25 novembre 2011

Mutabilité



De deux moitiés faisons une seule entité,
Du temps qui se disperse ignorons les ruptures,
Car les lignes tendues sont toujours les plus pures
Et dans l'espoir tout être aspire à l'unité.

De tout un peu vaut mieux que vaste vacuité
Préservons les idées des vaines conjectures,
Aux grandes théories préférons les épures
Qui dessinent le monde avec humilité.

Sachons voir au travers des portes océanes
L'immensité radieuse emplissant l'horizon
Et l'avenir tout prêt à ouvrir ses arcanes.

Avançons sans vergogne en gardant la raison,
Donnons la vérité à ce qui nous entoure
Et un sens au réel que notre esprit laboure.

Illustration : Nicolas de Staël, Menerbes

20 novembre 2011

Leçons de Pragmatisme (4)


Pragmatisme et Monisme/Pluralisme
Une problématique que James juge essentielle en matière philosophique est celle qui touche à l'unicité du monde : "Croire en l'Un ou croire au Multiple voilà la classification la plus riche de conséquences."
Encore une occasion pour lui de poser la question en terme de finalité : Quel changement pratique induit le fait de penser le monde dans l'unicité ou dans la pluralité ?

L'inclination naturelle de l'esprit humain est de penser, dit-il, que "le monde est Un". "Ce monisme est une musique qui flatte notre oreille : elle élève notre âme et nous rassure."
Mais à bien y réfléchir cette hypothèse est intenable d'un point de vue pratique tant elle dépasse l'entendement humain, et tant elle pose d'impératif dont le monde dans lequel nous vivons ne saurait rendre compte. En effet, "l'unité absolue, par définition ne connaît pas de degré. Le moindre écart corrompt le principe.../.. Autant dire que l'eau contenue dans un verre est pure parce qu'elle ne contient qu'un seul petit germe de choléra !"

Certes le monde est unique au moins "comme objet de discours" et c'est tant mieux, car sinon nous ne pourrions même pas en parler. Il rassemble des choses qui se tiennent par une certaine continuité. "Le temps et l'espace sont des supports de la continuité qui permettent aux diverses parties de l'univers de tenir ensemble." Il y a même quantité d'autres lignes de continuité ou de lignes d'influence entre les choses. Plus généralement, "il y a entre toutes les choses cohésion et adhésion d'une manière ou d'une autre, si bien que pratiquement, l'univers existe sous forme de chaînes ou de toiles d'araignée qui font une chose continue ou intégrée."
On peut également évoquer pour accréditer l'unité du monde, la cause première de son existence, le lien générique qui regroupe de manière hiérarchique les choses et enfin l'unité de but qui les caractérise. On pourrait même ajouter l'harmonie esthétique de l'univers et l'unité transcendantale du sujet connaissant, chère à l'idéalisme, aussi unique que l'univers lui-même.

Dans l'état actuel de nos connaissances, et dans la situation où se trouve l'esprit humain, l'attitude pragmatique consiste toutefois à renoncer au monisme absolu aussi bien qu'au pluralisme : "Le monde est un, dans la mesure où ses parties tiennent ensemble grâce à un type de relation quelconque. Il est multiple dans la mesure où certaines relations ne parviennent pas à s'établir."
Au total, "l'hypothèse d'un monde dont l'unité est encore imparfaite et le sera peut-être toujours" est la plus appropriée à ce qui est. Le pragmatisme s'inscrit ainsi dans une logique qui n'est pas sans rappeler celle du bon vieux Kant. Sans rejeter l'hypothèse d'une finalité relevant d'un absolu unique, inaccessible, elle considère qu'il vaut mieux pour l'heure s'en tenir humblement aux concepts sur lesquels notre entendement et notre raisonnement ont prise : "Nous sommes comme des poissons nageant dans l'océan des sens que borne par au dessus l'élément supérieur que nous sommes incapables de respirer ou de pénétrer."

