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30 octobre 2024

Deux heures avec Bob Dylan

Le temps d’un très bref aller et retour vers Paris. Juste celui de se rendre à l’un des deux concerts donnés par Bob Dylan, dans le cadre somptueux de la Seine Musicale, sur l’Ile Seguin.
Le long vaisseau de béton blanc surplombé par une sphère de métal et de verre au-dessus du fleuve, offre une salle de spectacle magnifique, sur les gradins de laquelle on se presse pour l’occasion.
Ce n’est pas tous les jours qu’on peut venir y entendre chanter un Prix Nobel de littérature !
De fait, le personnage est quasi légendaire, tant ses chansons ont marqué la seconde moitié du XXème siècle.
Après soixante ans de carrière, il est là, toujours bien là, infatigable baladin des temps modernes. Toujours inspiré, toujours créatif, il achève une monumentale tournée entreprise il y a 3 ans pour promouvoir son nouvel album, splendide : Rough and Rowdy Ways.
Sur l’affiche géante, intrigante, inquiétante, envoûtante, un couple danse en ombres chinoises, dans une lumière cramoisie, insouciant de la menace toute proche d’un personnage mortifère. Tout en haut, on peut lire cette sentence : Things aren’t what they were…

Bob Dylan est parfois difficile à suivre car il est rarement là où on l’attend. Il procède par périphrases, ellipses et symboles. Ses mélodies, en apparence très simples, sont étrangement pénétrantes et sa poésie déborde de mystères et d’allusions. Elle rebute les uns mais enchante les autres, plus nombreux, acquis à sa cause, empreinte de noblesse altière, de liberté et d’indépendance.
Aujourd’hui hélas, la vieillesse ne l’a pas épargné. A 83 ans, il est perclus de rhumatismes, sa démarche est hésitante. Mais son esprit et son génie sont intacts et son énergie force l'admiration.
Il est entouré de musiciens épatants: le fidèle Tony Garnier à la basse et à la contrebasse, l’illustre Jim Keltner à la batterie et les excellents guitaristes Bob Britt et Doug Lancio. L'ambiance est électrique à tous points de vue. Sur une rythmique infaillible, Dylan déroule son répertoire dans un clair-obscur très bluesy.
Il fera la plupart des chansons du dernier disque, auxquelles viendront s’ajouter des versions transfigurées de grands standards : All Along the Watchtower, It Ain’t Me Babe, To Be Alone With You, It’s All Over Now Baby Blue, Desolation Row, Watching the River Flow.
Il a délaissé la six-cordes pour le piano dont émanent parfois quelques accords un peu lourds, voire quelques faussetés. A l’harmonica, il est fidèle à lui-même, rustique mais très expressif. Au chant, c'est plus rauque et nasonné que jamais. Les envolées se terminent parfois en murmure, voire en râle déchirant. Mais il y a encore de la puissance et surtout beaucoup de vitalité, d’émotion, et de tendresse.
L’auditoire est conquis.

Comme à l’accoutumée, il n’y aura aucun discours, aucun remerciement, aucun rappel.
A la fin, l’artiste se lève une dernière fois, chancelant. Il se tient debout, très humble face à son public, et il esquisse un sourire de gratitude et de satisfaction.
Comme tous ces gens, j’ai passé deux heures en compagnie de Bob Dylan. Je suis comblé, heureux, tout simplement.

26 juillet 2024

The Mists of Time

John Mayall
 (1933-2024) chanta avec tant d’intensité dramatique et d’émotion
la mort de J.B. Lenoir (1929-1967), qu’il mérite assurément sa place au panthéon du Blues.
Il vient, à l’âge respectable de 90 ans, de rejoindre son maître à penser dans l’immensité enchantée de l’Eden de la Note Bleue.
On doit à ce natif de Macclesfield, tout près de Manchester, la création de la merveilleuse constellation du British Blues dont il fut le héraut désarmant de simplicité, de rusticité et d’humilité.
Son groupe mythique des Blues Breakers fut une vraie pépinière de talents. Nombre d’artistes y ont fait leurs armes. A tout seigneur tout honneur, citons l’illustre Eric Clapton. Dans son poignant hommage au disparu, il affirme qu’il lui doit tout ce qu’il a fait de bien en musique.
John Mayall fut également le découvreur de l'hypersensible Peter Green, qui fonda avec Mick Fleetwood, et John McVie, le groupe Fleetwood Mac.
Il révéla Mick Taylor, qui magnifia pendant un temps, de ses riffs dévastateurs, la carrière des Rolling Stones.

Au bout du compte, toute une génération de musiciens anglais ont été imprégnés du style Mayall et ont bénéficié de son élan très inspirant. Rien que pour les guitaristes c’est une pléiade de célébrités. Outre Eric Clapton, Peter Green, Mick Taylor, il y eut Jimmy Page, Jeff Beck, Gary Moore, Alvin Lee et j’en passe…
C'est une vraie gageure de résumer en quelques mots une carrière de plus de 50 ans et une soixantaine d'albums. Bornons nous donc à quelques étapes emblématiques.

En 1968, après l’aventure Blues Breakers, Mayall publie en solo son magnifique album Blues from Laurel Canyon, aux rythmes languides opérant la fusion du Blues, du trip beatnik et de l’esprit Hippie. A cette époque bénie, il choisit de s’installer en Californie d’où il continua de rayonner tranquillement et en toute liberté, parcourant avec joie et bonne humeur les scènes internationales jusqu’à un âge très avancé.
En 1969, avec The Turning Point, il inscrit un disque d’or au palmarès des ventes US et se déleste d’un Room to Move aussi jouissif qu’endiablé qui reste comme un repère incontournable dans son parcours.

En 2002, il enregistre quelques très belles pistes inédites avec ses born-again Blues Breakers comprenant notamment l'excellent guitariste texan Buddy Whittington. Parmi les perles, captées lors de ces sessions parues sous le nom de Stories, figure la bouleversante élégie The Mists of Time. Avec sa voix si caractéristique, de gorge, chaleureuse et haut perchée, il laisse un legs splendide aux amateurs de Blues…

31 décembre 2023

Everblue

Le Blues, il n’y a pas d’heure pour en écouter, la preuve :

Blue’s Moods
A l'ombre des géants, le trompettiste Blue Mitchell a tracé sa voie très personnelle dans l'histoire du Jazz. Dans un style au demeurant plutôt cool et bluesy, il inscrivit des lignes mélodiques superbement dessinées, à la fois gracieuses et toniques. Cette petite session décapante enregistrée en 1960, permet de trouver le meilleur de cette musique jubilatoire. I'll Close My Eyes ouvre le programme avec des intonations assez proches de celles de Chet Baker. Avars ensuite, est plus pointu, avec une touche d'acidité rappelant Miles. Scrapple From The Apple est franchement bop, très aérien, du genre qu'on respire à pleins poumons.
Le reste du tonneau est à la mesure, si je puis dire. Il y a évidemment de belles inflexions soul dans When I Fall In Love. Wynton Kelly au piano, en profite pour instiller ses propres pulpeuses digressions. Puis on retrouve le swing avec Sweet Pumpkin et I Wish I Knew, où la section rythmique s'en donne à cœur joie : à la basse Sam Jones, excellent et Roy Brooks à la batterie, itou. Au total : un pur enchantement à savourer au coin du feu. Si vous éprouviez quelque peine, ce disque vous procurera un soulagement immédiat…

