25 octobre 2010

John Mayall, un Croisé du Blues

Côtoyant avec une superbe indifférence le tumulte imbécile qui submerge en ce moment notre pays, le légendaire John Mayall termine tranquillement sa tournée française, avant de continuer son marathon d'automne en Hollande, en Belgique, en Allemagne, en Angleterre et enfin aux USA, où il gagnera fin novembre, le petit paradis d'Hawaï, pour un repos bien mérité.
Par un magnifique hasard j'ai eu la chance de me trouver sur une des étapes de son chemin.
Le bonhomme est superbe. Ses presque 77 ans n'ont pas l'air de peser sur sa longue silhouette efflanquée, toute simple, qui bondit avec légèreté sur ses baskets. L'homme qui autrefois vivait quasi dans les arbres, n'a pas perdu une once de son charme aristocratique un peu déjanté. La longue chevelure est encore solide, bien serrée dans son catogan, et la petite barbiche en feuille d'artichaut qui s'est frotté à tant d'harmonicas, est toujours aussi drue. Certes, le poil a blanchi, mais dans les tripes, c'est manifestement la même ardeur juvénile qu'il y a 45 ans, lorsqu'il fit irruption dans le monde de la Pop britannique, comme un Don Quichotte un peu illuminé. La problématique de la retraite doit lui échapper, le malheureux...
Lorsqu'on arrive un peu en avance pour le concert, il faut le voir à l'entrée tranquillement installé à côté d'une pile de CD qu'il dédicace et vend en toute simplicité aux amateurs ! Pour un peu il contrôlerait aussi les billets...

Depuis les sixties, beaucoup de décibels sont sortis des amplis, et John Mayall s'est imposé comme une sorte de commandeur. Un vrai croisé du Blues comme il aime à se qualifier lui même, avec son groupe inoxydable The Bluesbreakers. On sait quelle magnifique école il fut pour quantité d'artistes. Aujourd'hui encore les musiciens qui l'accompagnent mettent toute la gomme pour jouer une musique pleine de jus, d'énergie et d'émotion. Rocky Athas est à la Gibson. Bien que d'origine texane comme son prédécesseur immédiat Buddy Whittington, son style est très différent. Mais si les riffs sont plus rustiques, ils n'en sont pas moins solides et mordants. A la basse, Greg Rzab balance avec nonchalance de belles et térébrantes vibrations. Enfin Jay Davenport à la batterie assure un canevas rythmique solide à ces succulentes digressions.

Quant à John, il chante bien sûr. La voix de gorge, légèrement aigrelette n'a pas bougé. Elle est tantôt presque gutturale tantôt d'une exquise suavité. Et lorsqu'elle monte dans les aigus, elle sait trouver le chemin des âmes les plus insensibles, en feulant par exemple la complainte indicible de la mort de J.B. Lenoir, un des ses bluesmen chéris.
A l'harmonica bien sûr il reste une référence incontournable, même lorsqu'il se met à improviser avec le minuscule joujou qu'il garde accroché comme un fétiche à son cou. Sans oublier naturellement que l'artiste est un homme orchestre à lui tout seul : claviers, synthé, guitare, rien ne l'arrête, avec une manière unique de faire alterner avec bonheur les sonorités "pure blues", avec celles du jazz, du boogie, du rock...
Ce soir on a eu droit à un sympathique échantillon de sa carrière allant du Parchman Farm de ses débuts, aux compositions très blues-rock de son dernier album Tough. Et entre ces extrêmes, la part belle est faite à Sonny Boy Williamson et à Otis Rush qu'il porte dans son cœur.
Il n'y a rien à faire, cette musique a définitivement marqué l'histoire du blues de son empreinte originale. Du Blues transcendantal en quelque sorte...

23 octobre 2010

Quand Ubu fait la noce avec Dada

Dors tu content André Breton, et tes hideux délires dadaïstes ?
Imaginais-tu vraiment Alfred Jarry,  l'avènement d'Ubu et de sa machine à décerveler ?

Foin de Dada, foin d'Ubu, le fait est que le règne de l'inconséquence, de l'insensé, du fou, que vous redoutiez tout en le désirant, semble arrivé :
Surréaliste évidemment est le débat français sur les retraites, pétri jusqu'au ridicule, d'archaïsmes et de tabous.
Surréalistes ces blocages "citoyens" qui mettent une fois de plus le pays sens dessus dessous, à la merci d'une poignée de péquins hargneux, obsédés par les souvenirs fermentés de la lutte des classes.
Surréaliste la nuée de collégiens et de lycéens qui descendent dans la rue en jappant bêtement comme des chiens andalous, brisant frénétiquement les symboles de la société d'abondance dont ils jouissent pourtant de manière compulsive. Non contents d'obérer leur propre avenir, ils ne se rendent pas compte qu'ils sont les idiots utiles d'une révolte partisane de vieux chnoques, réclamant la pérennité de la rente qu'ils se font déjà sur leurs futurs salaires...
Surréaliste l'attitude des médias, paraît-il vendus au Pouvoir, qui font mine de s'interroger sur les raisons profondes du mécontentement populaire, en donnant la parole complaisamment à des chefs de bandes microscopiques, à peine représentatifs d'eux-mêmes, qui passent leur temps à distiller la même rengaine haineuse. Surréalistes ces médias "d'information" qui s'interrogent rituellement sur le comptage des manifestants en faisant semblant d'accorder quelque crédit aux chiffres monstrueusement boursouflés fournis par les syndicats. Qui font en somme du mensonge et de la désinformation, la nouvelle règle veule du conformisme et de la correction politique.
Surréaliste les Socialistes engraissés au lait du capitalisme, qui continuent envers et contre toutes les évidences, à vouer un culte immodéré au temple idéalisé d'un Moloch sanguinolent, renaissant sans cesse de ses cendres malfaisantes, qu'ils s'ingénient opiniâtrement à parfumer des effluves romantiques de la Révolution.
Surréaliste le Gouvernement qui avec une sorte de morbide jubilation se laisse taxer d'ultra-libéralisme tout en cultivant un sentimentalisme mou sur la prétendue sauvegarde du modèle social "à la française". Surréaliste enfin, le Chef de l'Etat qui alterne de manière incohérente des discours inutilement provocateurs avec des retours hallucinants à un anti-capitalisme rétrograde, ce qui le contraint à faire les choses à moitié ou bien à associer à toute action, son exact contraire, pour faire bonne mesure, ce qui ajoute la grogne à l'inefficacité.

Terrible paradoxe, tandis que la France s'enfonce dans le marasme, et se laisse glisser sur la pente qui mène à la faillite, la plupart des pays alentour semblent avoir pris acte de l'agonie de l'Etat-Providence, et remisé les doux rêves d'un pays de Cocagne auquel les sociétés libres avaient pu croire, un peu naïvement.
Le Royaume Uni annonce un plan de rigueur exceptionnel qui enterre de belles illusions mais permettra peut-être à la patrie de Beveridge de redevenir une Nation responsable et prospère.
L'Espagne suit douloureusement le même chemin, le Portugal, l'Irlande et bien d'autres font de même.
L'Allemagne quant à elle, non contente d'avoir enduré le fardeau colossal d'une réunification avec sa moitié moribonde, a entamé ces réformes depuis déjà quelques années. A l'instant présent, elle enregistre une croissance record, quasi "asiatique" (+3,4%) et peut se vanter d'avoir réduit son déficit dès 2010, au delà des espérances (4% Le Figaro).

