10 octobre 2017

Lettre à Elise

Le 7 septembre dernier Elise Lucet a gratifié les téléspectateurs d’une de ces enquêtes qui ont fait sa marque : racoleuse, partisane et agressive. Pour tout dire, de fort mauvaise foi...
Elle s’en prenait aux nouvelles méthodes de gestion des hôpitaux publics en affublant son reportage d’un titre qui révélait sans nuance et sans ambiguïté la teneur de son propos : “Hôpital Public, la loi du marché”.
Il n’est pas trop difficile de résumer la thèse : à partir du constat que rien ne va plus dans les établissements de santé publics, il s’agit de déverser un feu roulant d’accusations, toutes dirigées contre “la  logique économique digne d’une entreprise privée qui s’est peu à peu mise en place dans les établissements.”
Or s'il est vrai qu’un malaise règne dans les hôpitaux, il n’est pas nouveau et ses causes sont bien loin d’être expliquées par le discours sectaire de la journaliste en mal de scandale.

Certes, il suffit de se rendre sur place pour ressentir une certaine morosité du personnel, voire comme le dit la voix off du reportage, de constater que “les infirmières les aides-soignants, les médecins sont souvent débordés, exténués.”
En revanche, s’il y a un problème assurément, c’est abuser que de conclure à propos du cas certes dramatique d’une infirmière, que “leur désespoir peut même les conduire au suicide.”
D’emblée le ton est pourtant donné. Tout ce qui sera montré par la suite relève de la caricature, voire de la désinformation.

Certes le système de gestion financière des établissements de santé a connu quelques mutations. De la facturation aux prix de journées qui était en vigueur jusqu’en 1983, on est passé au Budget Global jusqu’en 2003, puis à la Tarification à l’Activité en 2004 (on dit aussi T2A). Mais établir un lien direct de causalité entre celle-ci et le vécu difficile sur le terrain relève de l’extrapolation hasardeuse, à laquelle madame Lucet et son équipe n’hésite pas à se livrer, révélant ainsi ses arrière-pensées idéologiques bien plus que son prétendu souci de fournir des explications rationnelles.

On ne peut raisonnablement accuser la T2A d’avoir bouleversé si négativement le système, surtout si on la compare aux modalités qui l’ont précédée. On se souvient en effet des effets pervers induits par les antiques prix de journées qui ne distinguaient très grossièrement que deux ou trois types de prestations différentes et poussaient les gestionnaires à garder les lits occupés pour optimiser les recettes.
Le budget global quant à lui introduisit la rigidité et l'arbitraire, enfermant dans un carcan nombre d’établissements dynamiques, et distribuant à d'autres l'argent avec une prodigalité excessive.
On peut certes reprocher à la T2A d'avoir failli à son objectif principal qui était de simplifier les règles de facturation grâce à une évaluation forfaitaire du coût des séjours. On peut déplorer son caractère inflationniste puisqu'elle pousse à multiplier les prestations. On peut enfin juger absurde le fait qu'elle soit malgré tout contrainte par une enveloppe financière nationale inextensible, le fameux Objectif National de Dépenses de l'Assurance Maladie (ONDAM).
Mais en dépit de ses défauts, l’attribution des ressources financières en fonction de l’activité décrite à partir d’indicateurs médicalisés est sans doute la moins mauvaise façon de procéder, et la plus équitable.
Là n’est donc pas le problème. 

S'agissant de l’exigence, en matière de santé comme ailleurs, d’atteindre l’équilibre financier, elle n’est pas non plus quelque chose qu’on pourrait qualifier d’indécent. Il faut être un doux rêveur ou bien totalement irresponsable pour affirmer que la santé n’est pas une marchandise monnayable, et qu’elle ne doit pas être soumise à l’impératif de rentabilité.
Est-il donc si extravagant de se préoccuper de trouver les recettes financières qui permettront de rémunérer les personnels dévoués aux soins, qui ne peuvent se contenter pour vivre, d’un peu d’amour et d’eau fraîche ?
Lorsque, se réclamant du défunt économiste de gauche Bernard Maris, Patrick Pelloux préconise “d’effacer la dette de la Sécu, et tant pis pour les rentiers de la dette”, il ne fait que souligner l’imbécillité profonde de l’utopie bien-pensante qui n’a que faire de la réalité. Il s'inscrit également dans le raisonnement à sens unique dont est friande madame Lucet.
Hormis deux ou trois malheureux directeurs d’établissements, pris au dépourvu par les “enquêteurs” et sommés de s’expliquer sur les dérives du système de gestion de leurs établissements, tous les témoins sont à charge. Il n’y a qu’un son de cloche, et il ne fait que ressasser les vieilles antiennes anti-capitalistes et anti-libérales, cela va de soi.
Dès lors, le pseudo-débat s’enlise dans les poncifs de l’alter-économie à visage humain, généreux, solidaire, et tout le toutim classique des culs-bénis de la justice sociale. Leur rhétorique simpliste se borne à réclamer toujours “plus de moyens” à l’Etat, massacrant sur l’autel du Service Public, toutes les initiatives privées et naturellement les Laboratoires Pharmaceutiques, bêtes noires obligées.

