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27 mai 2024

Apologie de Kant


Depuis trois siècles ses lumières
Dessillent les yeux malvoyants
Invitant à voir au dedans
De soi les vérités premières

Réprimer les idées reçues
Lier morale et liberté
Révélaient la maturité
Pour lui des âmes bien conçues

Il vit l'avenir de la Paix
Dans la concorde et le respect
De nations enfin fédérées

Il n’est pas d’autre fait marquant
En la vie du glorieux Kant
Que ses critiques éclairées…

25 mars 2022

Rêves Perdus de Fédérations

Dans son petit mais puissant appel à la paix perpétuelle, le philosophe Immanuel Kant (1724-1804) évoquait la nécessité pour les pays désirant tendre vers cette issue idyllique, de se rassembler derrière le modèle fédératif.
On connaît effectivement la force de cette organisation qui préserve les intérêts de chacun tout en forgeant une solide unité basée sur un dessein commun, lui-même fondé sur la liberté, la responsabilité, la solidarité et le respect mutuel.
L'Amérique a fait la preuve de l'efficacité et de la stabilité de ce type d'alliance, saluée et magnifiée par Tocqueville. D’autres nations sont régies par des systèmes comparables au sein même de l'Europe, telles l'Allemagne et la Suisse qui ont démontré que le principe était applicable quelle que soit la taille de l'ensemble fédéré, du plus petit au plus gigantesque. A la fin des fins, Kant allait jusqu’à imaginer une gouvernance mondiale reposant sur une fédération de fédérations.
Malheureusement, l’actualité internationale est venue sérieusement doucher les espoirs que faisait entrevoir le sage de Königsberg et les perspectives d’extension du modèle paraissent à l’heure actuelle bien compromises.

Depuis que ses troupes ont envahi l’Ukraine, l’auto-proclamée Fédération de Russie semble plus que jamais éloignée de l’idéal kantien. Né sur les décombres de l’Union Soviétique, cet ensemble en apparence monolithique n’a jamais répondu au schéma fondé sur le libre choix de ses adhérents et le recours à la coercition et même à la guerre pour étendre sa domination fait éclater au grand jour les malfaçons de ses fondations. La crise actuelle anéantit les perspectives d’unité paisible du monde slave. Au surplus, elle menace gravement la paix du reste de la planète.

La Communauté Européenne donne à cette occasion l’impression d’un renforcement de sa cohésion mais les quelques décennies passées ont démontré qu’elle restait hélas elle aussi très loin de ressembler aux états-unis établis outre-atlantique. En dépit d’une convergence économique et d’une monnaie commune, les politiques nationales priment trop souvent sur celles de l’Union. Le Brexit a détaché le Royaume-Uni et le moins qu’on puisse dire est qu’il n’existe guère de grand dessein partagé par les nations restantes. Hormis les belles déclarations d’intention, peu de pays sont désireux d’abandonner une part de leur souveraineté. Emmanuel Macron, qui peut être considéré, au moins en parole, comme un des plus pro-européens des chefs d’État actuels de ce conglomérat peu inspiré n’a jamais osé prononcer le terme de fédération et reste pour son propre pays, très attaché au principe centralisateur, n’accordant aux régions qu’une autonomie symbolique. Il faut reconnaître que d’une manière générale, la doctrine des principaux partis politiques français n’a guère évolué sur le sujet. Elle est cramponnée à la centralisation bureaucratique étatique, et s’arrête au mieux au concept d’Europe des nations, mais sûrement pas à une entité supranationale. Pire, le mythe de "l’indépendance nationale", brandi régulièrement comme un totem, n’a fait qu’isoler la France et la tenir avec arrogance à l’écart des grandes alliances internationales et des échanges commerciaux.

