Une fois encore Vladimir Poutine a surpris son monde, et notamment l’Occident. Ni les chefs d'États ni les experts autorisés n’avaient semblé pressentir le vicieux coup de billard à trois bandes que le président russe réalisa le lundi 21 février en reconnaissant tout à trac l’indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk.
Depuis quelques semaines la pression était à son comble. On s’attendait à voir déferler l’armada bardée de chars, de missiles, d’avions et de fantassins qu’il avait massée le long de la frontière ukrainienne et dont le pauvre vieux Joe Biden annonçait l’offensive imminente tous les deux jours, sans rien proposer pour l'empêcher. Au lieu de cela on assista à la discrète infiltration de colonnes blindées supposées garantir la paix à ces régions nouvellement “libérées”...
Hélas, au moment même où l’on pensait le pire passé, car on veut toujours croire que la guerre sera évitée grâce à la diplomatie de la dernière minute, le diable d’homme lançait une attaque de grande ampleur, trois jours plus tard, à l’aube du 24 février.
Tout le monde est donc pris de court et personne ne sait plus trop comment réagir. Étant entendu, comme le président américain l’a révélé à plusieurs reprises, qu’il est hors de question de menacer la Russie d’une quelconque riposte militaire, il ne reste d’autre arme que les discours martiaux et quelques sanctions économiques. Le fait est que M. Poutine paraît s'en moquer comme d’une guigne. Il avance donc ses pions avec sang froid et méthode, donnant l’impression de parfaitement maîtriser sa stratégie de conquête, si bien réussie avec l’annexion de la Crimée il y a quelques années.
A cette occasion il se déleste de sa voix calme et monocorde d’un pensum historique rappelant que l’Ukraine n’est qu’une construction théorique, égratignant au passage Lénine et les bolcheviks, responsables selon lui d’avoir cédé en 1920 toute la région du Donbass à la nouvelle république socialiste soviétique ukrainienne. Il néglige de préciser qu’en fait de cadeau, il était virtuel puisqu’à peine créée, cette entité fut elle-même annexée sans ménagement à l’URSS et même affamée par Staline lors de la collectivisation insensée des terres agricoles. Ce qu’on appela Holodomor fut une abomination conduisant à la mort de faim de plusieurs millions de personnes.
Si l’on remonte le cours de l’histoire, on doit bien reconnaître toutefois que l’Ukraine faisait peu ou prou partie intégrante de l’empire russe du temps de sa splendeur. Au surplus, force est de constater qu’en matière de population, on a affaire à un meltingpot à dominance slave dont l’unité fut longtemps la langue russe. M. Poutine n’a donc pas totalement tort dans ses analyses.
Est-ce une raison pour assujettir à nouveau ce pays devenu libre, indépendant, et démocratique depuis l’écroulement de l’immonde machine soviétique ?
Certainement pas, et les condamnations morales ont fusé de toutes parts (à l’exception de Maduro au Venezuela, d’Assad en Syrie, et de Xi Jinping en Chine…)
Pour autant, puisque la communauté internationale se révèle une fois encore bien impuissante, et qu’en la circonstance l’ONU est tout simplement inopérante, il est permis de s’interroger sur les raisons de cette attaque. Est-elle aussi insensée qu’il y paraît ? Est-elle l’expression d’une volonté paranoïaque incarnée par un autocrate en plein délire, comme on présente habituellement Vladimir Poutine ? A-t-on encore des raisons d’espérer que le conflit se termine avant de causer d'atroces massacres ou qu’il ne s’égare dans une fuite en avant désastreuse ?
