26 février 2021

Monnaies de singes

Ce billet aurait tout aussi bien pu s’intituler Monkey Business, en hommage au film du même nom des Marx Brothers. L‘essentiel étant ici d’illustrer la nature insensée du cycle économique dans lequel nous nous trouvons.

La pandémie due au SARS-COV2 n’a fait qu’accélérer la glissade vertigineuse dans laquelle le monde s’est laissé aller, sous la férule paraît-il experte des financiers et grands argentiers qui régissent banques, budgets et monnaies.
Pour l’heure, la catastrophe maintes fois annoncée a été repoussée sine die mais on voit toujours plus de dépenses publiques, toujours plus de déficits, toujours plus d’argent en circulation, qui sont les trois moteurs du tourbillon enivrant dont on peut craindre, un jour ou l'autre, une évolution fracassante.

Il y a toujours une bonne raison pour justifier cette politique dispendieuse : acheter la paix sociale, lutter contre les “crises” itératives, soutenir tel ou tel secteur économique (après l'avoir étranglé par les réglementations ou la fiscalité...), ou bien encore, contrecarrer l’influence d’une épidémie…
On croyait avoir atteint les limites de ce jeu lors du krach de 2008. A l’époque, le Fonds Monétaire International (FMI) sermonnait les pays laxistes en matière budgétaire et les agences de notation sanctionnaient sévèrement tout écart à l’orthodoxie. L’heure était à l’austérité pour la Grèce, mais aussi pour le Portugal, l’Espagne, l’Irlande… Et tandis qu’on serrait la vis à ces derniers, les pays déjà les plus rigoureux augmentaient encore leurs efforts pour réduire leurs déficits, parvenant même comme l’Allemagne, à inverser la tendance en affichant des soldes budgétaires créditeurs et réduisant par la même, son endettement. La France fit mine de s’aligner sur les critères du traité de Maastricht et notamment finit par passer de justesse sous la barre des 3% du PIB en 2017, soit près de 10 ans après l’épisode des subprimes, et pas moins de 25 ans après la signature du traité sus-nommé.
Las ! Cette embellie ne dura guère…

Les banques centrales, sous l’influence du célèbre Mario Draghi, s’étaient mises en 2012 à pratiquer une politique beaucoup plus accommodante et déversèrent sur les marchés des masses colossales de monnaies, pour sauver l’Europe. Whatever It Takes devint le nouveau mot d’ordre, repris plus tard par Emmanuel Macron avec sa fameuse formule “quoi qu’il en coûte…”
Fort heureusement, l’inflation, pourtant habituelle en de telles circonstances, n’arriva pas. Ni les prix ni les salaires ne se mirent à flamber. En revanche, on assista à une fonte spectaculaire des taux d’intérêt. L’Italie qui empruntait à des taux supérieurs à 6% se voit aujourd’hui autorisée à le faire à 0,44% et la France fait partie des privilégiés qui peuvent emprunter à des taux négatifs, ce qui paraissait impensable à tout économiste normalement constitué !
L’effet immédiat des largesses de la BCE fut bénéfique, mais elles firent l’effet d’un véritable pousse-au-crime. Les dettes notamment celles contractées par les États furent littéralement dopées. Celle de la France qui était déjà importante, mais encore inférieure à 60% du PIB en 1995, a franchi allègrement les 120% en 2020 et rien ne semble plus devoir stopper sa croissance puisque par la magie de l’argent facile, on rembourse désormais moins que ce qu’on emprunte ! Si les taux négatifs atteignaient 5%, la dette s’effriterait des ⅔ en vingt ans sans que cela coûte un centime !
Certes ils n’ont pas encore atteint de tels chiffres mais la mécanique est enclenchée, à la manière d’une usure inversée, et le dindon de la farce n’est plus l’emprunteur mais le prêteur. L’épargne classique est devenue progressivement, de moins en moins rémunératrice et les quelques menus bénéfices engendrés par les livrets défiscalisés et l’Assurance Vie fondent comme neige au soleil.
Résultat, si l’inflation des prix semble jusqu’à présent contenue (mais pour combien de temps ?), c’est moyennant une érosion de l’épargne et un recours accru à toutes sortes d’expédients destinés à recueillir l‘excédent monétaire tout en alimentant la spéculation. Parmi ces derniers figurent le marché de l’immobilier, notamment dans les grandes villes, la Bourse dont certaines valeurs paraissent largement surestimées (Tesla par exemple, dont la capitalisation dépasse à elle seule celles additionnées de tous les autres constructeurs automobiles) et naturellement les cryptomonnaies, Bitcoin en tête, dont on parle beaucoup ces derniers temps et dont la valeur atteint des sommets vertigineux.
Ajoutons à tout cela que paradoxalement, durant cette crise sanitaire qui a plongé en léthargie une bonne partie des forces vives économiques, le nombre de faillites fut particulièrement bas, grâce aux mesures de soutien gouvernementales. Il s’agit évidemment dans nombre de cas d’une survie artificielle dont l’issue défavorable n’est que retardée…