«Aujourd’hui marque le jour où le Royaume-Uni s’éloigne du bord du précipice» déclarait il y a quelques jours George Osborne, Chancelier de l'Echiquier (Libération).
La France elle, s'en approche de plus en plus dangereusement.

16 octobre 2010

Quelqu'un de bien

S'agissant de Tony Blair, une chose est sûre : il a l'art de prendre les gens par les sentiments. Qu'on en juge par la manière dont il introduit ses mémoires pour le public français : "J'adore la France. Et plus surprenant peut-être pour un Britannique, j'aime les Français..."
Évidemment, ces exquises politesses ne suffiraient pas à donner une vraie crédibilité à un homme politique, même s'il les traduit en action en parlant français à chaque fois qu'on l'invite sur les plateaux télés. Mais, voilà, il a bien d'autres choses à proposer, et c'est bien là ce qui constitue sa vraie originalité.
Oublions donc un instant ce charisme quasi irrésistible, ce regard intense avec lequel il avale goulument ses interlocuteurs, ce sourire dévastateur qui désarme par avance les questions pernicieuses, cette silhouette agile et élégante qui lui donne l'air de voler au dessus des miasmes, et ce parler direct, clair et simple que chacun comprend aisément.

Car il écrit aussi. Et plutôt bien si l'on en juge par les près de 800 pages dans lesquelles il raconte la fabuleuse épopée que fut son parcours politique, de la conquête du Labour à la tête de la Grande Bretagne.
Ce livre interpelle, tant on est habitué dans le genre, à tomber sur des récits amidonnés par la langue de bois et assaisonnés de mélasse démagogique, dont la seule fin est de glorifier leur auteur.
Rien de cela dans ces confessions, quoiqu'au bout du compte, l'image de l'ancien premier ministre anglais n'en sorte assurément pas moins magnifiée. Le style est libre, l'expression concise, et le ton familier. On croirait presque lire les aventures d'un ami, tant il est économe d'artifices pour livrer à chaque instant le fond de sa pensée et ses sentiments d'être humain. Il sait dire aussi avec des mots simples et vrais, comment l'affection qui le lie à son épouse et à sa famille le soutient dans les épreuves.
Tony Blair parle sans détour des gens qu'il a côtoyé, de ses compagnons, de ses adversaires. Jamais il n'emploie l'invective, ou le mépris. Il aborde sans tabou les choix qu'il fit ou préconisa, en expliquant de manière posée et très convaincante, les arguments qui ont pesé pour lui dans la balance. Il n'élude aucune question, pas même celles qui sont les plus sujettes à polémique. On n'est pas obligé d'approuver mais on comprend ses motivations et le mécanisme qui aboutit aux décisions.

Premier tour de force : celui d'avoir réussi à transformer en profondeur le Parti Travailliste, totalement sclérosé et abonné aux échecs électoraux durant 18 années ! Il faut dire qu'à l'époque, au début des années 90, alors que tombait en poussière l'Union Soviétique, les statuts du parti travailliste continuaient par exemple, d'intégrer l'incroyable clause IV, faisant de la collectivisation complète de l'économie, un impératif incontournable ! A peu près le niveau d'arriération où se situe à l'instant présent notre vieille Gauche hétéroclite...

La remontée de ce courant passéiste, qui charriait des tonnes de rancœur et de nostalgie du Grand Soir lui prit quelques années, mais à leur terme, le parti avait fait peau neuve sous l'appellation de New Labour. Durant ce temps, il avait appris à utiliser en toutes circonstances son charisme naturel. Mais s'il avait aussi engrangé une foule de connaissances sur les jeux de pouvoir, il ne savait pas grand chose sur l'art de gouverner.
Aussi quand ses efforts furent couronnés par le magnifique succès électoral de 1997, qui lui permit d'accéder à la fonction de Premier Ministre, il était comme qui dirait, dans ses petits souliers. Son apparente décontraction cachait en fait une vraie appréhension des terribles responsabilités qui venaient d'échoir sur ses épaules.
La suite de l'histoire on la connaît certes, car elle s'est déroulée sous les yeux du monde jusqu'en 2007. Bien des gens, gênés par les œillères idéologiques qu'ils s'imposent en permanence, ne virent pourtant de sa politique que le petit côté, ou bien l'ombre d'invraisemblables complots, mais jamais le dessein qui s'étalait en pleine lumière sous leurs yeux.
Sans renier les acquis des Tories, lorsqu'il les jugeait avec pragmatisme, bons pour son pays, il réforma un certain nombre d'institutions du secteur public. Le NHS (National Health System), entre autres, que même madame Thatcher n'avait pu faire évoluer, a considérablement amélioré son efficience. Cela ne l'empêcha pas de veiller à moderniser le secteur privé, persuadé qu'"il ne faut pas donner trop de pouvoir à l'Etat".
Une des actions de politique intérieure dont il se dit le plus fier reste la paix en Irlande du Nord.
On entend parfois dire que Tony Blair serait un homme belliqueux adorant les guerres. C'est en l'occurrence faire peu de cas des très périlleuses négociations qu'il mena dans un contexte extraordinairement complexe et douloureux, pour aboutir à cette paix civile.
En politique étrangère, il a toujours été partisan d'une attitude très active. Échaudé par les calamiteuses expériences du passé, lors de la montée du Nazisme et du Communisme, et par la coupable inaction des Nations Unies devant de nombreux drames humains, il préconisa l'intervention armée au Kosovo. Devant l'apathie de ses alliés européens, dont hélas la France, il usa beaucoup d'énergie pour convaincre les Etats-Unis et Bill Clinton, d'entrer dans la bataille. Qu'on le veuille ou non l'intervention musclée de l'OTAN a permis de solutionner le problème et de mettre hors d'état de nuire le tyran Milosevic.

D'une manière générale, Tony Blair, que certains traitent avec une ignorance méprisante de "caniche de l'Amérique", explique pourquoi il fut toujours un fervent défenseur de l'alliance transatlantique, qu'il estime  plus que jamais indispensable, face aux défis du monde actuel. Faut-il être ennemi de l'idéal démocratique, et du modèle de société ouverte, ou bien porté aux tendances suicidaires, pour lui reprocher cette position, frappée au coin du bon sens.
C'est en vertu de cette conviction qu'il se déclara totalement solidaire des USA lors des monstrueux attentats du 11 septembre 2001. Et qu'il le démontra avec détermination et courage, même dans les moments les plus difficiles.
C'est pourquoi il fit cause commune avec George W. Bush pour intervenir militairement en Afghanistan puis en Irak.
Avec humilité il accepte d'être remis en question. Avec une patience angélique il accepte toutes les questions sur le sujet, même les plus virulentes, et même si elles lui ont déjà été posées mille fois... Avec modestie, il assure respecter les avis contraires au sien et affirme qu'aujourd'hui encore, il n'est pas certain d'avoir eu raison.
Attitude à mille lieues de celle du camp d'en face, qui semble vouloir le poursuivre de sa vindicte jusqu'à la fin de temps, sans jamais esquisser la moindre nuance, ni le moindre questionnement, et bien sûr sans se donner la peine d'évoquer de solution alternative aux problèmes terribles qui se posaient alors au Monde Libre.

