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17 septembre 2019

A Song For Europe

L’été qui semble ne pas vouloir finir porte toujours pour moi dans ses sublimes journées dorées une joie étrange, mélange de quiétude et de nostalgie. Sans doute le temps qui s’écoule malgré tout, dans la torpeur languide des dernières chaleurs estivales, y est-il pour beaucoup.
Sans temporalité, pas de sentiment, pas de sensation, ni regret, ni remords.

Au diable les miasmes, les turpitudes et autres innombrables infortunes qui le peuplent, je vois le monde qui fuit doucement comme un vaisseau fantôme, irrémédiablement entraîné par le courant des jours qui passent. Je vois ma vie, indissociablement liée à ce monde fluctuant, errer sans retour vers je ne sais quelle extrémité… Déchirant mais il faut s’y faire en somme.

Par un curieux hasard une chanson me revient dans les oreilles.
A Song For Europe, interprétée par le groupe Roxy Music et son charismatique et classieux leader Bryan Ferry, m’enchanta lorsque j’étais plus jeune, c’est à dire il y a plus de 45 ans déjà ! Ses accents tragiques étaient empreints d’une puissante déréliction. Que signifie-t-elle, je m’interroge. Histoire d’amour détruite dans la douleur peut-être, térébrante solitude, chagrin d’avoir irrémédiablement perdu quelque chose ou quelqu’un d’important, qui sait ?
Adressée à une femme aussi bien qu’à l’Europe, elle entre en résonance avec les interminables atermoiements, les récurrents sursis et la mortelle indécision dans lesquels le destin de notre continent ne cesse de se perdre. La tragi-comédie à l’anglaise qu’on nous joue sur l’air du Brexit donne évidemment le ton. Mais à bien y regarder, ce n’est que la rémanence de la lente décrépitude d’une belle idée, un signe de plus de l’effondrement des desseins communs, si tant est qu’il y en eut. Il est bien loin le Discours à la Nation Européenne incarné de manière vibrante par Julien Benda en 1933. Depuis cette date, et nombre de fois par le passé, l’Europe s’est suicidée par le feu des guerres. Aujourd’hui elle s’étiole sans énergie, sans conviction, sans espérance. Certains doutent même qu'il faille encore protéger le mode de vie européen, tandis que d'autres paraissent n'avoir qu'une seule ambition : organiser le grand soir fiscal contre les GAFA !
Puisque Bryan Ferry termine son élégiaque scansion en français, je ne saurais faire mieux que transcrire ici ses paroles chargées de sens, et de prémonitions…

"Tous ces moments
Perdus dans l’enchantement
Qui ne reviendront
Jamais
Pas d’aujourd’hui pour nous
Pour nous il n’y a rien
A partager
Sauf le passé..."

06 août 2019

Viva Zapata !

Au cœur d’un été splendide (le plus chaud de tous les temps à ce qu'il paraît...), le vol du flyboard de Franky Zapata au dessus de la mer fut un petit évènement assez réjouissant.
D’abord pour l’exploit réalisé par cet original surfeur des airs, à la fois concepteur et pilote de son intriguante planche volante.

Mais également parce qu’il tranche avec la sinistrose chronique que nous distille avec délectation chaque jour que Dieu fait, le concert monotone des médias.

Lorsqu'on vit le gars tout en noir s’élancer dans l’azur, on aurait dit un super héros américain, du genre Superman ou Batman. Mais ce n'était rien d'autre qu'un petit Français qui se portait audacieusement sur les traces prestigieuses de Louis Blériot !
Et cette fois, il l'a fait ! Cent-dix ans après son vénérable ainé, il a donc traversé la Manche avec sa drôle de machine.

Les pisse-vinaigre eurent tôt fait d'objecter qu'il s'agissait d'une action “climaticide” en raison de la quantité de kérosène consommé (70 litres pour faire 35 km ça fait plus de 200 aux 100, doux Jésus…). Ils ont fait remarquer qu’il ne s'agissait pas d’une réelle innovation puisqu’un homme fusée aussi performant fit à peu près le même numéro de haute voltige lors des jeux olympiques de Los Angeles, en 1984 ! Enfin ils ont émis des doutes quant aux débouchés pratiques d’un tel engin, si gros producteur de CO2 pour un rayon d'action ridicule, et très bruyant de surcroît. Il n'y a pour l'heure que l'armée et la police qui s'y intéressent ! Pas trop exaltant pour le bien-pensant moyen.  Pourtant, nul doute que plus d’un vacancier, plus d'un banlieusard, coincé dans les bouchons routiers rêverait d’échapper à l'enfer bituminé avec autant d'aisance et de panache. Et plus d’un migrant rêverait de disposer d’un tel appareil pour fuir Sangatte et gagner l’El Dorado britannique…

Bref, on retiendra envers et contre tout de ce funambule turbo-propulsé, son agilité à se mouvoir et la grâce aérienne de sa silhouette sillonnant l’immensité profonde. Le spectacle avait quelque chose d'indéniablement poétique et a probablement réveillé chez maint spectateur, le démon de la liberté, si malmené par les temps qui courent. Rien que pour ça, chapeau l’artiste !

21 juillet 2019

69, Année Extatique

Le 21 juillet 1969 j'avais 15 ans. Je sortais de l'enfance tandis que notre civilisation occidentale arrivait peut-être à son apogée. Dans mon esprit c'était un tumulte confus de sentiments.

Un an plus tôt c'était mai 68 en France. J’ai vécu ça comme une tempête molle. Avec dans la tête une certaine ivresse de liberté sans doute mais surtout beaucoup d’écœurement et déjà de désillusions. L’autorité des maîtres était bafouée. D’un jour à l’autre on pouvait tout dire et presque tout faire. Au lycée, nous faisions en toute impunité des sitting pour narguer le Proviseur et je me souviens que mon prof de maths venait “travailler” en sandales, chemise à fleurs et chapeau de paille…
A Paris on s’y croyait. Les mao, les trotsko et tous les écervelés du socialisme manifestaient bruyamment leur croyance en un monde meilleur en glorifiant, benêts qu’ils étaient, les immondes tyrans qui torturaient leur peuple derrière le sinistre rideau de fer. François Mitterrand, toujours à l'affût de l'occasion d'accomplir enfin "son" destin national révélait avec emphase et solennité lors d'un meeting grotesque au stade Charlety qu'il était prêt à prendre le pouvoir. Illusion vite dissipée...