Alors que l’épidémie semble enfin marquer le pas et que les beaux jours reviennent, l’avenir devient de plus en plus incertain. En France, l’endettement massif de l’État sert de plus en plus à couvrir des dépenses sociales et non d’investissement. Il y a donc peu de chances qu’on parvienne à le réduire. Face à ce trou qui ne cesse de s'approfondir, nombreux sont les économistes, très médiatisés et très politisés, qui réclament tout bonnement “l’annulation de la dette”. Cette pure folie, qui donnerait un sens effrayant au whatever it takes, ruinerait tous les créanciers de l’État, à commencer par les épargnants. Elle provoquerait sans nul doute un fort mécontentement des prêteurs étrangers et probablement de sévères représailles de leur part, en retour. Et comme il y a peu de chances qu’elle rende le gouvernement plus rigoureux en matière de gestion, de nouveaux gouffres auraient tôt fait de s’ouvrir. Mais trouverait-on des gens prêts à investir à nouveau dans la dette française, et si oui à quels taux, sans doute prohibitifs ?

Tant que la quasi totalité des banques centrales mènent à peu près la même politique, there is no alternative (TINA) comme disent les anglo-saxons et le système peut afficher une certaine stabilité apparente. Mais il suffirait que certaines parties du monde se désolidarisent de cette spirale infernale, que certaines bulles se dégonflent tout à coup, que l’inflation pointe le bout de son nez, ou bien encore que les taux d’intérêt décollent, pour que le cercle vertueux de la confiance se brise et avec elle tout le château de cartes financier dont elle constitue l’essentiel des fragiles fondations...

22 février 2021

Vous avez dit islamo-gauchisme...

Le concept fait fureur ces derniers temps. On ne peut pas dire qu’il soit inédit mais sa mise en cause récente par deux ministres pour qualifier un fléau qui, selon eux, gangrènent les universités françaises, déclenche un beau tollé.
A vrai dire, c’est peut-être le fait d’accoler les deux termes qui pourrait passer pour une nouveauté.
Car on sait depuis des décennies que le monde de l’enseignement est noyauté - le terme paraît faible - par le gauchisme. Cela remonte bien avant la petite révolution de 1968. De tout temps pourrait-on dire, l’aura des professeurs, savants, philosophes s'est mesurée à l’aune de leur engagement à gauche, d’ailleurs seul recevable politiquement parlant.

Parmi les monstruosités engendrées par cet esprit partisan, on se souvient du fameux procès opposant la clique intellectuelle de l’après-guerre, totalement inféodée au marxisme léninisme, à Viktor Kravchenko, l’homme qui révéla le premier l’horreur du communisme, à la mode soviétique.
La pénétration du gauchisme était telle qu’elle débordait largement le seul champ des sciences humaines, envahissant celles réputées objectives. Paul Langevin, Frédéric Joliot-Curie et sa femme Irène, étaient les personnalités les plus en vue d’une armada de scientifiques revendiquant haut et fort leur attachement aux idéaux socialistes, allant parfois jusqu’à vanter les mérites de Staline. Ces gens se targuaient de représenter l'humanisme et se disaient “les amis de la paix”. Comment ne pas imaginer qu’un tel assujettissement idéologique n’ait pas eu d’impact sur l’enseignement qu’ils dispensaient ?

