04 juillet 2018

Spinoza en été (1)

Il n’est pas de saison plus propice à la réflexion philosophique que l’été. Tout s’y prête : la quiétude, la chaleur, la nature plus proche que jamais… Le ciel, le soleil et la mer disait la chanson...
C’est aussi le moment où je suis ramené à Baruch Spinoza (1632-1677), par le biais d’un auteur récemment découvert par hasard: Roger Scruton.
Citoyen britannique, il incarne le conservatisme auquel il s’attache à donner toutes ses lettres de noblesse, envers et contre toutes les critiques, et contre le mépris naturel que ce terme inspire presque naturellement à beaucoup de gens.
Il n’est pas question d’aborder ici cette thématique au demeurant fort intéressante mais d’évoquer la courte introduction à la pensée spinoziste* qu‘il publia en 1998 et par laquelle j’ai choisi de faire sa connaissance. Au surplus, le philosophe auquel j’avais consacré un billet il y a peu, est plutôt à la mode si l’on en juge sur le nombre de publications dont il est l’objet depuis quelques années.

Faire en moins de 100 pages l’exégèse de l’œuvre du philosophe hollandais relève de la gageure. On ne reprochera donc pas à celui qui s’y attelle de survoler les concepts parfois ardus qui peuplent l’Éthique ou le traité Théologico-politique. On lui saura gré au contraire, de montrer que derrière leur aspect rebutant, ces ouvrages recèlent une belle actualité.

A notre époque où le fait religieux donne lieu à toutes les dérives, du torve laisser-aller à la radicalisation la plus fanatique, en passant par la négation scientiste ou matérialiste, il est intéressant de rappeler le rapport tout à fait particulier de Spinoza avec la religion et avec Dieu.
On sait que sa famille dut quitter l’Espagne, puis le Portugal où les Juifs étaient contraints de se convertir au catholicisme, pour s’installer en Hollande, beaucoup plus tolérante à l’époque. Hélas, comme le déplore M. Scruton, “la liberté de penser est plus vite perdue que gagnée” et la rigueur calviniste rattrapa Spinoza et les siens, et lui-même fut purement et simplement excommunié à l’âge de 23 ans, avant même d’avoir rien écrit ! Il fut ensuite anathématisé toute sa vie pour son prétendu athéisme, l’obligeant à faire éditer son œuvre dans l’anonymat.

Ce destin contrarié eut probablement quelque influence sur sa pensée. Il conçut en effet une vraie aversion pour toute croyance religieuse qu’il assimila à de la superstition, jamais loin de l’intolérance voire du fanatisme. Il en est ainsi du mythe de l’espérance en une vie future dans laquelle seraient récompensées les bonnes actions et châtiées les mauvaises. C’est pour lui, “chose tellement absurde qu’elle mérite à peine d’être relevée”. Il rejette pareillement la croyance aux miracles qui ne fait selon lui “pas honneur à Dieu”. Quel besoin Dieu en effet aurait-Il “d’intervenir et de modifier les événements dont Il est l’origine” ?

Paradoxalement, s’il manifeste une aversion profonde pour les religions, Spinoza fait pourtant de Dieu le pivot central de son oeuvre. Il y est omniprésent et omnipotent. Mais il ne s’agit pas d’une entité qu’on pourrait personnifier et qui serait distincte du monde. Dieu est le Monde. Deus sive Natura, Dieu se confond avec la Nature.
Contrairement aux dogmes véhiculés par nombre de religions, pour Spinoza, “Dieu ne saurait éprouver quelque passion, joie ou tristesse. Il n’aime ni ne hait personne”. Pour cette raison, le philosophe affirme que “qui aime Dieu ne peut faire effort que que Dieu l’aime en retour.” L’amour que l’on porte à Dieu est absolument désintéressé...

Puisque tous les êtres existent en Dieu et par Dieu, qu'ils dépendent entièrement de Lui, il découle que Dieu est le seul être absolument libre. Le libre arbitre de l’homme “n’est qu’une illusion qui a pour causes et origines des perceptions inadéquates et confuses” et il est impératif pour Spinoza de “construire une éthique où la notion commune de liberté ou de libre arbitre soit totalement absente”.
Cette vision très déterministe, pourrait être profondément déprimante si le philosophe n’y ajoutait pas quelque pondération susceptible de redonner un peu d’espoir.
Ainsi, si la liberté absolue ne convient qu’à Dieu, il existe une autre forme de liberté, relative, qui résulte de la théorie du conatus, ce dernier qualifiant l’effort par lequel nous tâchons de durer et persévérer dans notre être.
C’est précisément par ce conatus, que “nous pouvons prendre conscience de la vertu contraignante des chaînes causales qui se trouvent en nous, et que nous pouvons espérer nous en affranchir, pour accéder à l’unique forme de liberté à laquelle nous puissions prétendre.”

En d’autres termes, “Dieu ayant une idée adéquate de toute chose, nos propres idées sont adéquates en tant que nous participons de l’intellect divin.../… Plus nos conceptions sont adéquates, et plus nous dépassons notre finitude pour atteindre à la substance divine dont nous sommes un mode.”
Dieu conçu comme “Nature naturante” est “une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.” Nous ne connaissons que deux de ces attributs et encore très partiellement : la pensée et l’étendue.
Le corps est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme étendue. L’esprit est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme pensée.
Pour Spinoza, les deux sont indissociablement liés au sein de la Nature et l’on peut même généraliser le raisonnement : “comme la musique n’est pas séparable des sons, tout objet physique a un homologue spirituel, et ces objets sont identiques comme en moi le corps et l’esprit.”

Notre nature, en plus d’être finie, est soumise à la contrainte du temps. La Nature quant à elle, est éternelle: sub specie aeternitatis. Existant par nécessité, elle n’a donc ni cause ni origine.
Pour tenter de comprendre ce que cela signifie, il faut “cesser de penser l’éternité en termes temporels” et considérer que la quête de la Vérité se confond avec l’amor intellectualis Deo, l’amour intellectuel de Dieu.
On peut exciper de ce raisonnement pour construire une morale des plus simples : "l’esprit agit en tant qu’il a des idées adéquates et pâtit en tant qu’il a des idées inadéquates”, les premières riment avec joie, les secondes avec tristesse.
De ce point de vue nous dit Scruton, “L’homme libre est un personnage hiératique mais plein de joie, sans nulle trace de morosité calviniste.”

En somme, l’intellection, la réconciliation avec les réalités physiques dont nous faisons partie, constituent pour Spinoza la seule, la vraie religion. C’est également le moyen de réconcilier en quelque sorte science et religion, et par là même philosophie et science.
Comme Blaise Pascal, Spinoza "a bien perçu que la science nouvelle allait désenchanter le monde." Mais "par ce désenchantement, nous pouvons parvenir à un enchantement nouveau, reconnaissant Dieu en chaque chose, et aimant Ses œuvres dans l’acte même de les connaître…"
Le tout est de savoir si le Dieu de Spinoza est encore Dieu...
Mais comment taxer d’athéisme celui qui au moment de mourir aurait déclaré : “j’ai servi Dieu selon les lumières qu’Il m’a données, s’il m’en avait donné d’autres je L’aurais servi autrement…” ?

* Spinoza. Roger Scruton. Points Essais. Le Seuil.
Illustration: stature Spinoza. La Haye 

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