Nights of Ballads & Blues
Ce disque constitue un petit bijou de tendresse et de nostalgie. Le jazz dans ce qu'il a de meilleur : intimiste mais tellement prenant ! La réalisation est superbe, la prise de son datant de 1963 s’avère remarquable et équilibrée, l'interprétation est magnifique, sublimant l’art de McCoy Tyner, un pianiste inspiré, d'une sensibilité rare, parfaitement accompagné par Steve Davis à la basse et Lex Humphries à la batterie. L'illustration de la pochette, dans une tonalité rouge, profonde, et chaude, donne un reflet fidèle de l'émotion qui naît de cette musique.

07 septembre 2023

Jazz Me Blues

Fin d’été chaleureuse.
Pour paraphraser les slogans du satrape en chef du machin ONU, qu’il est doux de rentrer en douce ébullition sous la caresse ardente du soleil, de s’effondrer avec suavité dans les enveloppements tièdes du maudit réchauffement climatique !
Surtout si l’on a la chance d’écouter dans le même temps les envolées musicales torrides d’une des plus belles sessions de jazz qui fut : Art Pepper Meets The Rhythm Section.

Ça se passe en janvier 1957 dans les studios de la maison Contemporary Records à Hollywood, mais la tonalité est si légère, si éblouissante et suspendue en quasi lévitation, qu’on se croirait en pleine extase estivale .
Le saxophoniste, âme damnée de la Beat Generation et du West Coast Jazz, est entouré d’une section rythmique de rêve: celle qui accompagne habituellement Miles Davis, à savoir Red Garland au piano, Paul Chambers à la basse et Philly Joe Jones à la batterie.
Les ingénieurs du son, peut-être conscients de vivre un instant unique, font preuve d’un petit miracle pour sublimer les émanations de ce quatuor improvisé. Avec la technique dont ils disposent, ils se mettent en quatre pour donner à chaque instrument une véritable existence, faite de pulpe, de fruité, et de densité. Le résultat reste aujourd’hui absolument époustouflant d’équilibre, de puissance, de musicalité.

Du temps des 33 tours, je débutais toujours par la face B, s'ouvrant sur le saisissant Jazz Me Blues, bondissant, virevoltant joyeusement autour d’un beat ravageur. Brillant prélude au festival qui s’ensuit avec les pétillants You’d Be So Nice To Come Home To, Waltz Me Blues, et Tin Tin Deo & Co...
Au titre des morceaux de bravoure, s’impose naturellement le trépidant Straight Life qu'incarne si bien l’artiste, avec ses frasques, son inspiration et sa spontanéité. Et pour finir en douceur un petit régal fait de l’onctueuse rêverie de Star Eyes et du splendide Imagination, qui évoquent si bien l’alchimie envoûtante, mêlant farniente et rage de vivre. Entre cool, beat et bop…

Une édition récemment remastérisée, et numérisée en très haute définition (192 Khz et 24 Bits), donne un incontestable surcroît de saveur à ce moment magique. On vibre aux frôlements lascifs de l’archet sur les cordes, on goûte avec des frissons de bonheur la rondeur acidulée du piano, on savoure avec exaltation les claquements feutrés des toms et de la caisse claire et last but not least, on s’enivre de la pulsation hypnotique du sax débordant d’énergie et de sensualité. Tout cela est parfaitement maîtrisé, d'une clarté cristalline. Joie, joie, joie, pleurs de joie comme disait ce cher Blaise…

30 novembre 2022

Late November Blues

Dans la saison qui s’avance vers une fin d’année déprimante, plutôt que de s’abandonner aux "sanglots longs des violons de l’automne", pourquoi ne pas recourir une fois encore au blues qui agit paradoxalement comme un puissant revigorant, comme une vraie source de sérénité ?

Le blues ne s’exprime jamais mieux et plus directement qu’en musique. Et la plus apaisante est peut-être celle qui swingue, car elle diffuse une douce chaleur, et génère dans la foulée un bien-être qui fait instantanément se sentir mieux. Qui d'autre que Count Basie pourrait incarner le mieux cette pulsation indicible ? Personne, sauf évidemment son frère d’armes, au moins son égal, j’ai nommé Oscar Peterson.
Ces deux diaboliques compères n’ont pas leur pareil pour faire chanter le spleen et tenir l’âme en lévitation. Ils se sont tellement souvent livrés à ce jeu subtil ensemble ! La magie de Youtube permet de les retrouver dans quelques sessions extatiques, dont celle-ci, datant de 1974, à l'occasion du festival de jazz de Prague. Ou bien une autre, émaillée de dialogues savoureux, enregistrée en 1980, avec le fin et élégant guitariste Jim Hall, et une section rythmique douce comme le plus chatoyant des velours damassés, associant l’excellent Niels Henning Orsted-Pedersen à la basse et le pétillant Martin Drew à la batterie… On retient notamment un Blue And Sentimental qui vaut toutes les romances, toutes les plus tendres divagations…
On retrouve Oscar Peterson en 1987 capturé au Japon, en compagnie des mêmes musiciens sans Basie hélas, et avec David Young à la basse.

Enfin, sans image, mais saisies magnifiquement dans l’intimité d’un studio feutré, deux sessions extatiques ont été gravées pour le compte de la maison Pablo :
Satch & Josh 1975 avec Louie Bellson (batterie), Freddie Green (guitare), Ray Brown (basse) et Satch & Josh again en 1977 où John Heard remplace Ray Brown.

Mon Dieu, faites que nos imbéciles de politiciens, parmi la multitude de mesures ineptes qu’ils nous imposent, ne parviennent pas durablement à nous couper la lumière pour nous empêcher de voir la beauté d’une ville la nuit, si propice au Blues…

30 août 2021

Let It Roll, Charlie

Dire qu’il faut parfois que les gens disparaissent pour qu’on découvre l’essentiel de leur personnalité et la profondeur de leur âme...

