Lu récemment deux petits contes opportunément réédités sous forme d’opuscules par les Éditions Sillage : Ce Qu’il Faut de Terre à l’Homme par Léon Tolstoï (1828-1910) et La Légende du Saint-Buveur par Joseph Roth (1894-1939).
De ces deux courts récits que rien a priori ne rapproche, on serait tenté de dire qu’ils sont faits pour être lus ensemble tant ils font vibrer les mêmes cordes sensibles au fond de l’âme
On y trouve à la fois du merveilleux, du moral et du romanesque, ingrédients indispensables à toute bonne fiction, et leurs titres à eux seuls suffisent à enchanter l’imagination.
Les immenses plaines russes, offrent à l‘auteur de Guerre et Paix l’occasion de faire l’éloge de la propriété privée et de son acquisition par l’effort et la détermination. Mais en même temps, il met en garde contre la tentation de préjuger de ses forces, et de vouloir posséder plus qu’on ne peut maîtriser. Qui trop embrasse mal étreint en quelque sorte comme le découvrira le fougueux Pakhomm en payant finalement le prix fort pour un domaine qu’il voulait le plus grand possible, présumant de ses forces dans l’ivresse de la conquête, au-delà du raisonnable… James Joyce voyait dans cette nouvelle “ la plus grande histoire de la littérature au monde”. Excusez du peu…
Pour Roth, lorsque la magie des hasards de la vie se manifeste par un événement heureux, il faut savoir profiter de la chance qui s’offre à soi par ce qu’on pourrait tout aussi bien attribuer à l’intervention d’une mystérieuse providence. Mais il ne faut jamais oublier la précarité de l’existence et ne pas perdre de vue les engagements qu’on peut prendre à la perspective euphorique d’une vie nouvelle. En un mot, il faut veiller à ne pas gaspiller les fruits tombés du ciel et savoir rendre grâce à qui de droit de son bonheur, avant qu’il ne soit trop tard. Andreas, vagabond alcoolique, devenu presque riche après avoir croisé un généreux donateur anonyme, l’apprendra à ses dépens. Preuve de sa puissance narrative, ce récit inspira au cinéaste Ermanno Olmi un film récompensé par le lion d’or à la Mostra de Venise en 1988…
Écrites dans un style limpide, ces deux histoires se lisent d’un trait, comme on boit avec délice lorsqu’il fait chaud, une boisson bien fraîche. Ce qu’elles racontent est intemporel et la force de la morale qui s’en dégage s’impose à la manière d’une lumineuse évidence. Tout le reste est littérature…
Un jour enfin, pour l'Infante pas encore défunt, vint l’amour, le vrai. Pas nécessairement celui né de relations durables. Comme celle nouée avec la femme qu’il épousa mais qui est restée fantomatique au sein du cortège des pasionaria peuplant son imaginaire érotique. Ni comme “les fausses amours avec une ballerine” vécues avec Douce Espina surnommée avec humour Rosa. Elle avait presque tout pour plaire, et avec elle, il parvint enfin au bout de l’acte, apprenant avec surprise qu'il venait de la déflorer sans aucune violence. Elle se révéla pourtant par la suite frigide et rétive aux pratiques non conventionnelles. Étrangère donc au sexe comme le sont parait-il beaucoup de danseuses, qui telles des “vestales de Terpsichore”, épousent le ballet comme les nonnes le font avec Christ. Pour elles “la barre d’exercice est le pénis”…
Il fallait donc quelque chose en plus, qui révèle une subtile alliance de l’esprit et de la chair. Il trouva cet idéal auprès de “la plus belle fille du monde” : Julia, qu’il appellera tendrement Juliette et de laquelle il recevra l’initiation la plus accomplie à “la Bona Dea du sexe”. Petite mais admirablement proportionnée, elle était “belle à lécher tout entière, en commençant par le pied du lit” ! Il fondait littéralement sous le charme de cette adorable Tanagra. La fête des sens avec elle semblait sans limite. Commencée dans la béatitude d’une audacieuse caresse buccale, elle fut suivie d’une étreinte aussi brève qu’intense, la nuit au bord de la mer, mais en public, ce qui valut aux amants d’être traités de "repugnantes cerdos" par des passants effarés.