L’argumentation se résume en règle à des slogans dans le plus pur style syndical. Par exemple on entend une personne s'exclamer : "Tandis qu'on humanise de plus en plus les robots, on nous transforme en robots."
Pourtant, par un paradoxe étonnant, c’est précisément la négation du coût des soins qui est sans doute une des causes principales de la déshumanisation des établissements de santé !
A force d’avoir laissé filer les déficits (plus de 100 milliards d’euros cumulés sur une quinzaine d’années pour l’Assurance Maladie), à force d’avoir laissé penser à la population que la santé était gratuite, on a contribué à fragiliser le système. Chacun estime depuis trop longtemps avoir le droit d’en profiter, sans avoir à le payer. 
Les gouvernants ont trop flatté  et depuis trop longtemps ces penchants, en proposant par exemple dernièrement la généralisation du fameux tiers payant, ou le remboursement intégral des lunettes et des soins dentaires.
Aujourd’hui l’endettement de l’Etat est devenu si massif qu’il impose des révisions déchirantes. Et si les plans d’économies semblent tellement douloureux, c’est qu’après tant de démagogie, les Pouvoirs Publics rechignent toujours à dire la vérité, et parce que bon nombre de médias préfèrent aux enquêtes réalistes, celles qui flattent les illusions ou nourrissent des indignations stériles.

Curieusement, c’est à ce moment délicat, où s'esquisse une tentative de redressement financier, que la confiance si indispensable au bon déroulement de soins se met à s’effriter.
Alors que la médicalisation a envahi progressivement la vie quotidienne au point que tout ou presque relève désormais de la médecine, tout dérape. Les exigences de moyens ont été remplacées par celles de résultats. On tolère de plus en plus difficilement  les aléas, ou simplement les limites et les incertitudes de la science. Un climat de défiance s’est installé entre les patients et leurs soignants et une dérive procédurière se répand, favorisé par l’écho médiatique surdimensionné donné à chaque incident, à chaque impondérable.
Encore plus surprenant, les rumeurs les plus infondées, et les charlataneries les plus stupides se répandent comme trainées de poudre. On reproche à la science de ne pas tout résoudre et on s'abandonne aux pires croyances. Quelle époque étrange !

Confronté à tous ces défis qu’il ne sait plus résoudre avec bon sens et pragmatisme, le système sécrète à un rythme effréné, des réformes et des normes tous azimuts.
Les hôpitaux et cliniques sont certes poussés à la productivité et à l'industrialisation des soins, et à l’instar de la grande distribution, ils sont soumis à la compression des coûts et des marges bénéficiaires.
Et tandis qu'on compte les sous, le monopole sans partage de la Sécurité Sociale masque sa faillite et ses insuffisances sous des flopées de règles, aussi complexes et changeantes que la météo, et se livre à des contrôles aussi tatillons qu'inefficaces.
Pour tenter de faire perdurer un modèle à bout de souffle, l’Etat grand maître-d’oeuvre, change sans cesse l’organisation hospitalière.
Après avoir durant des décennies cherché à la décloisonner et à la déconcentrer, il a entamé un vaste mouvement concentrationnaire qui n'ose dire son nom. Les Agences Régionales de Santé, qui constituent les bras armés de l’État, sont chargées de décliner sur le terrain cette politique aussi veule que calamiteuse. Face à ces mastodontes administratifs sans âme ni visage, les Directeurs d’établissements de soins ont perdu à peu près tout pouvoir et toute marge de manœuvre. Ils sont condamnés à mettre en œuvre une stratégie qui étouffe à bas bruit les petites structures noyées dans les normes ubuesques de fonctionnement et condamnées de facto à générer des déficits budgétaires incontrôlables. Pendant qu’elles meurent à petit feu, on pérennise le gigantisme des CHU et des mégalopoles.
A l’heure où l’on pourrait espérer tant de souplesse dans la couverture hospitalière, grâce aux télécommunications, on assiste à une désertification sans précédent. Et plus l’échec de la planification devient patent, plus on la renforce...
La qualité des soins pour laquelle on a créé spécialement l’emblématique “Haute Autorité en Santé”, passe désormais par des procédures arides qui quantifient tout et imposent que tout soit écrit et tracé en bonne et due forme, c'est à dire insipide et pasteurisée. Loin de faciliter la prise en charge des patients cet envahissant arsenal médico-légal s’avère surtout responsable d’une irrépressible inflation  bureaucratique.
Confrontés à cette furieuse soviétisation stakhanoviste, il n’est pas étonnant que les personnels, qualifiés par le volapük technocratique de simples “ressources humaines”, s’épuisent, et se découragent.
En bref, ce qui se passe est à peu près à l’inverse de la thèse soutenue par madame Lucet. Le système se meurt par manque de liberté, par manque de confiance et par l’écrasement systématique des initiatives locales par le marteau pilon de l'Administration Centrale. Tout le contraire en somme du libéralisme bien pensé, qui pourrait s’opposer à cette effrayante usine à gaz ressemblant toujours plus à la “machine à décerveler” de Père Ubu...