Rarement un homme politique aura cherché à expliquer avec autant de clarté et de patience, et aussi peu de faux semblants, les ressorts de son action. Cela n'empêche pas certains obtus, qui probablement n'écoutent pas ce qu'il dit et ne lisent pas ce qu'il écrit, de répéter inlassablement les mêmes apostrophes haineuses à propos de ses mensonges, de ses arrières pensées, voire de sa collusion supposée avec la CIA...
Tony Blair est au dessus de ces attaques incessantes. Avec une sérénité déconcertante, il continue d'expliquer à ces dénigreurs grégaires et sans beaucoup de cervelle, comment il affronta les responsabilités qu'il avait choisi d'endosser, et ce, sans jamais montrer d'énervement, ni d'abattement, ni d'aigreur.
Peut-être in petto, se répète-t-il le bon vieil adage : "les chiens aboient, mais la caravane passe..."

13 octobre 2010

De l'indépendance de l'information

Le thème de l'indépendance des médias et des journalistes fait régulièrement l'objet de grands débats. Par un curieux hasard, ce sont souvent les gens les plus engagés politiquement qui réclament le plus fort cette indépendance et crient au scandale lorsqu'à leurs yeux elle est en péril Paradoxe d'autant plus étonnant qu'ils ne font pas mystère de leur engagement : ils l'affichent même fièrement, à la manière des généraux soviétiques qui arboraient d'ébouriffants plastrons de médailles...
Prenons M. Mélenchon, tellement inquiet qu'on puisse ignorer de quel bord il est, qu'il a baptisé "Parti de Gauche", le groupuscule politique auquel il a donné naissance. On a pu le voir récemment, qualifier M. Pujadas, responsable du JT de France 2, de "salaud" et de "laquais du capitalisme", avec des grimaces et une intonation rappelant les rictus sinistres des camarades communistes d'antan. Le motif de cette vindicte : le journaliste avait osé demander à des syndicalistes si les saccages de bureaux et de machines auxquels ils s'étaient livrés devant les caméras, constituaient la meilleure réponse aux licenciements dont ils risquaient d'être victimes.
Prenons maintenant le cas de M. Montebourg, membre éminent du PS, et qui c'est notoire, partage la vie d'une journaliste soi disant d'information. Quelle mouche l'a piqué pour partir en guerre contre TF1, qu'il accuse "d'être de droite", comme s'il s'agissait d'un péché inexpiable ? Soit dit en passant, il est fin limier le bougre, car pour voir un engagement de cette nature dans des programmes que lui-même et ses amis qualifient d'insignifiants, il faut avoir l'oeil exercé. Encore faudrait-il d'ailleurs les regarder, ce que ces gens se vantent de ne jamais faire...

Ces prises de positions outrancières ont au moins un mérite : celui de révéler toute l'inanité de la problématique (en même temps qu'elles démontrent le sectarisme de leurs auteurs). Quelle personne un peu sensée peut vraiment croire à l'indépendance et à l'objectivité parfaites des médias quels qu'ils soient (à part peut-être l'almanach des marées) ? Et qui peut imaginer en la matière, que la source étatique de l'information offre une quelconque garantie ?
Et d'ailleurs qu'y a-t-il de si choquant ?
Y a-t-il quelque chose de plus insidieusement pervers que de prétendre qu'on soit sans opinion lorsqu'on ressent le besoin d'exprimer publiquement ce qu'on pense ? Contrairement sans doute aux anges ou aux purs esprits, les êtres humains sont caractérisés par leurs opinions autant que par leur sexe...
Pour autant, aucune n'est méprisable pourvu qu'elle ne méprise pas les autres. Les lobbies partisans n'ont rien de répréhensible du moment qu'ils sont en nombre suffisant. Une chose est sûre, les groupes de pression "de gauche" ne souffrent pas d'une sous représentation dans les médias...
Personnellement, je préfère de loin celui qui cherche à me convaincre du bien fondé d'une conviction, avec force arguments, à l'autre qui fort de sa prétendue impartialité, se croit permis d'asséner des affirmations abruptes.
Pour cette raison, il paraît fondamental de veiller à prendre ses informations à de multiples sources et de les confronter entre elles, afin de mesurer à l'aune de son propre jugement, le pour et le contre. Une chose paraît des plus terribles à notre époque : en dépit de la facilité pour tout un chacun d'accéder à une information variée, rares sont les gens qui font l'effort de prêter un peu d'attention à des points de vue qui les dérangent, ou tout simplement contraires à ce que Flaubert appelait des idées reçues...

08 octobre 2010

Question d'identité

Très émoustillante réflexion que celle proposée par le blog ami de Michel Santo, au sujet de l'épineux problème de l'identité nationale. Le sujet a certes été rebattu ces derniers temps, et il a donné lieu à toutes sortes d'excès et de galvaudages. Pourtant lorsqu'il est sous tendu par un texte d'Alain Finkielkraut, il ne laisse pas d'interpeller.

Pour faire simple, l'idée est que le sentiment national reposerait principalement sur les caractéristiques historiques du pays et plus particulièrement sur sa littérature : "Être français, c’est d’abord consentir à un héritage, être le légataire d’une histoire. "
A dire vrai, au terme d'une introspection, et malgré tout l'amour que je porte à l'Histoire et aux beaux textes, je suis conduit à émettre quelques réserves quant à cette vision qui me paraît un peu restrictive voire un brin passéiste.
Même si la langue est un élément fédérateur indiscutable, je ne saurais personnellement faire de la littérature, ni même de l'histoire, le fondement exclusif de l'identité nationale.
Sinon, pourquoi donc devrait-on voir survenir une telle crise identitaire en France, qui possède une histoire si riche et une littérature si puissante ? Certes la société moderne et ses illusoires et vaines sollicitations a tendance à nous détourner de nos racines culturelles, mais est-ce une explication suffisante ?

Je prends à l'inverse, l'exemple du peuple américain qui vibre si fort du sentiment national, et cela bien avant d'avoir une histoire, et a fortiori une littérature. Qu'est-ce donc qui le soude de manière si solide en dépit de la mosaïque incroyable de populations et de cultures qui le compose ?
Sans doute avant toute chose, une aspiration, un grand dessein commun, la fierté de représenter quelque chose d'unique, le sentiment de constituer en définitive une grande communauté, dotée d'une vraie personnalité. E pluribus unum...

De ce point de vue, si je me sens personnellement français de culture et de fibres, je ne ressens pas du tout cette aspiration, cette communauté spirituelle, qui me donnerait envie d'être fier de mon pays.
Est-ce parce que la France a subi trop de déchirements et qu'elle semble se plaire à en rouvrir sans cesse les plaies avec une délectation morbide ? Est-ce parce qu'elle n'a pas ou plus de vraie ambition, pas de grand dessein, autre qu'un égocentrisme trop souvent méprisant ?

