L’Histoire hélas se répète souvent, et les rêves de révolutions et de grands changements se transforment en cauchemars et au réveil on n'a plus que ses larmes pour regretter un passé, bien meilleur qu'on le pensait.
La lecture du dernier ouvrage écrit par Stefan Zweig (1881-1942) est de ce point de vue édifiante. Lorsqu’il le publia en 1942, le monde avait déjà basculé dans l’horreur. Lui ne croyait plus depuis bien longtemps aux lendemains qui chantent ni aux illusions portées par les idéologies et il célébra avec un terrible désespoir “Le Monde d'Hier.”
Pour l’écrivain autrichien comblé de gloire littéraire, mais vacillant au bord de l’éternité, l’avenir s’inscrivait depuis plusieurs années dans un désastre hélas prévisible.
Ce qu’il décrit dans cet ouvrage à la fois lumineux et terriblement sombre, ce sont, avec un brin de nostalgie, les quelques belles décennies qui précédèrent la première guerre mondiale, les fastes de sa ville natale Vienne, puis les années tragiques de l’entre deux guerres et de la montée irrésistible des fascismes et du communisme, tellement terribles qu’il ne voulut pas leur survivre.
Ça commence par une vision édénique : “C’était l’âge d’or de la sécurité. Tout dans notre monarchie autrichienne vieille de près d’un millénaire, semblait fondé sur la durée, et l’Etat lui-même paraissait le suprême garant de cette pérennité.” Le souci qu’avaient les gouvernants d’assurer à tous la sécurité avait ouvert “l’âge d’or du régime des assurances”, dont les bienfaits donnèrent un sentiment d’infaillibilité. La prospérité gagnait régulièrement du terrain et “le XIXè siècle avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu qu’il se trouvait sur la route droite qui mène infailliblement au meilleur des mondes possibles.”
“Déjà l’on croyait en ce Progrès plus qu’en la Bible, et cet évangile semblait irréfutablement démontré par les merveilles sans cesse renouvelées de la science et de la technique.../... La haine entre les pays, les peuples, les classes ne s’étalait pas quotidiennement dans les journaux.../… L’odieux instinct grégaire n’avait pas encore la puissance qu’il a acquise depuis dans la vie publique."
C’était en quelque sorte le bon vieux temps, “Les machines, l’auto, le téléphone, la radio, l’avion n’avaient pas encore imposé aux hommes les rythmes des nouvelles vitesses, le temps et l’âge avaient une autre mesure….”
Il y avait certes un revers de la médaille à ce tableau idyllique. Tout n’était pas rose et l’ordre bourgeois qui régnait alors, manifestait un conformisme étriqué et une rigidité excessive, confinant parfois au puritanisme.
L’école était l’objet d’un contrôle quasi militaire, transformant ce qui aurait dû être l’antichambre de la liberté et de la connaissance en une “geôle de la jeunesse” distillant “une éducation sans amour et sans âme”. La morale y était corsetée. L’opinion des maîtres était “infaillible”, la parole des pères “irréfutable.”
“La sexualité était refoulée, traitée ni à l’école, ni dans la famille, ni en public, et l’on étouffait tout ce qui pouvait y faire songer. Les lignes du corps d’une femme devaient être dissimulées. La morale de ce temps avait pour souci capital de cacher et de dissimuler.”
On comprend toute la répugnance de Zweig contre un tel système de refoulement, lui qui devait devenir ami intime avec Freud…
Ce carcan étouffant fit naître chez le futur écrivain comblé de gloire “une passion de la liberté qui se manifesta de bonne heure.” Sa soif d’émancipation s’exprima dans le champ culturel. Avec ses condisciples étudiants, ils s'éyaient donné l'objectif d’incarner “les troupes de choc de l’Art nouveau.”