On ne présente pas Charlie Watts, batteur en titre et membre fondateur des Rolling Stones.
ll était toutefois si discret, si modeste, qu'on remarquait à peine,
derrière le trio déchainé de rock stars embrasant l'avant scène, celui qui tenait de main de maitre les baguettes de la section rythmique. 
Pourtant, sans ce gentleman, toujours tiré à quatre épingles, toujours courtois, et aussi solide qu'un pilier de cathédrale, les Stones n'auraient sans doute pas eu la même présence, la même pérennité, la même puissance, le même panache…

Je savais que ce fameux groupe de Pop Music qui décoiffe et enchante la planète Rock depuis presque 60 ans, avait ses racines profondément ancrées dans le blues, mais j'ignorais tout de la carrière parallèle de son batteur, au service du jazz et du Boogie Woogie. Je découvre donc un peu tard mais avec beaucoup de plaisir et un brin de nostalgie les sessions endiablées auxquelles Charlie avait participé avec les pianistes Axel Zwingenberger, Ben Waters, et le bassiste Dave Green (The A,B,C & D of Boogie Woogie).
Marquées par un swing étincelant, elles s'inscrivent sans démériter auprès des légendaires et décapantes prestations du célébrissime quatuor britannique. A côté du déluge de watts célébrant avec fougue le Rock ‘N’ Roll, on trouve un Watts jazzy, tout simple, gai et rafraîchissant.

“Je suis béni”, disait Keith Richards, “le batteur avec qui j’ai commencé est l’un des meilleurs du monde. Avec un bon batteur, on est libre de faire tout ce qu’on veut !”
C'est donc un grand seigneur du Rock, du Blues, du Jazz et de la musique tout court qui s'en va...

02 février 2021

Winter Blues

Le temps est comme suspendu.
On ne parle que du virus mais celui-ci ne fait jamais comme on prévoit qu’il fera. Au moment où on annonçait une nouvelle déferlante, il paraît vouloir soudain s’assagir. Alors que les variants se multiplient, les contaminations à travers le monde marquent le pas. Le vaccin est arrivé, fondé sur une technique immunisante innovante dont l’efficacité s’annonce redoutable. Et sans nul doute, bientôt les beaux jours reviendront…

Dans cet espace quelque peu confiné, aux contours fuyants, et à l’empreinte imprécise, s’insinue le blues. Baudelaire aurait parlé de spleen et aurait décrit cette sensation de manière jubilatoire. Tout paraît vain dans ce vague à l’âme, hormis l’étrange et pénétrante euphorie triste qu’on pourrait en somme appeler quiétude.
Il y a du chagrin, de l'angoisse et du tragique, mais tout cela peine à s’accrocher sur des choses déterminées, et le mélange contient une joie indéfinissable qui dit qu’il y a quelque chose au bout du chemin. C’est dans ces instants, que la musique n’a pas d’égal pour exprimer ce qui passe à travers l’esprit.

Récemment découverts par la magie d’Internet et de Youtube, trois blues m’ont bouleversé suffisamment pour me conduire à écrire ces lignes. Ils s’inscrivent à merveille dans ces détours pris par ma pensée au cœur des frimas et de la froidure.
Mists of Time, ça commence par les brumes du temps, léguées avec tendresse par John Mayall. Ce vétéran du blues, qui du haut de ses 87 ans, incarne largement  le renouveau du genre à partir de l'Angleterre, a mis toute sa puissance émotionnelle dans cette mélopée suggestive. Il est au chant et il est servi par ses Bluesbreakers, notamment par le jeu fluide du pianiste Tom Canning et par celui, hypersensible, du guitariste Buddy Whittington.
Guitare et piano, l’association fait mouche également dans Sometimes I’m Right chanté par Hubert Sumlin (1931-2011) et ponctué de riffs acides, juste adoucis par le ressac langoureux du clavier, le tempo clair de la section rythmique et les sonorités veloutées de la basse.
Floyd Lee (1933-2020), dont j’ignorais jusqu’au nom, avec sa voix rauque mais chaude, profonde et puissante se déleste quant à lui d’un Mean Blues, aussi pesant que la solitude, obsédant comme l’incommunicabilité des êtres et la douleur accompagnant la perte de ceux qui sont chers, mais transcendant l’obscurité comme une lueur au bout du tunnel... 

Je croyais assez bien connaître les quatuors de Beethoven. Je les ai tant écoutés qu’ils habitent mon for intérieur et participent de mes sensations comme une décoration et un mobilier donnent vie à une demeure. Pourtant j’ai eu un choc en écoutant l’adagio du 15ème, en La mineur, interprété par le Danish String Quartet. Incroyable exercice d’équilibre et de subtilité, duquel émane un sustain extatique de près de vingt minutes. C’est absolument poignant, sublime et magnifique, déchirant tout ce qui avait pu advenir auparavant. Quelle indicible douceur dans la vibration de ces cordes ! Quelle insoutenable légèreté de ces archers vibrionnant, comme s’ils étaient en apesanteur, et comme si toutes les peines depuis la nuit des temps s’effaçaient par magie. Sitôt achevée, on voudrait que cette mélodie recommence sans délai, car elle fait tant de bien... 
Et pour finir, Bach bien sûr. Tout simplement la transcription pour piano de la sonate pour orgue en Mi mineur BWV 528, exécutée par Vikingur Olafsson. Il est islandais, et il importe des sonorités vaporeuses de banquise dans ce tranquille lamento, dont on s’imprègne de la fraîcheur idéale, comme on se laisse envelopper par l’air trouble et réfrigérant de l’hiver...

 Illustration: Paysage. Nicolas de Staël

27 juillet 2020

Black Peter


In memoriam Peter Green (1946-2020)


Il affectionnait la pénombre
Où l'acuité de son regard
N’abandonnait rien au hasard
Pour voir la beauté la plus sombre

Mais il craignait la foule en nombre
La gloire et le trop plein d’égard
Qui, le savait-il, tôt ou tard
Vous font lâcher la proie pour l’ombre

Alors, timide et vacillant
Mais l’esprit et les doigts agiles
Il s’abstint des choix trop faciles

Son génie fut un pur diamant
Mi-blues et mi-métaphysique
Toujours taillé pour la musique...

20 juillet 2020

Dylan Is Dylan

Dylan est là, et nul doute que pour quelques uns, c’est un doux réconfort. Après une parenthèse crooning consacrée aux grands standards d’antan, on retrouve sur une dizaine de compositions originales, sa voix traînante, un peu fatiguée, un peu lasse, mais dont les écorchures laissent encore sourdre de délicates suavités: Rough And Rowdy Ways.
Le style est des plus dépouillés. Les lignes mélodiques sont réduites à leur plus simple expression, et l’accompagnement musical mi-swing mi-shuffle, se fait velours pour servir d’écrin à des textes intenses, débordant de poésie et de symboles.

Le morceau de bravoure c’est évidemment la très longue mélopée Murder Most Foul qui brode autour de la mort de John Kennedy, l’histoire de la seconde moitié du XXè siècle, et plus précisément la décade prodigieuse des sixties, exaltante, chaotique et tragique. Plus que jamais Bob Dylan apparaît comme le chantre inspiré de cette époque qu’il incarne si bien tout en la contemplant de haut, tel un oiseau au regard acéré mais quelque peu désabusé.