J’avais une conscience aiguë des contradictions régnant dans le pays, un profond dégoût pour ce que j‘ai toujours considéré comme un coupable aveuglement des intellectuels dits "de gauche".
J'étais en revanche envoûté par la quête du bonheur et de la liberté qu’exprimaient outre atlantique et en Angleterre les beatniks et les hippies mais je refusais d’y voir quelque connotation politique qui soit. La musique et la littérature étaient les ferments de cette émancipation. Après le Jazz et le Blues, c'était le Rock et la Pop Music.

Les Beatles chantaient Revolution et les Rolling Stones Street Fighting Man mais c’était un jeu sans conséquence ni prétention intellectuelle ou militante. Il y avait même une conscience aiguë du désastre dans les paroles signées Lennon/McCartney: "When you talk about destruction, Don't you know that you can count me out.../... When you want money for people with minds that hate, All I can tell you is : brother you have to Wait.../... If you go carrying pictures of chairman Mao, You ain't going to make it with anyone anyhow…/... You better free you mind instead..." Quant aux Stones, ils faisaient appel à la dérision pour ramener à de saines proportions la colère des révolutionnaires embourgeoisés qui crachaient dans la soupe capitaliste dont ils se gavaient sans vergogne : "Well now, what can a poor boy do, Except to sing for a rock n' roll band ?"

Mai 68 fut une piètre mascarade dont ne sont restés en définitive que les slogans futiles, les caprices d’enfants gâtés, et de pernicieuses vapeurs contaminant jusqu'à ce jour la société, notamment le débat politique, l’éducation, l’entreprise....

Pendant ces années d’insouciance et d’euphorie, l'Amérique dans la droite ligne de ses Pères Fondateurs, travaillait toujours à la recherche de nouvelles frontières. L’espace cosmique était devenu son terrain de jeu et de conquêtes. Elle entendait bien y montrer sa suprématie et y porter l'étendard étoilé du monde libre.
La saga Apollo fut une merveilleuse aventure en même temps qu’un hymne fabuleusement poétique au progrès technique. Elle commença par un drame, coûtant la vie à 3 hommes, lors d'essais préliminaires au sol. Mais après beaucoup d'efforts, le fameux cliché du “clair de terre” envoyé par les astronautes d’Apollo 8 révélait une beauté indicible. Encore aujourd’hui je le regarde avec émotion. Il dit tant de chose de notre soif d'aventure, de notre attirance pour l'inconnu, et de l'univers qui nous entoure…
Lorsque s'élevait la fusée Saturn V, dans un feu impressionnant de réacteurs, c'était toute l'humanité qui se dressait orgueilleusement vers le ciel. L’Homme triomphait en quelque sorte de la nature. La pesanteur était vaincue ! A l’instar des mots fameux de Neil Armstrong, après des millénaires de tâtonnements à petits pas, la science faisait des bonds de géants.
D’un côté le Flower Power, son romantisme échevelé, ses rêves d’amour, de musique et de paix. De l’autre ces aventuriers de l’espace, auréolés des rayons solaires qui rebondissaient joyeusement sur le désert lunaire dans leurs magnifiques scaphandres blancs. Quelle époque !
On en oubliait que plus de la moitié de l’Humanité se morfondait dans le cauchemar socialiste ou sous la férule de dictateurs odieux. On en oubliait, quand on ne les méprisait pas, les soldats de la liberté embourbés dans les miasmes du Vietnam pour tenter de donner sa chance au modèle de société ouverte; Celui-là même auquel nous devions tant de prospérité et que tant d’idiots doctrinaires irresponsables vouent opiniâtrement aux gémonies.
 

1969 fut une année extatique. La conquête de la Lune fut son éblouissant paroxysme technique, le festival de Woodstock son point d'orgue dionysiaque (ainsi que le fabuleux et ultime album des Beatles, Abbey Road)...
Pour magnifier cette épopée, je ne saurais mieux le faire qu’en évoquant l’étincelant poème de José-Maria de Heredia que j’aime à me réciter lorsque je ressens quelque découragement:

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Où, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles...

11 janvier 2019

Le monde selon Hölderlin

Goethe affirmait qu’il existait entre les êtres des affinités électives, à l’image de ce qui se passe dans le monde de l’infiniment petit, entre certains atomes et certaines molécules. Il est possible de faire sienne cette hypothèse lorsqu’on songe aux mystères de l’amour et au fameux "coup de foudre". Elle n’est pas moins crédible si l’on pense à certaines communautés spirituelles, philosophiques ou artistiques. La poésie offre quant à elle le champ libre à toutes les fantaisies, et certaines destinées ont tant de points communs qu’on est tenté d’y voir à l’œuvre cette alchimie qui relie peut-être les âmes entre elles.
Depuis ma plus tendre adolescence j’éprouve une fascination pour les poètes romantiques, spécialement anglais et allemands. Parmi eux, quatre font une sorte d’ensemble à mes yeux presque indissociable : Percy Bysshe Shelley (1792-1822), John Keats (1795-1821), Novalis (1772-1801) et Friedrich Hölderlin (1770-1843).


C’est Hölderlin que je voudrais évoquer aujourd’hui et autour duquel me vient l’idée d’opérer quelques téméraires rapprochements.
Premières constatations, tous quatre furent quasi contemporains et tous quatre restent auréolés d’une éternelle jeunesse devant l’éternité, frappés qu’ils furent par un destin tragique se terminant autour de la trentaine. Certes Hölderlin vécut 73 ans, mais il avait à peine atteint l'âge de 32 ans lorsque la folie gagna son esprit, altérant de manière croissante et irrémédiable son génie...

