Eugène Ionesco, à l'instar de son pays d'origine, fut profondément marqué par les totalitarismes fasciste puis socialo-communiste qui ensanglantèrent le vingtième siècle. Précocement expatrié en France, il eut le bonheur d'échapper au destin tragique de la Roumanie et de jouir du doux cocon matériel d'une société libre et prospère. Mais au fil des années, il comprit que ce confort matériel était fragile et trompeur et qu’il pouvait se refermer telle une prison dorée pour l'esprit et un cimetière pour les grandes idées.
Son théâtre, et tout particulièrement la Cantatrice Chauve et Rhinocéros, exprime cette crainte. Dans Rhinocéros on pense bien sûr avant tout à la nazification des esprits en Europe dans les années 30, mais le totalitarisme qui est mis en scène ici est d’une nature quelque peu différente. Il est rampant. Il s’installe sans brutalité, progresse par osmose et asphyxie peu à peu mais sans violence le libre arbitre.
La Cantatrice Chauve évoque quant à elle un monde ordonné, bien pensant, mais ressemblant à une coquille vide de signification et d’émotion. Dans cet univers, tout est artificiel. Derrière la façade laquée des apparences et des principes, il n'y a plus rien qui fournisse un quelconque sens auquel s’accrocher. Les repères sont sens dessus dessous. Seul le confort matériel subsiste dans ce microcosme absurdement corseté.
Ces deux visions sont donc bien plus proches des maux qui rongent nos sociétés contemporaines que d’un énième portrait des fléaux totalitaires qui ensanglantèrent le XXè siècle. Elles nous interrogent avec une troublante acuité :
Combien de temps un tel système tournant à vide peut-il tenir ?
L'absurdité est-elle encore évitable ?
Telles sont les questions auxquelles l’écrivain nous invite à répondre.
Dans une excellente et très actuelle Interview donnée en 1976, Ionesco livre sa conception, critique, du monde de l’époque. Prenant de la hauteur, il aborde les questions essentielles que tout être humain se pose forcément un jour où l’autre: Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi le mal ?
Bien sûr, il n’y a dans son propos aucune prétention à répondre à des problématiques par nature indécidables, mais il s’épanche tout particulièrement sur le Mal, inhérent selon lui à toute société et à tout être humain.
Selon l’écrivain, le problème du mal est d’ailleurs “un problème cosmique”. Il est partout. Dans un jardin, très calme en apparence, “il se poursuit une guerre impitoyable, les plantes se poussent les unes les autres pour vivre”.
Partant de ce constat, il faut conclure qu’il existe un fatum incontournable imposé à tout être vivant ici bas. La Nature est mauvaise ou tout du moins hostile et l’Homme s’oppose à elle en permanence. Pire, il entre nécessairement en conflit avec ses semblables de manière souvent féroce : “nous sommes obligés de nous entretuer pour vivre”. Par voie de conséquence, “il n’y a pas de bonne société” et “les révolutionnaires qui voulaient l’égalité et la justice n’ont fait qu’installer la tyrannie, le crime, le génocide…”
Au sein de cette réalité implacable, Ionesco distingue deux grands types d’individus :
D’abord les mystiques ou contemplatifs qui vivent dans les questions essentielles. Parmi eux, les personnes qui se consacrent aux religions. De ces gens, on est en droit d’attendre une certaine sagesse et un détachement des choses matérielles. En cette fin du XXè siècle, ce n’est pas toujours le cas selon l'écrivain qui reproche notamment à l'église de trop vivre dans la modernité, dans la quotidienneté, alors “qu'elle doit vivre dans le sacré c’est à dire le permanent”. Il a même ce mot très dur, visant indirectement le pape Paul VI qui règne alors sur la chrétienté : “ceux qui tombent de la spiritualité pour les affaires quotidiennes sont méprisables…” Que dirait-il de François ?
Les politiciens représentent à l’opposé, des gens “pour lesquels les préoccupations secondaires deviennent essentielles” et qui “n’attachent pas à nos actes une importance démesurée”. Leur rôle est précisément de se consacrer au quotidien pour l’améliorer avec avant tout l’esprit pratique chevillé au corps. Malheureusement, beaucoup trop de ces gens se laissent dévorer par l’ambition et l'hubris, qui leur font perdre ces objectifs pragmatiques. Le pire étant de basculer dans les idéologies dont le XXè siècle fut hélas rempli. Il se désole en l’occurrence de voir revenir les vieux démons, notamment les gigantesques défilés militaires en Union Soviétique, et les masses chinoises, “très impressionnantes, très belles”, mais similaires aux manifestations de joie du nazisme, et d’enthousiasme pour Mussolini…
En définitive, la rhinocérite est un mal universel : “elle peut être de droite comme elle peut être de gauche”. Le théâtre ionescien n’indique pas de direction mais tente d’objectiver le péril en le tournant en ridicule. Ce n’est pas, d'après l'auteur, un spectacle de l’absurde ni de l’incommunicabilité comme on se plaît à le qualifier parfois, mais de la dérision.
Au fond, la philosophie de Ionesco côtoie celle de Pascal qui prétendait que l’homme n’est ni ange ni bête. Il la traduit toutefois de manière plus brutale en affirmant que “nous vivons entre la grâce et la merde…”