31 décembre 2019

Le pilori

Pas de semaine sans une nouvelle victime expiatoire, sacrifiée sur l’autel de la Vertu. Cette fois c’est l’écrivain Gabriel Matzneff qui est cloué au pilori pour ses frasques sexuelles d’un autre siècle. Autrefois assimilées à un badin libertinage, elles sont désormais jugées à l’aune de la pédophilie la plus abjecte.
A l’époque, il était du dernier chic dans les milieux intellectuellement évolués et politiquement engagés, de célébrer toutes les transgressions à ce qu’il était convenu d’appeler “l’ordre bourgeois”. Cela n’excuse évidemment rien si l'on se réfère à l’absolu de l’impératif catégorique kantien, mais il était permis, pour ceux qui restaient rétifs à ces pratiques, de ne pas s’abandonner à la lecture de leurs errances assez glauques et misérables (selon l’aveu même de l’auteur…)
Le fait est qu’il ne s’agissait que de déviances “mineures” si l’on peut dire et globalement peu de gens s’intéressaient vraiment à cette littérature sulfureuse.
Le désormais vieillard Matzneff, rendu bien inoffensif par l’âge autant
sans doute que par la solitude et par la lassitude, était depuis bien longtemps rangé des voitures, lorsqu’il fut amené brutalement sous les feux des projecteurs médiatiques. Et cela fit quelques victimes collatérales au passage. La foule anonyme de ceux qui n’ont pas moufté du temps des forfaits, mais surtout le cher Bernard Pivot dont l’extrait d’une émission datant de 1990 fait florès depuis quelques jours sur Youtube et se propage à la vitesse des virus via les réseaux sociaux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il se révéla en la circonstance bien complaisant vis à vis de celui qu’il qualifia aimablement de “collectionneur de minettes”.
Face au tollé, l’animateur a bien tenté de se défendre et de minimiser les faits, mais c’était sans compter sur la force du tsunami qui s’abat sur l’opinion publique. Il a donc jugé prudent de faire amende honorable, regrettant en définitive “de n’avoir pas eu les mots qu’il fallait”...

La raison de tout ce tintamarre polémique ? Une des victimes supposées de l’écrivain, répondant au doux prénom de Vanessa, s’est souvenue tout à coup qu’elle avait été abusée par le prédateur, il y a plus d’une trentaine d’années, alors qu’elle n’avait que 14 ans (et lui 50). Elle se rappelle tout à coup que sa liaison qui dura plusieurs années avec le satyre, remplie de lettres d'amour et parfaitement connue de ses parents, n’avait rien d’une relation librement consentie.
On peut trouver étrange, si ce n’est quelque peu opportun, cette remontée subite d’un dégoût pour des faits si lointains, mais passons… Elle a bien le droit d’écrire au moment qui lui chante et de raconter les faits tels qu’elle les a vécus. A l’instar des récits de son ex-Pygmalion, personne n’est obligé de la lire ni de la croire...

Ce qui est le plus troublant dans cette histoire, c’est de voir tant de juges se lever soudain, et de les entendre, avec beaucoup, beaucoup mais vraiment beaucoup de retard, condamner des actes, en usant d’une violence et d’une intransigeance qui contraste singulièrement face à la mansuétude avec laquelle ils furent jugés à l’époque.
Les accusations portées après coup, alors que rien n’interdisait qu’elles soient émises au moment opportun sont d’une médiocrité affligeante. C’est le mal de notre époque. Les censeurs contemporains s’érigent en justiciers rétrospectifs pour faire le procès du passé. C'est commode, facile et peu risqué, mais cela ne sert à rien qu’à se donner bonne conscience à peu de frais.
Tel n’est pas le cas de Denise Bombardier, journaliste et femme de lettres québécoise, qui osa défier Matzneff il y a 30 ans sur le plateau de la fameuse émission Apostrophes, et lui envoya sans ménagement dans la figure tout son mépris et son indignation. A l’époque elle fut très mal vue pour cette audace et fut reléguée dans l’arrière-cour de la bonne société littéraire.
Autre temps autres mœurs. Bernard Pivot n’avait pas tort en évoquant cela lors de sa première intervention, après le scandale...