De ce quatuor incandescent, Hölderlin est sans doute celui dont l’art est le plus difficile à pénétrer. La langue y est sans doute pour quelque chose. C’est une vraie gageure pour quelqu’un qui ne maîtrise pas bien l’allemand, de percevoir l’harmonie musicale de ses vers, qui n’a d’égale que la puissance et la somptuosité des flots du Neckar, sur les rives duquel il vécut. Mais plus encore, ce qui peut rebuter c’est surtout la teneur de son chant, tout en symboles, en ellipses hermétiques et en envolées lyriques.
Pour tenter de dire en quelques mots ce qui constitue l’essence de la poésie hölderlinienne, il faut trouver quelques axes forts, dont il est possible d’imaginer des prolongements chez les trois autres poètes.


La Grèce antique fut en quelque sorte son berceau spirituel. Mais quel jeune artiste de cette époque aurait pu rester indifférent à la magnificence du passé hellénique ? “Ô Grèce bienheureuse, demeure de tous les Immortels !” s’écrie-t-il dans l'une de ses plus célèbres élégies, “le Pain et le Vin”.
De fait, ce sera l’alpha et l'oméga de sa pensée, inscrit dans une recherche ardente de la beauté sous toutes ses formes. La Grèce et ses vestiges illuminés, c’est le royaume par excellence de l’art, de la philosophie, des Dieux et de la mythologie, ainsi qu’on le trouve exprimé dans le petit roman poétique, Hypérion: “le premier enfant de la beauté, le premier enfant de la beauté humaine, de la beauté divine, c’est l’art**”, anticipant en quelque sorte Keats, dont la réflexion sur une urne grecque fera écho un peu plus tard: “Beauté, c'est Vérité, Vérité, c'est Beauté, voilà tout ce que vous savez sur terre, tout ce qu'il vous faut savoir…”

Au détour de ses vagabondages éthérés, quasi parnassiens, parfois un peu ardus, Hölderlin se révèle parfois étonnamment pragmatique.

S’il fut proche de Fichte qu’il eut comme professeur, de Hegel et de Schelling avec lesquels il partagea les bancs de l’université, et une partie de l’idéalisme, c’est à Kant qu’il voua une vraie admiration, le comparant même à Moïse ouvrant la voie pour guider son peuple. L’auteur de la Critique de la Raison Pure lui apprit en effet à distinguer le champ du réel de celui de la métaphysique.
S’il aime s’abandonner aux songeries, dans lesquelles tout est permis, le poète se méfie de la “raison raisonnante”. Ainsi selon lui “L’homme est un Dieu quand il rêve et un mendiant quand il réfléchit...” Plus fort encore, il affirme que ”l'intellect pur n'a jamais rien produit d'intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable. (Hyperion**)...”
Il tira de son expérience philosophique une morale éprise d’espérance et de liberté, totalement liées selon lui, comme il s’en épanche dans un hymne magnifiant cette dernière : “Il me suffit d’avoir goûté au calice de l’espérance, d’en avoir savouré le douce aurore. Voici que dans un lointain sans nuage, je vois briller le terme sacré de la Liberté..”

Cette fois c’est Shelley auquel on pense, et à son combat intransigeant contre toutes les tyrannies et tous les esclavages tel qu’il l'a superbement transcrit dans son Ode à la Liberté, dans laquelle il voit par une prescience inspirée, naître un grand espoir, à l’ouest, du côté de l’Amérique : "A l’heure où Minuit rêve, à l’occident sur les flots, les hommes, tressaillant, chancelèrent, pleins d’une stupeur heureuse, sous les éclairs de tes yeux, qu’ils avaient oubliés..."
Hölderlin alla quant à lui encore plus loin et se révéla dans son Hypérion, étonnamment libéral et même anti-étatique : “Par le ciel ! Il ne se rend pas compte de son péché, celui qui veut faire de l’État une école des mœurs. C’est, après tout, ce qui a fait de l’État un enfer, que l’homme ait voulu en faire son paradis. L’écorce rugueuse autour du noyau de la vie, et rien d’autre, voilà ce qu’est l’État. Il est le mur autour du jardin des fruits et légumes cultivés par l’homme, mais à quoi sert un mur autour d’un sol desséché ?**”

Autre thématique puissante, qui traversa la vie de Hölderlin comme celle de ses gémeaux en poésie, c’est bien sûr l’Amour. Véritable pont-aux-ânes pour les amateurs de vers, propice à toutes les effusions et à tous les poncifs, ce fut une révélation pour Hölderlin, un chemin de Damas en quelque sorte qui transfigura littéralement son existence et ne fut sans doute pas pour rien dans le basculement dans ce qu'il est convenu de nommer folie.

Il le rencontra sous les traits d’une jeune femme mariée, Susette Gontard (1769-1802), dont le banquier de mari cherchait un précepteur pour leur fils.
Devenue Diotima, par référence à la déesse philosophe dont parle Platon dans son Banquet, elle est le sujet de maints poèmes, et le cœur même de son roman épistolaire Hypérion.
Amour impossible s’il en fut, il resta sans doute en grande partie platonique, c’est le cas de le dire, et dura bien peu de temps, puisque Hölderlin fut remercié par le mari pourtant compréhensif, mais lassé sans doute d’une situation guère tenable. Les amants eurent quelques occasions de se revoir et continuèrent durant plusieurs années à entretenir une correspondance fournie. En 1802, alors qu’il avait trouvé un poste de tuteur à Bordeaux, la nouvelle lui parvint que Susette était tombée gravement malade. Il traversa à pied toute la France pour rejoindre Nürtingen, mais arriva trop tard, juste pour apprendre qu’elle venait de mourir...
Dès lors, le Poète entra dans une étrange nuit spirituelle. Diotima était en quelque sorte son alter ego et se retrouver seul face à l’existence se révéla une épreuve insurmontable. Il y a dans la noirceur du désespoir et dans toute douleur, une sorte de brûlante exaltation qui n’est pas sans évoquer les sensations que procurent les ténèbres venant après la lumière. Hölderlin l’avait si bien chanté sans son hymne au Pain et au Vin :
“La Nuit vient, peuplée d’étoiles, et toute indifférente à notre vie ;
Brillante et mystérieuse, étrangère parmi les hommes
Elle monte triste et splendide au dessus des collines…*”