Pragmatisme et Humanisme/Religion
Les dernières leçons de William James portent sur les rapports que peut entretenir le pragmatisme avec l'humanisme et la religion. Il amène le lecteur à adopter une attitude ouverte sur le sujet, puisque l'idée de Dieu n'apparaît pas contradictoire avec la perspective d'un monde perpétuellement en mouvement vers le progrès et l'amélioration : "la philosophie pragmatique a aucun moment ne congédie les conceptions religieuses positives desquelles au contraire, elle est proche."
Proche également, une fois encore et sans le dire, de Kant s'émerveillant à la fois du ciel étoilé au dessus de sa tête et de la loi morale au fond de lui, James énonce comme quelque chose d’incontournable : "ce besoin d'un ordre moral éternel [qui] est l'un des plus profonds qui soient ancrés en nous". Il affirme que d'un simple point de vue pratique, l'idée de Dieu est préférable au nihilisme athée car, elle "nous garantit l'existence d'un ordre éternel idéal."

Dans le même temps, il insiste sur l'importance fondamentale qu'il y a de ne pas mêler des considérations relevant d'un quelconque absolu immanent, à celles qui cherchent à construire une philosophie pratique : "La notion d'une réalité qui exigerait que nous soyons en accord avec elle, sans raison aucune, mais seulement parce que cette exigence est inconditionnelle ou transcendante, est une idée qui me dépasse complètement."

Selon ce point de vue, la réalité n'est pas quelque chose d'extérieur à nous mais un continuum dans lequel nous sommes et que nous pouvons faire évoluer. En d'autres termes, que la réalité soit ne dépend que d'elle, mais ce qu'elle est dépend de l'angle choisi et ce choix ne dépend que de nous. Et pour qu'elle ait un sens, "la réalité est ce dont les vérités doivent tenir compte en général."
Dans cette perspective la religion finit par se confondre avec l'humanisme, de sorte qu'on ne saurait gommer la contribution apportée par l'homme, au devenir du monde. Nous croyons souvent que la réalité est déjà toute faite et achevée, et que notre intellect n'est apparu que pour la décrire telle qu'elle est déjà. Invoquant le philosophe allemand R. H. Lotze (1817-1881), James se demande "si la réalité existante ne serait pas là précisément pour stimuler notre esprit afin qu'il produise ces ajouts qui vont augmenter la valeur totale de l'univers plutôt que dans le but de réapparaître telle quelle dans notre connaissance..."
Cette hypothèse aux accents prométhéens est fascinante car elle revient à envisager que : "le monde est tout à fait malléable et qu'il attend que nous lui apportions , de nos mains, les dernières touches..."

En définitive, en réduisant l'essence divine à sa plus simple expression, et qu'on en ait une conception moniste ou pluraliste, tout se passe comme si Dieu (au sens très large), n'était qu'un allié dans la lutte des hommes pour devenir meilleurs et rendre le monde meilleur...
Et sur ce long, très long chemin, William James affirme, après avoir combattu leurs excès, que le pragmatisme n'a d'autre dessein que celui de réconcilier les esprits délicats et les esprits endurcis !


Pour conclure
Ce petit ouvrage s'avère beaucoup plus profond que son titre ne porte à l'imaginer. C'est sans doute un peu le drame de la philosophie américaine, qui fait qu'elle est si mal interprétée, si incomprise. Elle manie des concepts en apparence simples et elle privilégie à tout moment la poursuite d'intérêts pratiques (au même titre que celle du bonheur). On ne saurait être plus trivial pour des esprits qui se piquent d'intellectualisme !

Preuve est faite s'il le fallait que ce n'est pourtant en rien contradictoire avec l'élévation de la pensée. William James marie les plus hautes aspirations avec une sorte de bon sens rustique.
Il en tire plus qu'une philosophie : une méthode pour s'attaquer aux problématiques les plus complexes, avec la même analyse qu'un plombier face à une fuite d'eau.
Il montre l'importance qu'il y a de bien poser les questions, de les décomposer si nécessaire, en alternatives abordables par le raisonnement, et il souligne la nécessité de chercher à définir à chaque fois la finalité à laquelle elles sont susceptibles de pouvoir répondre.
Au surplus, l'originalité de son approche est de s'inscrire dans une dynamique mélioriste, suggérant qu'un monde apte au progrès a beaucoup plus de sens qu'un autre qui serait trop statique, trop prédéfini, trop matériel...