La sagesse serait de voir la société telle qu’elle fut et non telle qu'elle aurait dû être, et d’en conclure qu’à quelques exceptions près, les coupables étaient légions. Cela servirait probablement à mieux discerner les faiblesses du temps présent. Cela nous épargnerait également ces viles attaques ad hominem qui ressemblent de plus en plus à une chasse aux sorcières aux relents de curée, et cela nous éviterait le retour horrible de la délation systématique.
Cela préserverait enfin le repos d’âmes dont l’immoralité n’a quand même tué personne, contrairement à la “justice sociale” brandie par nombre d’idéologues bien pensants. La liste pourrait être longue de ces artistes maudits. Gauguin et ses vahinés, Nabokov et sa Lolita, Gainsbourg et son hymne acide au Lemon Incest, Thomas Mann et Visconti idéalisant l'éphébophilie avec Mort à Venise, Roger Peyrefitte et ses amitiés particulières, Verlaine déniaisant le jeune et “pas sérieux” Rimbaud, Degas et ses petits rats, Balthus et ses fillettes lascives, Radiguet et son arrogant diable au corps, Montherlant, Gide, Cocteau…
Si l'on condamne outre-tombe tous ces gens, où s’arrêtera-t-on sur la pente savonneuse de l’hypocrisie déguisée en morale ? 2020 et les années à suivre nous le diront peut-être...

16 décembre 2019

Sa Déclaration...

En plein psychodrame national au sujet de l’introuvable réforme des retraites, l’épisode Delevoye fait figure de pantalonnade. Sauf à avoir tenté d’ajouter une touche comique au scénario tordu et fastidieux de ce texte qui devait sceller l’acte II du mandat d’Emmanuel Macron, le gouvernement n’a vraiment pas fait preuve de perspicacité en conférant à ce briscard rassis le titre de “haut-commissaire aux Retraites auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé” !
On le savait confus, maladroit, gaffeur, le voici maintenant qui passe pour un coquin !

L'histoire pourrait être cocasse tant elle est révélatrice du niveau d'absurdité auquel sont parvenues nos institutions. L’objet du délit réside en la non conformité de la déclaration d’intérêts communiquée par M. Delevoye au moment où il prit ses fonctions.
On se souvient que pour atténuer l’onde de choc liée à la révélation des turpitudes émanant de son propre gouvernement, l’ineffable François Hollande crut très fin de créer la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP). Ainsi, depuis cette date chaque nouveau ministre ou apparenté doit se livrer à une énumération par le menu de toutes les fonctions qu’il exerce, susceptibles ou non d'interférer avec son magistère républicain.
M. Delevoye s’y plia donc, en déclarant quelques activités accessoires, telle la présidence de la Chartreuse de Neuville sous Montreuil ou celle de l’Association Française des Orchestres … L’ennui, c’est qu’il en “oublia” d’autres, ce qui nous valut un mignon feuilleton à rebondissements.
Par les magazines Le Parisien et Capital on apprenait successivement qu’il avait omis de mentionner son poste d’administrateur “bénévole” d'un institut de formation de l'assurance (Ifpass), un secteur qui lorgne par nature sur l'épargne retraite des Français…
Deux jours plus tard on découvrait qu’il avait occulté une fonction au conseil d’administration de la Fondation SNCF, chargée d’orchestrer les actions de mécénat du géant français des transports.