A côté de ce monument, on trouve une floraison de superbes ballades qui égrènent leur litanie dans un clair obscur tiède et paisible. Key West par exemple qui célèbre de façon inattendue l’éden suspendu au bout de la Floride, entre les bleuités confuses de l'océan et la clarté nébuleuse des confins célestes. “Key West est l'endroit où il faut être lorsqu’on cherche l'immortalité” dit la chanson. C'est une vanité bien sûr mais elle est envoûtante et on se prend à espérer que continue longtemps cette incantation qui love sa douce espérance sur un lit moelleux d'accordéon.

Avec I’ve made up my mind to give myself to you, Dylan chante l’amour de la manière la plus déchirante qui soit. Revenu de tout et abordant le crépuscule de son existence, le barde s'y fait très humble et résigné pour célébrer l'essentiel et oublier tout le reste. Est-ce à un être humain qu'il s’adresse et à qui il s'abandonne corps et âme, est-ce à une entité supérieure, peu importe en somme. Les mots sont là, ils touchent profondément, voilà tout.

D’autres petits trésors gravitent autour de ces splendides astres nocturnes. Deux blues à la rythmique lourde et capiteuse qui rappellent où se trouvent les racines peut-être les plus profondes de la geste dylanienne (False Prophet, Goodbye Jimmy Reed). Dans le premier, l’artiste assène une fois encore qu’il se refuse à être un faux prophète (“je ne sais que ce que je sais, et je vais là où seuls vont les solitaires…”). Dans le second, il salue bien bas l’un des ténébreux héros de la culture américaine, auprès desquels il puise souvent son inspiration. A noter d'ailleurs que le titre improbable de l’album, fait référence à une chanson de Jimmie Rodgers, l’un des pionniers de la musique country.
Il faut enfin s'imprégner de la beauté de quelques perles noires, à la scansion aussi absconse qu’ensorcelante (Crossing The Rubicon, Black Rider, I Contain Multitudes, Mother Of Muses, My Own Version Of You).

Et puisque tout compte dans cet album sombre et somptueux, un mot enfin de la pochette et du cliché qui l'illustre. Il vous plonge dans la demi-clarté d’un bouge interlope aux reflets mordorés de came et d'alcool. On y danse jusqu’au bout de la nuit dans une ambiance où la volupté des rêves amoureux le dispute à la poisse des destinées enfermées dans une implacable finitude...

20 janvier 2019

Canned Blues

Foin des Gilets Jaunes, du Grand Débat, du RIC ou de l’ISF, voguons une fois encore vers les sixties flamboyantes pour faire un retour sur le blues et en la circonstance, sur un groupe météorique autant qu’incandescent, Canned Heat.
Cette formation existe encore mais ses plus riches heures furent brèves, se situant à la fin des années soixante, entre 1967 et 1970 pour être précis.

L’histoire commence par la rencontre improbable de deux êtres que tout oppose hormis le Blues. D’un côté Bob Hite, exubérant colosse gras et barbu, surnommé “the bear”, vendeur et collectionneur de disques de son état, de l’autre, Alan Wilson, frêle et timide garçon, doux rêveur épris de nature et de science musicale, on l’appelle “the blind owl” en raison de sa gaucherie et de ses lunettes de myope qui lui donnent un petit côté chouette égarée.
L’alchimie fonctionne à merveille quasi immédiatement. Autour d’eux vont se greffer quelques musiciens aussi talentueux que déjantés: Henry Vestine guitariste, Larry Taylor, bassiste et Adolfo De La Para, batteur. L’affaire est conclue, ces gars là vont débouler très vite sur les ondes radio, dans les bacs des disquaires et sur les scènes des plus grands festivals de l’époque, à Monterey, à Woodstock...
Ah, la belle époque ! A travers les fumées et les vapeurs exquises, plus ou moins illicites, on entrevoyait la liberté et l'on rêvait d'un retour idyllique au passé et la nature. Pendant ce temps la prospérité régnait et la science galopait. On pouvait être dans la Lune au propre comme au figuré, nom d'une pipe ! Et question musique, c'était le pied...

Qui n’a jamais entendu ou fredonné le riff entêtant de la flûte enchantée qui parcourt leur fameux “Going Up The Country” ? Qui n’a pas cédé aux modulations fragiles mais poignantes du chant d’Alan Wilson ? On y retrouve toute l’émotion et l’authenticité des lamentos du delta du Mississippi. Une fraîcheur troublante vous envahit, d’autant plus que le gars s’accompagne à l’harmonica aussi bien qu’à la guitare, avec un feeling pour lequel on serait presque prêt à se damner. Pas de doute, le Blues est bien la musique du diable…
A ses côtés, Bob Hite n’est pas en reste. Il fait plus que contrepoids, tirant de sa masse impressionnante et de sa voix de stentor une puissance phénoménale, chauffée au rouge par le shuffle toujours impeccable du boogie distillé par ses petits camarades.
Sur cette recette détonante mais gagnante sont conçus toute une série de blues et de rocks brûlants parfaitement calibrés : On The Road Again, Let’s Work Together, Future Blues, Fried Hockey Boogie, Bullfrog Blues et quelques reprises survitaminées de bons vieux standards ; Dust My Broom, Rollin’ And Tumblin’...


Mais attardons nous encore quelques instants sur Alan Wilson et sur son ensorcelante précarité. Elle donne toute son originalité à cette musique tonitruante solidement charpentée, et son chant haut perché plane extatiquement sur la puissante et indéréglable mécanique rythmique. On dirait tantôt un vol de papillons multicolores au dessus d’un troupeau de bisons, tantôt une légère brise s’insinuant dans la touffeur caniculaire d’un soir d’été. C’est magique, ravissant et envoûtant, quoiqu’un peu désespéré, lorsqu’on songe aux paroles qui s’égrènent mine de rien: The Owl Song, My Mistake, My Time Ain't Long, Shake It And Break It, Poor Moon, Human Condition, Time Was, London Blues…

Hélas le charme ne dure pas. Alan à la manière de l’albatros de Baudelaire est terriblement malhabile et malheureux sitôt qu’il redescend sur terre: “ses ailes de géant l’empêchent de marcher...”

Son corps sera retrouvé inanimé un matin de septembre 1970, imbibé d’alcool et de barbituriques, alors qu’il s’était assoupi en pleine nature, à la belle mais fatale étoile, tel Endymion, amoureux éperdu de la Lune, devenu par la volonté de Zeus, dormeur éternel.

