02 juin 2009

Un printemps américain (8)


12 Avril. C'est le jour de Pâques. Il fait un temps magnifique. Après un petit brunch agrémenté d'un très original et savoureux gâteau danois, nos hôtes nous proposent une petite balade en mer sur le voilier prêté par un de leurs amis. C'est une occasion inespérée de découvrir la baie de Chesapeake en même temps que celle de prendre une bonne goulée d'air frais.
Sous le soleil, le petit port de plaisance est un site enchanteur. Élégants petits immeubles de briques lie de vin en bordure de mer, jolis pontons en teck et bateaux bien rangés. Le nôtre est un beau sloop d'un peu plus de dix mètres, tout en bois.
L'air est vif mais d'une grande pureté. Nous quittons le port au moteur. Une fois la digue franchie, nous décidons d'essayer la voilure. Vu notre peu d'expérience, notre capitaine propose de s'en tenir au seul foc qu'on déploie intégralement. La brise est régulière mais assez forte. Le bateau, taillé pour la régate, progresse rapidement avec cette seule voile.

Sur l'horizon azuréen se détachent en ombres chinoises les grues du port industriel et les silhouettes massives de gigantesques cargos et porte-containers. Vers la ville qu'on quitte, derrière la forêt de mâts du port de plaisance les grands blocs bruns des anciennes usines reconverties en immeubles.
Nous irons ainsi jusqu'à approcher l'arachnéenne architecture métallique du Francis Scott Key bridge qui constitue la limite de l'aire portuaire de Baltimore, en même temps qu'il ferme l'estuaire du fleuve Patapsco. La petite famille semblant frigorifiée, la promenade s'achève un peu prématurément.
Au retour nous passons devant les canons de Fort McHenry, endroit historique d'où l'armée tint tête plusieurs dizaines d'heures à la flotte britannique en 1814. C'est précisément en voyant l'étendard qui à l'époque ne comptait qu'une quinzaine d'étoiles, continuer de flotter sur le fort après 25 heures d'une farouche résistance, que Francis Scott Key eut l'inspiration des paroles du fameux Star Spangled Banner. Le poème fut mis en musique sur une vieille mélodie populaire anglaise, et devint l'hymne américain, en 1931.


Revenus au port, nous nous rendons en voiture au Fort McHenry pour découvrir cette forteresse en forme d'étoile à 5 branches, conçue par l'architecte français Jean Foncin, en application des techniques mises au point par Vauban.
Nous apprenons l'histoire du fort par le sympathique Park Ranger en uniforme, qui avec force détails et gestes nous conte dans un anglais scandé avec une diction impeccable, ce haut fait d'armes. Les canons disposés autour du fort datent en réalité de la guerre de sécession. Mais un peu en retrait, il nous montre quelques uns de ceux qui défendirent la place en 1814. Il nous raconte comment les artilleurs mirent en déroute les navires anglais en tirant des projectiles au raz de l'eau de manière à les faire ricocher et attaquer leur cibles comme des torpilles. Les Anglais de leur côté ne tirèrent pas moins de 1500 projectiles, parfois lestés de charges explosives, mais ils ne parvinrent pas à entamer les remparts. Ils durent rebrousser chemin piteusement devant l'inexpugnable citadelle.
La tradition veut que depuis cette date, chaque pavillon destiné à être utilisé par les autorités américaines soit hissé la première fois au mât de Fort McHenry. Après avoir fait l'acquisition d'une bannière à la boutique du musée, on me dit que je peux la hisser moi aussi pour la baptiser ! Ce n'est donc pas sans émotion que je vais m'exécuter. J'aurai même droit à un certificat prouvant l'authenticité de cette originale montée des couleurs !


Le soir de cette journée mémorable, après un repas de fêtes, nous discutons livres. Mon ami possède une belle bibliothèque. Beaucoup de titres en français, beaucoup de livres d'art notamment sur la photographie. Je découvre un portraitiste étonnant, Youssuf Karsh (1908-2002), dont le nom d'origine arménienne est quasi inconnu, alors qu'il immortalisa avec un sens aigu de la personnalité, de l'éclairage et de la mise en scène, une multitude de célébrités avant et après guerre (Churchill, Hemingway, Eisenhower, Picasso, Bogart, Einstein...).
Je découvre dans un autre genre un auteur d'origine française, Jacques Barzun, quasi inconnu dans son pays d'origine. Né à Créteil en 1907, élève du Lycée Janson de Sailly, il émigra enfant et termina son éducation sur les bancs de la Columbia University. Il est aujourd'hui centenaire, et peut revendiquer de nombreux ouvrages assez prisés outre-atlantique sur la musique (il est un des meilleurs connaisseurs de Berlioz) ou sur l'évolution des sociétés occidentales. Mon séjour en Amérique, est l'occasion d'aborder son ouvrage majeur, From Dawn to Decadence, hélas non traduit en français, qui relate 5 siècles – De la Renaissance au XXè siècle – d'un modèle dont il ressent quelques signes d'usure. J'avoue ne pas être un adepte de la théorie du déclin, mais j'aimerais prendre le temps d'approfondir sa thèse.
Il voit notre époque comme étant de type « alexandrin », qui en dépit de ses formidables capacités techniques, est marquée par un processus d'extinction culturelle, d'épuisement énergétique et de confusion morale.
Non sans raison, il ressent comme symptômes de dégénérescence le fait de pousser à l'extrême certaines valeurs pourtant consubstantielles à l'essor du monde occidental : émancipation, conscience de soi, individualisme. A la manière de Tocqueville, il s'alarme de la montée de l'Etat Providence et redoute qu'on ne confonde de plus en plus liberté et permissivité. Il décèle également dans les errements artistiques contemporains l'expression même de la perte des valeurs et le possible triomphe du nihilisme et de l'absurde. Prenant l'exemple de l'engouement des élites pour les divagations pseudo-artistiques de Marcel Duchamp, il s'exclame : « lorsque les gens acceptent comme normal la futilité et l'absurdité, c'est bien le signe que la culture est entrée en décadence ».
Il dénonce également la tendance bureaucratique qui envahit progressivement le monde à tous les niveaux, au point que selon lui, «il suffise désormais qu'une doctrine ou un programme revendique avant tout le mérite d'aller contre le simple bon sens, pour jouir d'un a priori favorable... »
Il y a incontestablement du vrai dans ce tableau. Mais ce qui fait peut-être l'originalité de son constat, est d'être pondéré par un optimisme raisonné. A l'inverse de beaucoup d'oiseaux de mauvais augure, Barzun pense que rien n'est irrémédiable. Il imagine même qu'un jour forcément, de jeunes âmes entreront en rébellion contre l'extension de la "futilité bureaucratisée.".. Car "pas plus que le progrès, la décadence n'est inévitable".


En feuilletant quelques livres d'art, je retrouve de vieilles connaissances comme Winslow Homer, Edward Hopper et Andrew Wyeth. J'ai aussi la révélation d'autres, comme cet artiste du début du siècle dernier, Earle Horter (1881-1940) qui se fit l'illustrateur du fabuleux développement architectural des grandes villes américaines. Je retiens notamment cette vision audacieuse et élégante du Chrysler Building en cours de construction à New York... en 1931, c'est à dire l'année précisément où Star Spangled Banner devint l'hymne national !

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