On pourrait évoquer également à ce propos, Novalis dont la vie fut si courte, si brillante, et marquée elle aussi par le drame de l’amour en la personne de Sophie von Kühn, qu’il aima d’une passion mystique alors qu’elle était encore une enfant, et qui lui fut arrachée par la maladie, deux ans à peine après leurs fiançailles. De ce chagrin indicible naquit les bouleversants Hymnes à la Nuit.
Hölderlin se retrouva terriblement seul sans sa muse en laquelle il avait cru approcher le monde idéal qui emplissait ses rêves. Un très beau texte de Bernard Groethuysen*** traduit excellemment ce sentiment : “Il y eut un moment dans sa vie où il croyait avoir trouvé ce monde. Le poète ne peut-il rencontrer dans l’être qu’il a aimé ce qu’il n’avait pu retrouver qu’en lui-même ? Le monde est là, il a pris forme; tu es à moi. l’infini c’est toi. L’infini dans le fini. Le Moi a trouvé le Toi que le poète avait appelé vainement dans le silence du Tout…
La voix s’est tue et le poète a connu les peurs de la solitude qui se sait et du silence qui s’écoute…”

Dans cette obscurité envahissante, il y eut bien quelques éclairs pour illuminer encore un peu le génie du Poète, mais bientôt le chant devint de plus en plus décousu, se réduisant à des bribes, célébrant la nature et les saisons, avant de s’éteindre tout à fait.
Fût-ce le signe de l’incurable “mélancolie d’un ange exilé qui se souvient du paradis” comme le suggéra Stefan Zweig ?
Fut-ce l’incapacité à exprimer l’alchimie secrète entre le monde antique et le génie du christianisme comme l’évoquait subtilement Groethuysen : “Dionysos a rejoint son frère le Christ qui a survécu à Dieu. Dieu est mort et le monde est seul...”
Fut-ce enfin l’immensité du chagrin dû à la perte de l’être aimé, comme on pourrait le supposer en lisant quelque part dans Hypérion « C'est un terrible mystère qu'un être pareil soit destiné à mourir !»
Sans doute y a-t-il un peu de tout cela.

Toujours est-il que Hölderlin s’était forgé à travers son beau poème en forme d’adieu (Der Abschied), une vraie philosophie consolatrice :
“Je m’en irai. Peut-être un jour, beaucoup plus tard te reverrai-je ô Diotima. Mais alors le désir aura saigné sa dernière goutte, et paisibles comme deux bienheureux, l’un à l’autre étrangers, nous irons côte à côte, au gré d’un long entretien, songeant, hésitant mais soudain ce lieu de notre adieu se rappellera à nos âmes oublieuses, le coeur se réchauffera en nous….*”


Sources:
*Hölderlin, Poèmes traduits par G. Bianquis. Aubier Montaigne
**Hölderlin, Hypérion traduit par Philippe Jaccottet. Poésie Gallimard
***Bernard Groethuysen, dit par Pierre-Jean Jouve (Friedrich Hölderlin, folie et génie, France Culture 1951)
Illustrations:
Hölderlin d'après Franz Karl Hiemer
Susette Gontard par Landolin Ohmacht


19 décembre 2018

Vita Nuova

A l’aube d’une vie nouvelle
Le jour hésite à se lever
Comme s’il se trouvait privé
De ce qui dans la nuit l’appelle

L’habitude a perdu son aile
Et je ne suis donc plus couvé
C’est le moment de retrouver
Une attache, oui mais laquelle ?

Tel un marin à son réveil
Découvrant à perte de vue
La mer inondée de soleil,

Magnifique mais dépourvue
De repère ou de continent,
Je m’interroge exquisément...

Illustration : Odilon Redon. Pégase noir.

11 septembre 2018

Une Epoque Désenchantée

Objectivement, l’époque dans laquelle nous vivons peut être considérée comme une des plus belles que l’Humanité ait connu.
La prospérité n’a jamais atteint de tels niveaux, le confort matériel est meilleur que celui dont tous nos ancêtres ont pu jouir. Il n’y a quasi plus d’épidémies, plus de grandes guerres, plus de famines. Ni la pauvreté, ni la mort n'ont été abolies, mais les retombées pratiques du progrès technique et de l’industrie nous procurent un bien être inégalé. Une simple pression sur un bouton nous apporte la lumière, nos maisons sont dotées d’un agrément jamais atteint. Le moindre péquenot peut circuler dans une automobile plus confortable et rapide que le plus beaux des carrosses dans lesquels se pavanaient les monarques d’autrefois. L’information et la connaissance circulent à la vitesse de la lumière et chacun ou presque peut en profiter via la télévision ou l’accès au réseau internet. En France nous bénéficions d’un système de protection sociale offrant des avantages inouïs.

Pourtant, la morosité règne…
Tous les bienfaits dont nous sommes les bénéficiaires, au prix de siècles d’efforts, de sang, de sueur et de douleur, se teintent paradoxalement d’une âcre saveur, d’un parfum rance.
Affalés dans le bonheur matériel, nous ne savons plus apprécier les belles et bonnes choses, partagés que nous sommes entre une peur névrotique du moindre risque et un ennui abyssal d’enfants gâtés.
Pire, nous semblons ne plus croire au modèle de société qui nous a apporté ce bien-être. L'esprit de liberté et de responsabilité qui l'inspire est sans cesse remis en cause.
Tout est triste et désenchanté.


Passons sur les couplets larmoyants ou vindicatifs que certains politiciens démagogues ne cessent de nous seriner pour tenter de nous faire croire que nous sommes malheureux et qu’avec eux, nous serions si heureux ! Leur politique est trop souvent celle de gribouille. Incohérente, lénifiante et inefficace. Quant à ceux qui prônent le Grand Soir, la Révolution et les "lendemains qui chantent", ce sont des assassins en puissance...
Les gouvernants n’osent plus vanter le progrès technique qui est de plus en plus mal vu. Le principe de précaution a remplacé le goût de l’entreprise et de l’innovation. La croissance, signe de prospérité est considérée comme un péché. A l'inverse, l'endettement est banalisé, voire encouragé. La défense de l’environnement, qu’on nomme avec emphase écologie, qui devrait être joyeuse et l’affaire de chaque citoyen, est devenue un vrai pensum. Tout est fait pour culpabiliser la société dans son ensemble, mais sans jamais invoquer la responsabilité individuelle. La faute est toujours celle de l’autre qu’il faut sanctionner ou punir. Nicolas Hulot quittant à regret son ministère, pleure comme un gamin parce qu’il n’a pas réussi à imposer assez de contraintes pour mener à bien son projet fou de refaire le monde. Le Lendemain, il se baigne sur la plage huppée de Saint-Lunaire au pied de sa splendide villa où dorment sept véhicules parmi les plus polluants…
L’écologie, une fois passés les couplets ratiocineurs, est plus que jamais inefficace. Elle ne sait que sécréter des taxes, des règlements et de la désespérance. Il est bien loin ou le même Nicolas Hulot nous faisait rêver avec les images somptueuses de ses voyages, nous donnant alors vraiment envie d’aimer et de protéger notre Alma Mater…