03 octobre 2017

Exquise pompe fiscale

Le sujet des impôts est un de ceux où l’imagination humaine peut fleurir indéfiniment.
En France, nous sommes incontestablement les champions grâce à une administration pléthorique et à des politiciens de profession, parfaitement aiguisés en la matière. Au surplus, le bain idéologique dans lequel nous pataugeons joyeusement, favorise la fermentation des dispositions les plus compliquées, les plus farfelues et les plus absurdes pour toujours mieux pomper le Contribuable.

L’impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) dont l’appellation même, révèle l’esprit qui règne dans notre pays, est ce qu’on pourrait appeler une perle dans le genre. Inventé par les Socialistes il y a une quarantaine d’années, il est devenu une institution autour de laquelle se brisent toutes les velléités réformatrices d’une législation décidément indémerdable.
Alors que tous les pays un peu sensés, qui s’y étaient aventurés en sont revenus, la France reste la seule à s’accrocher à cette lubie soi disant "redistributrice".
Soyons honnête, il y eut bien une tentative pour supprimer cette verrue fiscale, en 1986. A cette époque s’ouvrit timidement une fenêtre libérale lors de la première cohabitation de la cinquième république, sanctionnant l’échec de la politique socialiste de François Mitterrand. L’audacieux gouvernement de l’époque dirigé par Jacques Chirac et Edouard Balladur, osa supprimer l’ISF !
Cela ne lui porta pas chance puisque deux ans plus tard il perdait l’élection présidentielle, en partie paraît-il à cause de cette mesure, et François Mitterrand, réintégré dans la plénitude de ses fonctions, par un peuple plus incohérent que jamais,  s’empressa de rétablir cette ponction…

Aujourd’hui, tout le monde ou presque s’accorde à dire que cet impôt est un symbole, mais qu’en termes pratiques, il s’agit d’une pure ineptie. Il ne rapporte quasi rien de plus que ce qu’il coûte à collecter et à contrôler, et pousse les gens les plus fortunés à quitter le pays. Sept cent foyers échappent ainsi au Fisc chaque année...
Avec sa fiscalité de plus en plus contraignante, doublée d’une permissivité incontrôlée en matière d’immigration, la France peut se targuer d’exporter des riches tout en important des pauvres...

Pourtant, l’imagination des gouvernants semble sans limite pour donner l’impression qu’on allège la pression fiscale tout en l’augmentant. On se souvient du fameux "bouclier" proposé par Nicolas Sarkozy pour limiter l’inflation fiscale, mais qu’il ne put même pas pérenniser sur la durée de son mandat.
On se souvient de l’usine à gaz du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE) du calamiteux Hollande, supposé alléger un peu l’alourdissement massif des contributions qu’il avait commencé par mettre en œuvre dès le début de son quinquennat.

Après tant de volte-face, les contribuables les plus aisés sont désormais vaccinés. Ils ne croient plus aux promesses des gouvernements et préfèrent quand ils le peuvent, plier bagage à l’instar du chanteur Florent Pagny dont on a beaucoup médiatisé l’exil vers le Portugal.
La suppression de l’ISF voulue par Emmanuel Macron a peu de chances d’être plus efficace. D’abord elle n’est que partielle puisqu’elle n’exclut du champ du super-impôt que les revenus de la spéculation. L’ISF devient Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI) et réserve désormais ses foudres aux seuls gens qui s’échinent à vouloir encore posséder et entretenir un patrimoine immobilier...
A l’instar de ses prédécesseurs, le gouvernement actuel pense sans doute que la richesse peut être segmentée et qu’il peut amener les gens à faire ce qu’il souhaite, simplement en faisant varier les taux et l’assiette de ce qu’on appelle “prélèvements obligatoires”. Vaste plaisanterie...
Pire, à peine la mesure entérinée, les ministres délégués à l’économie (Messieurs Lemaire, et Darmanin) annoncent qu’ils s’apprêtent à augmenter la sur-taxation des signes ostentatoires de richesse tels que yachts, voitures de luxe, jets privés et autres chevaux de course ou objets d’art… Et voilà comment on donne d’une main ce qu’on reprend de l’autre !

