15 mai 2025

Faut-il suivre Antigone ?

On voit souvent dans le mythe d'Antigone, fille d'Oedipe, raconté par Sophocle puis revisité par Jean Anouilh (1910-1987), l'exaltation de l'esprit de résistance. On admire la bravoure, la force de caractère, la détermination de la jeune princesse, tragiquement “destinée à mourir”.
Mais dans sa volonté inflexible de s'opposer à son oncle, le roi Créon, on peut voir tout et son contraire.
Rappelons que pour son malheur, elle estima de son devoir de rendre les hommages funéraires à son frère Polynice mort en un combat fratricide.  Elle enfreignit ainsi l'ordre formel de Créon de laisser sa dépouille pourrir dans l'indignité, en raison du crime dont il fut accusé, d'avoir trahi et déchiré sa patrie, Thèbes. 
Le contexte dans lequel a été écrite cette pièce, en 1942, prête certes à privilégier une interprétation. L'auteur n'écrivit-il pas que L'Antigone de Sophocle avait été un choc pour lui pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges, le poussant à la réécrire à sa façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre."
L'ennui est qu'il a procédé à cette réécriture bien avant la publication de la fameuse affiche rouge, datant de 1944.
D'ailleurs s'il avait fait une œuvre de résistance explicite à L'occupant allemand, comment expliquer qu'il ait obtenu l'imprimatur de ce dernier en 1942 ?
Toujours est-il que la pièce fut jouée pour la première fois le 6 février 1944 et qu'elle reçut un accueil favorable assez unanime, sachant que des officiers allemands assistaient à la représentation. Les vraies polémiques ne vinrent qu'après, les uns y voyant une allégorie de la résistance, les autres une incitation à la collaboration.

Avec le recul, il est permis de penser que la pièce se situe au dessus des polémiques partisanes, posant bien plus de questions qu'elle n'apporte de réponses et plaidant en définitive avant tout contre les jugements trop manichéens.
A l'instar des tragédies antiques, le drame s'inscrit dans une logique fataliste des plus implacables. A partir du moment où Antigone viole la loi, elle se condamne elle-même et provoque en toute conscience un enchaînement qui va la conduire à la mort. Son amoureux Hémon, qui est le fils de Créon, est si désespéré qu'il ne voit d'autre issue que de mettre fin à ses propres jours, suivi de près par sa mère, Eurydice. Ainsi Créon demeure maître en son royaume mais il est désespérément seul.

Dans cet engrenage terrible, qui a tort, qui a raison, il est bien difficile de conclure. Antigone est dévouée corps et âme à des principes immanents tandis que Créon est prisonnier de sa fonction et de la Loi qu'il incarne. Aucun des deux n'est un monstre et chacun éprouve même de l'affection pour l'autre. Mais chacun obéit à sa propre logique. Il semble au début qu'un moyen terme raisonnable soit possible, mais au fil du temps et des arguments, les positions deviennent irréconciliables et conduisent à une extrémité absurde. Voilà ce qu'il en est de beaucoup de comportements humains lorsqu'ils confinent à l'entêtement.
C'est pour avoir montré cela de manière simple et crue à partir d'un mythe millénaire, qu'Anouilh a fait une œuvre durable, intemporelle, et en même temps novatrice. Enfermer son propos dans une logique partisane ou dans un contexte trop étroit ne fonctionne pas. Le mythe d'Antigone et de Créon est au fond de chacun d'entre nous. En prendre conscience marque peut être le début de la sagesse...

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