12 juin 2015

Loti japonisant

Le style de Pierre loti, élégant et laqué, empreint de grâce hautaine, sied très bien à l'exotisme qui caractérise sa vie et sa littérature.
En racontant ses souvenirs glanés pendant les quelques mois qu'il passa au Japon à la toute fin du XIXè siècle, cette faconde fait souvent merveille.
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De fait, le récit promène avec jubilation le lecteur au sein de ces palais silencieux et déserts, figés dans une beauté hiératique. Dans ces grands espaces, où "il n'y a pas de meuble, mais seule la précieuse laque d'or qui s'étale uniformément partout..."
Loti s'extasie par exemple devant "la nécropole des vieux empereurs japonais au pied du mont Nikko, au milieu des cascades qui font à l'ombre des cèdres un bruit éternel, parcourant une série de temples enchantés, en bronze, en laque aux toits d'or, ayant l'air d'être venus là à l'appel d'une baguette magique.../... personne alentour hormis quelques bonzes gardiens qui psalmodient, quelques prêtresses vêtues de blanc qui font des danses sacrées en agitant des éventails.../... La Mecque du Japon, le cœur encore inviolé de ce pays qui s'effondre à présent dans le grand courant occidental."

L'écrivain est impressionné par les manières pleines de distinction et de raffinement du "peuple le plus poli de la Terre". Il est sous le charme de ces adorables jeunes filles au charme mutin qu'on appelle mousmés.
Il s'amuse des djin (djin-richi-cha), ces tireurs de pousse pousse secs et musclés qui trimballent à toute allure leurs passagers, en gesticulant "comme des diablotins", "en poussant des cris de bêtes" pour se donner du courage et écarter les passants.
A Kyoto, il s'amuse également au spectacle plein de préciosité de la prostitution à la mode nipponne. De "l'exposition des femmes, alignées en devanture, derrière de petites barrières en bois ; assises, très parées, très éclairées par des lampes ; blanches comme du linge blanc, à force de poudre de riz mise à paquets sur les joues ; les yeux agrandis de noir et avant, sous la lèvre d'en bas, un rond de peinture rouge qui leur fait comme l'exagération de ce qu'on appelle chez nous la bouche en cœur.."

Au sein des paysages d'extrême orient, il est ébloui par la splendeur du Fuji Yama : "le géant des monts japonais, le grand cône régulier, solitaire, unique, dont on a vu l'image reproduite sur tous les écrans et sur tous les plateaux de laque ; il est là dessiné en traits d'une netteté profonde, surprenante – avec sa pointe blanche trempée dans la neige."
D'une manière générale, il est fasciné par la nature sauvage et fleurie qui sert d'écrin aux temples chargés d'histoire qu'il visite avec une admiration teintée de nostalgie. Il évoque ces tapis de chrysanthèmes aux douces couleurs qui ornent à perte de vue les jardins sacrés à la manière de fleurs  héraldiques qui au Japon, équivalent à nos fleurs de lys.
En plein mois de novembre, il remarque les kakis, arrivés à maturité, "seul fruit qui au Japon mûrisse en abondance, semblable à une orange un peu allongée, mais d'une couleur plus belle encore, lisse et brillant comme une boule en or bruni."

Mais le point d'orgue de ce voyage, c'est assurément la réception donnée par l'impératrice, à laquelle il a la chance d'être invité. Il n'aurait voulu rater ça pour rien au monde : "Tant que je vivrai, je reverrai cela... dans le recul profond de ces jardins, cette lente apparition, si longtemps attendue ; tout le reste de la fantasmagorie japonaise s'effacera de ma mémoire, mais cette scène, jamais..." 
Après un long moment d'attente qui lui semble une éternité, la souveraine enfin apparaît entourée de nombreuses dames de compagnie. "Elles sont très loin, très loin ; il leur faudra plusieurs minutes pour arriver jusqu'à nous ; vues de la colline où nous sommes, elles paraissent encore toutes petites comme des poupées – des poupées très larges par la base, tant sont rigides et bouffantes leurs étoffes précieuses qui ne font du haut en bas qu'un seul plis. Elles semblent avoir des espèces d'ailes noires de chaque côté du visage – et ce sont leurs chevelures gommées, éployées suivant l'ancienne étiquette de cour. Elles s'abritent sous des ombrelles de toutes couleurs, qui miroitent et chatoient comme leurs vêtements. Celle qui marche en tête en porte une violette, ornée de bouquets blancs qui doivent être des chrysanthèmes : c'est elle évidemment, l'impératrice !..."