En Asie, la sortie progressive de nombre de pays du communisme pouvait faire rêver à la montée en puissance de l'idée démocratique, à la convergence progressive des systèmes et à l'éclosion du libre échange. La ratification récente par l’Australie et la Nouvelle-Zélande du Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) avec les pays de l’Asie du Sud Est (ASEAN) et la Chine pouvait préfigurer cette aventure. On caressait l’espoir qu’un jour se produise la réunification, dans la paix, des deux Chines (Pékin et Taipeh) ainsi que des deux Corées. Force est de constater que la tendance n’est hélas pas celle-là, la tension ne cessant de croître dans cette partie du monde.

Ailleurs enfin, point d’espérance précise, ni en Afrique, ni en Amérique du Sud hormis quelques accords économiques (ALEAC, ZLEA, MERCOSUR), ni au Proche-Orient. Du côté des deux géants que sont l’Inde et le Pakistan, l’hostilité reste palpable. Même en Amérique du Nord, la montée des communautarismes et l’exacerbation des passions politiques fait craindre que ne se fissure le merveilleux prototype élaboré par les Pères Fondateurs de la République Américaine.

Plus de deux siècles après la mort de Kant, rien ne permet de remettre en cause la beauté et la justesse de sa théorie, même si nombre de peuples n’ont à l’évidence toujours pas acquis la maturité nécessaire pour la mettre en pratique. Est-il encore possible d’imaginer que la fameuse et apodictique devise E Pluribus Unum soit l’avenir de l’humanité ?

27 octobre 2017

Une brève histoire de l'empirisme

Il est souvent difficile pour les philosophes d’exprimer leurs idées de manière concise et pragmatique. Souvent ils produisent d’épais ouvrages, quasi inintelligibles au commun des mortels, dont les débouchés pratiques s’avèrent très aléatoires.
Avec le siècle des Lumières vinrent de nouveaux penseurs qui se firent un devoir de traiter la philosophie comme une science, et de frotter leurs théories contre la réalité tangible pour en éprouver le bien fondé. John Locke fut un précurseur en la matière et David Hume (1711-1776) lui emboîta le pas un peu plus tard.
Ce dernier malheureusement eut toutes les peines du monde à donner quelque retentissement à ses écrits, pourtant très novateurs, écrits dans un langage précis et clair. Pour les rendre plus accessibles, il n’hésita pas à leur donner la forme la plus synthétique qui soit en résumant à la manière d’un teaser, l’essentiel de son Traité de la nature humaine dans un abrégé d’à peine plus de 40 pages !
La lecture de ce texte s’avère passionnante car elle donne une vision extrêmement percutante de l’empirisme radical dont il témoigne.

Selon Hume, notre rapport au monde est régi exclusivement par les perceptions que nous en avons. Celles-ci sont de deux types : les impressions et les idées. "Les impressions sont nos perceptions les plus vives et fortes, les idées les plus légères et les plus faibles."
Si Hume n’est pas aussi catégorique que Locke, qui prétendait qu’il n’existe pas d’idées innées, il n’en pense pas moins que les idées dérivent nécessairement de nos impressions. En d’autres termes, "toute idée doit être référée à une impression sous peine de n’avoir aucun sens..."

Hume s’attache également à disséquer le rapport de causalité qui unit les événements que nous observons. Pour lui, il est évident que tous les raisonnements sur la cause et l’effet se fondent sur l’expérience. C’est la répétition d’une succession d’évènements qui rapporte l’effet à la cause. Ainsi au billard, le choc d’une boule animée contre une autre immobile, va conférer à cette dernière un mouvement et c’est la répétition de cette observation qui fait naître en nous l’idée qu’il existe une relation de cause à effet.
Celle-ci suppose trois phénomènes : la contiguïté dans le temps et dans le lieu, la priorité dans le temps d’un évènement par rapport à l’autre, et la conjonction constante entre la cause et l’effet. Notre approche n’en est pas moins très superficielle car les pouvoirs par lesquels les corps opèrent nous sont entièrement inconnus. Nous ne percevons que leurs qualités sensibles.