Comme le juge non sans fatuité, Joël Giraud, rapporteur du budget : “Un yacht, c'est m'as-tu-vu, ce n'est pas productif pour l'économie…”(Le Figaro)
Là est le problème, le sens de l’impôt est tellement dévoyé qu’on ne s’intéresse plus à son utilité ni à son efficacité, mais uniquement à sa vertu et à son prétendu sens moral. Comment punir les riches d’êtres riches, voilà la préoccupation première.
Dans un pays où l’on continue à considérer tout allègement de la spoliation fiscale, comme “un cadeau”, il y a peu de chances qu’on puisse convaincre Florent Pagny et consorts à revenir de sitôt. Ils continueront donc de faire la fortune d’autres pays, et la France pourra toujours se lamenter sur le coût de l’évasion fiscale...

30 septembre 2017

L'Europe à la Sorbonne

Pour avoir plusieurs fois émis des réserves sur le programme et sur l’action du nouveau Président de la République, Emmanuel Macron, je me dois également de saluer les initiatives qui me semblent heureuses ou au moins prometteuses.
Il en est ainsi de son Discours tenu à la Sorbonne le 26 septembre dernier, sur le devenir de l’Europe.
Il s’en est fait le fervent défenseur, c’est un fait. Et en cela, il confirme l’engagement et les déclarations d’intentions qu’il avait martelés durant la campagne électorale.

Nombre de commentateurs ont relevé avec raison, qu’il fallait un certain courage et une vraie détermination pour brandir ainsi l’idéal européen, à l’heure où l’on entend surtout les contempteurs du système.
Lorsqu’il ne s’agit pas des souverainistes plus ou moins entichés du concept tiède d’Etat-Nation, ce sont les Nationalistes purs et durs, nostalgiques de la grandeur passée, ou bien les soi-disant Insoumis, et autres écolo alter-mondialistes, qui se targuent d’imposer au monde leur modèle, plus ou moins inspiré des dogmes insanes hérités de la révolution…

Emmanuel Macron revendique une Union forte et n’hésite pas pour tendre vers cet objectif à souhaiter une “Europe à plusieurs vitesses”. Il voudrait une assemblée élue sur un scrutin supra-national et il préconise une commission réduite à 15 membres, ce qui suppose, sauf à créer une nouvelle instance, d’éliminer pas mal de canards boiteux de celle en place...
Il accroche résolument notre pays à la locomotive allemande, quitte à flagorner madame Merckel qui selon lui, et malgré ses récents déboires électoraux, « ne sera ni le repli ni la timidité, mais l’audace et le sens de l’histoire... »
Il propose enfin de mutualiser nombre de fonctions. On trouve ainsi pêle-mêle, la création d’une force commune d’intervention, d’un parquet anti-terroriste, d’un budget de défense commun, d’une académie du renseignement, d’un office européen de l’asile, d’une police des frontières, d’un ministre des finances de la zone euro, d’une agence de l’innovation, et bien sûr en guise de cerise sur le gâteau, il demande la généralisation de la fameuse taxe sur les transactions financières, que la France est à ce jour, seule à avoir mise en place.

Que l’engagement européen de M. Macron soit réel et sincère, il n’y a pas en douter. Qu’il soit dicté par une ambition débordante, c’est probable. Qu’il soit pragmatique, c’est une autre histoire...
Car les propositions ressemblent pour l’heure assez furieusement à un catalogue de vœux pieux. Au surplus, la plupart d’entre elles n’apparaissent pas de première fraîcheur. On pourrait même dire qu’elles furent maintes fois entendues.