Juste avant cette issue tragique, il avait, avec ses camarades, réalisé son rêve: jouer avec John Lee Hooker. Ultime consécration qui lui donna l’occasion d’être définitivement adopté par la famille du blues. Hooker ira jusqu’à le qualifier de meilleur joueur d’harmonica de tous les temps.
En définitive, la reviviscence du blues à laquelle il n’a pas peu contribué par ses compositions, son jeu, et son chant inspirés, en font l’alter ego de Robert Johnson, disparu comme lui à l’âge de vingt-sept ans, âge fatidique comme chacun sait...
Après sa mort, Bob Hite essaiera courageusement de faire survivre le groupe mais il manquera toujours quelque chose, et depuis sa disparition elle aussi prématurée, en 1981, il ne reste plus qu’une formation accrochée aux tubes d’antan et de qualité respectable, mais privée de génie. Faut-il préciser que l’époque non plus n’y est plus...

Uncanned Blues
Le soir où il devait partir
Des arbres montait un murmure
Qui cherchait à le retenir
Mais hélas il n’en avait cure

C’était un beau jour pour mourir
Au cœur même de la Nature
Et l’été avait fait sortir
Des fleurs, peuplant cette heure obscure

Il avait tout dit tout chanté
Sublimant sa timidité
Par sa voix intense et fragile.

Mais l’amour est trop versatile
Qui sans cesse lui résistait.
Fort du Blues il partait en paix…


13 octobre 2018

Mister Bad Blues

Il est là. Silhouette improbable de flibustier hirsute du Big Bad Blues*.
Avec sa barbe légendaire qui s'effiloche au souffle des ventilos et se confond avec les volutes évanescentes de son cigarillo, avec ses lunettes noires et son vieux galurin, il est venu pour faire du boucan. N'allez pas croire qu'il s'agisse pour autant d'un excité, il flirte tout de même avec les soixante-dix piges et sait ménager ses articulations. Tout au plus amorce-t-il de ci de là, quelques pas chaloupés en balançant les décibels.


Il faut dire qu'avec sa sono démesurée formant un vrai mur d'enceintes, quand il s'empare de sa guitare, ça remue en soute. Il ne s'agit pas de faire le mariole.
Avec sa Gibson rutilante, mécaniques chromées, table et manche éblouissants, Mr Gibbons lâche avec délectation la purée. Ça rugit comme un dragster au démarrage, appuyé par une ligne de soutien en béton.
A l’arrière, aujourd’hui* ce ne sont pas ses compères du ZZ Top mais c’est du pareil en même pour l’efficacité déménageuse: Joe Hardy à la basse, Greg Morrow à la batterie, et pour compléter le trio, James Harman à l’harmonica, Mike Flanigin aux claviers, Austin Hanks à la guitare, and co...


Il y a un petit côté image d'Epinal dans ce gros blues texan monté sur jantes inox, et qui carbure au kérosène. Tout est loin d'être génial assurément, mais quand la cavalerie s’ébranle, « ça le fait » quand même rudement bien comme on dit. Le moteur tourne rond et les oreilles ravies boivent goulûment ses vibrations au ronronnement exquis. Aussi bien sur les standards éprouvés de Muddy Waters et de Bo Diddley (Bring It To Jerome, Standing Around Cryin’, et un Rollin’ And Tumblin’ absolument démoniaque) que sur les compositions originales (toute la gomme avec Missin’ Yo Kissin’, puis un Hollywood 151 bien acidulé, les puissants et capiteux My Baby She Rocks, Let The Left Hand Know, Mo’ Slower Blues, et le suave et pulpeux Crackin’ Up pour terminer en toute sérénité…).
Billy Gibbons a de l’énergie à revendre. Ses riffs chauds et lourds se mêlent avec volupté à la mousse bien fraîche d’une Bud additionnée de jus de cactus, dans la touffeur de l’air moite, et sa voix grasse et graveleuse associe la saveur du bitume brûlant au parfum du vieux cuir délicieusement tanné. Je ne m'en lasse pas...


* Big Bad Blues. Billy F Gibbons. 2018

30 septembre 2018

Ladies Sing The Blues

Dieu sait qu’il y eut de beaux blues chantés par des femmes.
Bessie Smith, Ella Fitzgerald, Nina Simone, Sarah Vaughan, Aretha Franklin sont là pour en témoigner, pour n’en citer que quelques unes, et naturellement la plus grande, sans doute la plus bouleversante, Billie Holiday.
Elles ont contribué à former la sève du blues, qui ne serait pas si profond, si universel sans elles.


Aujourd’hui me viennent deux noms supplémentaires.

Bettye LaVette tout d’abord que j’ai découvert un peu tard ( elle chante depuis 1962...) grâce à un disque paru en début d’année et consacré tout entier à Bob Dylan: Things have changed.
C’est une vraie révélation tant cet album dégage d’émotion et de puissance.
L’artiste n’a pas choisi parmi les titres les plus faciles ni les plus connus, mais peu importe car elle les transfigure littéralement. On entre dans un monde étrange, qui nous dit bien quelque chose (et pour cause: It Ain’t Me Babe, The Times They Are A-Changin’, Don’t Fall Apart On Me Tonight...) mais qui signifie bien plus que ça. C’est une mer de sonorités soul débordant de suavité dans laquelle on entre avec ravissement.

Bettye LaVette, par son interprétation pénétrante et inspirée, montre toute la beauté tragique contenue dans le trip dylanien. On y entend des cris écarlates de tristesse et de désespoir mais on y sent également la caresse de chaudes larmes, source d’un indicible réconfort.

ça commence par la pulsation tranquille du titre éponyme Things Have Changed qui groove élégamment sur la vanité des choses, et sur le vertige du changement, fléau d’une époque en mal de repères. ça reviendra d’ailleurs de plus belle un peu plus loin avec le fameux The Times They are A-Changin’ presque enjoué.

Soulignons que les arrangements musicaux sont particulièrement soignés, pleins de pulpe et de saveur, et assurent un soutien velouté à cette fête qui tient à la fois du jazz, de la soul et du blues. La preuve: une magnifique série de blues languides ponctue cet itinéraire: It Ain’t Me babe, Don’T Fall Apart On Me Tonight, Mama You Been On My Mind, Ain’t Talking, Emotionally Yours et Going, Going, Gone qui clôt l’album dans un quasi souffle, expirant sur des nappes de steel guitar.






Dans un tout autre genre, j’ai découvert il n’y a pas si longtemps Ann Rabson, pianiste, guitariste, chanteuse et auteur compositeur. Disparue trop tôt par la faute d'un méchant cancer en 2013 à 67 ans, elle a laissé un héritage modeste mais des plus captivants, produit qui plus est par l’excellente maison Alligator.

Comme Bettye LaVette sa carrière commença en 1962. Elle fut membre d’une formation de blues féminine durant plus de deux décennies, avant de jouer en solo.
Avec le LP Music Makin’Mama sorti en 1997 elle s’en donne à coeur joie si l’on peut dire. Passée maître dans l’art du boogie, elle nous en délivre ici gaiement quelques uns avec une pêche incroyable, tout en exprimant un feeling à fleur de peau. On croirait parfois entendre la verve inimitable du délicieux Pinetop Perkins… 

Citons notamment dès l’ouverture un Baby Every Once In A While bien chaloupé, puis le sautillant Givin’ It Away, avant de voir débouler Music Makin’ Mama, puis dans un genre plus retenu, presque languissant, Ain’t That A Shame, et enfin l’émouvant Blue Boogie au piano solo.
Il y a bien sûr du blues à tous les étages, moelleux, pulpeux: No Later On, Gonna Stop You From Giving Me The Blues, et parfois mêlé subtilement de R&B: What I Don’t See Can’t Hurt Me, I Haven’t Got A Clue...

