Il est donc légitime de donner raison à M. Finkielkraut sur bien des points de son diagnostic.
Il est normal également de s’indigner des insinuations auxquelles il doit faire face lorsqu’il ose émettre ces vérités, aussi dérangeantes soient-elles.
Et il est naturel d’être choqué par la manière outrecuidante dont certains clercs au zèle inquisiteur usent pour le soumettre à la question, et tenter de lui faire avouer une connivence avec l’extrême-droite.
Mais, s’il est possible d’approuver M. Finkielkraut, et de lui reconnaître le courage d’affronter les hordes vindicatives de fabricants d’idées reçues, on peut également s’interroger sur certains aspects de la conception du monde qu’il professe. Sur au moins trois sujets, sa position est sujette à discussion : la modernité, l'antinomie libéralisme-socialisme, le nationalisme.
M. Finkielkraut n’est pas un “moderne” c’est certain. Il exprime même souvent face au monde moderne ce que Jean-Michel Rey attribuait à Péguy, à savoir “une colère effrénée, colère torrentielle, colère répétitive, colère qui ne connaît jamais d’accalmie…” Entre autres exemples, comme il le révèle dans son journal “l’imparfait du présent*”, le philosophe hait les téléphones portables, et juge sévèrement l'internet dont il prétendait en 2010, au cours d’une interview donnée au magazine Marianne, “qu’il faut être complètement idiot pour penser que c’est un progrès.”
Il est difficile de le suivre sur cette voie, tant elle paraît absurde. Avec de tels principes, il eut été naturel en effet de condamner l’invention de l’imprimerie qui contribua à démocratiser l’écrit, mais qui permit la publication de tant de sottises et d’horreurs ! Comme le faisait remarquer Karl Popper à propos de la télévision, dans laquelle il voyait un danger pour les jeunes générations, ce n’est pas l’outil en soi qui est dangereux, c’est l’usage qu’on en fait. C’est donc la société et sans doute son modèle éducatif qu’on devrait mettre en accusation avant tout. Seule l’éducation permet d’influer sur les comportements, et sur ce point, il est évident qu’on peut rejoindre à nouveau Finkielkraut qui en dresse, comme chacun sait, un tableau accablant.
La modernité et les grandes facilités qui en découlent, font craindre à l’écrivain un nivellement par le bas, l’avènement d’une médiocratie en quelque sorte. Cette appréhension est bien légitime, car il s’agit d’un des grands défis posés à la démocratie, sur lequel Tocqueville, ce visionnaire, avait attiré en son temps l’attention. Il ne s’agit pas pour autant de tenter de faire barrage au progrès, ni aux libertés nouvelles données au peuple, mais de chercher à responsabiliser les comportements.
En se sens, le libéralisme bien pensé (c’est à dire tocquevillien) constitue encore le meilleur modèle pour accompagner l’émancipation des peuples. Et c’est là que se pose la seconde question concernant la philosophie de M. Finkielkraut.
Non seulement il n’apparaît pas comme un libéral convaincu, mais il s’en déclare souvent l’ennemi. Dans l’article sus-mentionné, il expliquait en 2010 de manière très classique la crise par l’échec du libéralisme et du laisser-faire, en invoquant même comme on l’entend si souvent, la responsabilité des Greenspan, Reagan et autre Thatcher... Il considérait dans le même temps que cet échec consacrait la victoire idéologique de la social-démocratie. Pour tout dire, il se réjouissait que les recettes de cette dernière aient permis “d’échapper au pire” et que “l’État reprenne la main, redevienne un acteur économique à part entière, [et que] la régulation s’impose, [que] la social-démocratie l’emporte sur tous les fronts !”
A cette occasion, il reprenait à son compte l’expression du philosophe polonais dissident Kolakowski, se qualifiant de “conservateur-libéral-socialiste”.
Curieux mélange. Est-ce donc l’eau tiède qu’il propose en guise de remède souverain au désastre chronique dans lequel nos sociétés s’engluent ? Etonnnante perspective en tout cas, et grossier contresens pour un libéral qui rapporte les maux actuels, non à un défaut de régulations ou de protection sociale, mais à l’inverse, aux excès de l’Etat-Providence, sur lesquels encore une fois Tocqueville avait mis en garde. Si le libéralisme n'est pas la solution, comment imaginer qu'en le diluant avec son contraires, il devienne efficient ? Et ses contraires sont-ils eux-mêmes plus souhaitables ?