Mais le pire était à venir...
En épluchant sa déclaration, certains remarquèrent une troisième fonction, certes bien déclarée celle-là, mais qu’il n’avait tout simplement pas le droit d’exercer depuis son entrée au gouvernement car faisant l’objet d’une rémunération: la présidence, depuis 2017, de Parallaxe, un institut de réflexion sur l'éducation dépendant du groupe de formation IGS. En deux ans ce n’est pas moins de 120.000€ qui furent ainsi versés e toute illégalité au Haut Fonctionnaire distrait !
Enfin, durant le week end, M. Delevoye, après moultes excuses et circonlocutions, se décidait à faire une nouvelle déclaration, décrivant cette fois pas moins de 13 fonctions, en lieu et place des 3 mentionnées initialement !
Confronté à cette situation invraisemblable, le Haut Dignitaire de la République estime qu’il doit rester toutefois à son poste pour mener à bien la réforme. Les membres du gouvernement, plus que jamais sur les charbons ardents, se relaient pour affirmer que la bonne foi du bonhomme “est totale” (Édouard Philippe), qu’il est “extrêmement responsable et engagé pour l’intérêt général” (Jean-Baptiste Djebari), que c’est quelqu’un “de très droit, qui travaille, qui négocie avec les syndicats, qui a leur confiance…” (Élisabeth Borne).

A quelque chose malheur est bon. Hormis les effets désastreux qui risquent de plomber un peu plus un projet de réforme déjà mal en point, cette affaire pourrait servir de leçon à tous nos satrapes pondeurs de réglementations ineptes et d’administrations superfétatoires.
Dans l’histoire, l’HATVP supposée exercer une vigilance sans faille sur la probité des grosses légumes de notre république, n’a vu que du feu ! Sans les révélations de la Presse (Le Parisien, Capital) tout serait passé inaperçu.
Il paraît donc plus que jamais évident que les “agences”, “commissions” et “hautes autorités” d’état, très coûteuses, ne servent à rien. C’est peut-être là le vrai scandale !
Chacun peut voir à cette occasion que personne n’est réellement indépendant et pas forcément parce qu’il a des intérêts financiers. Et bien que le cumul des mandats soit désormais limité, cela n’empêche nullement la plupart des politiciens de continuer à collectionner les postes honorifiques et autres prébendes, supposés sans doute leur donner le sentiment d’importance.
Enfin, preuve est faite une fois de plus qu’en édictant des règles et des lois de plus en plus complexes, de plus en plus contraignantes et de plus en plus absurdes, on ne fait en somme que fabriquer des délinquants à la pelle !
Hélas, comme à l’accoutumé cette affaire, qui n’aura sans doute aucune conséquence pratique intéressante, pourra se résumer à “beaucoup de bruit pour rien”...


PS: les choses allant très vite, au moment même ou je publiais ce billet, on apprenait la démission de M. Delevoye. J'avais longuement hésité à titrer ce texte "Un de chute"...

12 décembre 2019

Vices publics, vertus privées

En France, les grèves on connaît.
Aussi fréquentes si ce n’est plus, que les aléas climatiques, elles sont susceptibles de survenir à tout moment, pour un oui pour un non. Toute occasion est bonne à saisir pour ceux qui les déclenchent. Et rarement ailleurs que chez nous, on en vit poussé si loin le raffinement organisationnel : avec un minimum de grévistes on parvient à empoisonner la vie d’un maximum de gens.

Ce système épatant est actionné par des syndicats qui représentent à peine 10% des salariés et qui faute d'adhérents, bouclent sans le moindre scrupule leurs budgets grâce aux subventions de l’État. Il est à peine exagéré de dire que ce dernier les finance pour qu’ils puissent mieux lui mettre des bâtons dans les roues. Le comble est que ces gens clament haut et fort qu’ils agissent au nom du Service Public dont ils se gargarisent du haut de leur citadelle inexpugnable. Il faut dire que dans notre beau pays de cocagne, les syndicats sont des vaches sacrées, et le droit de grève est intouchable et quasi illimité. Il peut même s’exercer en dehors de toute revendication statutaire, à la moindre contrariété susceptible de représenter “objectivement” un danger pour les salariés ou pour les usagers. On appelle alors cela “le droit de retrait”.
Dans les transports publics où le fléau sévit tout particulièrement, contrairement à l’Allemagne où la grève est tout simplement interdite et à beaucoup d’autres pays où les grévistes sont réquisitionnables, il n’y a en France que l’imputation éventuelle des jours d’arrêt de travail sur les salaires, qui puisse représenter un frein. Pourquoi donc se gêner ? C’est un vrai pousse-au-crime si l’on peut dire. De fait, la grève se moque de toute morale, et de tout esprit civique.