En mai 1968, Lénine et Staline, dont il était devenu difficile de cacher les méfaits, ne faisaient plus trop recette, mais ce furent Trotski, Mao, Ho-Chi-Minh, Fidel Castro, Che Guevara qui devinrent à la mode. Les porte-étendards de ces soi-disant belles âmes progressistes prirent la place de leurs aînés dans toutes les institutions d’obédience étatique dont l’Education Nationale. Ils étaient gorgés des mêmes certitudes arrogantes et du plus profond mépris pour tout contrevenant, automatiquement qualifié de “salaud” ou de “fasciste”. Des collèges jusqu’aux bancs des universités et des grandes écoles publiques, le même message était distillé sans cesse aux jeunes gens. La monopolisation intellectuelle et l’outrance allèrent même jusqu’à affirmer qu’il était préférable "d’avoir tort avec Sartre que raison avec Aron" !
Beaucoup de ces “maitres-penseurs” révolutionnaires, biberonnés au marxisme, sont encore en vie. Ils ont fait beaucoup de mal partout où ils ont pu propager leur doctrine calamiteuse avant de s’embourgeoiser et de profiter sans vergogne des bienfaits de la société sur laquelle ils crachaient à longueur de journée.

Aujourd’hui, même s’il vaut mieux tard que jamais, on fait semblant de découvrir le fléau. Mais peut-on encore revenir sur le désastre intellectuel qui fait des ravages dans les esprits depuis tant de décennies ?
La révolution prolétarienne d’autrefois est certes en lambeaux, mais le gauchisme a la vie dure. Si nombre de “travailleurs” ont depuis longtemps compris qu’ils n’avaient pas grand chose à attendre du socialisme, du Grand Soir et de tous ses avatars plus ou moins frelatés, les tenants de cette idéologie rancie ont cependant la haine chevillée au corps et, pour masquer leur défaite, ils cherchent partout des victimes d’une oppression de plus en plus imaginaire. Leur dialectique bien rodée et leurs nombreux réseaux d’influence leur permettent encore de faire prendre des vessies pour des lanternes aux gens assez crédules pour les croire sur parole. Ils font feu de tout bois pour continuer à exister. Le féminisme, l’anti-racisme, l’écologie, l’alter-mondialisme, et jusqu’à l’anti-spécisme, tout est bon à prendre pour tenter de coller sur le dos du capitalisme et de la société ouverte et libérale tous les maux de la terre. Et, comme le fait remarquer très justement le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, l’islamisme est une bonne nouvelle pour ceux qui gardent l’espoir de porter le feu et le sang au nom de la révolution ! Peu importe en l’occurrence que l’idéalisme religieux soit l’opposé du matérialisme athée, rappelant l’alliance de la carpe et du lapin. On a vu d’autres convergences de circonstance et d’autres marchés de dupes. On sait par exemple comment la cause palestinienne et l’image de son leader charismatique Yasser Arafat ont été exploitées par la Gauche pour faire passer le frisson insurrectionnel passablement émoussé après les fiascos asiatiques et cubains. On pouvait ainsi sans la moindre gêne vouer aux gémonies le fascisme et l’antisémitisme tout en soutenant ceux qui ne voulaient rien moins que la disparition du peuple juif d'Israël…
Aujourd’hui, c’est une triste réalité mais sous couvert de lutte contre l’islamophobie, le racolage électoral est de plus en plus évident de la part de la Gauche, partout où les communautés musulmanes montent en puissance. Il n’y a donc rien d’étonnant à voir cette collusion se manifester également dans le monde de l'enseignement.
La meilleure preuve s’il en fallait une, est la récente lettre signée par 600 universitaires demandant “avec force “ la démission de la ministre chargée de l’enseignement supérieur, au simple motif qu’elle souhaite enquêter sur la question. On peut voir parmi les signataires, la fine fleur de la Gauche anti-capitaliste, Thomas Piketty en tête. C’est aussi la preuve que le problème des universités réside avant tout et surtout dans ce foutu gauchisme qui continue de parader en retrouvant sa bonne vieille manie pétitionnaire, à défaut de vraie révolution...