La voix claire d’Ann Rabson, quoiqu’un tantinet nasonnée communique beaucoup de fraîcheur et d’entrain à sa musique, dont les accents bluesy se teintent de quelques sonorités folk, voire bluegrass bienvenues (Snatching And Grabbing, He’s Got Me Goin’, Skin And Bones)
.
L’excellente section rythmique qui l’entoure (Jeff Sarli bass, Big Joe Maher drums), permet au piano de s’ébrouer en toute liberté, mais également au violon (Mimi Rabson), au ténor sax (Greg Piccolo) à l’harmonica (Phil Wiggins) et bien sûr aux guitares (Ann, John Cephas, Bob Margolin).

L’automne se prête au blues, même lorsque le temps est radieux et le soleil éclatant. Il y a dans l’air comme un sentiment d’abandon qui plane et qui résonne avec la musique; un parfum de solitude et d’ineffable affliction. Merci Bettye, merci Ann d’accompagner doucement en soi ces sensations et de les transformer en pure joie et en sérénité…

25 juillet 2018

Hard Blues

Forte impression en découvrant le chanteur Jacob Banks lors du festival Cognac Blues Passion début juillet. 
Ce jeune anglais de 27 ans, originaire du Nigeria délivre un message musical d’une intensité et d’une puissance rares. S'il fallait qualifier son style, on pourrait dire qu’il mixe de manière très convaincante pas mal de sources d’inspirations : soul, blues, hip hop.
Cet heureux cocktail, à la fois riche et très épuré est littéralement envoûtant. A certains moments, il va même jusqu’à vous coller des frissons... Le public massé dans l’amphithéâtre herbeux était manifestement sous le charme . Ce soir là, la scène baptisée Blues Paradise par les organisateurs portait diablement bien son nom...
Accompagné d’une section rythmique hyper musclée, et d’un guitariste/pianiste aussi discret qu’efficace, le chant vous prend instantanément par les tripes avec ses inflexions magnétiques, brutales et déchirantes à la fois. Cette chaude voix de stentor s’impose avec une évidence quasi extatique (Unknown), elle peut asséner une mélopée subtile au son du marteau pilon qui vous laisse abasourdi (Chainsmoking, Mercy), et revenir vous chercher l’instant d’après avec des accents d’une suavité désarmante (Part Time Love, Photograph).
Pourvu que ce garçon continue sur cette voie. Pourvu qu’il ne se brûle pas les ailes au feu de la passion. Il paraît bien maîtriser son affaire. A suivre donc… Ses craintes se révéleront dès lors infondées : « I believe in what I say, why does everyone hear me wrong ? » 


A côté de cette superbe découverte « live », les chercheurs de fonds de tiroirs nous donnent à réentendre dans des enregistrements inédits, deux illustres aînés.
Jimi Hendrix tout d’abord via l’album intitulé Both Sides Of The Sky. Treize titres dont 10 totalement neufs permettent de se remettre dans l’oreille les riffs ébouriffants d’un des plus brillants météores de la pop music.
Exhumés des années 1968 et 69, ces sessions ont une fraîcheur intacte. Tout est bon, mais on retient particulièrement les divagations aériennes qui côtoient l’âme et les esprits : Power Of Soul, Jungle, Sweet Angels, Send My Love To Linda…
On retient également une prise au cours de laquelle Jimi mêle ses incantations sauvages aux slides acidulés de Johnny Winter (Things I used to do), un Georgia Blues très root avec Lonnie Youngblood au chant et au sax. Enfin, les scansions hypnotiques de Cherokee Mist qui rappellent que Jimi avait des origines indiennes.

Signalons enfin la resucée hard bop retrouvée dans les archives de John Coltrane, intitulée Both Directions At Once. C’est peu dire qu’on retrouve ici toute l’essence prolifique du génie coltranien tourbillonnant au bord du précipice.
Pour les amoureux du saxophoniste c’est un peu inespéré. Pour les autres ce sera peut-être un peu plus difficile. On connut en effet des enregistrements de meilleure qualité et plus construits (par exemple l’album inédit sorti en début d’année, qui donne à entendre des extraits de la tournée qu’il fit avec Miles Davis en Europe en 1960).
Ici, dans des sessions datées de 1963 (4 ans avant la disparition de l’artiste), Coltrane est au bord des convulsions qui allaient parfois le rendre difficile à suivre (avec Eric Dolphy notamment). Il y a quelques redondances dans les titres proposés. Par exemple, on entend 3 fois l’inédit « untitled 11386 », 4 fois le fameux mais déjà connu « Impressions », 2 fois Vilia, 2 fois One Up, One Down…
Restent quand même ces inimitables envolées, aussi libres qu’inspirées, soutenues par le beat merveilleux de trois associés de rêve : McCoy Tyner, Jimmy Garrison, Elvin Jones. Je me suis particulièrement régalé de l’Untitled 11383 qui ouvre de manière très tonique et pimpante l’album, ainsi que du Slow Blues qui offre plus de onze minutes de bonheur pur...

02 octobre 2015

Oldies But Goldies

C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes prétend le dicton. Et ça pourrait s'appliquer à quelques récentes productions musicales émanant de vieux de la vieille de la génération pop-rock, celle-là même qui jeta ses plus belles contributions durant les années soixante.
A tout seigneur tout honneur, Johnny Winter, mort en 2014, laissa avec son album Step Back sorti juste après sa disparition, un chant du cygne qu'on n'attendait plus guère eu égard à l'état de faiblesse qu'il manifestait lors de ses dernières apparitions publiques. Mais le bougre avait encore du ressort et un sacré jus, qu'il exprima de toutes ses forces dans cet ultime hommage au Blues.
Pour magnifier l'éclat de ces reprises, il s'entoura de quelques pointures : Eric Clapton, Billy Gibbons, Joe Bonamassa, Ben Harper, Brian Selzer, Dr John et j'en passe. Ça donne un ensemble très pêchu où l'émotion court intacte au fil des ensorcelants slides que délivre avec rage et passion le plus fameux guitariste albinos que la Terre ait porté...

De son côté Keith Richards, parvenu au terme de maintes péripéties, au seuil de la sagesse et du grand âge, veut également manifestement laisser son empreinte en nom propre.

