04 février 2007

Le nouvel inconscient


Lorsqu'on tente d'analyser le fonctionnement du cerveau humain, on ne peut éviter d'évoquer la dualité opposant le champ de la conscience à celui de l'inconscient. On ne peut échapper non plus à la problématique complexe des relations entre l'esprit et le corps. Enfin, naturellement surgit tôt ou tard la question fondamentale de l'existence de l'âme.
Autrefois c'étaient les philosophes, les romanciers, les dramaturges, qui se penchaient sur ces questions ardues. Aujourd'hui ce sont plutôt les savants, neurologues ou neurobiologistes.
La première étape de leur réflexion part habituellement de constats cliniques ou paracliniques faits sur des sujets atteints de diverses altérations du fonctionnement cérébral. Les dissections et l'anatomie post-mortem furent une des premières méthodes pour corréler les symptômes aux lésions. Les progrès techniques importants en imagerie fonctionnelle, notamment par résonance magnétique nucléaire (IRM) permettent désormais, à la manière d'une moderne phrénologie, de faire des relevés topographiques précis in vivo et d'en déduire par voie de conséquence le rôle supposé de telle ou telle aire de l'encéphale dans certains processus psychiques.
Pour autant, si tant est qu'elle soit un jour accessible à la préhension, les scientifiques paraissent encore loin de percevoir l'âme au bout de leur scalpel électronique...
Cela ne les empêche pas de faire des hypothèses, tel Lionel Naccache qui vient de publier un ouvrage dans lequel il met l'inconscient sur le gril des techniques modernes tout en tentant un parallèle avec les supputations de la psychanalyse freudienne.
La première partie de l'ouvrage est consacrée aux observations relatives à diverses dysfonctions du cerveau (pour un ordinateur on parlerait de bugs...).
On y découvre par exemple le phénomène de vision invisible (blindsight) ressenti par des personnes victimes de lésions portant sur les aire visuelles occipitales chargées de décrypter les images en provenance de la rétine. Bien que cette dernière ne présente aucun défaut, ces malades se comportent à première vue si l'on peut dire, comme des aveugles pour la partie du champ visuel représentée par l'aire endommagée. Pourtant, bien qu'affirmant ne rien voir, ils sont capables d'indiquer précisément l'endroit où se situe la source inscrivant un point lumineux dans cette partie de leur champ visuel. Le neurologue attribue cette précision « inconsciente » au fait qu'il existe, outre les deux nerfs optiques, des voies nerveuses accessoires reliant l'oeil à une petite structure cérébrale appelée colliculus supérieur. Sans donner la sensation de voir, ces nerfs seraient la preuve qu'existe une sorte de perception inconsciente.
Autre pathologie étonnante, la lésion du corps calleux, qui assure la liaison entre les deux hémisphères (split-brain). Elle conduit à percevoir des choses sans faire un lien entre elles et la réalité objective. Ainsi un malade voit sa main gauche mais se révèle incapable de préciser qu'il s'agit de la sienne. Pus fort, il nie même. Seul dans une pièce, il voit bien deux mains mais n'en revendique qu'une ! Il peut même inventer une foule d'explications plus ou moins farfelues, mais qui excluent constamment que cette main soit la sienne, comme si son schéma corporel était réduit à une seule moitié.
On peut rapprocher de ce curieux symptôme, les affabulations caractérisant l'encéphalopathie de Korsakov. Le sujet oublie à mesure les événements qui peuplent sa vie mais les remplace, inconsciemment par des faits inventés, comme s'il cherchait à donner un semblant de cohérence à ses propos.
Un cas non moins étrange est celui de l'agnosie visuelle aperceptive causée par une altération temporo-occipitale : le sujet atteint voit un objet, mais est dans l'impossibilité de le nommer ou d'en définir l'usage, bien qu'il puisse le reconnaître et s'en servir dès qu'il l'a en main, ce qui prouve que son intellect est toujours en mesure de savoir de quoi il s'agit (une cafetière par exemple).
Ces exemples tirés de contextes pathologiques montrent à l'évidence l'importance des processus inconscients dans l'activité psychique.
Ils démontrent également que même avec des organes sensoriels intacts, et une capacité de raisonnement logique conservée, un individu peut en toute conscience émettre des affirmations totalement fausses. Hors du contexte pathologique, un certain nombre d'illusions visuelles sont susceptibles de conduire à un résultat équivalent.