Pour résumer les choses, “presque tout raisonnement est réduit à l’expérience et la croyance accompagnant l’expérience n’est rien d’autre qu’un sentiment particulier, ou une conception vive produite par l’habitude…”
Afin de démontrer le caractère partiel et superficiel de notre connaissance, Hume montre de même que le principe d’égalité ou d’inégalité qui nous paraît relever de l’évidence peut être relativisé. “On déclare en théorie deux lignes égales si le nombre de points qui les composent est égal et lorsqu’à chaque point de l’une correspond un point de l’autre. Mais bien que cette norme soit exacte elle est inutile car nous ne pourrons jamais compter le nombre de points dans aucune ligne…”

Il n’est pas très étonnant qu’avec un tel scepticisme, Hume envoie promener toutes les croyances, les superstitions, la foi et même l’âme, qui pour lui “n’est rien d’autre qu’un système ou une série de différentes perceptions, celle du chaud et du froid, de l’amour et de la colère, des pensées et des sensations réunies sans aucune forme de parfaite identité ou de simplicité.”

Bien que cette approche soit révolutionnaire et infiniment plus pragmatique que les radotages éthérés de nombre de philosophes, elle apparaît toutefois un peu réductrice. Immanuel Kant qui de son propre aveu fut “réveillé de son sommeil dogmatique” par la lecture de Hume, amenda quelque peu la théorie. S’il partagea avec Hume le souci de valoriser l’expérience, il restaura l’inné dont l’impératif catégorique est l’illustration la plus marquante. Pour Kant, il est à l’évidence impossible de raisonner dans l’absolu et il est donc nécessaire de circonscrire notre raisonnement par une attitude critique délimitant le champ du possible de celui de l’ineffable, c’est à dire de la métaphysique. Il ne rejeta pas pour autant cette dernière mais montra qu’il était vain de tenter de l'explorer par la raison raisonnante…
Henri Bergson apporta quant à lui un nouvel éclairage en soulignant le rôle majeur de l’intuition dans le progrès de la connaissance, tout en déplorant la difficulté qu’il y a de définir de manière rationnelle "cette chose simple, infiniment simple, si extraordinairement simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire…”
A l’orée du XXè siècle, William James ira encore plus loin en ouvrant l’attitude empirique sur la spiritualité et ce qu’il appela “la volonté de croire”. De manière très convaincante, il affirma que cette dernière était en effet capable de multiplier les potentialités que le seul usage du raisonnement laisse espérer…

En définitive, de Locke et Hume à James, l’empirisme s’affirme donc comme un concept majeur en philosophie et en sciences. Il reste radical, mais parti du ras des pâquerettes, il s’élève jusqu’au ciel...

17 mai 2017

Kant parmi nous

Belle initiative de la part du magazine Le Point, que celle de consacrer un numéro hors série au philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804).

Le caractère rebutant et austère de ses ouvrages, dont le fameux pavé de quelques 600 pages de la Critique de la Raison Pure, empêche très probablement nombre de gens d’accéder à cette pensée dont la profondeur et la modernité ont été vantées par tant d’exégètes. Toute nouvelle approche de ce monument est donc bienvenue.
L’opuscule tient-il son objectif, cela reste à voir....


Oui sans doute pour ceux qui voudraient en savoir un peu plus sur sa vie, son époque, son entourage, ses sources d’inspiration, ses disciples et sa postérité. L’opuscule se présente en effet de manière attrayante, richement illustrée, et fourmille d’anecdotes et d’encarts didactiques ou documentaires.
Lorsqu’il s’agit des aspects biographiques on reste un peu sur sa faim, tant la vie de l’homme paraît pauvre en péripéties, voyages, et autres aventures amoureuses, l’essentiel étant consacré à la réflexion.

