06 décembre 2007

Ivresses



Je m'interroge souvent sur l'attitude que doit adopter la Société vis à vis de l'usage de ce qu'on appelle communément les « drogues ».
Etant libéral par nature, j'imagine qu'il est sot et vain d'interdire à des gens responsables des expériences dans ce domaine. Nombre de personnes éminentes et respectables ont essayé les paradis artificiels sans causer de tort à personne, et n'ont pas craint de relater publiquement leurs impressions : Ernst Jünger, Aldous Huxley, Charles Baudelaire, Thomas De Quincey, Edgar Poe, Henri Michaux, Pierre Loti, Jean Cocteau, Claude Farrère...
Les drogues, mystérieuses, envoûtantes constituent souvent de merveilleux médicaments. Elles permettent de lutter contre la douleur, et donnent l'apaisement à ceux qui souffrent désespérément. Et si on les considère comme une source de sérénité pour l'esprit, ou comme un moyen d'élargir la fameuse porte des perceptions, il n'y a pas lieu de les rejeter comme choses maléfiques, définitivement proscrites ni même d'en faire un tabou.
La vie est courte et les occasions de s'élever sont si rares qu'il semble bien légitime d'essayer les provoquer. « Rarely, rarely comest thou spirit of delight », se lamentait Shelley...
Les drogues à mon sens s'apprécient un peu comme les parfums des fleurs. D'ailleurs elles leur sont souvent liées. Elles doivent sublimer la réalité, jamais l'occulter. Ce qui est fascinant, c'est l'idée de se doter de nouveaux pouvoirs sensoriels et spirituels, tout en gardant une pleine conscience de son existence. De s'affranchir de certaines pesanteurs liées à la matière et à la médiocrité du quotidien.
Car entre autres vertus, l'ivresse possède souvent la caractéristique de transcender la durée. Jünger* l'affirmait : « dans l'opium vous disposez d'un temps inouï, une nuit peut durer mille ans. L'homme qui possède du temps est un homme libre ». L'opium pourrait donc constituer une sorte d'épanouissement...
Mais sitôt dit cela, il faut bien convenir que deux périls gigantesques menacent celui qui tente d'ouvrir la Porte : perdre le sens du réel, et s'abîmer dans l'accoutumance. Dans les deux cas, c'est la descente aux enfers qui attend l'imprudent voyageur. Et le retour est quasi impossible. On sort rarement indemne d'une telle déchéance et les exemples de ce genre de malédiction pullulent hélas.
L'approche des drogues ne peut donc se concevoir que dans une perspective où à chaque instant, on veille à rester maître de soi-même. Il faut rejeter catégoriquement toute ivresse qui ferait perdre l'esprit. Qu'y a-t-il d'ailleurs à espérer n'être plus soi-même ?
Pour ces raisons, personnellement, je n'apprécie que très modérément les effets de l'alcool. Le spectacle de gens perdant totalement la raison, se livrant à des actes ridicules, grotesques ou délictueux, et ne se souvenant plus le lendemain de leurs frasques, m'effraie.
L'alcool ne procure au mieux qu'une éphémère levée des inhibitions. Au surplus, l'euphorie est rapidement suivie dans mon cas par une sorte de capharnaüm intérieur : une griserie anarchique, désordonnée, qui s'empare à la fois du corps et de la pensée, qui cède peu à peu la place à une sorte de barre lourde, qui broie lentement la tête, provoque la nausée et fait tanguer le monde comme lors d'un mauvais voyage sur une mer agitée, froide et grise. Au bout du compte, mon crâne éclate et je ressors vidé, un peu honteux et insatisfait.
Pour tout dire, mon expérience des drogues est limitée : à part quelques inhalations d'éther, de Nitrite d'Amyle, elle est faite essentiellement de Zamal. Ce dernier n'est rien d'autre que la Marijuana qu'on appelle ainsi dans l'île de la Réunion où elle pousse aussi facilement que du chiendent. Pendant les quelques mois que dura mon Service National, il y a 25 ans, j'avoue m'être adonné assez régulièrement à ce plaisir illégal. Comme quoi l'armée mène à tout !
L'expérience ne combla pas vraiment mes espérances. En dépit de sensations très agréables, d'une douce euphorie, et de séances hilarantes, je ne fus pas touché par la grâce qui m'eut permis d'écrire des poèmes ou de réaliser des dessins inspirés.
Ce n'est pas qu'on n'éprouve aucune idée, mais hélas tandis qu'on est sous l'emprise de la substance, plus rien ne paraît important hormis l'extase, et surtout pas l'effort surhumain qu'il faudrait faire pour s'asseoir à une table et tenter de coucher sur le papier tout ce qui passe par l'esprit. De toute manière, il est clair que la drogue, qui illumine le champ du réel, ne procure en aucune manière le génie...
Tant que j'étais au milieu de l'Océan Indien, j'aurais volontiers succombé aux délices de l'opium. Autrefois la Réunion et l'île Maurice, qui comptent dans leurs populations beaucoup de personnes d'origine chinoise, recelaient de nombreuses fumeries plus ou moins clandestines. Aujourd'hui elles semblent avoir disparu.
N'ayant pas ressenti personnellement les effets du pavot, je prends la liberté de relater ici les impressions de mon grand père maternel qui fut officier en Chine au début du XXè siècle, telles qu'il les décrivit dans ses souvenirs. Sa carrière militaire répondait avant tout à un besoin d'aventure. Il n'est donc pas étonnant que sa curiosité l'ait poussé à tenter l'expérience. Je ne l'ai hélas pas connu, mais je sais qu'il n'avait rien d'un mystificateur et qu'il était d'une grande droiture. Son témoignage m'a ému car il m'a démontré qu'avec de la volonté et une bonne connaissance de soi-même, on pouvait aisément franchir les limites des convenances.