Les paroles sont exaltées : “nous sommes bousculés, l’audace est notre seule réponse...”, “il faut sortir l’Europe de la glaciation, la rendre au peuple...”, mais il y a loin de la coupe aux lèvres.
Car il faut tout d’abord convaincre les partenaires du projet, et ce n’est pas gagné, lorsqu’on pense aux réactions pour le moins mitigées de certains pays, dont la Pologne, aux propos quelque peu méprisants du président français à leur endroit.
Il y a également les doutes plus ou moins exprimés par l’Allemagne et d’autres nations quant à la capacité de notre pays à aller au delà des envolées lyriques, et à tenir ses engagements.
Nous sommes devenus le plus mauvais élève de la classe Europe, et le moins qu’on puisse dire est que nous ne sommes plus en position de faire la leçon à qui que ce soit
Enfin, pour les partisans résolus d’une Europe fédérale, dont je suis, M. Macron ne va pas assez loin. Il en fait d’ailleurs lui-même le constat : "Ce que je vous propose, ce n'est pas le fédéralisme..."
Est-ce la crainte de heurter l’Opinion Publique, est-ce le manque de conviction, toujours est-il qu’il y a donc une forte probabilité que le modèle reste encore longtemps bancale. Les fondations solides n’ont pas été posées à l’origine, il paraît très compliqué de changer les choses sans déconstruire tout ce qui est sujet à malfaçon.
Dans la situation où nous nous trouvons, avancer, c’est risquer une instabilité croissante, et revenir en arrière, c’est provoquer l’incompréhension des peuples.

Si on compare le modèle européen à d’autres plus anciens et éprouvés, force est de constater des différences fondamentales. Le modèle américain par exemple, s’est construit progressivement, de bas en haut, avec à chaque instant le souci de rester unis selon la belle devise E Pluribus Unum. Le nôtre a fait le chemin inverse et n’a jamais vraiment sacrifié les souverainetés nationales à l’Union.
Une chose est certaine, pour être convaincante, la France devrait en rabattre un peu de sa morgue et de sa prétention. Notre propre modèle national est hyper-centralisé, anti-libéral, et très bureaucratique; il n’inspire pas beaucoup de sympathie aux autres.

On peut donner quitus à M. Macron de ses belles idées et du courage qu’il a de tenter de remettre à l’honneur l’idée européenne, mais malgré son vibrant discours à la Sorbonne devant un parterre trié sur le volet, la Nation Européenne appelée par des visionnaires comme Immanuel Kant, Julien Benda ou Aristide Briand n’est malheureusement pas pour demain...

15 septembre 2017

Darwin à Bordeaux

Ça se passe sur la rive droite de la Garonne à Bordeaux. Ça s’appelle Darwin Eco-système et c’est une sorte de grand happening permanent, occupant le site de l’ancienne caserne Niel. On parle de friche militaire et le terme en forme d’oxymore définit assez bien le lieu.
Ce genre de bric-à-brac insolite donne à ces austères bâtiments, très partiellement rénovés, un look décadent, dans lequel une foultitude d’objets de récup en tous genres voisine avec fresques, tags et graffitis peints ou “bombés” à même les murs.
On entre dans ce microcosme hyper branché par une sorte de grande arche métallique tendue entre deux vénérables bâtiments. L’enseigne, c’est une accumulation de planches suspendues intitulée “Vortex”. Le soir, elles s’illuminent. Effet garanti.

Sitôt le porche franchi, on est accueilli par un immense dessin représentant un gorille patibulaire, cousin sans doute de King-Kong, portant une large banderole “Tous migrants.” Précisons qu’il s’agit du thème du dernier colloque, pardon Climax, qui vit défiler du 7 au 10 Septembre le gratin de la gent écolo-bobo-coco : José Bové, Audrey Pulvar en tête. Nicolas Hulot également prévu au programme, dut annuler son déplacement pour cause d’ouragan Irma. Le réchauffement climatique sévit déjà, il y a urgence…

C’est peu dire que le lieu se consacre à l’écologie. Ici, tout se mélange en fait : développement durable, célébration du bio, du végétarisme voire de la lubie végane, commerce équitable, entreprises responsables, décroissance économique, alter-mondialisme, récupération, recyclage, partage…
Né en 2010 de l’imagination de deux jeunes publicistes Philippe Barre et Jean-Marc Gancille, et concrétisé par l’acquisition de la caserne délabrée Niel par leur jeune société Evolution, ce concept occupe désormais 3 hectares, juste devant le Parc aux Angéliques.
Le coeur de l’éco-système ainsi créé, c’est le Magasin Général, véritable temple de la bouffe naturelle. A la fois supérette, café, réfectoire, on n’y trouve évidemment que des produits nobles. Le “manger local” et le “handmade” sont ici rois : des légumes issus de l’agriculture alternative aux insectes desséchés pour l’apéro, en passant par les bières artisanales, les vins biologiques et les fromages de la ferme...
On y mange en famille ou entre amis, assis sur de rustiques bancs de bois et accoudés à des tables en formica de la grande époque. il faut dire que l’esthétique post-industrielle qui règne ici s’appuie largement sur le style caisse-bobine-palette. Quelques canapés vieillots complètent cet ameublement très kitsch.