En fin de compte, on savait Finkielkraut conservateur, on connaît son aversion pour le libéralisme. Quid du Socialisme ?
Aurait-il gardé de ses années de jeunesse un peu du calamiteux ferment néo-révolutionnaire poussant à vouloir faire le bonheur du peuple quitte à lui passer dessus ?
La question mérite d’être posée lorsqu’en ouvrant son ouvrage “l’identité malheureuse”, on lit qu’il fut maoïste jusqu’à un âge relativement avancé, et qu’il crut bon de voter Mitterrand en 1981, “avec enthousiasme”, alors qu’il avait plus de 30 ans !
Il est vraiment difficile de comprendre comment un esprit éclairé, aiguisé, cultivé, pouvait à l’époque ignorer ce que représentait le dirigeant socialiste, vieux roublard politicien, passé par tous les bords et prêt à toutes les compromissions, et notamment à faire alliance avec des communistes, pour se hisser au pouvoir.
Sans doute M. Finkielraut, grand admirateur de Péguy, conserve-t-il de son maître, une vision un peu idéaliste du socialisme en tant que système ayant pour but de “libérer l’humanité des servitudes économiques...”
On pourrait presque lui en faire crédit, mais ce qui était excusable du temps de Péguy ne l’est hélas plus guère à notre époque.
S’agissant enfin du nationalisme, l’attitude de M. Finkielkraut reste également un tantinet ambiguë. A propos de l’Europe par exemple, il se dit partisan de l’union, mais dans le contexte d’un concert de nations. Il voit d’ailleurs dans l’émiettement des empires et dans le retour aux nations, la condition primordiale qui permit les progrès de la démocratie au cours du XXè siècle.
Cette conception originale est certes défendable mais il faut alors s’intéresser aux causes du démantèlement de ces empires maléfiques. Et comment ne pas voir alors en toute clarté l’influence et le rayonnement américains ? Qu’on le veuille ou non, c’est bien de l’Ouest que le vent démocratique est venu et s’est imposé sur l’Europe. Non sans violence d’ailleurs car il fallut des guerres horribles pour se débarrasser des abominations qui ensanglantèrent le XXè siècle. Si l’on accepte cette évidence, et qu’on ose regarder de plus près et sans a priori le modèle élaboré outre-atlantique, il apparaît non moins clairement qu’il faille dépasser l’échelon de “l’état-nation” pour donner à l’Europe un vrai destin et une stature susceptible de peser dans le monde.
Dans cette logique, s’il est normal de partager l’exaspération de M. Finkielkraut au sujet de l’angélisme et de l’irresponsabilité du Parlement Européen actuel, on peut souhaiter paradoxalement qu’en soient renforcées les prérogatives. Car on peut voir dans les atermoiements actuels, un excès de la technostructure, mais aussi une influence résiduelle excessive des nations, paralysant l’action et empêchant que se cristallise une vraie ambition. De ce point de vue le modèle fédéral, supra-national, qui fut prôné par Kant et qui réussit si bien outre-atlantique, constitue un bel objectif, pour un Européen convaincu. C’est précisément en dépassant l’état-nation qu’on a quelque chance d’atteindre l’idéal de la Nation Européenne pour reprendre le terme de Julien Benda**. Sans avoir pour autant besoin de renoncer à son passé, mais en le transcendant.
On peut certes être un petit pays indépendant, et parvenir à se ménager une place enviable dans le monde. La Suisse en est un exemple, la Corée (du Sud) un autre, plus édifiant encore eu égard à la déchirure tragique dont elle est l'objet. N’empêche, lorsque plusieurs nations se rassemblent au nom du principe qui veut que l’union fait la force, elles ont intérêt à dépasser les intérêts individuels pour faire en sorte que la force de l’ensemble soit supérieure à celle de la somme des parties. En définitive, chacun peut avoir une haute idée du concept de nation. Le tout est de savoir à quel niveau il se situe… Ici encore M. Finkielkraut semble être resté sur une position quelque peu datée et sans doute peu compatible avec un vrai projet européen.
C’est sans doute pourquoi, si la solidité et la clairvoyance de ses diagnostics devraient imposer le respect, ses conceptions philosophiques peuvent susciter la controverse...