S'agissant de sa littérature, elle ne constitue pas davantage un ancrage culturel exclusif ou radical.
De ce point de vue j'ai du mal à comprendre Alain Finkielkraut lorsqu'il s'avoue déprimé en évoquant l'aveu d'une personne d'origine polonaise, qui se sent française bien qu'elle ne connaisse ni Proust, ni madame de La Fayette... Qu'y a-t-il de si choquant ?
J'aime pour ma part la littérature de mon pays, mais hormis la langue qui me permet de l'apprécier immédiatement, je ne la distingue pas vraiment de celle des autres nations, au moins de celles qui ont des racines culturelles proches. J'adore Chénier, Musset ou Verlaine mais j'ai la même fascination pour Keats, Shelley, Dante ou Novalis. Je voue un culte à Montaigne, à Montesquieu ou à Voltaire mais j'éprouve la même chose pour Kant, pour Hume ou pour Locke. J'admire Hugo et Molière mais ils font partie de la même famille que Shakespeare, Goethe ou Cervantès. Il en est de même pour d'autres formes d'expression artistique, la Peinture ou la Musique...

En définitive, le poids de l'histoire, ou la force de la littérature contribuent sans doute assez peu au sentiment d'être français. C'est ce qui fait la civilisation bien davantage que la nation. D'ailleurs réduite à celle d'un seul pays, la culture expose au chauvinisme.
Le coq gaulois est une forme d'expression peu ragoûtante de cette arrogance étriquée, assez éloignée à mon sens de l'idée de culture et d'intelligence.
En France je veux être Français, mais en Amérique j'aimerais être Américain, en Allemagne Allemand, en Espagne Espagnol...

A la fin de son propos Finkielkraut ne peut s'empêcher de revenir à sa douce attirance pour le passé. Il assure que "la culture a la vertu de nous vieillir", mais est-il vraiment opportun de pouvoir "s'émanciper du présent" comme il le recommande, ou "de pouvoir habiter d'autres siècles" comme il en rêve ?
Ce n'est pas nécessairement en étant obsédé par le passé qu'on peut imaginer l'avenir. Encore une fois l'Histoire américaine est édifiante. Sans renier  leurs racines, mais en regardant droit devant eux, les Emigrants du Nouveau Monde ont relevé un formidable défi.
Les Européens de leur côté, ont manifesté beaucoup de mépris pour cette expérience et pour cette nouvelle nation "sans culture ni histoire". Ils auraient pu à l'inverse, en tirer des leçons pour transcender les leurs et régénérer leur vieux continent.
Car à l'évidence, c'est ce qui s'impose aux nations qui constituent ce conglomérat fatigué, si elles veulent survivre et renaitre des cendres dans lesquelles l'auteur de la Défaite de la Pensée les voit avec raison se consumer. Mais pour cela, il faudrait ressentir ce qui fait en somme l'identité européenne, et au delà, être fier de ce qui fait l'essence de la civilisation occidentale...

04 octobre 2010

Autruche Blues

En cet automne : rien.
A la réflexion, deux ou trois bricoles sans beaucoup d'importance. Juste quelques remugles de "pourriture noble" dont la France raffole.
L'automne est la saison de la chasse, et pour le gibier gouvernemental, c'est l'heure de la curée. Revigorés par des sondages durablement baissiers, les Opposants de tous poils jettent toutes leurs forces de Lilliputiens en colère, dans une dérisoire bataille de mots. 
Tout est bon pour faire du feu à ce foyer là. Une maladresse commise par un grouillot ministériel zélé dans la rédaction d'une circulaire, un lapsus croustillant, une phrase malheureuse ou inconsidérée forment le combustible de cette orgie infinitésimale. 
La haine recuite de tous ces roquets aboyeurs se nourrit du vertigineux néant de leur pseudo "Résistance". Avec une jouissance obscène, ils emplissent frénétiquement cette poche immonde, de superlatifs ronflants et d'amalgames nullissimes. Les Fâcheux anti-facho voudraient faire croire que les heures terribles, qui peuplent leurs fantasmes glorioleux sont de retour. Que la Patrie, dont ils n'ont soit dit en passant que faire, est en danger. Que c'est un devoir pour tout citoyen, que d'affronter ce Pouvoir si "brutal", si "injuste", si "menteur", en un mot si odieux.

C'est vrai l'action des Satrapes qui nous gouvernent n'a vraiment rien d'enthousiasmant. Malheureusement, par un troublant paradoxe, c'est l'inverse de ce qu'on était en droit d'attendre, qui se produit. Alors qu'il est enseveli sous les critiques et les invectives, le gouvernement ne montre en réalité pas plus d'audace ni d'imagination que ses pusillanimes et démagogues prédécesseurs, de tous bords. 
Les beaux et robustes projets de réformes s'évanouissent comme les feuilles flétries que le vent d'automne disperse. On ne saurait dire si une seule des réformes entreprises ou annoncées est arrivée à terme. Un seul exemple: le chantier saugrenu consistant à supprimer la publicité sur les chaînes de télévision publique, stoppé à mi chemin, sans plus de raisons qu'il n'avait commencé...
En guise de "Lois nécessaires", il ne reste que de piteux succédanés, et la fameuse "rupture" n'est au fond qu'un ersatz au goût d'évaporé. Le glaive victorieux du changement a fait place au rabot à niches fiscales...

Une question se pose, hélas sans réponse : Pourquoi, en dépit des convictions qu'il affichait si haut, et de la légitimité acquise par les urnes, le Chef de l'Etat se montre-t-il aussi timoré ? Pourquoi aussi peu de prise de risques, alors qu'il savait trop bien que de toute manière il serait confronté au verdict outrancier et stupide de la rue ? Quitte à endurer l'impopularité pourquoi ne faire que la moitié de ce qu'on annonçait ?
Dans la préface à l'édition française de ses mémoires récemment publiés, Tony Blair, dont on ne saurait contester le savoir faire politique, faisait cette remarque : "Certains jugent qu'il [Sarkozy] affronte des réformes impopulaires et que pour être réélu, il devra les édulcorer. Je pense précisément le contraire. S'il s'éloigne de ses réformes il perdra..."

D'autant plus regrettable que de toute manière il n'y a dans notre malheureux pays, ni opposition digne de ce nom, ni débat intéressant (on en est réduit à nier les problèmes ou à les couvrir d'un voile d'hypocrite désinvolture, des retraites au terrorisme en passant par le délabrement social et la faillite de l'Etat...). Il y a bien les gesticulations du Tartarin égocentrique du Béarn, les rodomontades de l'Histrion revanchard des salons parisiens, les gueulantes un peu enrouées de quelques extrêmes, et les braillements habituels de la meute disparate des socio-alter-coco-quelque-chose. Mais tout cela est si vain, si creux, si répétitif.

Rien en somme, comme dans ces vers délicieusement hermétiques et un brin surréalistes de Stéphane Mallarmé (1842-1898):
Rien, cette écume, vierge vers
A ne désigner que la coupe;
Telle loin se noie une troupe
De Sirènes mainte à l'envers...