09 février 2021

Cancel Culture

Après la contre-culture des années soixante, voici l’avènement d’une nouvelle contestation, bien plus radicale: la Cancel Culture.
La première s'était targuée de casser les codes classiques et bourgeois, et de faire naître un Nouveau Monde fondé sur le partage, la solidarité, et la paix. Les racines de ce mouvement plongeaient dans le vaste terreau des révolutions, presque aussi vieux que la condition humaine. Il s’agissait d’opérer un retour aux sources, supposé s’opposer à la technique, à la mécanisation et à l’industrialisation, qui manquaient certes de poésie et de romantisme, bien qu'ils aient apporté la prospérité et le confort matériel.
La révolution n’étant en somme rien d’autre que l’art de tourner en rond, cette belle et louable ambition tourna largement au fiasco, charriant au passage des montagnes de naïveté idéologique, et faisant le lit de monstrueux totalitarismes fondés sur l’illusion socialiste.
Les stupides crédos marxistes-léninistes, néo-constructivistes, voire nihilistes de l’époque, ne doivent pas conduire à occulter la nature libertaire du mouvement ni l’impressionnante floraison de courants artistiques, notamment musicaux qu’il engendra. Dans ce magma fumant, on pouvait trouver des perles et surtout un vrai amour de la liberté.

C’est tout autre chose avec la nouvelle rébellion, qui non contente de mépriser le passé, voudrait purement et simplement l’effacer des mémoires. L’objectif est désormais d’éradiquer au nom du progressisme, toute culture ne répondant pas strictement aux oukases de plus en plus extravagants des gourous de la pensée correcte. Il ne s’agit même plus de lutter contre les idées jugées malfaisantes, il faut les annuler ! Au nom de l'égalitarisme, on en vient à nier les différences sensibles (sexes, genres, races, espèces, religions, talents, handicaps...) et en vertu du principe de précaution à rendre suspect tout progrès technique susceptible d'agir sur les écosystèmes, le climat ou la nature en général.
Il n’y a plus rien de festif hélas dans cette démarche, et la liberté fait le plus souvent figure d'obstacle à la folle quête d’absolu qu’elle incarne.
On voit à l'œuvre hélas depuis déjà quelques années ces nouveaux puritains, dont le fanatisme destructeur ne fait que s’exacerber à mesure que grandit l’intérêt qu’on porte à leurs théories.
C'est ainsi qu'après bien des excès en tous genres, on apprend ces derniers jours, que pas moins d'un tiers des écoles publiques de San Francisco sont en passe d’être débaptisées pour cause d'inconvenance par rapport aux nouveaux dogmes éthiques. Une commission créée spécialement par le School Board de la cité californienne s’est fait un devoir d’éplucher la biographie des personnages illustres dont le patronyme orne le frontispice de ces établissements. Le moindre écart est impitoyablement repéré et sanctionné. Et c’est une effroyable épuration à laquelle on assiste, qui n’épargne pas même les Pères Fondateurs de la République Américaine.
Finis les collèges Washington, Jefferson ou Madison, car ces gens sont jugés coupables d’avoir exploité des esclaves. Lincoln lui-même fait partie des proscrits. Il avait certes aboli l’esclavage mais il a commis le crime irréparable de ne pas s’opposer à l’exécution d’une trentaine de chefs indiens ! Dans cette liste noire, on trouve également Edison qui lors de ses nombreuses expériences s’est laissé aller à faire électrocuter des animaux...
Alors que la pandémie au COVID-19 fait rage, notamment en Californie, et que les écoles sont pour la plupart fermées depuis un an, les nouveaux censeurs ne trouvent donc rien de mieux à proposer que de dépenser au bas mot 8 à 10.000 dollars par école, pour les purifier de ce qu’ils considèrent comme une intolérable souillure. 
Mais comment pourront-ils renommer ce qu’ils anéantissent ? Ils ne veulent plus de personnages historiques, suspects par nature selon eux. Certains proposent des noms d’animaux, d’autres préconisent de simples numéros. Mais au bout du raisonnement, faut-il encore des écoles ?

Et comment ne pas évoquer devant ce désastre culturel les islamistes les plus fous, détruisant pour complaire à l’idée qu’ils se font de Dieu, le patrimoine architectural et artistique des pays où ils sévissent ? Comment ne pas penser aux staliniens, maoïstes, castristes et autres polpotiens qui tentèrent au nom de l’idéal communiste d’éliminer de la cervelle de leurs victimes toute trace du monde ancien ?
On frémit à la lecture de l’article publié en 1999 par une certaine Tema Okun, qui a paraît-il servi de base de travail à la commission. Intitulé "White Supremacy Culture", on y trouve notamment prônée, la nécessité de lutter contre le "culte de l'écrit", considéré comme un aspect de la suprématie blanche, à l'instar du "perfectionnisme", du “sens de l'urgence”, de “l'individualisme” et de “l'objectivité”...
Il ne semble plus y avoir de limite à la logique psychotique dans laquelle les nouveaux singes de la bonne intention veulent plonger leurs semblables en voulant faire table rase du passé et de tout ce qui pourrait être jugé impur ou imparfait dans le présent, refusant ipso facto le futur. La démocratie semble en voie d'enfanter un monstre et Blaise Pascal doit se retourner dans sa tombe, lui qui affirmait qu’à trop vouloir faire l’ange, on fait la bête...