Mue par un étrange caprice, elle voulut absolument faire l’amour en écoutant La Mer. Non pas celle qui berce les rêveurs de son doux va-et-vient, mais l'œuvre symphonique de Debussy ! Grâce à une amie compréhensive qui lui prêta un tourne-disques, il trouva le moyen d’assouvir le désir de sa déesse, et ce fut elle alors qui fit la mer, allant et venant, feulant et gémissant dans l'ivresse du plaisir. Suivirent maints ébats, moult frénétiques copulations, avant que l’enchantement finisse, lorsque l’amant comprit qu’il ne représentait pour celle qu’il considérait comme “la clé de ses songes” à peine plus qu’un pénis capable de s’ériger à plusieurs reprises...
Il y eut enfin Violeta du Val alias Margarita, sorte de tragique amazone, mutilée du sein droit par une brûlure survenue dans l’enfance. En dépit de cette infirmité, si bien cachée qu’il ne la découvrit pas de prime abord, la passion fut intense : “elle n’était pas seulement le sexe, elle était l’amour”.
Encline à la théâtralisation, elle aimait le griffer, le pincer pour laisser, disait-elle, "sa marque". Elle lui fit même croire un jour qu’elle l’avait empoisonné, avant de lui révéler qu’elle avait concocté quelque chose de plus terrible encore, à savoir une “amarre havanaise”, autrement dit un philtre magique pour qu’il l’aime toujours, éternellement. “Un jour je m’en irai”, lui dit-elle, et “je veux que tu continues à m’aimer après mon départ”… De fait, elle quitta Cuba pour le Venezuela, et il ne la suivit pas, marié qu’il était, et devenu père par la même occasion…
A la fin tout se brouille. Alors qu’il la croyait perdue, un jour, il se retrouve à nouveau auprès de cette femme dans un cinéma. Elle est plus aguicheuse, plus adorable que jamais. Elle se confond avec le souvenir qu’il a de “sa splendeur sexuelle, de ses yeux verts ardents, sa bouche écarlate, et aussi ce défaut de beauté, sa macule mammaire, le sein manquant qui faisait de l'autre une perfection rare, unique: la précieuse corne de l’unicorne”. Mais est-ce vraiment elle, ou bien sa sœur Tania ? Est-il dans le temps présent ou bien a-t-il remonté le cours de ses souvenirs ? Sont-ce les effets du fameux philtre d’amour ? Pourquoi tout à coup son alliance disparaît ? Il cherche dans le noir, elle fait mine de le guider, et c’est entre ses jambes qu’il se retrouve. Non seulement il ne met pas la main sur son alliance, mais c’est sa montre qui s'évapore à son tour. Est-ce une réminiscence trouble des heures durant lesquelles elle l'avait fait attendre autrefois ? Margarita semble pour sa part indifférente, happée par le film de Disney. Lui s’égare de plus en plus. C’est un grand vertige qui s’empare de lui, alors qu’il s’engage dans une plongée vaginale insensée. Il est tout entier entré en elle. Le monde s’efface, devient irréel, peuplé d’illusions et de mirages. Il se met à “tourner dans un tourbillon privé de centre”. “Stop !” s'écrie-t-il, avant de ressentir “comme un choc dans une faille, un râle dans la ravine”. Et il tombe, libre, dans "un abîme horizontal".
“C’est là que nous sommes arrivés”, écrit-il avant de lâcher de manière abrupte, son récit, les femmes, La Havane et toute une partie de sa vie sans doute...
C’est peu dire qu’on ne sort pas indemne de ce périple illuminé mais fou, qui risque de laisser chez le lecteur des stigmates, telle cette cicatrice témoignant d’une griffure passionnelle profonde que Margarita fit un jour au poignet de Guillermo...
