemars horribles dont il réussit à s'affranchir comme si le destin lui avait donné une bonne étoile, afin qu'il racontât l'un des plus dantesques enfers créés par l'Homme.

A suivre...