02 février 2021

Winter Blues

Le temps est comme suspendu.
On ne parle que du virus mais celui-ci ne fait jamais comme on prévoit qu’il fera. Au moment où on annonçait une nouvelle déferlante, il paraît vouloir soudain s’assagir. Alors que les variants se multiplient, les contaminations à travers le monde marquent le pas. Le vaccin est arrivé, fondé sur une technique immunisante innovante dont l’efficacité s’annonce redoutable. Et sans nul doute, bientôt les beaux jours reviendront…

Dans cet espace quelque peu confiné, aux contours fuyants, et à l’empreinte imprécise, s’insinue le blues. Baudelaire aurait parlé de spleen et aurait décrit cette sensation de manière jubilatoire. Tout paraît vain dans ce vague à l’âme, hormis l’étrange et pénétrante euphorie triste qu’on pourrait en somme appeler quiétude.
Il y a du chagrin, de l'angoisse et du tragique, mais tout cela peine à s’accrocher sur des choses déterminées, et le mélange contient une joie indéfinissable qui dit qu’il y a quelque chose au bout du chemin. C’est dans ces instants, que la musique n’a pas d’égal pour exprimer ce qui passe à travers l’esprit.

Récemment découverts par la magie d’Internet et de Youtube, trois blues m’ont bouleversé suffisamment pour me conduire à écrire ces lignes. Ils s’inscrivent à merveille dans ces détours pris par ma pensée au cœur des frimas et de la froidure.
Mists of Time, ça commence par les brumes du temps, léguées avec tendresse par John Mayall. Ce vétéran du blues, qui du haut de ses 87 ans, incarne largement  le renouveau du genre à partir de l'Angleterre, a mis toute sa puissance émotionnelle dans cette mélopée suggestive. Il est au chant et il est servi par ses Bluesbreakers, notamment par le jeu fluide du pianiste Tom Canning et par celui, hypersensible, du guitariste Buddy Whittington.
Guitare et piano, l’association fait mouche également dans Sometimes I’m Right chanté par Hubert Sumlin (1931-2011) et ponctué de riffs acides, juste adoucis par le ressac langoureux du clavier, le tempo clair de la section rythmique et les sonorités veloutées de la basse.
Floyd Lee (1933-2020), dont j’ignorais jusqu’au nom, avec sa voix rauque mais chaude, profonde et puissante se déleste quant à lui d’un Mean Blues, aussi pesant que la solitude, obsédant comme l’incommunicabilité des êtres et la douleur accompagnant la perte de ceux qui sont chers, mais transcendant l’obscurité comme une lueur au bout du tunnel... 

Je croyais assez bien connaître les quatuors de Beethoven. Je les ai tant écoutés qu’ils habitent mon for intérieur et participent de mes sensations comme une décoration et un mobilier donnent vie à une demeure. Pourtant j’ai eu un choc en écoutant l’adagio du 15ème, en La mineur, interprété par le Danish String Quartet. Incroyable exercice d’équilibre et de subtilité, duquel émane un sustain extatique de près de vingt minutes. C’est absolument poignant, sublime et magnifique, déchirant tout ce qui avait pu advenir auparavant. Quelle indicible douceur dans la vibration de ces cordes ! Quelle insoutenable légèreté de ces archers vibrionnant, comme s’ils étaient en apesanteur, et comme si toutes les peines depuis la nuit des temps s’effaçaient par magie. Sitôt achevée, on voudrait que cette mélodie recommence sans délai, car elle fait tant de bien... 
Et pour finir, Bach bien sûr. Tout simplement la transcription pour piano de la sonate pour orgue en Mi mineur BWV 528, exécutée par Vikingur Olafsson. Il est islandais, et il importe des sonorités vaporeuses de banquise dans ce tranquille lamento, dont on s’imprègne de la fraîcheur idéale, comme on se laisse envelopper par l’air trouble et réfrigérant de l’hiver...

 Illustration: Paysage. Nicolas de Staël