Outre le fait que ces débrayages incessants soient anti-démocratiques et épuisants pour la vie économique du pays, ils s’inscrivent habituellement en toute impunité contre les principes écologiques élémentaires. Passons sur les dégradations du bien public, les menaces de pollution volontaire, et les feux et incendies en tous genres, souvent déclenchés par les manifestants les plus enragés. Ces tout derniers jours en Ile de France, en l’absence de tout train, et de tout métro, on a dépassé les 600 km de bouchons cumulés ! Bonjour les émissions de CO2...
Mais il y a pire. Le coût astronomique de fonctionnement de la SNCF, lié en grande partie aux nombreuses interruptions de services, et à quantité de juteux avantages et autres dispositions “républicaines”, altère gravement la rentabilité de l’entreprise. Résultat, le réseau ferroviaire est sous-utilisé, en dépit de toutes les vaines promesses des ministres écologistes qui se sont succédés au gouvernement. Le transport de fret par chemin de fer a baissé de moitié en 25 ans. A ce jour, il ne représente plus que 10% des volumes, contre 88% par voie routière (et 2% par voie fluviale). C’est un pur scandale, largement ignoré par les contempteurs du réchauffement climatique et autres anti-capitalistes.
Détail croustillant, lorsque les écologistes viennent apporter de l’eau au moulin des “opposants à la réforme”, ils oublient leur combat pour l’environnement au profit de l’insurrection bassement partisane. Le mouvement Extinction Rébellion par exemple, était tout fier d’annoncer qu’il avait saboté 3600 trottinettes à Paris, non parce qu’elles polluent (largement moins que les autos), mais tout simplement parce qu’elles ont été accusées d’être des “briseuses de grève” !

Tous ces excès sont le fait quasi exclusif du service public qui n’a jamais porté aussi mal son nom. Par démagogie, les gouvernants présents mais surtout passés portent également une large part de responsabilité. Il est tellement facile de concocter une loi fixant l’âge de la retraite à 60 ans comme le fit François Mitterrand, ou de réduire inconsidérément la durée de temps de travail hebdomadaire à 35 heures comme s’en vante Martine Aubry, pour ne prendre que deux exemples de ce qu’il est convenu d’appeler “acquis sociaux”. Il est si tentant d’acheter la paix sociale en cédant régulièrement du terrain républicain face aux folles exigences et aux revendications irréalistes de minorités agissantes…
Le gouvernement actuel est pris à son tour dans ce piège infernal. Pourra-t-il s’en sortir sans abandonner l’essentiel de ce qui fait sa fragile légitimité et le cœur du programme pour lequel il a été élu ? Entre l'épreuve de force et le déshonneur, que choisira-t-il sachant que s’il opte pour le second, il devra nécessairement faire face un autre jour et plus durement encore, à la première…

Pendant ce temps, les employés du secteur privé rongent leur frein. Ils prennent dans la figure toutes les conséquences de la grève, qui par la force des choses les empêchent peu ou prou de se rendre à leur travail, de faire leur job, et un fine de satisfaire leur clientèle. Il faut dire que cette dernière n’est pas assujettie comme le sont les usagers du service public. Le client est roi, ça change tout…
S'agissant des retraites, le système à points n’est pas une nouveauté pour eux. C’est la règle pour la plupart des organismes dont ils relèvent. Quant à "l'âge pivot", mieux vaut sans doute pour eux en sourire. Ils savent bien qu’il leur faudra bon gré mal gré se résigner à cesser leur vie professionnelle un peu plus tard. Aujourd'hui, la barre des 63 ans est déjà franchie. Ils peuvent donc à la manière des Beatles, chanter en attendant des jours meilleurs, “When I’m Sixty-Four...” 