21 septembre 2010

Jésuitisme à la Bayrou

Entendu sur France Culture le 20/09, François Bayrou, le président égocentrique du volatile MODEM, qui n'avait pas de mots assez durs pour fustiger le climat politique actuel, si plein de "choses noires", dont il attribuait la responsabilité exclusive au gouvernement actuel.
Avec un culot tranquille, il dénonçait tous azimuts l'action du Président de la République, condamnant "cette stratégie de la passion et de la tension perpétuelles", l'accusant de propager un "virus de dégradation", et "d'abandonner l'essentiel des visions civiques"...
Sans crainte des contradictions, dans le même temps qu'il reprochait au chef de l'Etat sa tendance à diviser, et à exclure, il raillait l'UMP dont l'union est synonyme pour lui de "soumission", et de "majorité godillot"... 
Pas mal venant de quelqu'un qui malgré moultes manœuvres politiciennes et sordides petits arrangements, a fait le vide autour de lui, qui rejette tout ce qui ne s'inscrit pas dans son nébuleux projet, qui est "contre tout ce qui est pour", tout en étant "pour tout ce qui est contre"...
S'agissant pareillement de politique étrangère, alors qu'il s'émouvait de l'isolement de la France, il vilipendait simultanément la décision de participer au commandement de l'OTAN, accusant Nicolas Sarkozy "de faire allégeance" à l'horrible capitalisme anglo-saxon, ce "modèle de puissance et d'argent qui est un modèle de violence".
Et que proposait-il en la matière : tout simplement de préserver plus que jamais un modèle "dans lequel la puissance publique a d'autres valeurs que celles de l'argent : l'école, la culture... bref, autre chose que la Finance..." Bonne vieille rhétorique démagogique gauchisante, qui ne fait plus illusion... qu'en France !

Autrement dit M. Bayrou qui se pose en réformateur intrépide : 
- Aime le rassemblement et l'union, à la condition expresse qu'ils se fassent autour de sa personne.
- Voudrait rompre le superbe isolement de son pays dans le monde, à condition que ce soit les autres qui se rangent derrière son modèle...

Pas mal pour un homme dont la bonne bouille joufflue rappelle les bourgeois satisfaits des provinces d'antan, et qui illustre si parfaitement la position sociale de nanti, de notable, de bon chrétien, qui fut même ministre, mais qui en dépit de ses onctueux discours, n'est en somme qu'un fieffé jésuite...

18 septembre 2010

Extase et dévastation

Il y a quarante ans s'estompait brutalement le panache aveuglant de Jimi Hendrix (1942-1970). Avec lui, s'évanouissait une bonne partie de la magie des années soixante.
Pour lui rendre une sorte d'hommage, qu'il soit permis d'évoquer une des plus étonnantes prestations scéniques de ce génie turbulent mais si attachant, lors du festival de Monterey en 1967 (immortalisé par la caméra de D. A. Pennebaker).
Avant ce spectacle, Hendrix était quasi inconnu. Après, il était devenu à tout jamais une légende...

Ce soir là, au milieu d'un feu d'artifice dionysiaque, il donna notamment une interprétation inoubliable et définitive du fameux "Like A Rolling Stone" de Bob Dylan.


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Jamais on ne vit pareil moment sacrificiel, fusionnant aussi parfaitement l'incandescence musicale avec le feu de l'enfer, pour finir en une bouleversante apothéose barbare...
Jimi entouré, bardé, nimbé de falbalas, agitait fébrilement son corps nerveux, à la manière d'un serpent captif, cherchant par de furieuses reptations, à retrouver la liberté.
Alentour, la pénombre dévorait des pans entiers de sa silhouette irisée, où le rouge des lumières déteignait comme le sang du Christ. De cette cruelle extase, jaillissait un flot de souffrances passées et d'anciens chagrins, sublimés par la crépitation d'espérances insensées. La guitare en tournoyant, zébrait l'obscurité d'éclairs fulgurants, ponctués par le tonnerre de la batterie et les stridences des cordes suppliciées.
Les profondeurs vertes et bleues de la mer, les infinis scintillements de la voûte céleste ne donnent qu'une faible idée de ces pâmoisons indicibles, où l'âme se débat aux portes d'abimes insondables. 
Dans cette transe illuminée, que baignait un torrent mélodique idéal, se jetaient pêle-mêle et sans retenue, à travers la brume violette*, des avalanches de pierres roulantes**, une aïeule de Bob Dylan, l'ombre de Joe***, les coeurs et les oreilles de la foule subjuguée, les hymnes de pays vainqueurs mais déchirés****, et au dessus de tout, le vent chuchotant comme une caresse, le doux nom de Marie*****...
Jamais, oh non jamais, on ne vit plus splendide et plus terrifiante célébration du Blues...
(*Purple Haze, **Like A Rolling Stone, ***Hey Joe, ****Wild Thing, *****The Wind Cries Mary)
Film disponible en DVD, Jimi Hendrix guitare, Noel Redding basse, Mitch Mitchell batterie)

17 septembre 2010

La comédie du Pouvoir

L'archaïsme de la Gauche française s'est encore manifesté au grand jour ce 15 septembre lors du vote par l'Assemblée Nationale de la réforme(tte) du système des retraites.
Il fallait voir les Députés prenant leur mine tragique des grands jours, ceints de leur écharpe tricolore, debout, et vociférant avec Martine Aubry : " On nous empêche de faire notre travail, il n'y a plus de république !".
Il faut dire que le président Accoyer avait pris l'initiative d'écourter un peu les débats qu'ils entendaient pousser jusqu'à l'absurde, en usant notamment d'un alinéa du règlement, qui autorise les élus à s'exprimer à tour de rôle pendant cinq minutes, à l'occasion d'une explication de vote individuelle. Après une vingtaine d'heures de discussions stériles, cela promettait de prolonger d'au moins 12 heures les arguties...
Poursuivant comme une meute en furie M. Accoyer en fin de séance, aux cris de "démission !", "au secours la démocratie !", on aurait dit qu'ils avaient en tête d'aller "le buter jusque dans les chiottes", comme Wladimir Poutine avec les Tchétchènes...
Arc-boutés sur la forme, n'ayant en somme rien à dire sur le fond, ils n'ont ainsi pas hésité à dramatiser à l'extrême une problématique qui demandait des réponses simples et pragmatiques, au lieu de la démagogie idéologique irresponsable dont ils crurent intelligent d'inonder les médias depuis des mois.
Une bonne partie de la Presse pas mieux inspirée, s'est d'ailleurs montrée dans la circonstance méprisable, en faisant un écho disproportionné à ces simagrées, et en se livrant parfois à des allusions grotesques (comparant comme Marianne, le Chef de l'Etat à un voyou, se demandant à l'image du Nouvel Obs, si cet homme était dangereux, ou encore suggérant à la manière du Monde, qu'il espionnait les rédactions...).