Mais de nos jours, les grandes transhumances humaines sont devenues tragiques. Si l’on peut se réjouir du fait que les guerres et les conquêtes semblent faire partie du passé, elles ont été remplacées par les voyages touristiques qui illustrent la superficialité de notre époque. Les déplacements pour affaires ne valent pas mieux tant ils ne font que survoler les continents pour des motifs souvent dérisoires. Quand au rêve magique d’un monde meilleur que les émigrants nourrissaient en partant vers l’Amérique, ou quelque eldorado, il est évanoui. De nos jours l’immigration est une désolation. Rares sont les “migrants” qui manifestent le désir ardent d’adopter les us et coutumes des pays vers lesquels ils convergent. Ils s’y échouent, désabusés, plus qu’ils ne cherchent à y trouver un nouvel espoir. En retour, les hôtes subissent cette marée humaine plus qu’ils ne l’accueillent. Le Pape a beau rappeler les principes de générosité et de solidarité, sa parole peine à franchir les murailles dorées du Vatican.

De facto, la religion est en passe de perdre toute transcendance. Elle se confond de plus en plus avec les trivialités du quotidien et maints faits divers sordides la ramènent au niveau de la fange. D’un côté les fanatismes ressurgissent d’un passé satanique qu’on croyait révolu, de l’autre c’est l’hédonisme et les trompeuses théories sociales qui rongent le concept même de Dieu. Il n’y a plus d’illumination ni de foi capable de déplacer des montagnes, mais seulement d’obscures idéologies porteuses de sinistres et froids desseins.

La société toute entière, qui se prétend libérée, s’abîme dans de nouveaux carcans prétendument consensuels, mais qui asservissent l’être et la volonté humaine à une bureaucratie pavée de bonnes intentions, à la manière de l’enfer.
Soumise à ce nouveau pouvoir invisible, mais omniprésent, notre vie perd de plus en plus son sens. Alors que le bien-être matériel devrait permettre de s’élever au dessus des contingences, il semble contribuer au contraire à appauvrir la spiritualité, et avec elle toute source de joie et d’épanouissement.
Même l’expression artistique s’asphyxie dans cette voie marastique. L’inspiration a déserté les vaines installations pleines de boursouflures qui peuplent les palais clinquants où elles sont exposées, et où elles ne reflètent au mieux que les dérives mercantiles du marché artistique et la vacuité du monde contemporain.

Dans ce monde, tout n’est que complainte, souffrance et ennui…


"...C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois
Et les six autres mois la nuit couvre la terre;
C'est un pays plus nu que la terre polaire;
Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace [...].
"

Charles Baudelaire
De profundis Clamavi
Les Fleurs du Mal 


Illustration : Odilon Redon, l'ange déchu

12 septembre 2017

Le Parc aux Angéliques

En flânant à Bordeaux sur la rive droits de la Garonne, on fait des découvertes. D’abord celle toujours renouvelée du panorama magnifique qui s’étale sur l’autre berge et qu’on peut admirer après avoir traversé le fleuve via le majestueux Pont de Pierre.
Interdit aux voitures en raison de la réfection des fondations, il est toutefois praticable pour les trams, les bus, les vélos et les piétons. Mais les travaux sont sans doute un alibi, et il est hautement probable qu’il reste désormais ouvert à la circulation de tout, sauf les autos ! Il n’y a pas qu’à Paris que ces dernières sont en voie de bannissement…
Toujours est-il que devant la splendide esplanade qui se fraie un passage entre la place de la Bourse et le fameux miroir d’eau, les belles demeures des Chartrons déploient leurs nobles façades à perte de vue. Perspective époustouflante.

En suivant le fleuve, on se retrouve assez vite à la campagne. C’est en effet dans un parc qu’on arrive, dont la Municipalité termine l’aménagement, en peuplant la rive de plus de 45.000 espèces de végétaux. On cherche en vain l’angélique des estuaires (angelica heterocarpa), très rare à ce qu'il paraît, mais endémique ici, et qui donne son nom à cette étendue protégée. Mais la saison doit être passée…

Au hasard de cette flânerie, je découvre au sein d’une étendue herbeuse un improbable buste de Toussaint-Louverture ! Cet intrépide esclave affranchi naquit en Haïti en 1743, lorsque l'île était une colonie française (sous le nom de Saint-Domingue). Devenu général à la faveur de la Révolution, il crut pouvoir donner l’indépendance à sa terre natale, mais fut empêché sans ménagement par Bonaparte qui le fit ramener prisonnier en France, où il mourut peu après, en 1803. Ce buste fut offert par la République d’Haïti à la ville de Bordeaux en 2005.

Un peu plus loin, au bord du fleuve, une plaque attire mon attention. Elle porte une citation en forme de poésie :
Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte ;
Le dernier de vous tous est parti sur la mer.
Le couchant emporta tant de voiles ouvertes
Que ce port et mon cœur sont à jamais déserts.

La mer vous a rendus à votre destinée,
Au-delà du rivage où s’arrêtent nos pas.
Nous ne pouvions garder vos âmes enchaînées ;
Il vous faut des lointains que je ne connais pas.

Je suis de ceux dont les désirs sont sur la terre.
Le souffle qui vous grise emplit mon cœur d’effroi,
Mais votre appel, au fond des soirs, me désespère,
Car j’ai de grands départs inassouvis en moi.