Dans ce complexe baroque, on trouve également une salle réservée aux conférences et à des concerts, un skatepark, des aires d’activités physiques diverses (yoga, polo-vélo...), des ateliers de bricolage, et quantité d’espaces destinés au co-working, à l’activité associative, ou hébergeant des micro-entreprises, et des start-up dont Darwin se veut une pépinière.

Devant un tel endroit des foules de questions viennent naturellement à l’esprit. Passé l’étonnement de la découverte, on hésite entre enthousiasme et circonspection. 
Certes les intentions des concepteurs sont excellentes. Face aux menaces que le progrès technique et l’industrialisation sont accusés de faire peser sur la planète, il s’agit selon Philippe Barre, de “réinventer la ville, d’occuper le terrain sans plus attendre les autorisations et les subventions”. L’état d’esprit est des plus sympathiques puisqu’il préconise “d’agir de manière joyeuse, déterminée, toujours en éveil, jamais dans le dogme”.
Quant à l’idée de partage qui fait vibrer les apôtres de cette nouvelle religion, elle s’impose tout simplement parce qu’on produit “plus de richesses par le collaboratif que par l’individualisme”.
Les résultats sont d'aiileurs déjà probants puisque selon le même Philippe Barre, interrogé par le journal Sud-Ouest en 2016, "un Darwinien émet cinq fois moins de gaz à effet de serre qu’un salarié tertiaire classique. 80% de nos déchets sont recyclés et toute notre électricité ne provient plus du nucléaire, mais d’Enercoop".

Il faudrait donc être grincheux pour être opposé a priori à une telle initiative. Ce n’est pas le cas du maire Alain Juppé qui soutient le projet depuis ses débuts. Il faut dire qu’il n'est pas totalement nouveau puisqu'il fut précédé par des réalisations similaires plutôt rassurantes aux Etats-Unis, notamment sur la côte ouest, ou bien en Europe dans les pays scandinaves ou en Allemagne.

Reste à savoir ce que deviendra ce modèle à moyen et long terme.
A lire et à entendre les slogans sur lesquels il s’appuie, on pourrait craindre une évolution sectaire, et un enfermement idéologique borné par des pseudo-certitudes, relevant parfois du fantasme voire de la névrose obsessionnelle.
A l’autre extrémité, une ghettoïsation et un pourrissement social pourrait être favorisé par l’absence durable de rentabilité. Le délabrement de certains espaces, le look post-moderne plutôt grunge, voire un tantinet trash, s’ils perdurent, pourraient faire le lit de telles dérives.
Ou bien ne sera-t-il pas tout simplement récupéré ou assimilé par le “mainstream”. Il subirait ainsi le sort de nombre de tentatives antérieures progressivement dévoyées par l’atténuation progressive de l’effet de mode, ou par l’embourgeoisement. La clientèle très bobo qui fréquente ce lieu témoigne déjà d’une certaine tendance...

Le mieux qu’on puisse souhaiter à cet éco-système évolutif, est de s’intégrer comme alternative originale dans l’offre commerciale et culturelle, pour conférer à l’univers urbain une forme d’humanisme moderne teinté de retour aux sources, sans se soustraire au progrès ni aux règles de bon sens, et sans pour autant renier totalement l’esprit originel.
A suivre...

12 septembre 2017

Le Parc aux Angéliques

En flânant à Bordeaux sur la rive droits de la Garonne, on fait des découvertes. D’abord celle toujours renouvelée du panorama magnifique qui s’étale sur l’autre berge et qu’on peut admirer après avoir traversé le fleuve via le majestueux Pont de Pierre.
Interdit aux voitures en raison de la réfection des fondations, il est toutefois praticable pour les trams, les bus, les vélos et les piétons. Mais les travaux sont sans doute un alibi, et il est hautement probable qu’il reste désormais ouvert à la circulation de tout, sauf les autos ! Il n’y a pas qu’à Paris que ces dernières sont en voie de bannissement…
Toujours est-il que devant la splendide esplanade qui se fraie un passage entre la place de la Bourse et le fameux miroir d’eau, les belles demeures des Chartrons déploient leurs nobles façades à perte de vue. Perspective époustouflante.