Evidemment, on ne saurait affirmer ici que la réforme proposée soit la bonne. Toto lui-même, en tant qu'élève de sixième, serait en mesure de démontrer qu'elle ne résout pas le problème. Au mieux, qu'elle le déplace un peu.
Mais vu qu'il était interdit de réfléchir au delà du dogme de la répartition pyramidale et solidaire, "à la Madoff", on ne voyait pas bien quoi proposer qui fut réellement novateur.
Sûrement pas en tout cas cette "retraite à 60 ans" auquel le PS est hypocritement accroché quitte à la transformer en peau de chagrin. Sûrement pas la mécanique usée du PC, consistant à puiser sans vergogne dans la corne d'abondance du Grand Capital...
Alors c'est sûr, Toto sous peu conclura qu'il faudrait encore augmenter la durée des cotisations... A moins que dans un élan vertigineux d'imagination, il propose d'en augmenter plutôt le montant, ou bien de diminuer celui des pensions !

16 septembre 2010

Si vis pacem para bellum

Il arrive parfois qu'avec le recul du temps, certaines idées reçues, même solidement ancrées dans l'opinion publique, finissent par vaciller, voire par tomber en poussière. A en juger par une émission diffusée hier soir sur Arte, c'est peut-être ce qui est enfin en train d'arriver au sujet d'un personnage très controversé, abondamment vilipendé, voire méprisé en Europe, tout particulièrement en France : Ronald Reagan (1911-2004).
Ce document signé Antoine Vitkine s'attache en effet à montrer sous un jour vraiment nouveau la personnalité et la politique audacieuse et habile du président américain, qui contribua grandement dans les années 80, à provoquer l'effondrement de l'Union Soviétique et permit de gagner sans effusion de sang, la guerre froide, si menaçante depuis si longtemps pour la paix du Monde.
Alors qu'il était communément admis qu'il fallait jouer l'apaisement, la détente, et la coexistence pacifique avec l'ours communiste, Reagan fut le premier à penser et à proclamer sans vergogne, que cette politique n'était qu'un aveu de faiblesse et qu'elle ne pouvait que pérenniser les dangers. Persuadé que les dirigeants du Kremlin ne comprenaient que les démonstrations de force, il plaida pour un réarmement massif des Etats-Unis et pour l'affichage d'une détermination implacable face à ce qu'il fallait bien considérer comme un ennemi.

Le film montre bien le déploiement très patient d'une stratégie parfaitement maitrisée, depuis la fin des années cinquante jusqu'à l'orée des années quatre-vingt dix.
Conscient que le conflit entre le monde communiste et capitaliste n'était pas soluble dans des traités, Reagan martela que la seule solution était de refuser tout compromis et de gagner ce qui n'était rien moins qu'une guerre. Il s'opposa ainsi frontalement à des politiciens de son propre camp tels Richard Nixon et Gerald Ford, aussi bien qu'à des adversaires comme Jimmy Carter.
Alors que le géant communiste était surarmé, mais ruiné, Reagan pensait qu'il y avait un risque énorme que l'Armée Rouge soit tentée un jour de déferler sur les démocraties occidentales qui nageaient dans l'opulence mais étaient incapables d'opposer une résistance militaire significative. Peu écoutée, sa théorie pourtant fondée sur des évidences criantes, était généralement considérée comme inutilement agressive, voire insensée. L'invasion de l'Afghanistan en 1979 fut sans doute une sorte d'électro-choc tirant brutalement le peuple américain de sa naïveté angélique.

L'heure de Reagan était venue. Il fut brillamment élu président en 1980 (puis réélu quatre ans plus tard).
Comme ce film le suggère, l'histoire retiendra qu'avec une volonté tranquille mais inflexible, un grand sang froid, et en alternant subtilement menaces et offres de conciliation, il parvint à mettre à genoux l'une des plus puissantes et terribles armées que le monde ait porté.
Parti d'une condamnation sans appel de l'impérialisme soviétique (à l'ONU devant Gromyko), et du constat volontairement exagéré de la faiblesse de la force de frappe américaine, il redonna l'énergie et l'envie de se battre à son pays. Parallèlement, il convainquit Moscou de sa détermination et contraignit les gérontes du Kremlin à une surenchère épuisante. Le fameux projet de guerre des étoiles et l'installation des missiles Pershing en Europe firent beaucoup pour les persuader (en se gardant habilement de les humilier) qu'ils avaient définitivement perdu la partie.
Jamais il ne faiblit devant les conseils de prudence de ses conseillers, et pas davantage face à la très puissante rébellion prétendument pacifiste en Europe. On se souvient des foules ânonnant le slogan stupide: "Plutôt rouges que morts"...
Résultat, le Mur de Berlin tomba en 1989 (un an après une rencontre historique de Reagan et de Gorbatchev dans la capitale allemande). En 1991, après l'intermède de la Perestroïka, c'est l'URSS qui s'effondra pour de bon.
Pour achever ce propos, je  cite deux phrases révélatrices du contexte de cette époque et qui ne sont pas sans évoquer d'autres évènements plus récents :
D'abord cette réflexion d'un ancien conseiller du président américain, Richard Allen : "Ronald Reagan a été sous-estimé par tout le monde et, au fond, il considérait ça comme un énorme avantage"
Et ce commentaire fait en voix off au début du documentaire : "En 1991 l'URSS explose, L'histoire se souviendra de Gorbatchev, mais qui se souvient de Reagan l'homme clé qui dans l'ombre a tiré les ficelles de toute cette affaire..."

Puisse l'opinion Publique, et les Médias qui la font si versatile, si crédule, et parfois si niaise dans le consensus, changer un peu après une aussi édifiante aventure...

11 septembre 2010

Max Planck, des quanta à la quête du Graal

En dépit de leurs brillantes capacités intellectuelles, les Savants sont des êtres humains comme les autres. Ils sont doués de conscience, et pour paraphraser Rabelais, ils ont le devoir de ne pas l'oublier dans la mission qu'ils se donnent, de faire progresser la science.
Cette préoccupation est devenue obsédante avec les fabuleuses avancées des dernières décennies, qui bouleversent l'environnement dans lequel l'homme évolue, jusqu'à le menacer d'auto-destruction.
Max Planck (1858-1947) fait partie de ces esprits éclairés, aptes à appréhender avec la même sagacité les abstractions les plus complexes et les problèmes les plus triviaux du quotidien.
Il est l'un des pères de la théorie des quanta, et le découvreur de la fameuse constante h.
Cette dernière symbolise de manière vertigineuse deux problématiques essentielles : celle de l'harmonie du monde réglé avec une précision hallucinante, et celle des limites de son intelligibilité. On sait notamment depuis Planck qu'il est strictement et définitivement impossible d'appréhender précisément et simultanément deux grandeurs telles que la vitesse et la position de particules physiques.
Ces notions eurent probablement un impact sur les espoirs que nourrissaient certains de parvenir à la connaissance complète du monde sensible dans lequel nous vivons. Jointes au fameux théorème d'indécidabilité de Gödel, et au principe d'incertitude d'Heisenberg, elles inspirent une profonde humilité et rejoignent la résignation kantienne : l'Homme ne parviendra jamais à expliquer totalement ni maitriser l'univers qui l'entoure.
A quelque chose malheur est bon, c'est aussi une bonne nouvelle, car si certaines portes semblent se fermer à tout jamais, celle majestueuse de l'espérance reste elle, grande ouverte.