Illustration: Hercule entre le Vice et la Vertu, par Carracci

10 décembre 2019

L'OTAN des cerises

Les relations de la France avec l’OTAN ont toujours été chaotiques, sans qu’on en comprenne vraiment la raison, si ce n’est par le souci d’indépendance du vaniteux coq gaulois.
Cette organisation vit le jour au sortir de la seconde guerre mondiale, en 1949, dans le but de garantir la sécurité des pays membres de l’Alliance Atlantique, fondée par la même occasion. Non seulement elle a pleinement rempli son rôle, mais encore peut-on considérer qu’elle donna un minimum de cohésion à l’Europe, au moins au plan militaire. Placée de facto sous la tutelle bienveillante de l’Amérique, elle scella une solide alliance des démocraties libres et fut un vrai rempart contre l’ogre soviétique, à défaut d’avoir pu sauver les pays de l’Est sur lesquels Staline avait fait main basse.
La France faisait partie des pays fondateurs (au même titre que les USA, le Canada, le Royaume Uni, l’Italie, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège et l’Islande). Mais en 1966, de Gaulle, qui ne cachait guère son anti-américanisme (il définissait l’Europe comme allant “de l’Atlantique à l’Oural”), décida de sortir notre pays du commandant intégré. Peu enclin à la vision d’une fédération européenne et ayant “une certaine idée de la France”, il en profita pour mettre en œuvre son ruineux et égocentrique projet de défense nationale autonome.
Ce n’est qu’en 2009 que Nicolas Sarkozy fit revenir la France dans l’OTAN en tant que membre à part entière. Entre temps l’Organisation s’était élargie. Elle compte aujourd’hui 29 états participants.

Il est certain que son rôle est devenu plus ambigu et qu’elle peine de plus en plus à conserver tout son sens. Les Etats-Unis se lassent quelque peu de leurs alliés, pas toujours très loyaux (la France notamment), souvent très critiques vis à vis de la politique américaine, et qui rechignent à payer leur quote-part du budget. Sur le continent, l’effritement de l’idée européenne nuit de plus en plus à la cohésion de l’ensemble et les objectifs militaires deviennent de plus en plus flous à mesure que les périls deviennent plus diffus et au moins en apparence plus lointains que ne l’était le Bloc de l’Est…
C’est sans doute pour ces raisons qu’Emmanuel Macron crut bon de déclarer récemment l’OTAN en état de “mort cérébrale”. Ce diagnostic péremptoire mais peu flatteur fut très mal accueilli par nombre de dirigeants de pays membres et se révèle pour le moins malencontreux. On se demande quelle mouche a piqué le président français, vu qu’il n’a manifestement rien à proposer d’intéressant pour sortir l’Alliance de sa léthargie. Aucune proposition concrète ne fut révélée en effet par lui lors du dernier sommet à Londres. Faut-il en déduire qu’on pourrait tout simplement la débrancher ?
Si c’est le fond de la pensée de M. Macron, il y a lieu de déplorer un aussi navrant manque d’inspiration. Au point de délitement où en est arrivé le “machin” Européen, l’OTAN est ce qui reste de colonne vertébrale pour ce conglomérat de nations sans perspective, sans programme, sans vrai dessein partagé.

