Affichage des articles dont le libellé est beat generation. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est beat generation. Afficher tous les articles

07 septembre 2023

Jazz Me Blues

Fin d’été chaleureuse.
Pour paraphraser les slogans du satrape en chef du machin ONU, qu’il est doux de rentrer en douce ébullition sous la caresse ardente du soleil, de s’effondrer avec suavité dans les enveloppements tièdes du maudit réchauffement climatique !
Surtout si l’on a la chance d’écouter dans le même temps les envolées musicales torrides d’une des plus belles sessions de jazz qui fut : Art Pepper Meets The Rhythm Section.

Ça se passe en janvier 1957 dans les studios de la maison Contemporary Records à Hollywood, mais la tonalité est si légère, si éblouissante et suspendue en quasi lévitation, qu’on se croirait en pleine extase estivale .
Le saxophoniste, âme damnée de la Beat Generation et du West Coast Jazz, est entouré d’une section rythmique de rêve: celle qui accompagne habituellement Miles Davis, à savoir Red Garland au piano, Paul Chambers à la basse et Philly Joe Jones à la batterie.
Les ingénieurs du son, peut-être conscients de vivre un instant unique, font preuve d’un petit miracle pour sublimer les émanations de ce quatuor improvisé. Avec la technique dont ils disposent, ils se mettent en quatre pour donner à chaque instrument une véritable existence, faite de pulpe, de fruité, et de densité. Le résultat reste aujourd’hui absolument époustouflant d’équilibre, de puissance, de musicalité.

Du temps des 33 tours, je débutais toujours par la face B, s'ouvrant sur le saisissant Jazz Me Blues, bondissant, virevoltant joyeusement autour d’un beat ravageur. Brillant prélude au festival qui s’ensuit avec les pétillants You’d Be So Nice To Come Home To, Waltz Me Blues, et Tin Tin Deo & Co...
Au titre des morceaux de bravoure, s’impose naturellement le trépidant Straight Life qu'incarne si bien l’artiste, avec ses frasques, son inspiration et sa spontanéité. Et pour finir en douceur un petit régal fait de l’onctueuse rêverie de Star Eyes et du splendide Imagination, qui évoquent si bien l’alchimie envoûtante, mêlant farniente et rage de vivre. Entre cool, beat et bop…

Une édition récemment remastérisée, et numérisée en très haute définition (192 Khz et 24 Bits), donne un incontestable surcroît de saveur à ce moment magique. On vibre aux frôlements lascifs de l’archet sur les cordes, on goûte avec des frissons de bonheur la rondeur acidulée du piano, on savoure avec exaltation les claquements feutrés des toms et de la caisse claire et last but not least, on s’enivre de la pulsation hypnotique du sax débordant d’énergie et de sensualité. Tout cela est parfaitement maîtrisé, d'une clarté cristalline. Joie, joie, joie, pleurs de joie comme disait ce cher Blaise…

06 novembre 2019

Born To Be Blue


Bleu comme un infini splendide qui dans ses profondeurs, vire au noir. Bleu comme une blessure inguérissable qui étreint le cœur. Bleu comme la couleur d’un chant qui s’élève entre l’eau et le ciel, sublimant la tristesse en larmes brûlantes.
Il est des destinées fragiles et magiques comme ce bleu incandescent aussi cassant que le verre. Il est des vies qui se fracassent sur la dureté de l’existence.
Deux artistes se rejoignent dans ce magnifique et déroutant fatum. Quoique bien différents, ils ont un point commun: ils sont nés pour le bleu.