Il est normal également de s’indigner des insinuations auxquelles il doit faire face lorsqu’il ose émettre ces vérités, aussi dérangeantes soient-elles.
Et il est naturel d’être choqué par la manière outrecuidante dont certains clercs au zèle inquisiteur usent pour le soumettre à la question, et tenter de lui faire avouer une connivence avec l’extrême-droite.
Mais, s’il est possible d’approuver M. Finkielkraut, et de lui reconnaître le courage d’affronter les hordes vindicatives de fabricants d’idées reçues, on peut également s’interroger sur certains aspects de la conception du monde qu’il professe. Sur au moins trois sujets, sa position est sujette à discussion : la modernité, l'antinomie libéralisme-socialisme, le nationalisme.
M. Finkielkraut n’est pas un “moderne” c’est certain. Il exprime même souvent face au monde moderne ce que Jean-Michel Rey attribuait à Péguy, à savoir “une colère effrénée, colère torrentielle, colère répétitive, colère qui ne connaît jamais d’accalmie…” Entre autres exemples, comme il le révèle dans son journal “l’imparfait du présent*”, le philosophe hait les téléphones portables, et juge sévèrement l'internet dont il prétendait en 2010, au cours d’une interview donnée au magazine Marianne, “qu’il faut être complètement idiot pour penser que c’est un progrès.”
Il est difficile de le suivre sur cette voie, tant elle paraît absurde. Avec de tels principes, il eut été naturel en effet de condamner l’invention de l’imprimerie qui contribua à démocratiser l’écrit, mais qui permit la publication de tant de sottises et d’horreurs ! Comme le faisait remarquer Karl Popper à propos de la télévision, dans laquelle il voyait un danger pour les jeunes générations, ce n’est pas l’outil en soi qui est dangereux, c’est l’usage qu’on en fait. C’est donc la société et sans doute son modèle éducatif qu’on devrait mettre en accusation avant tout. Seule l’éducation permet d’influer sur les comportements, et sur ce point, il est évident qu’on peut rejoindre à nouveau Finkielkraut qui en dresse, comme chacun sait, un tableau accablant.
La modernité et les grandes facilités qui en découlent, font craindre à l’écrivain un nivellement par le bas, l’avènement d’une médiocratie en quelque sorte. Cette appréhension est bien légitime, car il s’agit d’un des grands défis posés à la démocratie, sur lequel Tocqueville, ce visionnaire, avait attiré en son temps l’attention. Il ne s’agit pas pour autant de tenter de faire barrage au progrès, ni aux libertés nouvelles données au peuple, mais de chercher à responsabiliser les comportements.
En se sens, le libéralisme bien pensé (c’est à dire tocquevillien) constitue encore le meilleur modèle pour accompagner l’émancipation des peuples. Et c’est là que se pose la seconde question concernant la philosophie de M. Finkielkraut.
Non seulement il n’apparaît pas comme un libéral convaincu, mais il s’en déclare souvent l’ennemi. Dans l’article sus-mentionné, il expliquait en 2010 de manière très classique la crise par l’échec du libéralisme et du laisser-faire, en invoquant même comme on l’entend si souvent, la responsabilité des Greenspan, Reagan et autre Thatcher... Il considérait dans le même temps que cet échec consacrait la victoire idéologique de la social-démocratie. Pour tout dire, il se réjouissait que les recettes de cette dernière aient permis “d’échapper au pire” et que “l’État reprenne la main, redevienne un acteur économique à part entière, [et que] la régulation s’impose, [que] la social-démocratie l’emporte sur tous les fronts !”
A cette occasion, il reprenait à son compte l’expression du philosophe polonais dissident Kolakowski, se qualifiant de “conservateur-libéral-socialiste”.
Curieux mélange. Est-ce donc l’eau tiède qu’il propose en guise de remède souverain au désastre chronique dans lequel nos sociétés s’engluent ? Etonnnante perspective en tout cas, et grossier contresens pour un libéral qui rapporte les maux actuels, non à un défaut de régulations ou de protection sociale, mais à l’inverse, aux excès de l’Etat-Providence, sur lesquels encore une fois Tocqueville avait mis en garde. Si le libéralisme n'est pas la solution, comment imaginer qu'en le diluant avec son contraires, il devienne efficient ? Et ses contraires sont-ils eux-mêmes plus souhaitables ?