S’agissant des parentés intellectuelles, on n’est pas beaucoup plus avancé. On savait que Kant puisa une partie de son inspiration chez Hume ou chez Rousseau, et s’agissant de la postérité, elle est évoquée plutôt nébuleuse ou trop générale, notamment des liens avec Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, Deleuze, Lacan…


Quant à l’oeuvre elle-même c’est une autre aventure, car il s’agit d’une jungle difficilement pénétrable. Le risque était donc grand de rester à la lisière ou de ne pas parvenir à en retirer grand chose de nouveau par rapport aux innombrables exégèses existantes. Résultat, pas de révélations fracassantes mais tout de même quelques perles représentatives du trésor spirituel dont elles sont extraites.


La classique révolution néo-copernicienne qu’on attribue à Kant dans le champ philosophique est définie en quelques mots par Catherine Golliau : “l’homme n’est plus soumis à un ordre donné mais il utilise sa propre raison pour ordonner le monde.” Il s’ensuit qu’il ne tient qu’à lui “de définir ses propres règles par la force de sa volonté.” Autrement dit, l’homme est un être libre mais qui doit savoir se contrôler et s’auto-limiter, [pour être] l’acteur de sa vie en somme…”


Suit une analyse intéressante de Michaël Foessel selon laquelle Kant “libère la morale de la religion”. Il serait excessif d’y voir l’expression de l’athéisme, dont il n’était en rien le prosélyte, mais le souci de ne pas mélanger la foi et le rationnel, et de distinguer métaphysique et raisonnement scientifique. Point n’est besoin en effet, si l’on suit la théorie du sage de Königsberg, de poser l’existence de Dieu pour ressentir l’importance de la morale, aussi évidente pour lui que la voûte étoilée au dessus de nos têtes. Voilà expliqué le fameux impératif catégorique et qui débouche non sans une apparence de paradoxe, sur une vraie philosophie du libre arbitre.

Jean-Michel Muglioni précise en effet que “l’homme kantien se définit avant tout par la liberté” : il est son seul maître et par voie de conséquence, sa responsabilité est totale. “Telle est sa grandeur et sa dignité.../… la moralité réside dans un acte de la volonté qui ne doit rien à la sensibilité ou aux inclinations naturelles mais seulement à la raison.”

Loin de nier l’existence de Dieu, Kant ne fait en définitive que se garder de tout mélange entre le réel et l’hypothétique, entre la raison qui s’appuie sur le premier et l’espérance qui est permise par le second : “Nous ne pouvons savoir ce qu’il en est de Dieu et de l’immortalité de l’âme, notre science ne s’élevant pas au dessus de l’expérience. Mais il est permis d’espérer en l’accord de la moralité et du bonheur…”

En toute humilité, la philosophie kantienne peut se résumer en trois interrogations fondamentales : Que puis-je connaître. Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ?


On pourra trouver convaincante également l’interprétation de la morale kantienne donnée par Eric Deschavanne. Notamment lorsqu’il s’attaque au nom de l’impératif catégorique au “droit de mentir… ou pas”, et qu’il montre l’erreur de Péguy moquant l’excès de morale du kantisme en s’écriant “qu’il a les mains pures, mais qu’il n’a pas de mains”. L’article reprend pareillement l’argumentation de Benjamin Constant s’opposant au prétendu extrémisme moral de Kant, en affirmant que “nul homme n’a le droit à la vérité qui nuit à autrui”, et justifiant par la même le droit de recourir dans certaines situations à de pieux mensonges.

Deschavanne montre bien qu’à aucun moment Kant n’a fait preuve de jusqu’au boutisme moral. Au contraire, selon lui, il a pris soin “de restreindre l’interdit du mensonge aux cas où celui-ci ne porte pas atteinte au droit d’autrui.” Cette absence de prohibition du mensonge ne vaut évidemment pas octroi d’un droit à mentir. Elle apporte simplement un peu de pragmatisme à un concept dont l’éblouissante évidence ne doit pas égarer.

On ne peut qu’approuver cette mise au point, car c’est l’ardeur imbécile à suivre “à la lettre” les principes émis par Kant qui poussa Michel Onfray à faire de celui-ci un précurseur de l’idéologie nazie, pervertissant ainsi de manière éhontée le message kantien.