Je comprends qu’il s’agit d’un écrit  de quelqu’un qui “fut contraint de renoncer à devenir officier de marine”, mais qui “ne renia jamais ses rêves.”
Le mystère s’épaissit lorsque quelques centaines de mètres plus loin, une autre plaque évoque un écrivain de “la génération perdue”, foudroyée par la première guerre mondiale. Je songe à l’auteur du Grand Meaulnes, Alain-Fournier, mais je ne le savais pas poète.
En définitive, j’avais fait le parcours inverse de ce qui était prévu, et c’est une troisième et dernière stèle qui m’apprend qu’il s’agit de Jean de la Ville de Mirmont, qui fut en fait l’exact contemporain d’Alain-Fournier (1886-1914) lui aussi fauché en plein devenir.
Natif de Bordeaux, Mirmont ne laissa, lorsqu’il mourut à l’âge de 27 ans, qu’un petit roman : “Les Dimanches de Jean Dézert”, quelques contes, et un vaste poème incantatoire : “l’Horizon Chimérique”. Ce dernier fut sauvé de l’oubli par Gabriel Fauré qui, touché par la beauté des vers, le mit en musique...

Hélas, si la chanson est poignante, elle est aussi l’expression tragique d’une destinée fracassée :
Je suis né dans un port et depuis mon enfance
J’ai vu passer par là des pays bien divers.
Attentif à la brise et toujours en partance,
Mon cœur n’a jamais pris le chemin de la mer…

08 août 2017

Un poète très américain

Il aura fallu que Sam Shepard passe l’arme à gauche pour que je découvre son talent d’écrivain. J’ai d’autant plus honte que je connaissais et j’appréciais l’acteur.
Je savais qu’il était l’auteur de nouvelles et de pièces de théâtre, mais j’avais manifesté un navrant manque de curiosité à leur égard.
S'agissant du comédien, on évoque souvent le rôle du pilote supersonique Chuck Yeager qu’il incarna dans le film tiré du roman de Tom Wolfe l'Étoffe des Héros (The Right Stuff). Pour ma part, je me souviens davantage de lui dans les Moissons du Ciel du trop rare Terrence Malick. Splendide fresque rurale dans laquelle l’âpre rugosité du personnage faisait merveille.
Plus récemment, on a pu voir de ci de là (Cogan: Killing Them Softly, Blackthorn, Mud...), rarement hélas dans des compositions majeures, sa gueule de yankee taillée au couteau, percée d’un regard aquilin, et coiffée d’une brosse à poils drus. Même dans de petits rôles il ne laissait pas indifférent. On sentait que ce gars avait une âme bien trempée.
Il fut également l’auteur du scénario de Paris Texas, cette étrange errance mise en images par Wim Wenders, au milieu d’un nulle part imprégné de poisse, de soleil et de poussière, rythmée par la guitare de Ry Cooder tirant opiniâtrement des bends minimalistes mais entêtants.
Cette ambiance faite de petits riens, d’aventures microscopiques, de destins écorchés, de regrets, de solitude et de nostalgie, c’est la substance même de ses nouvelles. Enfin autant qu’on puisse en juger par les Balades au Paradis* qu’avec retard j’ai fini par entreprendre.
Un style cru et dépouillé, évoquant parfois Steinbeck pour conter des histoires très courtes, partant d’une anecdote souvent infime, parfois sans queue ni tête, sans début ni fin, mais qui mettent l’âme humaine à nu. En quelques traits incisifs, parfaitement maîtrisés, l’écrivain, comme un peintre, dessine une impression indélébile plus vraie que nature. C’est l’essence d’une bonne littérature, celle qui se déguste comme une liqueur où les arômes le disputent à l’acidité, mais dont chaque lampée vous chauffe les boyaux.
Sam Shepard n’est plus, mais ce héros discret d’une Amérique sauvage et libre, laisse l'empreinte d’un authentique poète...
* Balades au paradis (Cruising Paradise). Sam Shepard. Laffont Pavillon Poche.

12 avril 2017

Dans le ciel


Sur une corde au bord d'un abîme insondable
Dans les airs affrontant le vertige et la peur
S’élance sans un bruit, tout en grâce et lenteur
Celui qui fit d’un fil un lien avec le diable

Lorsqu'il vient à danser, c'est sur le ciel qu'il table
Pour accomplir enfin son rêve de hauteur
Si loin de ces pygmées, fourbus de pesanteur
Que sous ses pas ailés la gravité accable

Est-il rien d’aussi beau que ce voltigeur fou
Parcourant l’infini, seul, crâne, mais debout
Repoussant la raison par son geste imbécile ?

Est-il dans notre monde empreint de vanité
Plus sublime qu’un acte apparemment futile
Et pourtant si chargé de notre éternité ?

Inspiré par les exploits de Philippe Petit, qui traversa notamment l'espace entre les tours jumelles du World Trade Center en 1974. Aventure qui fut magnifiée par le film the Walk réalisé par Robert Zemeckis en 2015.

27 février 2017

De Quincey et le rêve

La vie de Thomas de Quincey (1785-1859) est une des plus étranges dans l’histoire de la littérature. Opiomane invétéré, il fut un écrivain prolixe mais on ne lui connaît aucune oeuvre majeure. Pourtant, il eut une influence considérable sur ses contemporains et bien au delà. On sait notamment qu'il inspira de nombreux poètes, au premier rang desquels figure son compatriote et contemporain Coleridge, et comme chacun sait en France, Charles Baudelaire. Ce dernier n'aurait peut-être pas fait éclore certaines de ses vénéneuses fleurs du Mal et encore moins conçu ses fameux Paradis Artificiels s'il n'avait connu les Confessions d'un mangeur d'opium anglais du sulfureux de Quincey.


Longtemps après cette génération d'artistes romantiques et post-romantiques, ils seront nombreux jusqu'à nos jours les aficionados de l'ivresse que délivre le pavot et autres substances aussi magiques et délétères. Parmi les écrivains, on retient notamment les témoignages et expériences de Ernst Jünger (Approches, Drogues et Ivresses), d’Aldous Huxley (Les Portes de la Perception), et même celui d’André Breton qui rendit hommage à sa littérature sarcastique (notamment à son ouvrage “De l’Assassinat Comme un des Beaux Arts”) et lui fit une place dans son anthologie de l’humour noir.
Vint pour finir, toute une flopée de musiciens hallucinés de l'époque beatnik et ou hippie : Jim Morrison, Jimi Hendrix, Grateful Dead… La mort fut hélas parfois le point d’orgue de cette quête insensée, qui ne s’arrêta pas à l’opium, mais courut après des sensations toujours plus fortes...