Il serait probablement périlleux de démanteler cette charpente qui a fait ses preuves sans avoir conçu une vraie solution commune de remplacement. Ne pourrait-on pas au contraire s’appuyer sur cette superstructure encore debout pour consolider la Communauté et bâtir à l’abri de ses murailles une vraie nation européenne ? Et puisqu’il s’agit d’une Alliance Internationale, n’est-il pas temps de redonner du lustre au pont qui relie les deux rives de l’Atlantique ? Dans le monde incertain qui nous entoure, n’est-il pas essentiel de préserver ce lien privilégié qui nous unit depuis plus de deux siècles ?
Qu’on le veuille ou non, il y a beaucoup plus de convergences que de divergences, et l’avenir sera sans doute plus sûr si nous montrons assez d’intelligence et de pragmatisme pour minimiser celles-ci et renforcer celles-là ! C’est une vraie problématique de responsabilité démocratique et un enjeu majeur pour le monde occidental et ses valeurs, au premier rang desquelles figure la Liberté. Une question reste toutefois posée, lancinante: Sommes-nous encore suffisamment attachés à notre modèle de société pour éviter une mortelle dispersion et nous retenir en somme de jeter le bébé avec l’eau du bain ?

04 décembre 2019

Les Nouveaux Puritains

De cette époque riche en excès et en contradictions, qui s’imposera, de la permissivité la plus débridée ou du puritanisme le plus intolérant ? Et s’il s’agit de deux périls, lequel est le plus à craindre ?
Question difficile à trancher bien que le second semble potentiellement le plus menaçant.

Si les deux fléaux coexistent, le premier s’est quelque peu banalisé. On est habitué depuis des décennies à voir étalées sur la place publique tant d’insanités et tant d’obscénités qu’on n’y prête plus qu’une attention distraite. Les enfants y sont sans doute plus sensibles, mais s’il faut parler à leur endroit de victimes, c’est plus la démission des parents face à leur devoir de protection qu’il faudrait probablement incriminer.
En revanche, le sectarisme moralisateur des bien-pensants, pour anodin qu’il paraisse au premier abord, s’avère un danger bien plus grand, tant il manifeste à mesure qu’il progresse, d’agressivité et d’intolérance.

On pouvait rire autrefois des ligues de vertus, et de leur pudibonderie surannée pour ne pas dire ridicule. Aujourd’hui, c’est autre chose. Personne ne rit plus. Les humoristes eux-mêmes sont pointés du doigt dès lors qu’ils “stigmatisent” par leurs saillies et leurs caricatures telle ou telle catégorie de personnes, tel ou tel groupe d’individus. Mais retirons leur la moquerie féroce et l'outrance qui sont les ressorts comiques essentiels, et les voilà réduits à déverser des platitudes ronflantes. Il ne leur reste pour cibles que les quelques boucs émissaires autorisés par le clergé régnant sur l’opinion publique. Non seulement il peuvent alors manier à la louche les truismes soi-disant hilarants, mais encore leur est-il loisible de se livrer aux plus abjectes critiques ad hominem.
Paradoxe troublant, ce sont souvent les défenseurs les plus ardents de la liberté d’expression et les pourfendeurs les plus hardis de l’ordre établi qui se montrent de nos jours les plus intransigeants en matière de normalisation, les censeurs les plus obtus, et in fine les plus étroits d’esprit.

