14 octobre 2006

La leçon de ce siècle


Karl Popper (1902-1994) est un des grands penseurs libres du XXè siècle. Si ses ouvrages épistémologiques sont d'un accès ardu (La logique de la découverte scientifique, Conjectures et réfutations), sa pensée s'exprime souvent de manière très abordable. La société ouverte et ses ennemis constitue par exemple une référence incontournable pour tous les amis de la liberté.
Je choisis aujourd'hui d'évoquer un petit ouvrage, écrit à la fin de sa vie, intitulé « la leçon de ce siècle » (Anatolia 1993). Il y livre des réflexions simples et vivifiantes, sur une période sombre de l'histoire du monde, mais riche également d'espoirs pour l'avenir, et il évoque les grands problèmes auxquels l'humanité a été et sera probablement encore confrontée.
Perversité du totalitarisme
A ce propos, Popper rappelle le parcours édifiant de Sakharov. On connaît bien ce savant, père de la bombe atomique soviétique qui combattit courageusement les soviets vers la fin de sa vie. Avant de devenir le paria du régime, Sakharov le servit pourtant docilement, même sachant le caractère potentiellement destructeur de ses travaux. Il fut en effet un communiste fervent, convaincu qu'il fallait par tous les moyens détruire le capitalisme. Selon Popper, « doué d'une grande intelligence, il aurait pu voir que le système politique soviétique faisait de ce pays un endroit terrible », mais même en relatant ses souvenirs, jamais il ne dit « J'étais un travailleur qui obéissait à des ordres ». Alors qu'il ne pouvait ignorer que les expérimentations qu'on lui demandait de superviser feraient des victimes, il employait pour répondre à Khrouctchev les mêmes mots que tous les criminels de guerre allemands : « je ferai mon devoir »...
Misère des idéologies
Popper condamne le nationalisme notamment germanique dont il voit les origines dans les doctrines hégéliennes : « tous les problèmes soulevés par les nationalismes doivent être considérés comme dangereux »
Il analyse non moins sévèrement le marxisme et sa vision négative du monde : « Le marxisme a été une erreur pratiquement dès le début, parce que dès le début, l'idée marxienne consistait à chercher l'ennemi et non les amis qui peuvent aider à apporter une solution aux problèmes de l'humanité. »
Il se pose comme contempteur impitoyable de l'historicisme, qui « voit l'histoire comme un cours d'eau, comme un fleuve qui coule, et qui se croit capable de prévoir où passera l'eau. », « qui imagine pouvoir prédire l'avenir. »
Il s'insurge enfin contre l'état d'esprit répandu qui consiste dans nos pays à « gémir et pester contre le monde prétendument exécrable dans lequel nous sommes condamnés à vivre. »
Limites de la démocratie
« La démocratie en soi n'a rien de particulièrement bon, tout ce qu'il y a de bien vient d'ailleurs. »
« Il n'y a pas dans la démocratie de principe en vertu duquel la majorité a raison, parce que la majorité peut commettre d'énormes erreurs. »
« La liberté absolue est une absurdité. »
« Nous avons besoin de liberté pour empêcher l’Etat d’abuser de son pouvoir et nous avons besoin de l’Etat pour empêcher l’abus de liberté ».
Responsabilité des citoyens
Popper nous demande prendre conscience de notre chance et de comprendre que nos conditions de vie actuelles n'ont rien d'immanent : « Nos démocraties occidentales – et surtout les Etats-Unis, la plus ancienne des démocraties occidentales – sont une réussite sans précédent; cette réussite est le fruit de beaucoup de travail, de beaucoup de d'efforts, de beaucoup de bonne volonté et avant tout de beaucoup d'idées créatrices dans des domaines variés. Le résultat, c'est qu'un plus grand nombre d'hommes heureux vivent une vie plus libre, plus belle, et plus longue que jamais auparavant. »
C'est pour Popper un devoir de veiller à entretenir ce jardin fragile. Il accuse les médias de galvauder la liberté d'expression et de banaliser la violence : « La télévision a véritablement tourné à l'horreur alors qu'elle aurait pu être une bénédiction. »
« Il est immoral de diffuser des mensonges même lorsqu'on a le droit de le faire. »
Le philosophe d'origine autrichienne n'occulte pas pour autant les délicats problèmes liés aux droits des minorités et à l'influence de la religion : « Avant toute chose, il faut dire que les minorités doivent être protégées »
« Le libéralisme peut se passer des religions, mais il doit de toute évidence, coopérer avec toutes, à condition qu'elle ne soient pas intégristes »
Clairvoyance et optimisme
Ceux qui sont coutumiers de la pensée poppérienne savent qu'une des idées qu'il chérissait le plus était que « L'avenir est très ouvert, et qu'il dépend de nous, de nous tous. »
Cet optimisme s'oppose en tous points à la vision sombre et manichéenne du socialisme d'inspiration marxiste : « Selon la réinterprétation marxiste de l'histoire, l'objectif de chacun est de gagner de l'argent, d'acquérir des biens matériels, des armes, du pouvoir. Cette vision de l'histoire, aujourd'hui privée de l'espoir dans la fin dernière d'une société bonne, ne nous laisse en héritage rien d'autre qu'un égoïsme désespéré dans la représentation des choses humaines, et l'idée que les choses ont toujours été ainsi et le resteront toujours. »
Popper fait évidemment la part belle à la démocratie américaine, mais il mesure également l'apport fondamental d'un homme d'état comme Gorbatchev qui annonça : « Je veux faire du peuple d'Union Soviétique un peuple normal .»
Qu'il soit permis de terminer cet aperçu par une vibrante citation : « La vérité est que nous autres, en Occident, nous vivons dans le meilleur des mondes qui aient jamais existé. Nous ne pouvons permettre que cette vérité soit tue. »

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