A
l'origine de la conception dualiste dont Henri Bergson
(1859-1941) s'est fait l'ardent défenseur, il y a la ferme
conviction que ce qu'on nomme l'âme n'a pas plus de raison objective
d'être consubstantielle à la chair que de relever d'une autre
nature. Vieux débat. Certes, à l'évidence dans l'être humain,
l'esprit et la matière sont liés. Mais sont-ils indissociables au
point d'être anéantis ensemble, lorsque la vie s'en
va ?
Pour
tenter de répondre à la question, Bergson commence par prendre
l'exemple d'un vêtement accroché à un clou : « il
est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l'on
arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se
troue, il se déchire, si la tête du clou est trop pointue ; il
ne s'ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail
du vêtement, ni que le clou soit l'équivalent du vêtement ;
encore moins s'ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même
chose... »
Autre
argument mis en avant par l'auteur de l’Évolution Créatrice :
le constat que « la vie mentale déborde la vie cérébrale »,
et qu'en matière d'activité, « le cerveau se borne à
traduire en mouvements une petite partie de ce qui se passe dans la
conscience... »
Pour
étayer cette assertion Bergson, encore une fois fournit un exemple :
« l'activité cérébrale est à l'activité mentale ce que
les mouvements du bâton du chef d'orchestre sont à la symphonie. La
symphonie dépasse de tous côtés les mouvements qui la scandent ;
la vie de l'esprit débordent de même la vie cérébrale... »
En
définitive, « le rôle du cerveau serait simplement de
mimer la vie de l'esprit, de mimer aussi les situations extérieures
auxquelles l'esprit doit s'adapter. »
Dans
ces conditions, il devient logique pour le philosophe de considérer
que la survivance de l'âme est si vraisemblable, que « l'obligation
de la preuve incombe à celui qui nie, bien plutôt qu'à celui qui
affirme... »
Loin
de définir une position dogmatique, ce qui importe pour Bergson,
c'est surtout de réfuter la conception matérialiste, selon laquelle
il y aurait équivalence entre le mental et le cérébral. Il juge en
effet cette hypothèse contradictoire avec elle même, et l'attribue
à un « cartésianisme étriqué ».
L'approche
bergsonienne n'apporte évidement aucune preuve à l'existence d'un
prolongement spirituel à la vie terrestre. Elle propose toutefois un
champ de réflexion très ouvert, dont l'essence reste envers et
contre tout, pragmatique. L'exemple du clou et du vêtement paraît
simpliste, mais invite à dépasser les simples apparences. Sans rien
connaître de la nature des ondes électromagnétiques, que pourrait
imaginer une personne en face d'un émetteur-récepteur
radiophonique ? Sans doute aurait-elle du mal à accepter l'idée
que la voix entendue par le haut parleur soit émise à des centaines
ou à des millions de kilomètres, et puisse être transmise aussi
parfaitement, même en traversant le vide. Sans doute cette personne
aurait autant de difficulté à comprendre devant le même poste
cassé, que la voix puisse continuer à parler quelque part …
L'idée
que le cerveau puisse n'être qu'un intermédiaire entre la réalité
sensible et une autre immatérielle n'a en définitive rien de
saugrenu, même si depuis Descartes on sait qu'on ne peut penser la
relation qui lie les deux, mais seulement la vivre.
Bergson fait remarquer que bon nombre de dysfonctionnements cérébraux se traduisent par une incapacité à mettre en cohérence la pensée avec la réalité. Le tort d'un cerveau dérangé « n'est pas nécessairement de raisonner mal mais de raisonner à côté de la réalité, en dehors de la réalité, comme un homme qui rêve... » Si l'art de raisonner doit nécessairement tenir compte du monde dans lequel il s'applique, pourquoi en déduire que la pensée se réduise exclusivement à ce mécanisme, sous tendu avant tout par l'expérience, les sensations et la logique ? A contrario, un ordinateur, véritable machine à raisonner, n'est pas pour autant capable de penser.
Bergson fait remarquer que bon nombre de dysfonctionnements cérébraux se traduisent par une incapacité à mettre en cohérence la pensée avec la réalité. Le tort d'un cerveau dérangé « n'est pas nécessairement de raisonner mal mais de raisonner à côté de la réalité, en dehors de la réalité, comme un homme qui rêve... » Si l'art de raisonner doit nécessairement tenir compte du monde dans lequel il s'applique, pourquoi en déduire que la pensée se réduise exclusivement à ce mécanisme, sous tendu avant tout par l'expérience, les sensations et la logique ? A contrario, un ordinateur, véritable machine à raisonner, n'est pas pour autant capable de penser.