Chet Baker (1929-1988) fut une incarnation de ce mystère entêtant. Il vint au monde sous une bonne étoile qui lui conféra le talent et la beauté, mais il consuma ses dons dans un feu désastreux. Il en surgit des étincelles éblouissantes mais la fin semblait inscrite dans cet incendie dévorant.
Le film Born to be blue exalte cette carrière chaotique à partir d’une tranche de vie brève mais révélatrice. Sévèrement accroché aux paradis artificiels que l’opium et ses dérivés font entrevoir au détour de leurs dangereux sortilèges, il se trouva trop souvent entre up and down, et dans les pires moments fit de bien mauvaises rencontres. Il se retrouva ainsi la mâchoire et les dents fracturées après avoir contrarié quelque sinistre dealer. Quelle chute ce fut pour celui qui s’exprimait quasi exclusivement par la trompette !
Après des mois de lutte héroïque, s'il n'était plus physiquement qu'un ange déchu, il avait retrouvé toute son agilité technique et en profita même pour parfaire les aptitudes de sa voix et livrer quantité de blues inspirés. Hélas, cette mécanique qui atteignait à certains moments la perfection en matière de suavité et de volupté, se détraquait à d’autres, bien trop fréquents.
Il n’avait que 58 ans lorsque la chute fatale survint, dans la nuit d’Amsterdam. Il nous reste dans un clair obscur idéal, le souvenir de sa silhouette efflanquée, juchée sur un haut tabouret, nonchalamment courbée sur son instrument. Et des titres enchanteurs : my Funny Valentine, Summertime, Tenderly, All The Things You Are, Let’s get Lost…


De Nick Drake (1948-1974), il ne reste qu’une trentaine de chansons au bord de l’éternité. Et un parcours de moins de trente ans, comme celui des grands poètes romantiques anglais. On pense en effet à Keats ou à Shelley en écoutant les tendres mélopées en forme de rêveries qu’il chanta dans la solitude de sa chambre.
D’une nature timide il répugnait à se produire en public et fuyait tout ce qui ressemble à la gloire. Au point de s’enfermer dans une incurable mélancolie qui devait le mener à écourter plus ou moins volontairement son passage terrestre.
Il se dégage pourtant pour celui qui écoute ses chansons une impression indélébile, une sorte de subtile rémanence qui pénètre en douceur en soi et qui fait qu’on y revient toujours avec joie. Pink Moon reste le titre le plus accrocheur. Ritournelle primesautière et enjôleuse, elle ouvre dans l’album éponyme, une série de ballades recelant la pureté des blues les plus authentiques, âpres dialogues entre la voix et la guitare.
Ce dernier legs du chanteur fut précédé de deux albums non moins prégnants : Five leaves Left et Bryter Layter. Dans le premier, doux comme un velours, Drake distille avec sérénité l’émotion et la nostalgie, dans le second, il donna toute la mesure de son talent, entourant le phrasé frêle mais fluide de son chant d’une instrumentation plus riche et parfois de charmantes enluminures flûtées.
Malheureusement, après ces trois galettes enchantées, le charme s’est évanoui. Trop tôt sans doute mais il n’en fallait peut-être pas davantage pour creuser un sillon durable dans la postérité. Un merveilleux sillon bleu. D’un bleu si profond qu’on s’y noie sans crainte mais avec une délectation sans cesse renouvelée. N’est-ce pas là l’essentiel ?

28 septembre 2016

All That Jazz


Ce coffret de cinq disques* de jazz ressortis opportunément par la marque Verve, du grenier des années cinquante, procure un petit vent de fraîcheur qui vient subtilement caresser les oreilles en ce début langoureux d'automne.

A l'écoute de ces véritables bijoux musicaux on ne peut s'empêcher d'éprouver une indicible nostalgie pour la merveilleuse époque, pleine d'insouciance et de légèreté qui se met tout à coup à revivre.