Fatigués d’entendre les leçons sur “la poésie naïve et sentimentale de Schiller”, ils glissaient les poèmes de Rilke sous leurs grammaires latines. A leurs yeux enthousiastes, “Nietzsche révolutionnait la philosophie, Schoenberg la musique…”
Entre tous les artistes de leur époque, une figure les fascinait tout particulièrement : Hugo Von Hofmannsthal, dans lequel leur jeunesse “ne voyait pas réalisées seulement ses plus hautes ambitions, mais encore la perfection poétique la plus achevée et la plus absolue, et cela en la personne d’un jeune homme qui avait à peu près leur âge…”
Zweig fréquenta tellement de célébrités que le récit de ses rencontres est un vrai tourbillon. Ses voyages à travers le monde étaient incessants. A Paris, “ville de l’éternelle jeunesse”, il passa “sa première année de liberté conquise après les études". Il y fit la connaissance de Rainer Maria Rilke, ce poète “ombrageux et réservé”, à “l’existence mystérieuse”,” invisible”, qui fuyait la renommée, “cette somme de tous les malentendus qui s’accumulent autour d’un nom”. Il fit avec lui des promenades enchantées, car les choses les plus insignifiantes prenaient de l’importance et étaient perçues par des yeux en quelque sorte illuminés.
Plus tard, il côtoya Emile Verhaeren, “le premier de tous les poètes français (sic) qui ait tenté de donner à l'Europe ce que Walt Whitman a donné à l’Amérique: une profession de foi en son époque, une profession de foi en l’avenir…”
Parmi les nombreux écrivains qu’il fréquenta, certains devinrent de vrais amis. Romain Rolland par exemple, dont le savoir écrivait-il “vous humiliait par son étendue”. Pourtant, s’il était ébahi par l’étendue de ses connaissances : “littérature, philosophie, musique, pas un domaine échappait à sa curiosité”, il restait quelque peu dubitatif quant à sa naïveté idéologique, très portée à gauche.
Il admirait pareillement le talent de conteur de Maxime Gorki mais comprenait moins bien sa proximité avec le régime bolchevique. Il le rencontra à plusieurs reprises, notamment lors d’un émouvant voyage en Russie en 1928. Ce fut l’occasion d’un pèlerinage à Iasnaïa Poliana où vécut Tolstoï et où il est enterré sous un simple tumulus herbeux, sans croix ni monument : “Ni la crypte de Napoléon sous la coupole de marbre des Invalides, ni le cercueil de Goethe dans le caveau des princes, ni les monuments de l’abbaye de Westminster n’impressionnent autant que cette tombe merveilleusement silencieuse, à l’anonymat touchant, quelque part dans la forêt, environnée par le murmure du vent, et qui ne livre par elle-même nul message, ne profère nulle parole.”
Dans l’effervescence culturelle viennoise, c’est naturellement Freud qui ressort le plus, tant les deux hommes furent intimes. Fasciné par l’intelligence et les théories du psychanalyste, Zweig lui vouera une immense et durable admiration, et l’accompagna lors des derniers mois de sa vie à Londres, en 1939.
Il noua également des liens très forts avec Richard Strauss. Il écrivit plusieurs livrets pour accompagner ses opéras, (notamment La Femme Silencieusse), mais comme avec Rolland ou Gorki, s’interrogeait sur l’ambivalence du personnage, longtemps choyé par les Nazis. Stefan Zweig ne douta toutefois jamais de la sincérité et de l’honnêteté intellectuelle de son ami. Lui-même avait d’ailleurs bénéficié un temps de la faveur de Hitler, peut-être en partie grâce à sa collaboration avec le musicien...
Parmi les artistes dont Zweig fut proche et dont il raconte les rencontres, on peut encore citer Auguste Rodin, James Ensor, Paul Valery, Arthur Schnitzler, James Joyce, Bernard Shaw, HG Wells, Pierre-Jean Jouve, et les musiciens Feruccio Busoni, Arturo Toscanini, Alban Berg, Bruno Walter...
Non content d’approcher maints grands esprits contemporains, Zweig fut un chasseur invétéré d’autographes et de manuscrits célèbres : Leonard de Vinci, Napoléon, Balzac, Nietzsche, Bach Haendel, Gluck, Beethoven... Il y cherchait frénétiquement le secret du génie, la magie de l’instant créateur...
(à suivre...)
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