Les exemples fourmillent au quotidien, qui attestent de la montée de ce dogmatisme bienséant. Comme par le passé il est fait d’un mélange de bonnes intentions et de torve démagogie, source de ce que René Girard nommait violence mimétique, dont le déchaînement en cascade prend rapidement des proportions inquiétantes.
Il en est ainsi de la fameuse “transition écologique” au nom de laquelle on pourfend les comportements jugés néfastes, sur la base de principes relevant de prévisions aussi apocalyptiques qu'aléatoires. Qu’on fasse de la défense de l’environnement un programme soit, mais qu’on la transforme en démarche culpabilisante si ce n’est terrifiante, c’est une autre histoire. Nicolas Hulot est le triste parangon de cette tyrannique vertu. Autrefois porté à l’exaltation des merveilles de la nature, il est devenu un sinistre sectateur, versé dans le catastrophisme et l’accusation. Son éphémère passage au gouvernement n’a laissé qu’une avalanche de réglementations coercitives et de taxes répressives dont l'efficacité est loin d'être prouvée.
Le féminisme a suivi la même pente. Tant qu’il s’agissait de magnifier la femme et d’en garantir la condition d’égale de l’homme en tant qu’être humain, c’était un objectif des plus louables. Mais lorsqu’il s’est agi de gommer toute différence et de tendre vers un horizon unisexe, on est passé du chevaleresque au mesquin, noyant tout idéal dans une froide comptabilité d'apothicaire. La place de la femme s’est mesurée à l’aune d’une parité absurde et d’une quantification tatillonne des prérogatives et des servitudes.
L’homme est quant à lui devenu la bête à abattre. Ravalé au rang de porc, il est accusé de tous les maux. Du comportement odieux de certains, on a fait une quasi généralité. En la matière, comme au bon vieux temps de la délation, il n’est besoin pour accuser, ni de fait ni de preuve, la parole “libérée” suffit. Même plus de quarante après les prétendus forfaits, il est devenu possible d’accuser tel ou tel mâle en vue, et de ruiner du jour au lendemain leur carrière.
Parallèlement, on pousse le zèle purificateur jusqu’à demander le bannissement de tout ce qui peut rappeler que la femme est femme, surtout s’il s’agit de ses atours séducteurs. La religion qui est l’art de faire parler Dieu, revient plus forte que jamais, sous ses formes les plus rétrogrades, pour cacher ces seins, ces corps et même ces visages qu’on ne saurait voir. Le monde laïque quant à lui n’est pas en reste et on a vu récemment lors d’émissions télévisées animées par quelques guignols médiatiques tels Laurent Ruquier ou Cyril Hanouna, proposer le plus sérieusement du monde le boycott de la cérémonie des Miss France !

C’est devenu l’essence de la nouvelle morale: on contraint préventivement les comportements de tous les individus, plutôt que de sanctionner les excès manifestes de quelques uns, et pour peu qu’on soit une “minorité agissante”, on se croit autorisé à juger a priori ce qui est bon ou non pour autrui, quitte à se livrer à des actions coercitives ou violentes.
On voit ainsi des végans enragés s’attaquer, au nom du “bien-être animal”, aux boucheries, aux charcuteries, et naturellement aux abattoirs. On voit des contempteurs de la “surconsommation capitaliste” barrer l’accès des clients aux magasins proposant des soldes et des rabais exceptionnels ( sans beaucoup de succès pour l’heure sur la population si l’on en croit les chiffres records de ventes...)
Les enseignes commerciales elles-mêmes croient utile de se rallier à la censure de ceux qui font des procès d’intention et en sorcellerie. Ils refusent ainsi que soient diffusés leurs spots publicitaires pendant les émissions prétendues inconvenantes.
A d’autres endroits on revisite l’histoire à l’instar des fanatiques qui déboulonnent les statues du général Lee aux Etats-Unis au motif qu’il combattit dans les rangs des sécessionnistes esclavagistes. Ailleurs, certains, qui ne voient aucun inconvénient à habiter rue Lénine ou Ho-Chi-Minh ou qu’on érige des statues à l’effigie de Mao, exigent qu’on débaptise les rues portant le nom de célébrités devenues hérétiques pour la bien-pensance. On a vu également réécrire des pièces de théâtre (Carmen) parce que l’intrigue contrevenait aux nouveaux dogmes.
Tout récemment, on a même pu lire dans le très influent New York Times, un réquisitoire contre le peintre Gauguin, qu’on envisage d’interdire de musée et d’exposition, en raison de son comportement immoral vis à vis de très jeunes filles lors de ses séjours à Tahiti !
Comment faut-il considérer cette nouvelle chasse aux sorcières ? Comme une lubie passagère de l’époque en mal de repère, ou bien comme un inquiétant mouvement de fond rappelant l’obscurantisme moyenâgeux ?
Parions sur la première option et puisqu’il est encore possible de citer Einstein, le mot de la fin lui revient sans hésitation: “Deux choses sont infinies, l’univers et la bêtise humaine, mais pour le premier je n’ai pas encore acquis la certitude absolue…”