Stan Getz y déploie évidemment toute la tendresse saxophonique dont il était capable.
La grâce de ses improvisations vous saisit dès les premières notes du East of the sun qui entame l'album West Coast Jazz. Les pieds en éventail comme sur la pochette au graphisme délicieusement daté, on se détend sans aucune arrière pensée ni remord. Ça s'écoule tranquillement et c'est bon comme l'eau d'une fontaine. Autour de notre homme, s'épanouit la fine fleur de la cool attitude : Shelly Manne ou Stan Levey (batterie), Leroy Vinnegar (contrebasse), Conte Candoli (trompette), Lou Levy (piano).
Et puis, ça défile sans qu'on fasse attention au temps qui passe : Four, Suddenly it's spring, Night in Tunisia, Summertime, Shine...


Autant le dire, tout est du même cru d'exception dans ces albums dont les millésimes s'étendent de 1955 à 1958. Entre autres pépites, on a droit à une petite virée à Stockholm où Stan fait le bœuf avec des musiciens qui, bien que venant du froid, ne dédaignent pas le réchauffement climatique (Bengt Hallberg, piano, Gunnar Johnson, bass, Anders Burman, drums), et une fin en forme de petite apothéose avec Chet Baker, qui se laisse aller à de pulpeuses ballades dans lesquels le rythme des saisons se calque sur celui de ce doux bop, qui vous fait voyager à l'instar des errances de Jack Kerouac entre beat, blues et swing...

*Stan Getz : 5 originals Albums. Verve 2016

01 septembre 2010

Kerouac, au bout du rouleau


Ça y est ! Le fameux rouleau est enfin publié. Plus de cinquante ans après la sortie d'une version édulcorée, celle-là même qui rendit célèbre Jack Kerouac (1922-1969), le tapuscrit original de 40 mètres de long, du mythique Sur La Route, est traduit tel quel en français, dans toute sa crudité, sa densité, et avec les noms réels des personnages.

Centre de gravité aveuglant de ces picaresques pérégrinations, véritable quasar de la Beat Generation, Dean Moriarty redevient pour de bon Neal Cassady. Il est assurément le gémeau infernal du poète, celui qui l'exalte, le fascine, souvent l'inspire, mais qui l'entraine hélas aussi sur la voie de la perdition. Par lui tout se noue et se dénoue, les amitiés, les disputes, et toujours plus fort, l'esprit d'aventure, la quête de l'insaisissable. Autour de lui papillonnent les femmes, jolies, aguichantes, qu'il aime avec une énergie peu commune, qu'il partage aussi en grand seigneur, mais qu'il abandonne souvent aussi vite qu'il les conquiert... Un rythme infernal. C'est peu dire que Cassady avait le sexe à fleur de peau. Comme le constatait Kerouac, "le fils de l'Arc en Ciel portait son tourment dans sa bite-martyre"...
Jack quant à lui ne vit, ne respire, ne pense quasi qu'en référence à cette âme damnée. S'il parvient parfois à échapper à cette attraction diabolique, c'est pour mieux y retomber dès que leurs deux itinéraires sont amenés à se croiser à nouveau.

Pour autant, cette odyssée en roue libre, si elle reste emblématique d'une époque, n'est pas à mon sens le chef d'oeuvre de Kerouac. Trop erratique, trop répétitive, à force de parcourir des miles en tous sens, sans but, sans vraie aspiration, d'Est en Ouest, du Nord au Sud, et retour. De ratages pathétiques en rendez-vous manqués, la "nuit américaine" ressemble à cet "orage miraculeux" dans le Missouri où "le firmament, n'était plus qu'un pandémonium électrique". Tout cela est magnifique et magnétique, mais vain...

Pour tout dire je préfère les récits plus intimistes, plus réfléchis, plus apaisés (à la recherche des origines dans Satori à Paris, élégie pour le frère trop tôt disparu dans Visions de Gérard, amours tragiques dans Tristessa, hymne au Pacifique dans Big Sur, exploration spirituelle dans The Dharma Bums...)