Trop souvent resté au stade de l’excitation, le jeune Guillermo Cabrera Infante, séducteur malhabile, incapable de conclure, en est réduit à se faire plaisir tout seul. Le spectacle volé d’une splendide femme nue aperçue endormie sur son lit, à travers une des fenêtres de l’hôtel d’en face, va lui offrir l’occasion d’une mémorable expérience onaniste…
Les tentatives reprirent cependant de plus belle avec Nela, “coquette à la limite de la putasserie”, dont les traits africains évoquaient une “déesse dahoméenne”. Comme elle était assez accueillante, il crut le grand jour enfin arrivé. Il l’approcha de si près qu’il faillit avoir avec elle sa première relation accomplie. Mais à cause de la réticence inexpliquée de la fille à retirer son dernier vêtement, cela finit en explosion intempestive, éclaboussant sa partenaire d’un jour jusqu’au visage…
Parmi les créatures croisées au cours de sa luxurieuse quête du Graal amoureux, certaines sont restées sans nom, telle cette putain à 1 peso, splendide “négresse pneumatique”, dotée d’un corps parfait, “véritable négatif de la Vénus de Cranach”. Hélas, la jouissance vint trop vite et la fête fut écourtée... Et pour finir ces chapitres lamentables, il y eut Beba à la seule voix excitante de laquelle il éprouvait de rapides érections, mais qui sombra dans la schizophrénie, puis Xiomara qui s’offrit à lui dans le cadre d’une relation tarifée, qui tourna à la débandade piteuse !
Au chapitre des actes manqués, les rencontres se succédaient donc, en apparence sans fin. Il y eut beaucoup d’allumeuses telles Nena l’édentée qui se précipita vers lui alors qu’il venait de faire une chute dans un escalier, mais qui en guise de secours, se mit à le branler de manière obscène. Il y eut Severa qui ne lui accorda qu’une étreinte furtive sur un balcon, Elvira “la couseuse” qui se plaisait à offrir sa poitrine avantageuse à la vue de celui qui manifestait quelque curiosité pour sa machine, puis Carmina qui jouait du piano et dont l’apparition radieuse coïncida avec la découverte du 4è concerto brandebourgeois de Bach. Elle le laissa s’approcher d’elle avant de lui révéler cruellement qu’elle avait une relation exclusive avec un autre… Enfin Lucinda l’aguicheuse, rétive à toute approche physique, mais qui faisait mine d’apprécier les ouvrages licencieux, à seule fin de voir l’excitation de son amant lorsqu’il en faisait la lecture à voix haute..
Il y eut également la période cinéma : il devint “l’un de ces prospecteurs, frôleurs, joueurs aux dames dans les salles obscures”. Hormis une certaine Esther Manzano avec laquelle la relation fut un peu approfondie, toutes ces aventures de l'ombre restèrent anonymes. Cela ne l’empêchait pas de s’enhardir toujours un peu plus, jusqu’au jour où une donzelle effarouchée lui planta une épingle à cheveux dans le bras…
On pourrait se lasser de ces péripéties quelque peu répétitives, si elles n’étaient racontées dans un style truculent, souvent hilarant, truffé de jeux de mots, à l’instar du titre faisant référence à Ravel, de pirouettes stylistiques, paronomases, antonomases, et semé de pétillantes références culturelles. Six cent pages ne sont donc pas de trop pour raconter cette odyssée libertine à la poursuite toujours recommencée de la volupté et de la passion introuvables.
L’engouement précoce du jeune Casanova des Caraïbes pour la musique et la littérature le conduisit dans les bras d’excentriques artistes. Il connut ainsi Catia, la collectionneuse insatiable de disques, mais avec elle l’amour se fit au rythme de la valse “plus que lente” de Debussy et s’acheva sans point d’orgue. Pareille déconvenue l’attendait avec Virginia, l’aficionada de Baudelaire. A cause sans doute de l’intrusion de son horrible compagnon Krokovsky, presque obscène tellement il était laid, l’invitation au voyage tourna court...
Il y eut celles qu’il n’a pas eues, qui n’ont fait que passer. Telle Magaly Fé, baby-sitter rencontrée par hasard, qu’il eut à peine le temps de connaître avant qu’elle disparaisse pour devenir star de publicités télévisées. C’était “plus qu’une femme: la beauté même”, “la copie cubaine d’Hedy Lamarr”, qui représentait à l’époque l’idéal féminin de notre Don Juan (A suivre...)