L'âme damnée des Rolling Stones, sur le visage duquel le temps a buriné ses sillons vengeurs, ce guitariste hors norme, aussi foutraque qu'inspiré, ne veut pas rester seulement l'ombre sardonique de Mick Jagger. Émergeant des dernières fumées des fêtes stoniennes, son opus en solo tente de démontrer qu’il ne fut pas qu’une puissance occulte. Sous ses airs quelque peu démoniaques, on découvre qu'il sait aussi donner de la voix. Et pour ceux qui en doutaient, quoi qu'ayant cosigné tous les grands tube du groupe, il prouve qu'il sait aussi faire des chansons.
On dira peut-être qu'il envoie la purée sans ménagement. Que ses rocks sont un peu bourrins. Qu'il assène parfois la rythmique avec un marteau pilon... Mais au diable les esprits chagrins. Derrière l'infanterie lourdement armée, il y a plus que des nuances. Et celles-ci sont puisées aux sources du bon vieux blues dont un des exemples les plus purs est le titre Crosseyed Heart, qui ouvre humblement à la seule guitare acoustique et au chant cette session.
Il y a du rock également, très massif, très dense qui déboule avec la puissance d’une rivière en crue (Heartstopper, Amnesia, Trouble, Substantial Damage), mais aussi un lot de balades mélancoliques ou quelque peu désabusées (Robbed Blind, Nothing On Me, Sucpicious, Illusion, Just A gift, Goodnight Irene, Lovers Plea) et même quelques échos moelleux de reggae (Love Overdue). Au total, un amalgame musical savamment dosé, homogène et juste un brin toxique pour ne pas faire mentir la réputation...

Autre aficionado de la note bleue, Sonny Landreth sort plus discrètement sa contribution personnelle.

Bound by the Blues dit un des morceaux originaux de cet album noyé dans les slides à l’acidité décapante. La voix haut perchée a des stridences de fond de gorge, auxquelles les effets de réverbération confèrent un mordant aux accents désespérés.

Beaucoup de compositions originales ici aussi dont un émouvant hommage à Johnny Winter (Firebird Blues) et de brillantes reprises de quelques grands classiques inépuisables (Walkin Blues, Key To The Highway, Dust My Broom…)


Dans un style plus sophistiqué, David Gilmour, revient en majesté. Après avoir piloté une compilation un peu fade de fragments musicaux retrouvés dans les vieux tiroirs du Pink Floyd, le voici qui se déleste d'un superbe album, entièrement de novo.
Derrière la trouvaille amusante consistant à broder une belle petite rengaine autour de l’accroche musicale de la SNCF (Rattle That Lock), on retrouve intacte, une bonne partie de l’inspiration dont il fit preuve pour donner au groupe dont il incarna la guitare, ses sonorités si planantes, si éthérées, autour des mélodies envoûtantes qui firent les belles heures de la musique psychédélique.

Pas de rupture donc avec le passé, mais quelques resucées savoureuses qui rappellent le bon temps.

Dès l’ouverture, le babil matinal des oiseaux en été, fait place à de somptueuses harmonies qui donnent le ton (5 A.M.). On s’abandonne ensuite complètement aux chansons extrêmement peaufinées pleines de tendresse et d’émotion dans lesquelles le chant déchirant se conjugue avec les extatiques envolées guitaristiques (Faces Of Stone, A Boat Lies Waiting, In any Tongue)
Après une ou deux digressions jazzistiques inattendues, l’ensemble se referme sereinement sur un magnifique instrumental, qu’il faut sans doute prendre comme un message subtil. On veut croire que les chaînes de la temporalité s’estompent devant un flot de promesses : And Then…

Pour terminer, encore un nouvel opus de Bob Dylan imprégné de doux effluves de nostalgie...

Est-ce parce qu'il s'agit ici, non de compositions personnelles, mais de reprises de standards d'une époque paraissant tout à coup bien lointaine ?

Sont-ce les chuintement plaintifs de la pedal steel guitar, noyant ces mélodies dans un ineffable et languide lamento ?

Est-ce cette voix pathétique qui tente mais sans trop se faire trop d'illusions, d'amadouer la cruelle pulsation du destin, au moment d'entrer, à reculons, dans le mystérieux clair obscur séparant l'existence du néant ?

Toujours est-il qu'un troublant sentiment s'empare de celui qui se laisse envahir par ces mélopées répétitives et monocordes, quasi murmurées avec humilité, par un artiste qui n'a plus rien à prouver, mais encore quelque chose à exprimer...

Peut-être faut-il comprendre que rien ne sera plus comme avant, ou bien que tout recommence à jamais…

31 mai 2015

The Sound Of Jazz

Ce cliché crépusculaire, débordant d'émotion, pris dans un studio de la maison CBS à la fin de l'automne 1957, est tout simplement dévastateur...
On y retrouve nonchalamment installés dans un troublant clair obscur si propice à la révélation du blues, Bille Holiday, Lester Young, Coleman Hawkins et Gerry Mulligan, réunis pour une sublime session.
Fine and Mellow comme dit la chanson de Lady Day. Moment d'intense communion s'il en fut. Regards complices, sourires déchirants, tendresse et suavité… Si émouvant lorsqu’on songe que Billie et Lester, ces deux fragiles et merveilleux génies de la constellation black and blue, ne se retrouveront jamais plus pour faire de la musique ensemble, avant leur disparition prématurée deux ans plus tard, à quelques mois d'intervalle.
Ce moment de grâce absolue, n'est qu'un des joyaux qui sont rassemblés sur ce bluray magique intitulé fort opportunément The Sound of Jazz.

Une bonne vingtaine de standards tous plus juteux les uns que les autres se succèdent au cours de cinq séquences magiques. Quant aux artistes, ils sont si nombreux et tous si intensément liés au coeur du jazz qu’on serait bien en peine de distinguer les uns comme plus glorieux que les autres. Il en manque certes, et non des moindres, mais ceux qui sont ici parlent pour les absents. Quelle pléiade mon Dieu !
Laissons nous aller à évoquer tout de même le swing si inimitable de l’orchestre de Count Basie au grand complet, qui fait merveille sur The Count Blues, Dickie’s dream, I left my baby...
Ou bien Henry “Red” Allen qui anime tantôt à la trompette tantôt au chant, une version vitaminée de Rosetta, avec autour de lui Vic Dickenson au trombone, Pee Wee Russel à la clarinette et une section rythmique de compétition (Danny Barker guitare, Nat Pierce piano, Milt Hinton basse et Osie Johnson batterie.
Mentionnons également l’intervention courte mais qui ne peut laisser indifférent du si subtil Thelonious Monk en trio. Il nous livre un Blue Monk tout en dérapages contrôlés...

Remontons encore un peu dans le temps, pour nous retrouver en 1944 avec The Prez au meilleur de sa forme. Avec son chapeau plat, son petit air penché qui contribue sans doute à donner aux émanations mélodiques issues de son sax, une saveur empreinte de délicieuse mélancolie. On retient notamment le fameux On The Sunny Side Of The Street avec la charmante chanteuse Mary Bryant. Avec eux, Illinois Jacquet, quasi alter ego de Lester, Harry Sweet Edison à la trompette, Barney Kessel à la guitare, Big Syd Catlett à la batterie, Marlowe Morris au piano, et Red Callender à la basse. Quel velouté, quelle légereté !