En suivant le fleuve, on se retrouve assez vite à la campagne. C’est en effet dans un parc qu’on arrive, dont la Municipalité termine l’aménagement, en peuplant la rive de plus de 45.000 espèces de végétaux. On cherche en vain l’angélique des estuaires (angelica heterocarpa), très rare à ce qu'il paraît, mais endémique ici, et qui donne son nom à cette étendue protégée. Mais la saison doit être passée…

Au hasard de cette flânerie, je découvre au sein d’une étendue herbeuse un improbable buste de Toussaint-Louverture ! Cet intrépide esclave affranchi naquit en Haïti en 1743, lorsque l'île était une colonie française (sous le nom de Saint-Domingue). Devenu général à la faveur de la Révolution, il crut pouvoir donner l’indépendance à sa terre natale, mais fut empêché sans ménagement par Bonaparte qui le fit ramener prisonnier en France, où il mourut peu après, en 1803. Ce buste fut offert par la République d’Haïti à la ville de Bordeaux en 2005.

Un peu plus loin, au bord du fleuve, une plaque attire mon attention. Elle porte une citation en forme de poésie :
Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte ;
Le dernier de vous tous est parti sur la mer.
Le couchant emporta tant de voiles ouvertes
Que ce port et mon cœur sont à jamais déserts.

La mer vous a rendus à votre destinée,
Au-delà du rivage où s’arrêtent nos pas.
Nous ne pouvions garder vos âmes enchaînées ;
Il vous faut des lointains que je ne connais pas.

Je suis de ceux dont les désirs sont sur la terre.
Le souffle qui vous grise emplit mon cœur d’effroi,
Mais votre appel, au fond des soirs, me désespère,
Car j’ai de grands départs inassouvis en moi.

Je comprends qu’il s’agit d’un écrit  de quelqu’un qui “fut contraint de renoncer à devenir officier de marine”, mais qui “ne renia jamais ses rêves.”
Le mystère s’épaissit lorsque quelques centaines de mètres plus loin, une autre plaque évoque un écrivain de “la génération perdue”, foudroyée par la première guerre mondiale. Je songe à l’auteur du Grand Meaulnes, Alain-Fournier, mais je ne le savais pas poète.
En définitive, j’avais fait le parcours inverse de ce qui était prévu, et c’est une troisième et dernière stèle qui m’apprend qu’il s’agit de Jean de la Ville de Mirmont, qui fut en fait l’exact contemporain d’Alain-Fournier (1886-1914) lui aussi fauché en plein devenir.
Natif de Bordeaux, Mirmont ne laissa, lorsqu’il mourut à l’âge de 27 ans, qu’un petit roman : “Les Dimanches de Jean Dézert”, quelques contes, et un vaste poème incantatoire : “l’Horizon Chimérique”. Ce dernier fut sauvé de l’oubli par Gabriel Fauré qui, touché par la beauté des vers, le mit en musique...

Hélas, si la chanson est poignante, elle est aussi l’expression tragique d’une destinée fracassée :
Je suis né dans un port et depuis mon enfance
J’ai vu passer par là des pays bien divers.
Attentif à la brise et toujours en partance,
Mon cœur n’a jamais pris le chemin de la mer…

08 septembre 2017

De la Liberté de Penser dans un Etat Libre

La lecture d’un ouvrage philosophique est souvent un pensum auquel on rechigne à s’atteler, lorsqu’on n’y est pas contraint. Son seul volume est rebutant, quant au style quelque peu hermétique, il décourage mainte bonne volonté.
En définitive, pour aborder de tels monuments, on se limite souvent à ce que les exégètes en disent, ce qui n’est pas forcément plus aisé et qui fait courir le risque de se fier à des interprétations biaisées, surtout lorsque l’oeuvre originale est écrite dans une langue étrangère.

Une autre méthode consiste à limiter son incursion à un extrait du discours.
C’est l’option que proposent les éditions de l’Herne* s’agissant du Tractatus Theologico-politicus de Baruch Spinoza (1632-1677), somme particulièrement austère, mais fondamentale pour celui ou celle qui cherche à découvrir le philosophe néerlandais.

L’approche consiste en l’occurrence à rendre plus accessible la réflexion de ce dernier sur “La liberté de penser dans un état libre”.
Non seulement la lecture de l’opuscule (75 pages) s’avère aisée, mais elle révèle une pensée d’une actualité étonnante, s’inscrivant par anticipation dans le siècle des Lumières tel qu’il fut magnifié par Kant dans son petit traité “Was ist Aufklärung ?

On peut y voir en effet avant tout un vibrant appel à la raison et à la nécessité de penser par soi-même, au détriment des croyances non fondées, des superstitions et des idéologies qui ont pour effet de neutraliser l’esprit critique.
Spinoza entame son propos par le constat que “tous les hommes sont naturellement sujets à la superstition”, et cela d’autant plus qu’ils rencontrent dans leur vie des infortunes ou des malheurs. De cela il excipe que “S’ils étaient capables de gouverner toute conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur âme serait libre de toute superstition.”
Point de fatalité donc, pour le Philosophe, mais la nécessité de lutter contre cette tendance naturelle, et de se méfier de ceux qui cherchent à l’exploiter à leur bénéfice, notamment certains Gouvernants pour lesquels, selon Quinte-Lurce, “Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude.”