Au delà de la science pure, Max Planck fut également un philosophe inspiré. A travers son autobiographie scientifique et les écrits de la fin de sa vie, on mesure combien il était préoccupé au plan spirituel par toutes les problématiques impliquant la démarche scientifique, notamment : déterminisme et indéterminisme, libre arbitre, Dieu et religion.

Déterminisme et indéterminisme
C'est un paradoxe au moins apparent, que celui qui oppose en permanence le prévisible et l'indéterminé. 
Et qui débouche obligatoirement sur la notion fondamentale du libre arbitre humain. On voit de nos jours un nombre croissant de savants ayant une vision matérialiste qui leur fait nier tout ou partie de cette liberté intrinsèque. Voire parfois renoncer à l'idée même de conscience...
Pour Planck, la réponse doit être plus nuancée et relative, car elle dépend de l'angle sous lequel la problématique est abordée.
Par exemple, les comportements humains ont évidemment une bonne part de prévisibilité, et c'est heureux car sinon, comment imaginer des relations constructives ? "Dans nos rapports quotidiens avec autrui, nous présupposons toujours certains motifs. En d'autres termes, un déterminisme selon lequel les autres parlent et agissent, car autrement leur comportement serait inexplicable..."
Pourtant, si la plupart de nos choix sont contraints par des contingences externes, il n'en reste pas moins évident que chaque décision est prise en conscience. En résumé, "Nous pouvons par conséquent déclarer : observée du dehors, la volonté est causalement déterminée. Observée du dedans, elle est libre."
On trouve des analogies étonnantes entre les réalités physiques et celles de l'esprit :
Le déterminisme et l'indéterminisme ne sont pas des notions exclusives l'une de l'autre. À la manière de la nature étrangement double de la lumière, à la fois ondulatoire et corpusculaire … En somme, "La loi de causalité n'est ni vraie ni fausse. Elle est bien plutôt un principe heuristique, un guide..."

Faux problèmes, limites et relativité de la science
Partant du constat que la science à elle seule ne saurait tout expliquer, la position de Max Planck consiste à recommander d'éviter de mélanger les genres et d'exercer une vigilance permanente pour ne pas dépasser les limites du domaine d'application de la méthode scientifique.
Par exemple, on ne sait pas ce que c'est que le subconscient. Par conséquent tous les problèmes, posés en termes scientifiques, concernant le subconscient sont de faux problèmes.
D'une manière plus générale, nous ne pouvons pas plus apprécier directement nos processus mentaux du point de vue physiologique que nous ne pouvons examiner un processus physique du point de vue psychologique.

Le rapport du corps à l'esprit est un autre faux problème. Le physique et le mental ne sont en aucune manière différents l'un de l'autre. Ils sont exactement le même processus, mais vu de deux directions diamétralement opposées, comme les deux faces d'une même pièce de monnaie.
De toute façon, en matière de psychologie, comme en physique des particules, la simple interposition d'un dispositif de mesure et d'analyse est susceptible de perturber et de fausser le déroulement naturel des évènements. C'est un des plus élémentaires principes de la psychologie expérimentale, qu'une observation peut donner un résultat complètement différent si le sujet connaît ou seulement soupçonne qu'on est en train de l'observer.

Les seuls faits sur lesquels la science a prise, sont ceux qui peuvent être l'objet d'expérience : "Parmi tous les faits que nous connaissons et que nous pouvons relier entre eux, quel est celui qui ne pourrait prêter au plus léger doute ? Cette question n'admet qu'une seule réponse : Celui dont nous avons l'expérience par le moyen de notre propre corps."
Malheureusement nos capacités sont très insuffisantes pour percevoir toute la complexité du monde. Le développement de l'appareillage scientifique permet certes, d'appréhender des concepts que nos seuls sens innés ne sauraient palper. Mais la complexité croissante de ces outils se heurte tôt ou tard elle-même à des limites : "Un coup d'oeil à l'intérieur d'un laboratoire scientifique montre que les fonctions des ces sens ont été remplacées par une collection d'appareils extrêmement complexes, subtils et spécialisés, inventés pour manier les problèmes dont la formulation requiert l'aide de concepts abstraits, de symboles.../... au delà des possibilités de compréhension d'un profane." Bientôt au delà des limites humaines pourraient-on ajouter...
Il n'est que de voir la disproportion croissante entre la taille des particules et celle des accélérateurs supposés les mettre en évidence pour comprendre cette problématique.

Science et Religion
Si le périmètre de la connaissance humaine est par essence restreint, est-il permis d'imaginer des choses au delà ? Max Planck répond par l'affirmative : "La science physique exige qu'on admette l'existence d'un monde réel indépendant de nous, un monde que nous ne pouvons cependant jamais directement reconnaître, mais que nous pouvons saisir seulement au moyen de nos expériences sensorielles et des mesures que nous faisons par leur intermédiaire."
S'agit-il de Dieu, il n'est pas permis de l'affirmer, puisqu'on ne peut le définir . Toujours est-il que "Nous nous voyons nous-mêmes gouvernés à travers toute notre vie par une puissance plus haute, dont nous ne serons jamais en mesure de définir la nature à partir du point de vue de la science."

A défaut de Dieu, Max Planck pose les bases d'une conception raisonnée de la religion et des rapports de l'homme à ce qui le dépasse. Il commence par réduire certaines prétentions religieuses en particulier la propension à tabler sur les miracles : La foi dans le miracle doit notamment céder le terrain, pas à pas, devant la constante avance des forces de la science, et sa défaite totale n'est indubitablement qu'une affaire de temps.
Dans le même temps, l'athéisme lui semble porteur de nombreux dangers : "la victoire de l'athéisme détruira non seulement les plus précieux trésors de notre civilisation, mais ce qui est pire encore, annihilerait l'espoir même d'un avenir meilleur."
Aussi néfaste que l'athéisme, est à ses yeux le fanatisme de certains religieux, qui prétendent faire parler Dieu et réclament en son nom l'application de lois mortifères ou débilitantes : "rites et symboles ecclésiastiques sont indispensables aux églises : mais nous ne devons jamais oublier que le symbole le plus sacré est encore d'origine humaine.../... Si l'humanité avait eu à coeur de garder cette vérité dans tous les temps, elle se fut épargné une infinité de souffrances et de maux." En d'autres termes, comme pour Kant, c'est l'Homme lui-même qui est le principal responsable de ses malheurs.
Ce jusqu'au boutisme destructeur désole plus que tout le Philosophe : "Il n'existe certainement rien de plus affligeant que cet amer combat de deux adversaires dont chacun est pleinement convaincu de l'excellence de sa cause, autant que rempli d'un sincère enthousiasme pour elle.../... jusqu'au sacrifice de sa vie."

Pour autant, "Religion et science ne s'excluent pas l'une l'autre, comme beaucoup de nos contemporains le croient ou le craignent. Elles se suppléent et se conditionnent mutuellement l'une l'autre."

