22 mars 2025

L'Esprit des Lumières

Ce petit ouvrage, particulièrement opportun en ces temps de pénombre intellectuelle, a le mérite de mettre à l'honneur les grands esprits qu’on appelle communément Lumières, nommés ainsi pour avoir illuminé l’horizon philosophique et scientifique du XVIIIe siècle.

A tout seigneur tout honneur, sans surprise, Rousseau, VoltaireDiderot, Montesquieu, Condorcet y occupent une place de choix. Mais d’autres sont également évoqués au fil des sujets et des citations : Locke, Hume, Newton, Lavoisier, Kant, Beccaria...

Tzvetan Todorov décline son propos sous plusieurs têtes de chapitres jugées par lui cardinales : autonomie, laïcité, vérité, humanité, universalité.
Il apparaît rapidement que ces thématiques sont en réalité étroitement liées et on suit volontiers l’auteur lorsqu’il part de la première qui consiste à se libérer des dogmes et des croyances. C’est l’essence même du mouvement, et il n’est pas le premier à comparer ce bouleversement à la révolution copernicienne.
La Terre a perdu sa position centrale, intangible, dans la nouvelle cosmogonie. Dieu perd la sienne dans la nouvelle perspective philosophique. C’est l’Homme qui devient l’objet focal vers lequel tout converge. Il ne peut ni ne doit rien attendre de qui que ce soit, hormis de lui-même. C’est un changement fondamental.
L’Homme étant par nature libre, rien ni personne n’a la légitimité de l’asservir et plus aucun dogme n’a d’autorité, plus aucune institution n’est sacrée. Les gouvernements et les lois sont nécessaires mais n’ont plus de caractère divin. A noter qu'il n’est toutefois pas nécessaire de récuser les religions, simplement d’adopter une attitude de tolérance et de liberté de conscience

Comme l’être humain est fait pour vivre en société, il est impératif de conserver des règles de vie communes, pour éviter le chaos et l’anarchie. La notion de contrat social devient rapidement incontournable, développée par John Locke puis par Rousseau. Le corpus réglementaire qu’il suppose repose sur le respect de la liberté individuelle, notamment, celle d’expression et de publication. Et le progrès vers lequel tend naturellement la société se fonde sur la connaissance et la recherche de vérité.

Parvenu à ce stade, le lecteur a passé en revue les thématiques servant de canevas à l’ouvrage et s’il était ignorant du contexte historique et de l’esprit des Lumières, le voilà bien éclairé sur quelques notions essentielles.
Il peut rester sur sa faim car la réflexion se fait parfois un peu courte notamment lorsqu'il s'agit d'analyser l'évolution et les applications pratiques de ce courant de pensée.
Les rejets et les détournements font l’objet d’un chapitre, mais ils se bornent à des réflexions générales, parfois sujettes à controverse.
A juste titre, Todorov souligne la dérive colonialiste dont Condorcet se fit l’apôtre dans le dessein “d’apporter la lumière à tous”. Mais il peine à imputer aux Lumières les désastres révolutionnaires qui ont été commis au nom des grands principes, de la terreur de 1793 aux totalitarismes du XXème siècle. Pire, il semble confondre parfois le bon grain et l’ivraie, renvoyant par exemple dos à dos le marxisme-léninisme et le libéralisme.
A cette fin, il interprète de manière hasardeuse la pensée du pape Jean-Paul II, évoquant notamment un écrit dans lequel ce dernier affirme que “le drame des Lumières” est qu’elles ont rejeté le Christ, et que “par là s’est ouverte la voie vers les expériences dévastatrices du mal qui devait venir plus tard”.
Todorov se croit autorisé à en déduire que selon l’opinion papale, "le marxisme totalitaire et le libéralisme occidental sont des variantes à peine distinctes de la même idéologie". Cela semble très éloigné de la conception de Jean-Paul Il qui mit toute son énergie à lutter contre le fléau du communisme mais ne manifesta jamais un tel acharnement à propos du libéralisme, même s'il s'est élevé contre certains excès permis par la liberté, notamment le matérialisme, l'égoïsme et la cupidité. Il faudrait en la circonstance évoquer plutôt son successeur François, qui flétrit régulièrement le libéralisme avec plus qu'un brin de mauvaise foi si l'on peut dire…

Lorsque l’on poursuit le parcours intellectuel des Lumières jusqu’à notre monde contemporain, on se trouve tôt ou tard à la croisée des chemins entre le socialisme et le libéralisme qu’on peut considérer comme deux évolutions divergentes des mêmes idéaux. Même s’il faut éviter d’être trop manichéen, il faut bien choisir. Le flou idéologique duquel Todorov se montre incapable de s'extraire est la vraie faiblesse de l'ouvrage.
Rousseau, qu’il qualifie abusivement de “plus profond penseur français au temps des lumières”, peut être jugé proche des principes menant au marxisme, même si rien ne prouve qu'il les eut approuvés. En tout état de cause, ses frères de pensée ont bien plus de parenté avec les Pères Fondateurs de la Démocratie Américaine, laquelle représente l'application la plus aboutie de l'idéal de société porté par les Lumières.