Ni poète, ni philosophe, ni romancier, de Quincey fut un peu tout cela, tout en se faisant avant tout le chroniqueur attentif de sa propre existence, pourtant sans grand relief.
Toujours est-il que l'usage immodéré de drogues, qui fut le fait marquant et récurrent de son existence, ne l'empêcha pas de vivre jusqu'à 74 ans ce qui n'est pas si mal, à son époque.
Sans doute faut-il voir dans cette longévité l’effet d’une fort tempérament, qui prouve en tout cas “qu’après avoir usé pendant dix-sept ans et abusé pendant huit ans des vertus de l’opium, on peut toujours y renoncer…”

Il tomba jeune dans l'addiction au laudanum « sous la contrainte d'une douleur atroce », dont on ignore précisément la cause. Malgré des moments difficiles, jamais il n'admit cependant avoir commis une faute. Plus fort, « s'il avait su plus tôt et dans d'autres circonstances quels pouvoirs subtils résident dans ce puissant poison », il aurait certainement « inauguré sa carrière de mangeur d'opium dans la peau d'un chercheur de jouissances et de facultés extra, au lieu d'être un homme qui fuit un supplice extra. »
En clair, pour de Quincey, en dépit des ravages provoqués par l’opium, aucun argument moral ne saurait prévaloir contre son libre usage. Il en va de la responsabilité de chacun en somme…

Il faut dire qu'à son époque il était en vente libre dans les pharmacies, notamment sous la forme de laudanum.
L'entrée en matière dans le monde de sensations extraordinaires procurées par le « puissant, juste et subtil opium » lui parut étonnamment simple, comme il le raconta lorsque pour la première fois, il acheta une fiole de l'élixir : « Voici que le bonheur s'achetait pour deux sous, qu'on pouvait le garder dans la poche de son gilet : avoir des extases portatives bouchées en bouteilles d'une pinte, et expédier la tranquillité d'esprit en gallons par la diligence... »
S’agissant d’un breuvage enivrant, la comparaison avec le vin s’impose mais pour de Quincey, elle n’est pas en faveur de ce dernier, qui “dépouille un homme de sa maîtrise de soi”, tandis que “l'opium la renforce grandement.” Et c'est cette stupéfiante sérénité intérieure (sans jeu de mots) qu'il a chantée à sa manière.


Jünger avait constaté que sous l'effet de l'opium, le temps se dilate et devient indéfini. C’est ce que décrit de Quincey en relatant ses voyages immobiles : « Je tombais souvent dans de profondes rêveries, et il m'est arrivé bien des fois les nuits d'été, étant assis près d'une fenêtre ouverte d'où j'apercevais la mer et une grande cité,.../... de laisser couler toutes les heures, depuis le coucher du soleil jusqu'à son lever, sans faire un mouvement et, comme figé...
Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu'un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon coeur ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain. L'espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien ; c'était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l'inertie, mais de l'antagonisme majestueux de forces, égales et puissantes, activités infinies, infini repos ... »

Malgré la léthargie qu'induit la drogue, lorsqu’on parvient à ne pas totalement s'en laisser submerger, elle peut être compatible avec une vie sociale équilibrée. En dépit de certaines expériences cauchemardesques et des affres de l'état de manque, relatées par le détail dans ses confessions, jamais de Quincey ne bascula dans l’isolement ou la déshérence. Au contraire, il remarque que : “Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'opium ne m'incitait pas à rechercher la solitude, et bien moins encore l'inactivité ou l'état d'inertie et de repli sur soi-même que l'on prête aux Turcs.”
En revanche, malgré l’espoir de tout artiste, de s’élever et de voir ses capacités créatrices dopées, force est de conclure avec lui qu'il s'agit d'une impasse. Sous l’emprise de la drogue, les idées viennent à profusion et semblent incroyablement riches et variées, mais il s’avère impossible de leur donner une forme concrète, durable : “Tous les mangeurs d'opium ont l'infirmité de ne jamais finir un travail” se lamenta-t-il avec beaucoup de lucidité, allant jusqu’à donner une image quelque peu désabusée de son oeuvre, prolixe, mais désordonnée: « c'est comme si l'on trouvait de fins ivoires sculptés et des émaux magnifiques mêlés aux vers et aux cendres, dans les cercueils et parmi les débris d'une vie oubliée ou d'une nature abolie... »


Au total, ces récits décrivent une aventure étonnante et déroutante, qui se traduit au plan littéraire par mille et un rêves, et des digressions dans lesquelles on s’égare parfois, mais dont on reprend le cours avec émotion car certaines portent à l’évidence les stigmates d’expériences vécues (l’épisode poignant de la mort de sa soeur), et d’autres exaltent avec talent un univers de liberté onirique dans lequel l’auteur sait sublimer les idées qui lui traversent l’esprit en faisant feu de tout bois intellectuel : poésie, musique, philosophie, exotisme, voyages…

En définitive on peut considérer ces Confessions et ces Suspiria de Profundis, comme une sorte d’hymne au rêve, et en dépit de ses dangers, à l’opium, qui en est le puissant catalyseur.
Une chose apparaît clairement à Thomas de Quincey : “la machinerie du rêve, alliée au mystère des ténèbres est le seul grand conduit par lequel l’homme communique avec l’obscur. Et l’organe du rêve, conjointement au coeur, à l’oeil et à l’oreille, composent le magnifique appareil qui force l’infini à entrer dans les chambres du cerveau humain et qui projettent les sombres reflets d’éternité sous jacentes à toute vie sur le miroir de cette mystérieuse chambre noire - l’esprit endormi.../… 

L’opium semble posséder un pouvoir spécifique; non seulement parce qu’il avive les couleurs des scènes de rêve, mais parce qu’il approfondit ses ombres et, par dessus tout, parce qu’il renforce le sens de ses redoutables réalités…”

Illustration: William Blake, Milton's mysterious dream

06 janvier 2017

Nuit de Janvier


D'étoile et de neige, la nuit
Se joue de la brume élégiaque
Emplissant le silence opaque
D'un indéfinissable ennui

A la fin tout ici bas nuit
Que cela vienne du zodiaque
Ou bien d'un fatum démoniaque
D'hier, demain ou d'aujourd'hui

Plus rien ne reste et tout s'estompe
Au sein d'un monde évanoui
Qu'aucune effusion ne détrompe

Seul erre le sens inouï
D'une évidence qui dérange
Cette pénombre très étrange...