Viennent ensuite quelques petits trésors qui permettent de voir ou de revoir des artistes inoubliables dans une atmosphère parfaite, où les cuivres et les bois jouent dans une pénombre feutrée par les fumées de cigarettes. Par exemple, au cours d’une session particulièrement excitante, de Miles Davis avec le soutien superbe mais trop bref de John Coltrane (So what).
Ou bien encore Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Roy Eldridge, Coleman Hawkins, Ben Webster, Vick Dickenson, Dicky Wells, Benny Morton, Pee Wee Russel, Jimmie Giuffre, Mal Waldron, Ahmad jamal, Hank Jones, Buck Clayton, Wyton Kelly, Paul Chambers, Gil Evans et j’en passe !
Oh, bien sûr il ne faut pas attendre de miracle. Les images capturées il y a plus d'un demi-siècle sont empreintes à jamais du flou originel et la musique restera pour toujours étouffée par les insuffisances techniques de l'époque.N'empêche, qu'il est doux de revoir et d'entendre une fois encore la fine fleur du jazz réunie sur ce disque absolument indispensable...

20 mai 2015

The Blues Fades Away...

Juste une rivière noire
s'écoule sans fin l'eau
Comme un obscur tombereau
De langueur et de mémoire.

Dans les replis de sa moire
Le mystère du berceau
Rejoint celui du tombeau
Indifférent à la gloire.

Avec pour seul bruit, le chant
Qui s'élève humble et touchant
Léguant des notes moelleuses

Et la guitare en douceur
Qui confère à la douleur
Des inflexions bienheureuses...





In memoriam B. B. King 1925-2015

09 septembre 2014

Summertime Blues

Tel un grand oiseau pâle aux ailes d'albatros
Il planait au dessus des choses de la vie
Prisonnier d'une chair trop souvent ennemie
Où s'affrontaient sans fin le nègre et l'albinos.

Ce blues qui fait mal, il l'avait jusqu'à l'os
Mais de cette douleur jamais bien assagie
Il sut extraire un chant débordant d'énergie
Qu'il bandait comme un arc en visant le cosmos.

So long Johnny, be good, adieu ami, vieux frère,
On retiendra bien sûr, ton message incendiaire
Qui a déjà franchi les murailles du temps.

Les nuits bleues resteront gravées dans les mémoires
Lorsque montait au ciel contre les pensées noires
Le panache embrasé de tes riffs térébrants...

In memoriam Johnny Winter (1944-2014)

27 février 2014

True Blue

Quel choc, cette (re)découverte du Blues dans l’interprétation qu’en donne Archie Shepp ! J’avais dans l’esprit le turbulent défenseur de l'african soul, passé par les glapissements frénétiques du free jazz le plus débridé, et pour le reste, égaré dans d’interminables digressions au groove un peu filandreux. C’était vraiment mal connaître le lascar…
Quelques productions datant des années 90 sur lesquelles je suis tombé par hasard, ont radicalement et définitivement changé mon opinion.

Dans une première session en quatuor, datée de 1992, Black Ballads, il a certes un peu délaissé la fougue des années d’insurrection, mais c’est pour se dévouer plus que jamais à l'expression d'un spleen coruscant, débordant de force et de suavité. Frissons garantis. Sans doute la présence du délicat pianiste Horace Parlan est-elle pour quelque chose dans ce climat d'infinie tendresse qui caractérise l'ensemble des prises. Toujours est-il qu'on baigne ici dans une volupté presque websterienne, ponctuée d'envolées lyriques que le cher et regretté Coltrane n'aurait pas désavouées. On trouve ici quelques belles et nostalgiques compositions personnelles (I Know About Life, Deja Vu) alternant avec de grands classiques qu'on redécouvre sous un jour somptueux (Georgia On My Mind, Embraceable You, Smoke Gets In Your Eyes, How Deep Is The Ocean, Ain't Misbehavin').
Un vrai moment de grâce…


Amoureusement remastérisées en 2012 par Tetsuo Hara pour Venus Records, Blue Ballads et True Ballads datant de 1995 et 1996 confirment l’illumination. Sur des standards éprouvés, il brode ici des mélopées languides, à la beauté extrêmement pénétrante, non dénuées d’un swing débordant de générosité (Blue and Sentimental de Count Basie ou bien les très latinos If I Should Lose You, Nature Boy). De la période free, il reste certes quelques couacs sublimes et savants dérapages dans les aigus, et certains pourront même trouver qu'il abuse un peu du procédé, mais personne ne niera qu'il reprend toujours la situation en main avec brio. Au surplus, il est encadré une fois encore par un pianiste en état de grâce, ici John Hicks, et une excellente section rythmique (George Mrasz à la contrebasse et Idris Muhammad à la batterie). Au sax, le style erratique aux sonorités bien rondes et puissantes de Shepp trouve ici sa plénitude, dans une atmosphère black and blue, idéalement magnifiée par les photos de jaquette empreintes d’une lasciveté troublante. Parfois il se met à chanter, et c'est également profond et très convaincant (More than you know, ou l'extatique Alone Together). De savoureux moments assurément…


Enfin, True Blue, enregistré en 1998 est une vraie apothéose. Totalement investi dans son odyssée musicale, Shepp livre des soli incandescents marquant sans nul doute d’une pierre blanche l’histoire du jazz. Il puise son inspiration de manière très éclectique et on retient particulièrement les lamentations déchirantes inspirées de Coltrane (Lonnie’s lament), le feeling à fleur de peau qui sourd d’un air de Cole Porter (Everytime We Say Goodbye) ou de Lawrence et Altman (All Or Nothing At All), la moelleuse pulsation d’une tendre ballade empruntée à J. Styne (Time After Time), la douce nostalgie d’une chanson de Trénet (Que reste-t-il de nos amours) et l’abandon dans la suavité d’une délicieuse composition de Billy Eckstine (I Want To Talk About You). Tous ces instants qui s’étirent voluptueusement en vous filant d’ineffables frissons sont tout simplement magiques. La formation qui entoure le saxophoniste est idéale. John Hicks s’y révèle plus que jamais un pianiste particulièrement sensible et la section rythmique est parfaitement dans le groove (George Mrasz à la contrebasse, Billy Drummond à la batterie). Un must, superbement mis en valeur par le parfait remixage effectué par les studios japonais Venus.

Le bleu est donc bien la couleur de la vérité. Et lorsqu’elle vient du coeur par le blues, c’est évidemment la plus belle qui soit...


En écoute sous ces liens :
Black Ballads
Blue Ballads 
True Ballads 
True Blue