L’Amérique n’est pas la seule à avoir cherché à mettre en œuvre les préconisations des Lumières, mais elle représente, qu’on le veuille ou non, le modèle le plus équilibré et durable de démocratie éclairée, et elle est celle qui a poussé le plus loin la logique de liberté individuelle. Au surplus, c’est elle qui a appliqué avec le plus de pragmatisme celle d’égalité.
Ces deux notions auraient gagné à faire l’objet de développements plus approfondis par Todorov.

Le libéralisme n’entend pas séparer la liberté en plusieurs composantes comme le fait le socialisme, qui en rejette certaines, notamment celle relevant du domaine économique. Dans ses pires acceptions, le socialisme, par essence collectiviste, va même jusqu'à piétiner les libertés individuelles au nom du Bien Commun. C’est un non sens, en contradiction flagrante avec la philosophie des Lumières.
A l'inverse, le socialisme fait un tout de l’égalité :égalité des chances, égalité des droits, égalité des conditions. C’est encore une aberration étrangère au libéralisme qui privilégie les deux premières au détriment de la troisième jugée néfaste à tout progrès et initiative. C’est beaucoup plus conforme à l’esprit des Lumières, tel qu’il apparaît chez David Hume. Dans son enquête sur les principes de la morale parue en 1751, le philosophe écossais mit solennellement en garde contre l’égalitarisme prôné à l’époque par les Levellers, ancêtres des Socialistes. Il les accusa même, de se comporter comme « une sorte de fanatiques politiques, dérivée de l’espèce religieuse »

On pourrait faire d’autres reproches à Todorov.
Celui d'avoir occulté l'importance de l'esprit critique, indispensable à toute démarche scientifique, et d'être passé trop rapidement sur les aspects moraux de la philosophie des Lumières si magnifiquement développés par Immanuel Kant. Ou bien de n’avoir pas évoqué le fédéralisme, qu’on peut considérer comme un principe cardinal, car il fut préconisé par le même Kant, comme moyen de tendre vers la paix perpétuelle et le progrès. Encore une fois, les États-Unis cochent la case…
En revanche, son argumentation faisant de l’abolition de la peine de mort un prérequis des Lumières, est des plus discutables, relevant quasi du hors sujet. Selon lui, “si l’assassinat privé est un crime, comment l’assassinat public ne le serait-il pas ?” On pourrait lui répondre par une autre interrogation : comment mettre sur un pied d'égalité un délit criminel et une décision de justice ? Le faire conduit à nier la légitimité de cette dernière, ce qui revient à contrevenir à un des principes fondamentaux des Lumières. Qu'on soit pour ou contre la peine de mort, cela relève du débat d'opinions et non d'un quelconque postulat philosophique.

Au total, ce texte est salutaire, mais hélas trop fragmentaire et inabouti pour servir à l’édification des foules et à la glorification de la belle aventure des Lumières !

18 mars 2025

Pas son genre


in memoriam Emilie Dequenne (1981-2025)


Elle avait vraiment tout pour plaire
Dans le ciel bleu gris de ses yeux
Quelque chose de malicieux
Et un grand sourire d’eau claire

A vrai dire on aurait beau faire
A voir son charme lumineux
Et son air mutin et joyeux
Il n’y avait rien à parfaire

Telle elle fut ici ou là
Telle elle reste et restera
Jeune et vive au sein des mémoires

Ainsi va la vie, chacun part
Et chacun sa petite part
Pour faire un Tout de tant d’histoires…