27 décembre 2016

Sleep and Poetry

Il y a un peu plus d'un mois, disparaissait Leonard Cohen (1934-2016).


Avec quelques dernières chansons à la beauté plus grave et ténébreuse que jamais, il s’éteignait comme une bougie, dans une ambiance sépulcrale, où se mêlaient confusément la nostalgie amoureuse, la tristesse du départ et l’espérance secrète d’une indicible éternité.

Me reviennent alors quelques mots, écrits à l’occasion d’un précédent album, Ten New Songs, sorti au tout début des années 2000 et qui marquait presque joyeusement son retour, après un silence prolongé dans le confinement extatique d’une retraite bouddhique.
Jamais je n’avais apprécié le chant de cet homme autant qu’à travers ces mélopées chaudes et sourdes, qui parlent de tout et de rien, avec un art ineffable de donner l’impression, comme un funambule sur son fil, de progresser sur une seule note, bleue bien sûr...



Avant d'écouter Leonard Cohen, il est impératif de se mettre en condition. Il faut faire le calme en soi, ne rien attendre de précis, se dépouiller de toute les turbulences du quotidien, et se laisser glisser sans retenue dans une sorte de mol abandon.

Alors et seulement alors, peut se produire un petit miracle : la montée lente et majestueuse d'une extase languide, faite de quiétude et de détachement, qui vous envahit délicieusement et vous entraîne dans une subtile lévitation intellectuelle. Avec ce nouvel album, des plus intimistes et dépouillés, plus que jamais l'effet est au rendez-vous, à condition de vouloir le saisir.

"In my secret life" constitue une introduction idéale à ce monde étrange. Une humble mélodie sous tendue par une rythmique veloutée, au dessus de laquelle comme un murmure, une voix s'élève et vient planer avec une chaude gravité. Elle vous dit des choses douces, intemporelles, totalement dénuées de passion et de vanité.

Et lorsque l'allumage a eu lieu, le temps se met à défiler avec une exquise régularité, comme les grains de sable au travers d'un sablier. Ça paraît indéfini, sans heurt aucun, sans stress, et empreint de plénitude. Beau et parfait comme un minuscule jardin japonais...

A la fin, lorsque les dernières notes du magnifique Land of Plenty se dissipent dans l'air immobile, on se sent un peu engourdi, comme émergeant du sommeil ou bien comme si un court instant, on avait transcendé la réalité... 

Adieu, doux poète….

NB : Sleep and poetry est le titre d'un poème de John Keats

13 juillet 2016

Carpe Diem

Laissons-nous submerger par le torrent de bleu
Que déverse le ciel prodigue en féeries
Et laissons se dissoudre en milles rêveries
Le réel qui se met à compter pour si peu

Laissons se perdre au loin dans un désert poudreux
Les sources de douleurs pour un moment taries
Et jusqu’aux souvenirs de souffrances guéries,
Décombres engloutis d’un monde malheureux.

Il faut penser à vous chères cendres qui fûtes
Il faut penser à vous doux enfants à venir
Un même sort vous lie : naître et toujours mourir !

Mais pour l’heure, buvons le temps et ses volutes
Qui chargés d’un parfum de chagrin et d’ennui
S’ouvrent suavement sur l’azur infini...

13 avril 2016

Springtime

Le soleil darde des rayons
Remplis d’une joie printanière
Au mur s'égaient dans la lumière
Les couleurs de mille crayons
 

Cette journée est la première
D’une saison de sabayons
Poussant l’hiver et ses haillons
Au fin fond de l’année dernière
 

Mais si les temps semblent meilleurs
Si l’air a le parfum des fleurs
Qu’en est-il du bonheur de vivre ?
 

Qu’en est-il de la Liberté
Dans cette vaine égalité
Qui nous fatigue et nous enivre ?

12 janvier 2016

Etre ou pas...

D’une heure opaque et lourde émerge un nouveau jour
Mais au bout de la nuit, ce qui commence à poindre
Donne-t-il vraiment plus à espérer qu’à craindre
Et l’aube a-t-elle moins de haine que d’amour ?

Le temps grave en chaque être un ténébreux contour
Qui l'oblige souvent à pleurer et se plaindre
Espérant malgré tout pouvoir un jour rejoindre
L'infini prolongeant ce destin bien trop court…

A-t-on imaginé pour être vraiment libre
Qu’il faille en appeler au règne de l’esprit
Plutôt que de la chair dépourvue d'équilibre ?

A-t-on songé que si le corps n’a pas de prix
Il est prompt à vieillir et périt quoiqu’on fasse
Tandis que l’Etre est jeune et jamais ne s’efface...

03 novembre 2015

Autumn: a dirge

Ainsi je m’abandonne au délicieux tangage
Des instants mordorés de ce jour automnal
Où le soleil ressemble à l'ultime fanal
Que le marin voir fuir au bout de son sillage.

Vers des jours ténébreux, obligé je m’engage,
Faits d’hivers et de froids, rien que de très banal,
Mais qui décidément met mon ardeur à mal
Et me fait douter même un peu de mon courage.

Pourquoi faut-il sans cesse un recommencement
Pour ponctuer le cours étrange de la vie ?
Ne suffirait-il pas qu'il soit un peu plus lent,

Comme le fil errant de cette rêverie
Qui s'attache à mêler présent et avenir
Et cherche à s'allonger pour ne jamais finir...

NB : cette poésie reprend le titre d'une oeuvre de Percy Bysshe Shelley (1792-1822)