La réédition récente de la préface que fit naguère Henri Bergson (1859-1941) pour cet ouvrage, fournit l'occasion de confirmer le caractère novateur de cette démarche et de préciser son apport spirituel. Puisque dans l'homme il y a de l'esprit, pourquoi dénier à ce dernier une réalité palpable : "Les sentiments puissants qui agitent l'âme à certains moments privilégiés sont des forces aussi réelles que celles dont s'occupe le physicien."
Enfin et surtout, il précise comment James a bouleversé la manière dont on peut penser le réel et le vrai, comment la vérité peut être considérée comme le cœur battant de la relation qu'a l'homme au monde, c'est à dire la réalité, laquelle est susceptible d'évoluer. La vérité n'est pas déposée dans les choses et dans les faits, elle ne préexiste pas à nos affirmations : "nous définissons d'ordinaire le vrai par sa conformité à ce qui existe déjà. James la définit par sa relation avec ce qui n'existe pas encore.../... La philosophie a une tendance à vouloir que la vérité regarde en arrière, pour James, elle regarde en avant."
En définitive, selon Bergson, à travers les propos de James, la vérité relève plus de l'invention que de la découverte. Pas étonnant dès lors qu'il devienne possible d'affirmer avec lui que "comme toute invention, elle ne vaut que par son utilité pratique."

Et pour finir, un hommage on ne peut plus vibrant, d'un philosophe à un autre, par dessus l'Atlantique : "La postérité mettra William James à sa vraie place. Elle dira sans doute que ce penseur fut un des plus grands, et que nul ne fit un plus vigoureux effort pour étreindre la réalité..."

Henri Bergson Sur le pragmatisme de William James, PUF Collection Quadrige Grands textes. 2011

15 novembre 2011

Leçons de Pragmatisme (3)

Pragmatisme et Sens Commun
William James suggère une théorie de la connaissance, faisant du "sens commun" un terreau constitué par les découvertes passées qui ont "réussi à traverser toute l'expérience subséquente en se conservant", sur lequel viennent se greffer de nouvelles expériences sans jamais complètement déloger l'acquis. Einstein ne remplace pas Newton en quelque sorte, et Kant ne supprime pas Platon.
Le sens commun, qui semblait un concept des plus figés, acquiert une signification dynamique inédite. Dans ce processus en constante évolution, le "possible" est une idée maîtresse, se définissant comme "quelque chose de moins par rapport au réel et quelque chose de plus par rapport à l'irréel". C'est ce qui permet à l'être humain de relier les choses et les êtres entre eux et de raisonner sur eux, même en leur absence. Tout le contraire de l'animal qui n'imagine pas ce que son maître va faire, ni où il va, lorsqu'il sort sans lui. Ou bien du bébé qui "lorsque son hochet tombe, ne le cherche pas. Pour lui, il est "parti".

Cette conception amène à réfléchir sur la fiabilité des bases fondant le sens commun. A ce propos James rappelle la réticence de l'être humain à remettre en cause ce qu'il croit acquis : "lorsqu'il s'agit d'appréhender des faits tellement nouveaux qu'ils entraîneraient une remise en cause radicale de nos idées préconçues, généralement on les ignore complètement ou on maudit les gens qui nous les font remonter."
C'est une force car il serait épuisant de remettre systématiquement tout en cause, mais c'est aussi une fragilité d'où il découle que : "bien que le sens commun ait l'apparence de la connaissance éprouvée, il faut toutefois s'en méfier."
Il faut également accepter l'incapacité du sens commun à répondre à certaines questions pratiques. Un seul exemple : à l'instar du fameux bateau de Thésée, "un couteau dont on a changé le manche et la lame reste-t-il le même ?"
Enfin à l'inverse de ce qu'imaginaient les philosophes de l'école péripatéticienne, les catégories du sens commun n'ont rien d'éternel ou d'immuable. Car, depuis qu'il est capable de modifier le monde qui l'entoure, "l'homme crée des choses nouvelles qui bouleversent le sens commun." 
Il en crée même tant, "qu'il risque de se noyer dans ses propres richesses comme un enfant dans son bain, qui ne sait pas refermer le robinet qu'il a ouvert..."
A ce stade, James compare les retombées pratiques respectives de la science et de la philosophie, et émet là une sévère critique de cette dernière "qui va beaucoup plus loin dans ses négations que le stade scientifique, [mais] n'a pas augmenté jusqu'à présent la portée de notre puissance pratique"
Il recommande en conséquence de considérer les théories comme "des instruments, des moyens que trouve l'esprit pour s'adapter à la réalité" plutôt que "des révélations, ou des réponses gnostiques à ce monde énigmatique créé par Dieu".
Ce qui l'amène à poser le problème qui en découle naturellement "N'y aurait-il pas après tout une certaine ambiguïté dans la vérité ?"

