13 octobre 2012

La liberté a-t-elle un avenir ?

Lorsque je suis tombé par hasard sur le récent ouvrage d'Edouard Balladur, en dépit d'une certaine prévention, j'ai eu envie de l'ouvrir. Le titre ne pouvait que m'émouvoir. Un brin désabusé mais si révélateur de ce sur quoi chaque jour je m'interroge !
Dès les premières pages, ma curiosité fut attisée, notamment par les accents déchirants de l'avant-propos: « ma vie prendra fin au début du XXIè siècle ; de celui-ci je ne connaîtrai pas grand-chose. Ce que j'en vois m'inquiète : années des illusions perdues les unes après les autres, sans rien qui les remplace, comme si renaissaient sans cesse les vieux débats stériles. On l'observe bien aujourd'hui, c'est à qui ira le plus loin dans l'éloge du rôle salvateur de l'Etat. Cela passera... »

Malheureusement la suite ne me parut pas à la hauteur de l'enjeu.
Certes Edouard Balladur mérite de figurer parmi les très rares politiciens en France ayant un tant soit peu la fibre libérale.
Certes, il peut avec quelque raison se vanter d'avoir mené une action inspirée de ces principes, notamment lorsqu'il fut ministre des finances, durant la première cohabitation, entre 1986 et 1988. Songeons que le gouvernement à l'époque osa supprimer l'ISF !
Hélas, deux ans, ce fut un peu court pour livrer tous les effets attendus, et pour de très mauvaises raisons, les Français infligèrent un cuisant désaveu à la politique entreprise à l'époque.
Il y a de quoi refroidir les convictions les mieux ancrées.
Jacques Chirac qui pour sa part n'en eut jamais beaucoup (de convictions) n'hésita pas longtemps à faire machine arrière. Changeant son fusil d'épaule, il contribua à enterrer définitivement toute velléité d'aspiration à la liberté dans notre pays. A partir de 1993, il se mit à verser de belles et démagogiques larmes de crocodile sur la « Fracture Sociale », tout en chantant les pseudo-vertus du mythe de l'Etat-Providence, et finit même par vouer aux gémonies le libéralisme, qu'il jugea aussi délétère que le communisme ! Au passage, il écrabouilla les ambitions de son vieil ami Balladur, lequel s'était monté un vite le bourrichon à propos de sa destinée politique nationale...

Il y a de bons moments dans ce livre, et quelques vérités toujours bonnes à dire. Par exemple sur l'essence du libéralisme: « c'est l'histoire du progrès et de l'émancipation individuelle ; c'est la lutte contre l'autorité exclusive de la tradition qui s'imposerait comme allant de soi, le refus du conformisme ; c'est le libre examen qui conduit à la liberté d'agir. »
Il y a également la volonté de démasquer ses adversaires: « on veut déguiser l'hostilité au libéralisme en soif de justice, en besoin d'organisation, en refus du désordre ». Il y a même le courage de s'attaquer au paradigme consensuel de la social-démocratie : « elle utilise des mécanismes si pesants et complexes qu'elle peine aujourd'hui à s'adapter à l'évolution du monde. Elle n'y parviendra pas ».
Il y a enfin quelques évidences sur lesquelles il paraît opportun d'enfoncer le clou: « la liberté politique sans liberté économique est un leurre », « la démocratie locale constitue l'un des caractères d'une société libérale ».

Mais l'ensemble est trop répétitif, et surtout trop amorti, trop pusillanime pour emporter la conviction.
Pire, pour tempérer un propos pourtant guère audacieux, M. Balladur se croit à maintes reprises, obligé d'affaiblir sa propre thèse. A l'instar de la quasi totalité de la classe politique française, il se démarque par exemple de l'Amérique dont il juge «qu'il n'est pas évident qu'il faille imiter sans précaution l'exemple » ou d'une manière générale des pratiques anglo-saxonnes dont il juge dangereux de se « rapprocher »...
A d'autres moment il semble étrangement vouloir éreinter l'idée libérale elle-même :« le libéralisme s'accompagne de désordres de toutes natures, d'inégalités, d'injustices, d'une concentration excessive des revenus, d'entraves aux lois de la concurrence. Il doit se réformer », « le libéralisme n'a su ni organiser, ni harmoniser le fonctionnement du marché.. », « l'égoïsme est la tentation permanente du nationalisme comme du libéralisme... », « notre société est-elle trop libérale ? Elle en donne des signes multiples ; à peu près tout est dit, justifié, loué... »
Le comble est atteint lorsqu'après avoir chanté « l'efficacité de la liberté », il avertit que « l'ultralibéralisme met en danger la liberté », et qu'il se met à vanter le mérite de l'Etat, sans lequel « il n'y aurait eu ni industrie nucléaire, ni industrie pétrolière de rang international. Le libre jeu du marché ne conduisait ni à l'existence d'Elf, et de Total, ni à celle d'AREVA et d'EDF »