Le fait est que Sur la Route, souvent Kerouac avoue à demi mot, son spleen et sa frustration. A certains moments il a comme la prescience de l'inévitable échec de cette entreprise, et se sent alors "si seul, si triste, si fatigué, si tremblant, si brisé, si beat..."
Il y a toutefois des lendemains qui chantent et d'heureux hasards qui l'amènent parfois à côtoyer d'éphémères bonheurs.
Comme durant ces quelques semaines en Californie, auprès de Béatrice, jeune et adorable Mexicaine rencontrée au cours d'un voyage en car. Il crut un instant à l'amour fidèle, et presque à une vie rangée.
Dans ces moments, il observe le monde cosmopolite autour de lui et le beat devient euphorique : "Les trottoirs grouillaient d'individus les plus beat de tout le pays, avec, là haut, les étoiles indécises du sud de la Californie noyées par le halo brun de cet immense bivouac du désert qu'est L.A. Une odeur de shit, d'herbe, de marijuana se mêlait à celle des haricots rouges, du chili et de la bière. Le son puissant et indompté du bop s'échappait des bars à bière, métissant ses medleys à toute la country, tous les boogie-woogie de la nuit américaine.../... Des nègres délirants portant bouc et casquette de boppers, passaient en riant, et derrière eux, des hipsters chevelus et cassés, tout juste débarqués de la route 66 en provenance de New York, sans oublier les vieux rats du désert, sac au dos, à destination d'un banc public devant la Plazza, des pasteurs méthodistes aux manches fripées, avec le saint ermite de service, portant barbe et sandales. J'avais envie de faire leur connaissance à tous de parler à tout le monde..."

La force de cette littérature sans repère, est d'être fondée sur une sincérité absolue, et de révéler une spontanéité digne des meilleures envolées saxophoniques de Lester Young, de John Coltrane ou de Charlie Parker. Outre les trouvailles stylistiques, outre la puissance descriptive, ce long chant halluciné, jeté pêle-mêle, sans queue ni tête, et sans reprendre haleine, est imprégné d'une candeur touchante. Kerouac est un pur égaré. Il cherche quelque chose mais il ne sait pas quoi. Comment le trouver ?
Il a jeté tout son génie poétique dans ce capharnaüm de bouteilles, de mégots, de joints, de flacons de benzédrine, consommés, fumés, vidés avec frénésie pour se procurer l'ivresse et tenir la distance; il a mis toutes ses espérances dans cette cavalcade perpétuelle, dans ces bagnoles ivres, roulant vers nulle part à toutes blindes, traversant les villes à la vitesse de la lumière, courant après des amours folles, allumées comme l'amadou, mais bâclées, gâchées par trop de délire et de négligences. Et il a vécu avec dans les tripes, le beat déjanté, prodigieux, si réconfortant, mais si triste du jazz. Son beau regard embué a fini par se noyer dans un lent désespoir, un blues incurable.
L'épopée se termine au Mexique, où l'espace d'un instant, après avoir franchi le Rio Grande, c'est l'illusion de la paix trouvée, enfin : "Derrière nous le continent américain et tout ce que Neal et moi on avait appris de la vie, et de la vie sur la route. On l'avait enfin trouvé, le pays magique au bout de la route, et sa magie dépassait de loin toutes nos espérances..."
Mais, partis à la rencontre de William Burroughs, les Anges de la Désolation ne trouveront que l'alternance de jungles étouffantes, de déserts torrides, ponctués d'hostiles cactus candélabres, et d'insectes agressifs par milliers. L'amour rêvé, les célestes béatitudes, se termineront en piteuses orgies dans de misérables bordels à 3 pesos, assaisonnées de beuveries insensées, et Neal une fois de plus fera faux bond, en repartant sans raison du jour au lendemain vers le Nord...
En somme, si d'une phrase il fallait résumer ce périple sans fin, quoi de mieux que l'espoir lancinant de délivrance, si bien chanté par Bob Dylan, légataire inspiré de cette génération perdue :

I see my light come shining
From the West unto the East
Any day now, any day now
I shall be released...