Pragmatisme et Vérité
De fait, la vérité est un concept des plus discutables, et sur ce sujet plus que sur tout autre, s'affrontent clairement les conceptions rationalistes et pragmatiques.
Il faut certes accorder à la vérité des choses, une certaine universalité, "pourvu qu'on ait bien identifié les concepts (les genres) sur lesquels elle s'exerce : un et un font deux, le blanc est plus proche du gris que du noir, lorsqu'une cause commence à agir, l'effet débute... Ces propositions sont vraies pour tous les uns, tous les blancs, toutes les causes."

En pratique il faut donc insister sur le fait que "les noms qu'on donne aux choses sont arbitraires, mais une fois qu'ils ont pris un sens il faut s'y tenir."
Pour autant, la vérité utile ne relève pas davantage d'un absolu immanent que d'une réalité matérielle trop bornée. Le pragmatisme propose une approche qui se situe à la croisée des chemins. Pour le rationaliste, "la vérité demeure une pure abstraction dont le seul nom doit nous inspirer le respect. Tandis que le pragmatiste entreprend de montrer en détail pourquoi il faut s'incliner, le rationaliste se révèle incapable d'identifier les faits concrets dont il a tiré son abstraction."
Au surplus, "malgré son attachement aux faits, il ne souffre pas du même penchant matérialiste que l'empirisme ordinaire" et il ne voit "pas d'inconvénient à concevoir des abstractions tant qu'elles vous permettent de vous mouvoir parmi les faits particuliers et qu'elles vous mènent quelque part." On pourrait même poursuivre le raisonnement encore plus loin en acceptant "qu'une idée est vraie dès lors qu'y croire nous aide à vivre..."

L'attitude pragmatique face à la vérité, se ramène donc comme souvent, face à un questionnement, à soupeser les alternatives en fonction de la finalité recherchée. Elle vise à interpréter chaque notion en fonction de ses conséquences pratiques : "Quelle différence y aurait-il en pratique si telle notion plutôt que telle autre était vraie ? Si aucune différence pratique n'apparaît, c'est que les deux notions sont pratiquement équivalentes et que la discussion est vaine."
Le vrai est donc une idée toute relative, évolutive, et en pratique, on peut l'assimiler à "ce qui paie". En d'autres termes, la vérité de nos idées "réside dans le fait qu'elles fonctionnent". On touche ici le cœur de l'esprit anglo-saxon notamment américain, et dont on se méfie si fort en Europe et particulièrement en France. C'est sans doute à cause de cet a priori que le pragmatisme y est si méprisé et incompris autant que méconnu. Einstein avait plaisanté sur ces notions en s'exclamant que : "La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. - La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi..."

En bref, la vérité n'a d'intérêt que in rebus et non pas ante rem. C'est une approximation "qui se réduit à ce qui est opportun en matière de pensée, tout comme le Bien se réduit à ce qui est opportun en terme de conduite..."

A suivre....

13 novembre 2011

Leçons de Philosophie Pragmatique (2)


Avec un sens aigu de la pédagogie, et avec l'ambition de tordre le cou au dualisme manichéen qui oppose rationalisme et empirisme, William James décompose son propos sur le pragmatisme, de manière à le confronter sans détour, aux grands thèmes de la réflexion philosophique : métaphysique, monisme et pluralisme, sens commun, vérité, humanisme, et enfin religion. Une réflexion qui s'avère en tous points captivante.