Personne ne doute de l'existence de l'inconscient. Il gouverne un certain nombre de processus sous commande nerveuse : le coeur qui bat, les intestins qui digèrent, les poumons qui respirent. Avec une particularité intéressante pour ces derniers. La plupart du temps, on ne se soucie guère de savoir si l'on respire ou non. Pourtant, il n'est rien de plus facile que d'agir consciemment sur sa respiration (sans pouvoir l'arrêter totalement toutefois).
On peut déduire des observations sus-décrites que dans l'univers psychique, l'inconscient joue à l'évidence un rôle majeur dans la gestion des souvenirs, autrement dit de ce tout qui fait l'expérience. Il sert non seulement à se repérer dans l'espace-temps mais également à alimenter l'imagination.
Manifestement, certaines lésions cérébrales dégradent ce subtil mécanisme :
-Soit en inhibant certains processus inconscients (lésion du corps calleux)
-Soit en les faisant remonter au contraire au niveau de la conscience où ils viennent prendre la place des souvenirs (Korsakoff)
Tout se passe en quelque sorte, comme si l'inconscient agissait à la manière d'un programme s'exécutant en tâche de fond, en étroite coopération avec la conscience.
L'originalité de la thèse de Lionel Naccache est de confronter l'inconscient cognitif, tel qu'il est dévoilé (en toute petite partie) par l'approche neuroscientifique, à celui de « refoulement », imaginé par Sigmund Freud.
Son propos paraît toutefois ambigu car s'il avoue une admiration sans mesure pour le psychanalyste viennois, il réfute pourtant totalement ses thèses.
Pour Naccache, Freud est un découvreur : « La thèse que je défends dans cet essai peut être illustrée par la métaphore suivante : Freud peut être envisagé comme le Christophe Colomb de notre univers mental. » et plus loin : « Nous reconnaissons dans « l'inconscient » de Freud une immense découverte psychologique qui a révolutionné la connaissance que nous avons de nous-mêmes ».
Mais à l'instar de Colomb, Freud s'est semble-t-il tout simplement trompé de cible : « Dans sa description de l'inconscient, Freud n'hésite pas à attribuer à l'inconscient un jeu d'attributs qui nous semblent être le propre de la conscience : mode de pensée stratégique, durée de vie des représentations mentales inconscientes libérée des contingences de l'évanescence temporelle, caractère intentionnel et spontané. »
Autrement dit ce que Freud a exploré ce ne serait ni plus ni moins que la conscience...
Surprenant, car dans le même temps, Lionel Naccache s'avoue séduit par l'approche psychanalytique de l'esprit humain, quasi darwinienne ou copernicienne. Comme la Terre n'est qu'une petite planète tournant autour d'une petite étoile perdue dans l'univers, comme l'homme n'est qu'une étape d'un processus évolutif riche de plusieurs milliards d'années, notre vie consciente loin résumer notre vie mentale, ne constituerait « que la pointe visible de l'iceberg ou dont la partie cachée correspond aux nombreuses cogitations inconscientes. »
Cette appréciation fondée sur des analogies hasardeuses est pour le moins inattendue sous la plume de quelqu'un qui résume l'apport de Freud à une « posture consciente interprétative » et qui enfonce le clou en suggérant que le contenu de ces interprétations « paraît erroné »...
Où donc est l'iceberg puisque selon Naccache, l'inconscient de Freud ce n'est rien d'autre que la conscience ? Où donc se situe la découverte puisque les interprétations sont des illusions : « les contenus de ces interprétations et leurs fondements théoriques ne renvoient pour moi à aucune réalité objective tangible», « la vie psychique envisagée depuis ce lieu intime qu'est notre fonctionnement conscient est une construction fictive » ?
Où donc enfin se situe l'apport scientifique, si l'on admet qu'«une croyance n'est pas un fait de science échangeable et modifiable au gré de notre raison » ?
En définitive, en dépit de certaines précautions oratoires, cette réflexion ressemble fort à un réquisitoire alambiqué mais terrible contre l'approche psychanalytique des phénomènes psychiques. Réquisitoire dépassant d'ailleurs largement la personne de Freud pour englober l'ensemble du dispositif : « la cacophonie théorique, le fonctionnement éclaté de sociétés psychanalytiques, notamment en France, dessine très souvent le tableau désolant ou amusant de guerres de chapelles. »
Le sous-titre du livre semble donc plutôt mal choisi. Puisque Freud est en somme un « maître de fictions », une sorte de bonimenteur inspiré de l'âme humaine, Lionel Naccache qui juge opportun de terminer son propos scientifique par un « éloge de la fiction », aurait peut-être du reprendre en exergue, sa conclusion : « Freud, un romancier de génie égaré dans l'univers de la neurologie et des neurosciences »...

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