J’ai plongé dans la jungle luxuriante et lascive des mots de Guillermo Cabrera Infante (1929-2005). J’ai vécu au rythme solaire de son hymne caribéen à l’amour total. Célébration dionysiaque de l'instinct de survie, sublimée par les appels incessants à une fougueuse ardeur génésique. Comme le titre le dit à demi-mots, La Havane est musique, fête et joie, mais elle porte aussi le désespoir et la mort. Ce sera celle de l’auteur - au figuré heureusement - puisque son destin finira par s’inscrire loin de cet éden dont il chanta non sans nostalgie les charmes capiteux. La Havane ici, est celle d’avant le désastre communiste et le récit raconte un rêve évanoui, mais vécu pleinement éveillé, tous sens aux aguets.Retour donc dans le passé. De la touffeur moite de la ville s'élèvent d’ensorcelants effluves tropicaux et de languides fragrances féminines. Cuba s'exprime par la sensualité qui sourd de chaque maison, et qui diffuse par delà les rues et les carrefours, sillonnés infatigablement par les omnibus qu'on nomme affectueusement ici, wawa. La rue Zulueta dans laquelle presque tout commence et tout finit est la suave commissure par laquelle les désirs et les fantasmes jaillissent au gré de la pulsation sanguine issue du cœur brûlant de la cité.Dans cet univers de sensations à fleur de peau, l'éducation sentimentale, pour un jeune homme, passe avant tout par les femmes. Pour l’auteur, ça commence évidemment par sa mère, en tout bien tout honneur, qu’il honore du titre de “vraie beauté communiste”. Elle sera le modèle qu’il n’aura de cesse de poursuivre et d'idéaliser, sauf dans l’idéologie mortifère dont elle s’était faite prosélyte et à laquelle elle avait amené son fils, avant qu’il n’en paie le prix fort, celui de l’exil…C’est avec trois sœurs, voisines de palier, Esther, Emilia et Fela, qu’il ressent ses premiers émois érotiques. Esther est sans doute la moins jolie. Boiteuse et légèrement prognathe, c’est pourtant sur elle qu’il jette son dévolu. “Elle se laissait embrasser doucement, les yeux clos sous ses longs cils, véritable image de la chasteté”. Malgré sa disgrâce, “elle avait quelque chose d’un ange”, comme dit la chanson...Avec Fela les jeux sont moins innocents, la mutine jeune fille s'amusant à glisser coquinement sa main dans la poche de l’adolescent, moins pour se réchauffer que pour sentir Tom Pouce grandir sous l’effet de la stimulation.Pour Emilia, l'aînée des trois, il n’avait guère de sentiments et celle-ci en éprouva quelque frustration. Elle était peu accessible car trop réservée, trop confite en dévotion pour sa mère qui se mourait lentement de tuberculose. Pourtant, comme si elle avait voulu conjurer le manque d’intérêt dont elle était l’objet, elle lui donna quand même “le premier baiser adulte de sa vie”... Suivirent beaucoup de rencontres, toutes fugitives: Il y eut Dominica, trop âgée, mariée, et de surcroît d’une laideur repoussante, mais qui était dotée de “seins énormes qui ne laissaient pas d’impressionner”. Il y eut Etelvina la putain qui louait une chambre au même étage et dont sa mère était devenue l’amie. A son impudeur totale, le jeune Guillermo dut sa première vision extatique d’un “vagin velu”.. Vint ensuite Zenaida, avec laquelle il n’eut que le temps de partager une danse sensuelle, avant d’apprendre que son époux les regardait dans l’ombre. Delia, qui fit une apparition inattendue au sein d’un cortège de mulâtresses, riche de “sa splendeur asiatique”, Sonia “la polonaise” qui sombra dans la folie, Maria “la Majorquine” vite évaporée, Serafina, au charme sulfureux d’une prostituée de haut vol...Il serait difficile de tenir un compte exact des conquêtes éphémères, parfois rêvées, du jeune garçon. Elles se révélèrent en règle des fiascos, se bornant à alimenter le plus souvent ses fantasmes et ses désirs.Ce fut ensuite le tour de Trini et Beba, deux sœurs, encore des connaissances faites au 408 de la rue Zulueta. De la première il n’eut que la joie, à son invitation, de peloter la poitrine, avant de la voir filer au bras d’un certain Pepito. Peu importait au fond, car Beba l’intéressait davantage: “une vraie beauté au teint bistre avec des yeux en amande couleur de châtaigne…" L’aventure n’alla toutefois pas très loin, car après avoir vécu avec elle “un baiser parfait”, elle convola avec un affreux militant communiste... (à suivre)