Pragmatisme et Métaphysique
S'agissant de la métaphysique dont on connaît la propension aux nébulosités, James montre qu'elle peut être abordée d'un point de vue pratique.
Il s'interroge en premier lieu sur la notion aride de substance, qui sous-tend l'opposition entre matérialisme et spiritualisme et qui constitue une des plus vieilles pierres d'achoppement de la philosophie. Au quotidien on a tendance à confondre, de manière quasi indissociable, la substance avec les attributs qui la définissent à nos sens. La substance craie est ainsi réduite dans notre esprit à ses caractéristiques : blancheur, friabilité, insolubilité dans l'eau, etc... Chaque substance n'est qu'une des modalités d'une substance plus élémentaire qu'on nomme matière, définie par deux attributs : l'étendue et l'impénétrabilité.
Par analogie, ajoute James, "nos pensées et nos sentiments sont des affections ou des propriétés de nos âmes respectives, qui sont des substances, dépendantes à leur tour d'une substance plus profonde, "l'esprit" dont elles sont les modes."
Mais en pratique, la notion de substance est une abstraction  pure, qui permet de donner un mot aux choses et une cohésion aux attributs par lesquels nous percevons ces mêmes choses, mais elle n'a pas de réalité à proprement parler. Qu'il y ait substance ou non ne change rien à la manière dont nous percevons ses attributs.
Étrangement, la seule application pratique de la notion de substance, selon James, réside dans l'eucharistie chrétienne, durant laquelle, quoique ses propriétés physiques ne changent pas, l'hostie devient (à condition d'y croire naturellement), le corps du Christ. De substance pain elle devient donc substance divine !
 
Une question dès lors se pose : de savoir si derrière la substance tangible réside ce qu'on pourrait assimiler à la substance en soi, chère à Kant (noumène). Une autre de définir la nature de la substance princeps : est-elle matérielle ou spirituelle ?
 
Les matérialistes tels que Berkeley considèrent qu'il est vain d'imaginer une substance inaccessible, "à l'arrière-plan du monde externe". A sa suite Locke et surtout Hume dénient même l'existence d'une âme derrière la conscience.
Pourtant James, au lieu de trancher sur des notions relevant de spéculations, préfère plutôt tenter de déterminer "quelle différence pratique peut découler du fait que le monde soit gouverné par la matière ou par l'esprit."

Il amène ensuite à débattre du matérialisme sous un angle original en affirmant que "pour ce qui concerne le passé du monde, peu importe qu'on croie qu'il ait été créé par la matière ou par un esprit divin."
Quelque soit le point de vue, ça ne change en effet rien à l'idée qu'on peut en avoir : "une fois le rideau tombé, la pièce qui vient d'être jouée n'est pas meilleure parce qu'on prétend que l'auteur est un génie, et pas moins bonne parce qu'on dit au contraire qu'il s'agit d'un écrivaillon." Selon cette appréciation rétrospective, le débat entre le matérialisme et le théisme est vain et dénué de sens. "Matière et Dieu signifient exactement la même chose, c'est à dire ni plus ni moins la puissance qui a créé ce monde fini et lui seul..."

Tout change en revanche si l'on analyse le monde en devenir. Force est alors de convenir que le matérialisme "n'est pas garant permanent de nos intérêts les plus élevés, qu'il ne peut combler nos espoirs ultimes". Sans avoir besoin de préjuger de l'existence de Dieu, et d'un simple point de vue scientifique, il est impossible de nier la finitude de la matière : "la croyance spiritualiste sous toutes ses formes a affaire à un monde plein de promesses, tandis que le soleil matérialiste sombre dans un océan de désenchantement."
L'optique qui consiste à voir en avant et qui postule un futur ouvert et meilleur, éclaire également d'un nouveau jour les questions relatives au dessein de la nature et au libre arbitre.
Au sujet du premier, James récuse la conception théiste classique, dont le simplisme est battu en brèche par les constatations du darwinisme (qui introduit dans le processus évolutionniste les notions de hasard et de nécessité). S'il n'est pas exclu qu'un dessein existe, il n'est certainement pas univoque et plein de bonté mais "si vaste qu'il dépasse l'entendement humain". Pour l'heure, "la vague confiance en l'avenir est la seule signification pragmatique que l'on puisse attribuer aux termes dessein et créateur."
Partant du même principe, James renvoie dos à dos les partisans du libre arbitre et ceux du déterminisme, considérant que dans l'absolu, aucune des deux options n'a de sens. Il recommande une fois encore de se placer dans une perspective où le monde et notre condition sont susceptibles de s'améliorer (méliorisme). Il est clair que le déterminisme, en niant la possibilité de la moindre initiative, de la moindre nouveauté par rapport à l'impulsion originelle des événements, fait obstacle à cette "théorie cosmologique de la promesse". D'un autre côté, si comme le pensent certains théologiens, tout ce qui arrive ici bas est attribuable à la volonté de Dieu, alors le libre arbitre est une absurdité, car le monde étant par essence parfait, "liberté voudrait dire dire liberté d'être pire, et qui serait assez fou pour désirer cela" ?
Autrement dit, si le monde a pour vocation de tendre vers l'amélioration et si l'homme a quelque rôle à jouer dans ce progrès, le libre arbitre constitue le meilleur outil dont il puisse disposer...