Tous ces atermoiements nuisent singulièrement à la clarté et à la force du propos, même s'ils sont bien à l'image de rondeur molle et prudente du personnage. Il y a peu de chances hélas que cette démonstration soit de nature à convaincre quiconque...
Sur les problèmes de société, ces faiblesses deviennent criantes. Dans le bouillon de périphrases et de concessions à la pensée unique, rien ne surnage vraiment. Exemple édifiant, le fameux PACS, contre lequel il avoue avoir voté, non par conviction, mais parce qu'en raison « de l'état d'esprit d'une partie de l'opinion et des contraintes de la vie politique », il s'est « laissé circonvenir !»
Aujourd'hui il est hostile au mariage homosexuel. Mais s'agit-il de ce qu'il pense ou bien de ce qu'il croit bon de penser ?

Au chapitre de la mondialisation, on retrouve les mêmes contradictions.
Le titre du chapitre résonne même comme un oxymore : « Contrairement à l'idée courante, la mondialisation menace la liberté des nations. » M. Balladur n'oublierait-il pas des temps pourtant pas bien reculés, lorsque le monde était cloisonné par d'épaisses murailles qui étouffaient la liberté de dizaines de pays !
Lui qui chante la liberté, rêve aujourd'hui d'une « autorité mondiale s'imposant aux Etats, encadrant leurs comportements, proscrivant les excès de leur indépendance, limitant le champ dans lequel ils peuvent agir à leur guise », « un pouvoir de décision s'imposant à tous ».
Si l'on peut admettre que l'absence de coordination pourrait faire craindre une mondialisation trop anarchique, il y a au moins autant à appréhender d'une centralisation extrême du pouvoir. En tout cas l'argumentation plaidant pour cette dernière paraît bien faible, rejoignant presque l'antienne des alter-mondialistes qui prétendant que «la mondialisation ne profitera qu'aux plus forts ». C'est tout l'inverse que l'on voit se produire sous nos yeux : grâce à la liberté, les pays émergents, même petits, se développent à toute vitesse, tandis que les nations dites puissantes s'essoufflent...

A propos de l'Europe enfin, dont on ne peut douter qu'il souhaite l'édification, il se borne hélas à constater l'incapacité chronique et s'interroge sur sa représentation concrète : « quel organisme, quelle personnalité, avec quels pouvoirs ? »
Il déplore la dispersion des énergies, et des modes d'expression, notamment le fait qu'au niveau des instances, l'usage officiel de plus de vingt langues soit autorisé. Mais à aucun moment il ne propose l'emploi de l'anglais qui s'imposerait pourtant à l'évidence, mais qui répugne aux Français. A aucun moment, il n'évoque le mot même de Fédération, et on le sent en définitive beaucoup plus proche de l'idéal assez répandu mais vain, d'un concert « d'Etats-Nations », que d'une véritable union...

Au total, ce livre est un peu le chant du cygne de quelqu'un sans doute pétri de bon sens, mais qui n'osa jamais vraiment aller jusqu'au bout de ses idées. Ça nous vaut un un plaidoyer un peu tiède, rempli de bons sentiments, mais aussi de redondances, voire de contradictions, au service d'une thèse qui jamais ne se dessine clairement.
Sur tout ce qui fait l'essence de l'esprit de liberté, M. Balladur se prononce du bout des lèvres. Et on en vient parfois à se demander ce qu'il pense vraiment. Et malheureusement, si avec de tels défenseurs, la liberté peut encore avoir un avenir...

La liberté a-t-elle un avenir ? Edouard Balladur. Fayard 2012

1 commentaire:

  1. 13/10/12
    extrasystole a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "La liberté a-t-elle un avenir ?" :

    'il n'est pas évident qu'il faille imiter sans précaution l'exemple' (de la liberté à l’américaine). De ces précautions (euphémisme) pourtant à mon avis nécessaires, il n'en est fait jamais état dans vos propos. Pourtant..
    Quand je trouve jamais ou toujours, je doute.

    14/10/12
    Pierre-Henri Thoreux a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "La liberté a-t-elle un avenir ?" :

    Ce que je cherchais à montrer en la circonstance, c'était la contradiction intrinsèque du discours de M. Balladur. Comme s'il fallait nécessairement s'excuser lorsqu'on défend le libéralisme, et comme s'il fallait surtout se dédouaner du modèle américain.
    Loin de moi l'idée d'abandonner toute précaution dans l'imitation.
    Mais la question essentielle est toutefois de savoir si la démocratie américaine constitue un modèle. Pour moi oui évidemment, et dans ce cas, il me parait important de le dire avec force et conviction, compte tenu de l'injuste discrédit dans lequel on le tient habituellement en France.

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