09 mars 2025

The Clash (2) : la panique

Les réactions outrées de nombre de commentateurs, suite au clash '’historique'’ opposant Donald Trump à Volodymyr Zelensky le 28 février dernier, posent véritablement question. Dans toute l’Europe, les belles âmes semblent prises de panique. Elles se mettent à courir en tous sens, se répandent en lamentations, jérémiades et glapissements, pour finir en dérisoires imprécations.
De (presque) partout, les voix s’élèvent pour condamner une Amérique qui nous délaisse et nous méprise”. Si l’on écoute la voix de fausset du président déchu Hollande, Trump "n’est pas l’allié de la France", et il faut tout mettre en œuvre pour "lui faire très mal". Le pauvre bougre ne souvient manifestement plus du dédain avec lequel Barack Obama répondit à ses sollicitations obséquieuses, et ses courbettes serviles.
Comme trop souvent, notamment quand un président républicain est au pouvoir, le vieux fond anti-américain revient de plus belle.
En matière d’interprétation de la politique US, on voit et on entend tout et son contraire mais c’est toujours dans l’optique du conflit. Passons sur les imbéciles chroniques qui en sont toujours à réduire Trump à Hitler ou à Don Corleone. On peut lire ici ou là que l’administration Trump s’est rendue coupable de trahison, qu’elle mène une offensive contre l'Europe, et même qu’elle lui déclare la guerre commerciale. Pour ces gens qui voient le bout du doigt plutôt que l’astre qu'il désigne, c’est clair, désormais la force l’emporte sur le droit (comme s’il en fut un jour autrement), et une foule de questions angoissantes se font jour : Donald Trump veut-il vassaliser l’Europe ? Comment le faire plier ? Comment casser l’axe Trump-Poutine ?

Le cénacle des dirigeants est en émoi. Les sommets exceptionnels et les réunions de crise s'enchaînent à un rythme effréné. Passons rapidement sur la légitimité précaire ou discutable de bon nombre de participants, et sur leur unité plutôt décousue. Notre président, qui cherche à prendre le leadership de la coalition européenne, est l’objet d’échecs électoraux à répétition. Olaf Scholz récemment battu est en partance, Ursula von der Leyen ne dispose d’aucun mandat électif, Justin Trudeau, très impopulaire, est démissionnaire…
Le pire pour cette équipe évoquant les branquignols est qu’elle agit à contretemps (si tant est qu’elle agisse). Elle veut continuer de soutenir envers et contre tout l’effort de guerre d'une Ukraine épuisée et se veut plus agressive que jamais face à la Russie au moment où la paix se profile peut-être enfin. Macron qui n’est plus à un dérapage incontrôlé près, traite Poutine “d'impérialiste révisionniste”. Face à “la menace existentielle” qu'il ferait peser sur l'Europe, il en appelle à “la force d'âme des Français”.
Le quoi qu'il en coûte ressort pour financer “une économie de guerre” bien chimérique. Ursula van der Leyen annonce le déblocage de 800 milliards d’euros sans préciser d’où ils pourraient venir et à quoi ils serviraient ? Après avoir endetté jusqu’au cou son pays, Macron est prêt à faire une nouvelle fois les poches de ses concitoyens mais il n’y trouvera plus grand chose. Il y a puisé les dernières ressources qu’il a dépensées en pure perte pour financer d’extravagantes chimères écologiques et tenter  de maintenir à flot un modèle social en plein naufrage.

Il serait pourtant temps pour l’Europe de prendre son destin en main. Mais encore faudrait-il du courage, une vraie volonté politique et un projet concret. Qui peut croire qu’une défense commune européenne soit encore possible aujourd’hui ? Elle aurait dû s’imposer depuis des décennies, mais elle est restée au stade des vœux pieux, à l’abri confortable du parapluie américain. S’il venait à se refermer, qui prendrait la relève ?
Soyons un peu lucides. On adresse beaucoup de critiques, souvent féroces, à l’ami américain, et on n’hésite pas à faire défection à l’alliance sacrée quand cela nous défrise, mais on a toujours compté sans vergogne sur la protection de l’oncle Sam. On fait beaucoup de procès d’intention à Donald Trump, et on l’insulte à longueur de journée, mais on ne voudrait surtout pas qu’il quitte l’OTAN et on est effrayé à l’idée qu’il abandonne l’Europe. Il n’a heureusement jamais dit qu’il le ferait. Il souhaite simplement des alliés unis, loyaux et fiables, et une contribution de chacun qui soit équitable, ce qui objectivement est loin d'être le cas à l'instant présent. En vérité, confronté au morcellement européen, il pourrait poser la même question que celle lancée en 1970 par Henry Kissinger ”L'Europe, quel est le numéro de téléphone ?
Pour l’heure, notre président se comporte en histrion. Il se répand en palabres et en belles promesses, et voudrait dresser une ligne Maginot contre l’ours russe mais il est incapable d’endiguer le chaos migratoire, l’islamisme radical, le narcotrafic et les violences urbaines qui rongent la cohésion de notre société. Comment ne pas être consterné de voir une France qui veut tenir la dragée haute à Poutine mais s’aplatit comme une limande devant le petit tyranneau Tebboune ?