Un froid pragmatisme impose de prendre en compte les convulsions qui secouent la fragile démocratie ukrainienne depuis sa naissance. La corruption y est hélas endémique, et l’efficacité des gouvernements qui se sont succédé jusqu’à ce jour est plus que douteuse, tout comme la cohérence des partis politiques. Leonid Koutchma, ancien dignitaire soviétique fut le premier président (1994-2005). A l'instar de Gorbatchev, il ouvrit le pays à l’économie de marché mais s’embourba dans les malversations financières et la restriction de la liberté d’expression. Pour lui succéder, son premier ministre Viktor Ianoukovytch tenta même de truquer l’élection à son avantage, ce qui conduisit à une révolte populaire qu’on appela la Révolution Orange. De nouvelles élections s’ensuivirent dont sortit vainqueur Viktor Iouchtchenko (2005-2010). Ce dernier voulut moderniser et libéraliser le pays mais son mandat entamé dans la liesse, s’acheva dans l’impopularité, occasionnée par l'irrépressible montée des difficultés sociales et il fut même prétendument empoisonné par ses opposants. A ses côtés la très charismatique Ioulia Tymochenko donna l’illusion du renouveau démocratique mais elle échoua à se faire élire et finit déchue et emprisonnée pour corruption. Viktor Ianoukovytch considéré comme étant l’homme de Moscou, revint alors sur le devant de la scène et fut cette fois élu démocratiquement en 2010, mais sa politique mena à la déroute économique et aux dérives autoritaires. Il s’opposa à tout rapprochement avec la communauté européenne et son mandat se termina piteusement dans les émeutes dites du Maïdan pendant lesquelles plusieurs dizaines de manifestants furent tués par les forces de l’ordre. A la même époque le Donbass s’embrasa et en quelques mois la guerre civile fit plus de 10.000 morts qui ne firent guère l'actualité des médias du monde libre. Contraint à la démission et à l’exil, Ianoukovytch laissa la place à l'homme d'affaires Petro Porochenko (2014-2019). Plutôt populaire à ses débuts car il avait soutenu la révolte, il tenta de ramener la paix au Donbass, mais il fut lui accusé de corruption et fut lourdement battu en 2019 par l’actuel président Volodymyr Zelensky. Celui-ci avait émergé sur l'échiquier politique du jour au lendemain. Issu du monde du spectacle, où il jouait le rôle d’humoriste, il fut élu de manière rocambolesque, avec un score de plus de 73%, à l’issue d’une campagne populiste, animée quasi exclusivement sur les réseaux sociaux. A la manière de Trump, il avait construit son personnage sur un show télévisé très prisé dont il reprit le nom, "Serviteur du Peuple", pour baptiser son parti, nouvellement créé. Mais son inexpérience et le flot insensé de promesses dont il s’était fait le garant le conduisirent rapidement dans une impasse. Sa politique s’est révélée incohérente, émaillée de ratages et de maladresses. Il fut accusé d’être le jouet d’oligarques plus ou moins mafieux, et fut pris en tenaille entre des factions ultra-nationalistes, pro-russes ou au contraire pro-occidentales, réclamant à corps et à cris l’adhésion à l’OTAN. Enfin le jeune président qui avait juré de lutter contre la corruption et d’être transparent, fit l’objet de forts soupçons de malversations (Pandora Papers). Pour couronner le tout il n’évita pas les dérives autoritaires et rogna comme certains de ses prédécesseurs la liberté de la presse en interdisant notamment plusieurs médias internet…
C’est dans ce contexte de dépérissement et d’incertitude que s’est installé un climat de tension croissante entre l’Ukraine et la Russie. Si l’intervention déclenchée par Vladimir Poutine doit être jugée comme illégitime, abusive, voire infâme, risquant de dégénérer à tout moment vers un cataclysme international, elle s’inscrit clairement dans un vaste dessein de reconstruction de la Grande Russie. La réintégration de l’Ukraine dans le giron moscovite relève d’une logique implacable. Qu’elle se fasse dans la violence est effrayant mais l’Occident semble découvrir cette stratégie pourtant maintes fois affirmée, et son impuissance est pathétique. Non seulement on a refusé de voir la réalité, mais on a systématiquement rejeté comme irrecevables, les exhortations répétées du président russe à mettre en œuvre un plan global de sécurité du continent européen, “de l’Atlantique à l’Oural”, pour reprendre l’expression du Général de Gaulle. Peut-être relevaient-elles de la supercherie, mais sans doute eut-il été opportun de s’y intéresser de plus près.
Il y a beaucoup d’hypocrisie à se prétendre aujourd’hui aux côtés du peuple ukrainien et à menacer la Russie de sanctions impitoyables, tout en clamant qu’on ne bougera pas d’un iota au plan militaire. Si Poutine est à ranger au rang des dictateurs conquérants et sanguinaires comme on entend souvent l’affirmer, cette inaction est aussi fautive et inconséquente que celle qui mena à l’abandon de tant de peuples par le passé. La fameuse déclaration en forme de serment qui émana du concert des nations après Nuremberg : “Plus jamais ça” semble décidément dérisoire.
Sans doute serait-il périlleux de s'engager aujourd'hui dans une contre-attaque armée, mais il eut peut-être été envisageable de mieux anticiper l'intervention russe, et par voie de conséquence de l'éviter, en fixant avec une détermination et une démonstration de force crédibles, une ligne rouge infranchissable à Poutine. Si vis pacem, para bellum...
Il ne reste donc plus qu’à espérer que ce dernier ne soit pas aussi fou que certains le prétendent et qu’il saura s’arrêter avant de commettre l’irréparable. Rien n’est moins sûr hélas…
NB : le titre de ce billet reprend celui d'un ouvrage d'Ernst Jünger