Pourtant au fil des pages s'installe un sentiment curieux, mélange de fascination et de satiété devant cette profusion de trésors, de dédain et d'incompréhension pour ce peuple qui vit sous ses yeux, mais dont il ne parvient à percer l'âme. Il l'avoue d'ailleurs dés le début du récit : "J'ai l'impression de pénétrer dans le silence d'un passé incompréhensible, dans la splendeur morte d'une civilisation dont l'architecture, le dessin, l'esthétique me sont tout à fait étrangers et inconnus."
D'ailleurs, lorsqu'il rencontre des autochtones au cours des cérémonies et nombreuses réceptions qui émaillent son parcours, "Nous nous dévisageons les uns les autres avec ces curiosités froides et profondes de gens appartenant à des mondes absolument différents, incapables de jamais se mêler ni se comprendre...."
On songe d'abord à Stendhal devant les merveilles de Florence : "à la longue, on éprouve une lassitude à voir tant d'or, tant de laque, tant d'étonnant travail accumulé ; c'est comme un enchantement qui durerait trop..."
Mais au fond, c'est plus grave, car si Loti éprouve un profond respect pour le Japon d'hier, il raille celui de son temps, déja perverti selon lui, par les moeurs occidentales. Une phrase parmi cent, suffit pour s'en convaincre "c'est dimanche aujourd'hui – et on s'en aperçoit parfaitement : ils commencent à singer nos allures et notre ennui de ce jour là, ces païens. C'est surtout la mauvaise manière qui leur a servi de modèle, à ce qu'il semble, car beaucoup de boutiques sont fermées et beaucoup de gens sont ivres..."
Plus terrible encore, ce commentaire un tantinet réducteur et franchement méprisant dans lequel il se dit "agacé pas ces sourires , ces saluts à quatre pattes, cette politesse fausse et excessive. Comme je comprends de plus en plus cette horreur du Japonais chez les Européens, qui les ont longtemps pratiqués en plein Japon ! Et puis la laideur de ce peuple m'exaspère, ses petits yeux surtout, ses petits yeux louches, bien rapprochés, bien dans le coin du nez, pour ne pas troubler les deux solitudes flasques de joues.."

On se demande ce qu'il aurait pensé du Japon qui peu de temps après ce témoignage, se lança dans une politique brutale de colonisation, et provoqua des conflits insensés ? Qu'aurait-il dit en voyant à la suite de cette folie expansionniste, ce pays vaincu, détruit, ruiné, renaître tout de même de ses cendres, accéder à la démocratie et devenir un phare du progrès technique ?
Aurait-il pensé que ce peuple avait définitivement perdu son âme, ou bien serait-il parvenu à l'idée qu'il avait en définitive réussi à surmonter ses vieux démons en restant lui-même, au terme des terribles mutations et des mésaventures qu'il endura, beaucoup par sa faute ?

Pour rester sur une impression moins défavorable, qu'il soit permis de terminer en évoquant un petit souvenir, microscopique mais touchant. Alors qu'il se promène aux alentours de Nikko, il croise un enfant déguenillé d'une huitaine d'années. Ce dernier vient vers lui. "Il porte attaché sur son dos, un petit frère naissant, emmailloté et endormi. Il me fait une grande révérence de cérémonie, si inattendue, si comique, et si mignonne en même temps, que je lui donne des sous. 
Plus tard dans la journée, il le rencontre à nouveau, et l'enfant lui tend avec un sourire craquant,  un bouquet de campanules pour le remercier : "c'est le seul témoignage de cœur et de souvenir qui m'ait été donné au Japon, depuis tantôt six mois que je m'y promène.../... seul souvenir désintéressé qui me restera de ce pays."


Pierre Loti. Japoneries d'automne. La Découvrance éditeur. 2014.

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