(à suivre...)

06 novembre 2011

Leçons de Philosophie Pragmatique (1)


Rarement ouvrage de philosophie m'a paru plus évident, plus humble et pertinent que cette introduction au pragmatisme, proposée en huit leçons par le philosophe américain William James (1842-1910).
Non content d'avoir été un des fondateurs de la science psychologique moderne, ce dernier décrivit une méthode de pensée des plus originales et des plus abordables, en dépit de la complexité des problèmes auxquels elle s'attaque.

Pourtant, de l'aveu de James lui-même, on pourrait remonter à la Grèce antique, pour trouver la source des concepts qu'il entreprend d'exposer dans cet ouvrage : "rien de nouveau dans la méthode pragmatique : Socrate l'utilisait en expert, et Aristote en avait fait sa méthode".
Disons également qu'elle emprunte également beaucoup aux philosophies empiristes ou utilitaristes telles que proposées par Locke, Hume, Mill, mais qu'en enlevant les quelques bornes matérialistes ou positivistes qui en limitaient parfois la portée, elle s'avère susceptible d'emmener le lecteur dans un voyage intellectuel passionnant, qui part des considérations les plus terre à terre et s'élève en toute quiétude vers l'infini.

Selon James, il est essentiel avant toute chose de délimiter d'emblée le champ des possibles. Dans cette optique, il distingue au plan historique, deux grandes catégories de penseurs, qu'il oppose radicalement, à savoir les empiristes et les rationalistes.
Il en donne même une définition schématique en relevant les principales caractéristiques qui fondent à ses yeux les deux lignages, assimilant de manière un peu narquoise les rationalistes à des esprits "délicats" (tender-minded) et les empiristes à des esprits "endurcis" (tough-minded).
Ainsi, on peut distinguer les uns des autres en opposant respectivement les modalités sur lesquelles se fonde leur pensée.
Le Rationaliste est : intellectualiste, idéaliste, optimiste, religieux, partisan du libre arbitre, moniste, dogmatique.
L'Empiriste est au contraire : sensationnaliste (se fondant sur la réalité des sensations), matérialiste, pessimiste, irréligieux, fataliste, pluraliste, sceptique.

En bref, la ligne de partage se définit à partir de la source même du point de vue adopté : "le rationaliste voue un culte aux principes abstraits et éternels" tandis que "l'empiriste s'attache aux faits dans leur variété brute".
De ce fait, suivie trop exclusivement, la première voie a tendance à noyer l'adepte dans un flot de conjectures et  offre en règle peu de débouchés pratiques, tandis que la seconde risque de l'enfermer dans un positivisme borné par le matérialisme et un froid déterminisme. Or, "Ce qu'il nous faut" s'exclame James, "c'est une philosophie qui non seulement sollicite nos facultés intellectuelles d'abstraction, mais encore soit en prise directe avec le monde réel de nos vies humaines finies."
D'une manière générale il conseille donc d'écarter les théories qui réduisent le monde à des systèmes, aussi séduisants soient-ils. Bien souvent selon lui, "le monde auquel vous donne accès le philosophe est clair, limpide et noble. Il ne comporte aucune des contradictions de la vie réelle.../... c'est un temple de marbre qui scintille au sommet d'une colline." Mais cette manière de concevoir les choses, trop bien définie, est vaine, "car l'univers réel est une chose ouverte. Or le rationalisme fabrique des systèmes, et les systèmes sont forcément clos."