On peut approuver sans réserve le titre du récent éditorial de Franz-Olivier Giesbert qui rend grâce à Trump d’avoir provoqué enfin une réaction européenne, une prise de conscience. Le fond de l’article est moins convaincant hélas, notamment lorsqu’il affirme qu’il n’y a plus rien à attendre de l’Amérique. En réalité, c'est l’hostilité et l’inconstance de beaucoup de pays européens qui déclenche l’ire du président américain. Il n’a pas totalement tort lorsqu'il s’exclame que l’Europe a été créée pour emmerder les USA.
Ce conglomérat bancal qui n’a jamais “fait nation”, pour parler le sabir contemporain, a trop souvent manifesté un anti-américanisme méprisant, et un protectionnisme dédaigneux face au modèle culturel, économique et social régnant outre-atlantique. En d’autres termes, l’alliance est bonne quand elle garantit la sécurité. On se serre frileusement sous le parapluie, tout en crachant sur la main qui le tient.
Comme s’il s’agissait d’illustrer ce comportement bas et lâche, on voit ressurgir la bonne vieille rengaine du boycott visant les produits américains.
Cette quarantaine revancharde est non seulement vile et inopérante mais elle est néfaste à nos propres intérêts. Elle ne fait en tout cas pas honneur à l’intelligence de ses promoteurs car elle conduit à échauffer les esprits, risquant d’ouvrir la voie à des actes de vandalisme. Adieu vieille Europe, que le diable t’emporte…

07 mars 2025

The Clash (1) : la stupeur

Le violent clash opposant au sein du bureau ovale de la Maison Blanche Donald Trump, JD Vance et Volodymyr Zelensky fera date dans l’histoire des relations internationales.
Rarement langage fut plus cru dans un cadre diplomatique réunissant deux chefs d'État. Rarement on vit un tel entretien diffusé publiquement dans son intégralité. Sans doute y a-t-il parfois des désaccords et des éclats de voix mais ils se produisent habituellement hors du champ des caméras.
Cette liberté d’expression et de ton est-elle choquante ?
Oui, bien sûr si l’on est anti-trumpiste primaire et si l’on est obtus à son mode de pensée, ce qui est très répandu en Europe.
Non, si l’on est exaspéré par la langue de bois et par les circonlocutions coutumières à ce genre d’évènements et au discours politique en général.

L’opinion publique est tellement anesthésiée par des décennies de correction politique qu’elle se choque facilement du franc parler. Dans le même temps, elle éprouve comme une sorte de plaisir malsain à ces joutes verbales qui donnent lieu à des polémiques croustillantes, dont on adore faire tout un plat mais qui s’avèrent le plus souvent très vaines.
Bien que l’épisode dura près d’une heure, les médias ressassèrent en boucle les quelque quatre minutes les plus spectaculaires, qui ne constituaient pourtant qu’une réponse du berger à la bergère si l’on peut dire.

Venu pour évoquer l’appui américain à une perspective de cessez-le-feu entre son pays et la Russie, menant à une possible paix et au développement de nouveaux échanges commerciaux, le président ukrainien s’est montré plus belliciste que jamais.
Il exigea notamment, avant d’arrêter les combats, des garanties de sécurité assurées par des troupes en armes sur le sol ukrainien et déclara ne pas vouloir de compromis avec Vladimir Poutine qu'il qualifia de "tueur".

Cette arrogance conduisit Donald Trump à mettre les points sur les i sans s’embarrasser de politesses ni modération. Mais qu’a-t-il dit en substance ? Que les Etats-Unis ont abondamment aidé l’Ukraine sans beaucoup de résultats positifs hélas et que, sauf à prendre le risque d’un conflit majeur, et de jouer avec le feu nucléaire, il est temps de stopper ce qui s’apparente de plus en plus à un inutile jeu de massacre.
Il insista sur la position très fragile du dirigeant ukrainien. En dépit d’un sondage paraît-il flatteur, on peut en effet avoir de sérieux doutes sur sa popularité réelle et sa légitimité s’essouffle faute d’élections. Après 3 années de guerre, son pays est dévasté, en situation d’échec militaire, en dépit d’un coût humain exorbitant.
A Washington, le couperet est donc tombé de manière brutale mais somme toute, logique : “Si vous voulez continuer à vous battre, vous devrez le faire sans nous” a martelé Donald Trump, ajoutant toutefois “avec nous vous avez des cartes en main, sans nous, vous n’en avez pas”. On ne saurait être plus clair mais on ne saurait prétendre que le président américain ait abandonné l’Ukraine pour autant.

(à suivre)