Autrement
dit, dans nombre de perturbations mentales « est-ce l'esprit
même qui est dérangé, ou ne serait-ce pas plutôt le mécanisme de
l'insertion de l'esprit dans les choses ? »
La
question mérite d'être posée, car elle invite à bien distinguer
dans l'activité humaine et dans chaque action, dans chaque
comportement, ce qui relève du choix, de ce qui relève de la mise
en œuvre du choix. Ainsi un dément est incapable de mettre en
cohérence sa pensée, avec le monde qui l'entoure. Une personne
frappée d'accident vasculaire cérébral est dans l'impossibilité
de faire bouger son bras en dépit de sa volonté. Dans les deux cas
la pensée pure est sans doute intacte mais l'effecteur est lésé.
Un chef de gare verra de la même manière sa volonté contrecarrée
par une grève des aiguilleurs ou bien par un dysfonctionnement dans
le mécanisme faisant fonctionner les aiguillages...
A
titre d'exercice, je me suis amusé à tenter d'imaginer les
relations entre l'esprit et la matière comme si elles résultaient
de l'interaction étroite d'un substrat immatériel et d'une
substance palpable : une sorte de main invisible à l'intérieur
d'un gant palpable et préhensile. Ce dernier, véritable interface
entre ce qu'il contient et ce qu'il appréhende physiquement, pourrait
représenter de manière simpliste l'être humain. A la lisière
entre l'indicible et le réel...
Cette
image rend compte du fait qu'il est indispensable pour la main de
s'insérer dans le gant pour avoir prise sur la réalité physique.
Elle rend également compte du fait que les mouvements de la main
sont d'autant plus fidèlement et efficacement transmis que le gant
est souple et léger, capable de se faire le vecteur de la moindre
pulsation. Elle n'interdit pas de penser que le contenu puisse
souffrir des imperfections et des vicissitudes propres au contenant.
Et si elle suppose une étroite association des deux entités, elle
n'est pas incompatible enfin avec l'idée que la main puisse avoir
une existence indépendante de celle de l'enveloppe artificielle qui
la recouvre. La fin du corps ne serait pas la fin de tout. A l'instar de la chrysalide libérant l'imago,
l'enveloppe charnelle serait le support d'un rite de passage entre deux états...
Dans
un tel schéma, l'intrication subtile entre l'esprit et le corps,
entre le contenu et le contenant, qualifie l'essence de l'être
humain. Elle peut être parfois si profonde, qu'elle permet
l'expression des émotions indicibles qui constituent l'art. A
l'inverse, la perversion diabolique de cette relation peut aboutir
aux pires horreurs, en toute conscience.
Par
ce média, représenté par un gant, l'esprit ne fait que s'adapter et faire corps avec la réalité.
Et l'être humain est bien ce point où convergent cette dernière et la conscience.
Ainsi
la réalité tangible serait animée au delà des simples
conjonctures relevant des lois physiques. En l'occurrence, le
mouvement de l'esprit n'a évidemment rien à voir avec celui du vent qui
fait bruisser les feuilles dans les arbres, avec les séismes ou les
éruptions volcaniques qui font craindre la fin du monde, ou
simplement avec la respiration de l'être vivant. En l'occurrence, la
ligne de partage ne passe pas entre le vivant et l'inanimé, mais
entre le conscient et le non conscient, sachant que rien n'interdit
une continuité, une progressivité, entre ces deux états. Il y a
quelque chose qui au travers des êtres, est peut-être l'expression
plus ou moins achevée, de l'Être. "Il faut que la Nature soit l'Esprit visible, l'Esprit la Nature invisible" écrivait Schelling...
La
métaphysique kantienne s'inscrit étonnamment bien dans cette
métaphore ontologique. Situé à l'interface de deux mondes qui
s'effleurent, le philosophe et plus généralement l'être humain, est enclin à
s'émerveiller autant de la beauté sublime de la voûte céleste
au dessus de sa tête, que de la force ineffable de la loi morale qui
réside à l'intérieur...
L'âme et le corps. Henri Bergson. PUF 2011
27/07/12
RépondreSupprimerSanto Michel a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "Body And Soul" :
Epatant Philippe! Vraiment... Puis je le publier sous votre signature et avec le lien vers votre blog, dans le mien... A bientôt de vous lire
30/07/12
Pierre-Henri Thoreux a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "Body And Soul" :
Merci pour votre appréciation et votre fidélité qui me touchent vraiment. C'est avec beaucoup de plaisir que je vous laisse toute liberté d'utiliser mon billet. Je dirais même plus, je suis très flatté.
Juste une précision. Mes initiales PH doivent vous tromper. Mon prénom est Pierre-Henri et non Philippe...
Bien à vous.
06/08/12
Santo Michel a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "Body And Soul" :
Pierre Henri!
Je n'arrive pas à supprimer la couleur de fond de votre billet, pour qu'il apparaisse classiquement texte noir sur fond blanc dans mon blog... Pouvez vous me l'envoyer ainsi... à michelsanto2@yahoo.fr. Merci encore pour votre aurorisation... J'avais bien Pierre Henri en tête, pourquoi donc ce Philippe? Bien à vous!
13/08/12
extrasystole a ajouté un nouveau commentaire sur votre message "Body And Soul" :
Excellent, my body and soul me demandent: A quand la suite?
Amicalement
Extrasystole