C'est dit, le premier intérêt du pragmatisme est de proposer une approche totalement ouverte, qui n'écarte rien a priori, et qui retient avant tout ce qui permet de progresser ou de devenir meilleur. Ainsi, "comme les doctrines rationalistes, il peut rester proche de la religion [et d'une manière générale des concepts tenant à la spiritualité], mais en même temps, comme les philosophies empiristes, il peut se tenir au plus près des faits."
Le pragmatisme procède pas à pas, sans dogme pré-établi. Il n'a aucun dessein immanent, pas d’à-priori. Il n'a pas l'ambition d'élucider les causes finales, mais développe une conception téléologique qui argumente largement en s'appuyant sur la finalité des spéculations intellectuelles. Il se fonde sur le simple bon sens, et tire toute sa substance de l'analyse du réel, dont nous sommes faits et qui jusqu'à preuve du contraire, nous entoure, sans occulter lorsque cela peut avoir un intérêt pratique, le domaine supra-sensible. C'est avant tout une méthode de "résolution des débats métaphysiques qui sans cela seraient interminables". A cette fin, le pragmatique tente notamment de débusquer les problématiques mal ou trop imprécisément posées, et celles qui n'aboutissent qu'à des réponses vaines, ou bien inappropriées aux questions qu'elles sous-tendent.

Avant de pénétrer un peu plus loin dans le raisonnement, et en guise d'introduction à la méthode, trois exemples concrets recueillis au cours de ces huit leçons, illustrent cette démarche.
Le premier décrit le cas de figure d'une personne tournant autour d'un arbre sur le tronc duquel est accroché un écureuil, tournant également, de manière à ce qu'en permanence le tronc s'interpose entre l'animal et l'observateur.
La question est de savoir si dans une telle configuration, ce dernier tourne autour de l'écureuil ou non. "La personne tourne autour de l'arbre bien sûr, et l'écureuil se trouve sur l'arbre, mais tourne-t-elle autour de l'écureuil ?"
Bien que la plupart des gens soient enclins à répondre par l'affirmative ou par la négative, James montre qu'il est impossible de se prononcer, sans avoir défini préalablement ce qu'on appelle "tourner autour". En effet, si l'on considère qu'il s'agit de se trouver successivement à l'est, au sud, à l'ouest puis au nord de l'écureuil, le réponse est oui. Mais si l'on considère qu'il s'agit de se trouver sur le côté droit puis en face, puis sur le côté gauche et enfin derrière l'animal la réponse est non.
A côté de ce cas de figure où l'impossibilité à répondre tient au manque de précision de la question, on peut trouver d'autres situations non moins ambiguës. Par exemple, lorsqu'en des temps reculés on s'interrogeait pour savoir si le principe actif du levain relevait d'un elfe ou bien d'un farfadet, bien présomptueux était celui qui se prononçait de manière définitive. En la circonstance, à quoi bon choisir une option, puisque aucune n'avait de réelle pertinence et qu'aucune ne faisait avancer d'un iota la connaissance du phénomène ?
Le troisième exemple tente de montrer la relativité de la vérité et d'inciter à se méfier du vrai en soi, lorsqu'il s'apparente à une pure abstraction, sans intérêt pratique. "Si vous me demandez l'heure et que je vous réponds que j'habite au 95 rue Irving, ma réponse a beau être vraie elle n'est en la circonstance d'aucune utilité. Une adresse erronée ferait aussi bien l'affaire."
Dans l'absolu, le vrai n'a en définitive pas plus de sens que le faux et la véracité d'une chose n'a de sens que rapportée à un besoin, à un objectif.

A suivre....

Référence : William James. le Pragmatisme. Flammarion, collection "Champs, classique"

03 novembre 2011

Autumn Leaves


Le soleil à travers les feuilles
S'éparpille en tendres moiteurs
Et de verdoyantes lueurs
Égaient les chairs qui les recueillent

Mais les jours épuisés s'endeuillent
De la fin proche des chaleurs
Ils abandonnent leurs couleurs
Aux derniers fruits que les mains cueillent

Au loin les premières rousseurs
Voltigent au gré d'une brise
On dirait de tristes danseurs

Et une fine brume grise
Emplit lentement l'horizon
De sa morose exhalaison.



Photo : La Charente, à Saintes