S’agissant de la religion, force est de conclure qu’elle prête le flanc aux mêmes réserves, tant l’idée de Dieu apparaît souvent galvaudée par ceux-là mêmes qui prétendent parler en son nom. Le philosophe déplore ainsi que “La piété, la religion sont devenues un amas d’absurdes mystères et ceux qui méprisent le plus la raison sont justement chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine...”

Face aux maîtres-penseurs et aux faux prophètes, il ne faut jamais perdre de vue que “Personne ne peut faire l’abandon de ses droits naturels et de la faculté qui est en lui de raisonner librement des choses; personne n’y peut être contraint.”
En somme, “Si un Etat peut s’octroyer le droit de gouverner avec la plus excessive violence, et d’envoyer pour les causes les plus légères les citoyens à la mort, tout le monde niera qu’un gouvernement qui prend conseil de la saine raison puisse accomplir de tels actes.”

Quant à l’autorité spirituelle de l’église, dit Spinoza, “Je suis arrivé à la conclusion que l’Ecriture laisse la raison absolument libre, qu’elle n’a rien de commun avec la philosophie, et que l’une et l’autre doivent se soutenir par les moyens qui leur sont propres.” Ainsi, lorsque la religion nie les faits et leur réalité, comme elle le fit par exemple avec les révélations scientifiques de Copernic, elle fait preuve d’une double hérésie : contre Dieu et contre la raison.

Nonobstant ses critiques, Spinoza manifeste un esprit de modération et convient que “s’il est impossible d’enlever aux citoyens toute liberté de parole, il y aurait un danger extrême à leur laisser cette liberté entière et sans réserve.”
L’important selon lui pour un Etat digne de ce nom, est de préserver la liberté de penser et d’expression pour peu qu’elles ne rentrent pas en opposition avec le pacte social au nom duquel chacun “a résigné librement et volontairement le droit d’agir”, mais non “celui de raisonner et de juger”.
Avec un état d’esprit proche de celui de Montaigne ou de Montesquieu, Spinoza recommande à l’Etat d’être économe en législations, car “vouloir tout soumettre à l’action des lois, c’est irriter le vice plutôt que de le corriger.” Un peu plus loin, il précise sa pensée en affirmant que “les lois qui concernent les opinions s’adressent non pas à des coupables mais à des hommes libres; qu’au lieu de punir et de réprimer les méchants, elles ne font qu’irriter d’honnêtes gens. On ne saurait donc prendre leur défense sans mettre en danger de ruine l’Etat…”
Veiller à laisser suffisamment de liberté aux citoyens s’apparente donc à une démarche purement pragmatique, car “à trop contraindre les citoyens, l’Etat fera qu’ils finiront par penser d’une façon, parler d’une autre que par conséquent la bonne foi, vertu si nécessaire à l’Etat, se corrompra, que l’adulation, si détestable, et la perfidie seront en honneur, entraînant la fraude avec elles et par suite la décadence de toutes les bonnes et saines habitudes.”


Ce texte empreint de modération et de bon sens fut pourtant considéré comme quasi insurrectionnel voire hérétique au plan religieux. Alors que les propos de Spinoza ne faisaient que révéler une vision panthéiste, Lambert de Velthuysen qui était pourtant un ami et un admirateur y vit “un encouragement à l’athéisme au motif que les prophètes étaient faillibles, que leur mission n’est pas d’enseigner une quelconque vérité mais de répandre  le culte de la vertu…”. Dans sa lettre à Jacob Osten qui figure à la fin du texte publié par l’Herne, il pointa l’opinion selon laquelle “les miracles sont soumis aux lois communes, n’admettant  donc en Dieu d’autre puissance que celle qui se manifeste régulièrement par les lois de la nature”. Il rapporta non sans réprobation la prétendue “doctrine du fatum et de la nécessité naturelle des choses” ainsi que l’opinion attribuée à Spinoza selon laquelle “Dieu serait indifférent aux opinions religieuses auxquelles adhèrent les hommes.”
En fin de compte selon Lambert de Velthuysen, “par une crainte excessive de la superstition, Spinoza s’est dépouillé de toute religion…”
Pour toutes ces raisons, et en dépit des précautions prises par le Philosophe qui publia son traité sous un pseudonyme, il fut purement et simplement interdit en 1675 dans la République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas...

* Spinoza. De la liberté de penser dans un Etat libre. L'Herne, Paris 2007-2017