En définitive, alors qu'il est sur le point de franchir cette fameuse frontière entre la vie et la mort, Max Planck a comme une illumination, : "Religion et science mènent ensemble une bataille commune dans une incessante croisade, une croisade qui ne s'arrête jamais, contre le scepticisme et contre le dogmatisme, contre l'incroyance et contre la superstition, et le cri de ralliement pour cette croisade a toujours été et sera toujours : Jusqu'à Dieu... "

Et pour clore cette réflexion tout en résumant d'un mot la teneur, je ne peux m'empêcher de citer Goethe, tel que l'appelle Max Planck lui-même à la rescousse : "la félicité suprême du penseur, c'est de sonder le sondable et de vénérer en paix l'insondable".

01 septembre 2010

Kerouac, au bout du rouleau


Ça y est ! Le fameux rouleau est enfin publié. Plus de cinquante ans après la sortie d'une version édulcorée, celle-là même qui rendit célèbre Jack Kerouac (1922-1969), le tapuscrit original de 40 mètres de long, du mythique Sur La Route, est traduit tel quel en français, dans toute sa crudité, sa densité, et avec les noms réels des personnages.

Centre de gravité aveuglant de ces picaresques pérégrinations, véritable quasar de la Beat Generation, Dean Moriarty redevient pour de bon Neal Cassady. Il est assurément le gémeau infernal du poète, celui qui l'exalte, le fascine, souvent l'inspire, mais qui l'entraine hélas aussi sur la voie de la perdition. Par lui tout se noue et se dénoue, les amitiés, les disputes, et toujours plus fort, l'esprit d'aventure, la quête de l'insaisissable. Autour de lui papillonnent les femmes, jolies, aguichantes, qu'il aime avec une énergie peu commune, qu'il partage aussi en grand seigneur, mais qu'il abandonne souvent aussi vite qu'il les conquiert... Un rythme infernal. C'est peu dire que Cassady avait le sexe à fleur de peau. Comme le constatait Kerouac, "le fils de l'Arc en Ciel portait son tourment dans sa bite-martyre"...
Jack quant à lui ne vit, ne respire, ne pense quasi qu'en référence à cette âme damnée. S'il parvient parfois à échapper à cette attraction diabolique, c'est pour mieux y retomber dès que leurs deux itinéraires sont amenés à se croiser à nouveau.

Pour autant, cette odyssée en roue libre, si elle reste emblématique d'une époque, n'est pas à mon sens le chef d'oeuvre de Kerouac. Trop erratique, trop répétitive, à force de parcourir des miles en tous sens, sans but, sans vraie aspiration, d'Est en Ouest, du Nord au Sud, et retour. De ratages pathétiques en rendez-vous manqués, la "nuit américaine" ressemble à cet "orage miraculeux" dans le Missouri où "le firmament, n'était plus qu'un pandémonium électrique". Tout cela est magnifique et magnétique, mais vain...

Pour tout dire je préfère les récits plus intimistes, plus réfléchis, plus apaisés (à la recherche des origines dans Satori à Paris, élégie pour le frère trop tôt disparu dans Visions de Gérard, amours tragiques dans Tristessa, hymne au Pacifique dans Big Sur, exploration spirituelle dans The Dharma Bums...)

Le fait est que Sur la Route, souvent Kerouac avoue à demi mot, son spleen et sa frustration. A certains moments il a comme la prescience de l'inévitable échec de cette entreprise, et se sent alors "si seul, si triste, si fatigué, si tremblant, si brisé, si beat..."
Il y a toutefois des lendemains qui chantent et d'heureux hasards qui l'amènent parfois à côtoyer d'éphémères bonheurs.
Comme durant ces quelques semaines en Californie, auprès de Béatrice, jeune et adorable Mexicaine rencontrée au cours d'un voyage en car. Il crut un instant à l'amour fidèle, et presque à une vie rangée.
Dans ces moments, il observe le monde cosmopolite autour de lui et le beat devient euphorique : "Les trottoirs grouillaient d'individus les plus beat de tout le pays, avec, là haut, les étoiles indécises du sud de la Californie noyées par le halo brun de cet immense bivouac du désert qu'est L.A. Une odeur de shit, d'herbe, de marijuana se mêlait à celle des haricots rouges, du chili et de la bière. Le son puissant et indompté du bop s'échappait des bars à bière, métissant ses medleys à toute la country, tous les boogie-woogie de la nuit américaine.../... Des nègres délirants portant bouc et casquette de boppers, passaient en riant, et derrière eux, des hipsters chevelus et cassés, tout juste débarqués de la route 66 en provenance de New York, sans oublier les vieux rats du désert, sac au dos, à destination d'un banc public devant la Plazza, des pasteurs méthodistes aux manches fripées, avec le saint ermite de service, portant barbe et sandales. J'avais envie de faire leur connaissance à tous de parler à tout le monde..."

La force de cette littérature sans repère, est d'être fondée sur une sincérité absolue, et de révéler une spontanéité digne des meilleures envolées saxophoniques de Lester Young, de John Coltrane ou de Charlie Parker. Outre les trouvailles stylistiques, outre la puissance descriptive, ce long chant halluciné, jeté pêle-mêle, sans queue ni tête, et sans reprendre haleine, est imprégné d'une candeur touchante. Kerouac est un pur égaré. Il cherche quelque chose mais il ne sait pas quoi. Comment le trouver ?
Il a jeté tout son génie poétique dans ce capharnaüm de bouteilles, de mégots, de joints, de flacons de benzédrine, consommés, fumés, vidés avec frénésie pour se procurer l'ivresse et tenir la distance; il a mis toutes ses espérances dans cette cavalcade perpétuelle, dans ces bagnoles ivres, roulant vers nulle part à toutes blindes, traversant les villes à la vitesse de la lumière, courant après des amours folles, allumées comme l'amadou, mais bâclées, gâchées par trop de délire et de négligences. Et il a vécu avec dans les tripes, le beat déjanté, prodigieux, si réconfortant, mais si triste du jazz. Son beau regard embué a fini par se noyer dans un lent désespoir, un blues incurable.
L'épopée se termine au Mexique, où l'espace d'un instant, après avoir franchi le Rio Grande, c'est l'illusion de la paix trouvée, enfin : "Derrière nous le continent américain et tout ce que Neal et moi on avait appris de la vie, et de la vie sur la route. On l'avait enfin trouvé, le pays magique au bout de la route, et sa magie dépassait de loin toutes nos espérances..."
Mais, partis à la rencontre de William Burroughs, les Anges de la Désolation ne trouveront que l'alternance de jungles étouffantes, de déserts torrides, ponctués d'hostiles cactus candélabres, et d'insectes agressifs par milliers. L'amour rêvé, les célestes béatitudes, se termineront en piteuses orgies dans de misérables bordels à 3 pesos, assaisonnées de beuveries insensées, et Neal une fois de plus fera faux bond, en repartant sans raison du jour au lendemain vers le Nord...
En somme, si d'une phrase il fallait résumer ce périple sans fin, quoi de mieux que l'espoir lancinant de délivrance, si bien chanté par Bob Dylan, légataire inspiré de cette génération perdue :

I see my light come shining
From the West unto the East
Any day now, any day now
I shall be released...