En fin de compte, on savait Finkielkraut conservateur, on connaît son aversion pour le libéralisme. Quid du Socialisme ?
Aurait-il gardé de ses années de jeunesse un peu du calamiteux ferment néo-révolutionnaire poussant à vouloir faire le bonheur du peuple quitte à lui passer dessus ?
La question mérite d’être posée lorsqu’en ouvrant son ouvrage “l’identité malheureuse”, on lit qu’il fut maoïste jusqu’à un âge relativement avancé, et qu’il crut bon de voter Mitterrand en 1981, “avec enthousiasme”, alors qu’il avait plus de 30 ans !
Il est vraiment difficile de comprendre comment un esprit éclairé, aiguisé, cultivé, pouvait à l’époque ignorer ce que représentait le dirigeant socialiste, vieux roublard politicien, passé par tous les bords et prêt à toutes les compromissions, et notamment à faire alliance avec des communistes, pour se hisser au pouvoir.
Sans doute M. Finkielraut, grand admirateur de Péguy, conserve-t-il de son maître, une vision un peu idéaliste du socialisme en tant que système ayant pour but de “libérer l’humanité des servitudes économiques...”
On pourrait presque lui en faire crédit, mais ce qui était excusable du temps de Péguy ne l’est hélas plus guère à notre époque.
S’agissant enfin du nationalisme, l’attitude de M. Finkielkraut reste également un tantinet ambiguë. A propos de l’Europe par exemple, il se dit partisan de l’union, mais dans le contexte d’un concert de nations. Il voit d’ailleurs dans l’émiettement des empires et dans le retour aux nations, la condition primordiale qui permit les progrès de la démocratie au cours du XXè siècle.
Cette conception originale est certes défendable mais il faut alors s’intéresser aux causes du démantèlement de ces empires maléfiques. Et comment ne pas voir alors en toute clarté l’influence et le rayonnement américains ? Qu’on le veuille ou non, c’est bien de l’Ouest que le vent démocratique est venu et s’est imposé sur l’Europe. Non sans violence d’ailleurs car il fallut des guerres horribles pour se débarrasser des abominations qui ensanglantèrent le XXè siècle. Si l’on accepte cette évidence, et qu’on ose regarder de plus près et sans a priori le modèle élaboré outre-atlantique, il apparaît non moins clairement qu’il faille dépasser l’échelon de “l’état-nation” pour donner à l’Europe un vrai destin et une stature susceptible de peser dans le monde.
Dans cette logique, s’il est normal de partager l’exaspération de M. Finkielkraut au sujet de l’angélisme et de l’irresponsabilité du Parlement Européen actuel, on peut souhaiter paradoxalement qu’en soient renforcées les prérogatives. Car on peut voir dans les atermoiements actuels, un excès de la technostructure, mais aussi une influence résiduelle excessive des nations, paralysant l’action et empêchant que se cristallise une vraie ambition. De ce point de vue le modèle fédéral, supra-national, qui fut prôné par Kant et qui réussit si bien outre-atlantique, constitue un bel objectif, pour un Européen convaincu. C’est précisément en dépassant l’état-nation qu’on a quelque chance d’atteindre l’idéal de la Nation Européenne pour reprendre le terme de Julien Benda**. Sans avoir pour autant besoin de renoncer à son passé, mais en le transcendant.
On peut certes être un petit pays indépendant, et parvenir à se ménager une place enviable dans le monde. La Suisse en est un exemple, la Corée (du Sud) un autre, plus édifiant encore eu égard à la déchirure tragique dont elle est l'objet. N’empêche, lorsque plusieurs nations se rassemblent au nom du principe qui veut que l’union fait la force, elles ont intérêt à dépasser les intérêts individuels pour faire en sorte que la force de l’ensemble soit supérieure à celle de la somme des parties. En définitive, chacun peut avoir une haute idée du concept de nation. Le tout est de savoir à quel niveau il se situe… Ici encore M. Finkielkraut semble être resté sur une position quelque peu datée et sans doute peu compatible avec un vrai projet européen.
C’est sans doute pourquoi, si la solidité et la clairvoyance de ses diagnostics devraient imposer le respect, ses conceptions philosophiques peuvent susciter la controverse...
* l'imparfait du présent. Alain Finkielkraut. Gallimard 2002
** Discours à la Nation Européenne. Julien Benda. Gallimard 1933
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