« J’ai quelquefois fumé l’opium, en Chine, en Cochinchine et même à Madagascar. Et malgré tout le mal que disent des fumeurs les gens qui ne les connaissent pas, je déclare que je ne m’en repens pas. Il est vrai que j’ai toujours pu me défendre d’une absorption de ma vie par cette drogue. Jamais l’opium ne m’a empêché de monter à cheval, de travailler et de chasser des journées entières.
Les vrais fumeurs d’opium ne sont jamais ni des farceurs, ni des noceurs, ni des fanfarons de vices; on n’y rencontrerait pas d’ivrognes. Ils se recrutent parmi les gens d’une distinction à petit bruit, les personnages enclins à l’intellectualisme, à la philosophie, aux conversations à mi-voix, et aussi et surtout, à la rêverie en solitaire. Le plus souvent ils fument seul; la fumerie à deux se justifie par la présence d’un invité, lui-même fumant, ou bien parce qu’on ne veut pas faire soi-même ses pipes.../...
Le regard se fixe sur la petite boule mordorée qui virevolte au dessus de la lampe, le corps s’allège et se détend comme si la fumée lui avait enlevé une partie de son poids, les narines se dilatent à l’odeur tiède, pénétrante et tout doucement enivrante de la fumerie. On sent l’effet de l’opium se répandre par tout le corps comme un velours. La vie se ralentit et se concentre autour de la petite flamme jaune. Le décor de la pièce s’estompe et va finir par se dissoudre dans la pénombre environnante, pas un bruit, ni dehors, ni dedans, que le léger grésillement de la pipe qui se consume sous l’aspiration du fumeur: c’est l’état de grâce qui commence.
Alors disparaît, comme par enchantement, toute impression de fatigue physique. J’ai souvent fumé après une journée passée à cheval et deux pipes suffisaient à m’enlever toute trace de courbature. J’étais plus dispos qu’au matin. C’est, en mieux, l’effet d’un bain tiède. On se sent devenir immatériel, comme si l’on n’avait pas de corps, plus de vêtements, plus rien d’autre qu’un esprit détaché de toutes les contingences d’ici-bas. Les sens réalisent ce paradoxe d’être à la fois assoupi et aiguisé: assoupi, parce qu’on se trouve dans une sorte d’état de sur-veille qui fait qu’il est impossible de se rendre compte si on sommeille ou si on veille; aiguisé, parce que la pensée se creuse, s’affine, s’hypertrophie comme dans un rêve qui ne serait jamais absurde.
L’opium ne s’accommode guère des excités; il se venge d’eux en les rendant malades; c’est un vice de gens réfléchis, bien élevés, discrets et de tendances spiritualistes; c’est le plus intellectuel et le plus philosophique des vices. Le vrai reproche qu’on puisse lui faire, à mon avis, c’est de finir par absorber son homme au point de le rendre incapable de s’intéresser à autre chose qu’à sa fumerie.
On prétend que rien n’est difficile et aléatoire comme de désintoxiquer un habitué des paradis artificiels, qu’il y faut des mois, des dosages et des précautions infinies. Eh bien, j’ai fumé plus de deux mille pipes d’opium en quatre ou cinq ans de pratique, et je m’en suis déshabitué tout seul, du jour au lendemain, sans aucun secours et sans en souffrir le moins du monde. Il est vrai que ma vie n’a jamais cessé d'être active... »
* Entretiens d'Ernst Jünger avec Frédéric de Towarnicki
** Souvenirs. Michel Alerme

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