On pourrait regretter toutefois que ne soit pas souligné suffisamment ce qui fait toute l’originalité de l’approche kantienne, qui se veut critique tout à la fois du rationalisme et de l’empirisme. On aurait pu espérer des développements plus consistants sur deux petits ouvrages, d’ailleurs pas les plus ardus et mais si actuels : “Qu’est-ce que le Lumières ?” où il insiste tant sur l’importance de penser par soi-même, ce qui suppose “d’avoir le courage de savoir”, et “Vers la paix perpétuelle” qui véhicule des idées si novatrices au sujet des formes modernes de gouvernement, notamment la défense éclairée du fédéralisme.


Mais ce qui paraît somme toute le plus discutable, c’est l’idée de confier à l’ancien ministre Luc Ferry le mot de la fin. Le titre de son article lui-même, “Le crépuscule d’un génie”, sonne étrangement au terme de cette hagiographie. Rien à voir avec la déroutante analyse clinique que fit Thomas de Quincey de la fin de la vie de Kant, empreinte de la fascination que le mangeur d’opium éprouvait pour le déclin intellectuel de celui qu’il considérait comme une génie.

Tout se passe comme si Ferry cherchait à minimiser la portée du message kantien, en l'assujettissant aux médiocres critères du conformisme intellectuel contemporain. Ainsi l’ancien ministre n’hésite pas reprocher au philosophe son “racisme colonial” qui aurait dénaturé “la belle construction de l’idée républicaine”. Il conteste l’idée kantienne, celles des Lumières, selon laquelle l’homme est un être en perpétuel progrès.

Constatant que certaines civilisations primitives se trouveraient selon lui très satisfaites de vivre “dans l’immobilisme des traditions”, dans “la préservation des coutumes et du passé” et dans “le rejet de l’innovation”, il accuse Kant de considérer ces tribus comme des sous-hommes, plus proches de l’animal que de l’être humain ! Même reproche adressé à Tocqueville et même à son aïeul Jules Ferry.
La seconde critique consiste à confronter la doctrine kantienne aux évolutions sociétales modernes et à conclure qu’elle souffrirait de cette comparaison. C’est la cerise sur le gâteau si l’on peut dire ! 
On serait presque pris de fou rire lorsque très doctement Ferry définit par opposition à Kant et à sa morale intransigeante, un nouvel Humanisme fondé sur “la révolution de l’amour”, affirmant entre autres que “ce n’est pas seulement par devoir, mais bel et bien par amour que le sacré est descendu sur Terre”. Propos lénitif, bien dans l’air du temps, qui pourrait peut-être faire impression s’il était émis d’une chaire papale, mais qui passe complètement à côté du grand dessein kantien !

29 mars 2016

Les fondements philosophiques de la mécanique quantique

On sait l'impact des théories scientifiques promues par Isaac Newton (1643-1727) sur la réflexion philosophique de son époque, et au delà. Par un raccourci à peine excessif on pourrait dire qu'elles furent à l'origine du mouvement intellectuel des Lumières qui illumina le XVIIIè siècle.

Ce n'était certes pas la première fois que la science marquait de son empreinte la pensée philosophique.
Depuis l'horizon de l'Antiquité, l'influence d'Archimède ou d'Euclide fut certainement immense. Lors de la Renaissance, Galilée et Copernic eurent de même un impact décisif sur le monde des idées, battant en brèche au passage certaines convictions religieuses.
Mais avec Newton, le choc fut plus grand encore. Car à la suite de ses découvertes, c'est la méthode scientifique même que certains penseurs anglais tels John Locke (1632-1704) ou David Hume (1711-1776) tentèrent d'appliquer à la philosophie. En France le principe séduisit Voltaire et d’une manière plus générale, les promoteurs de l’Encyclopédie.

Le concept de philosophie pragmatique était né. Il sera magnifiquement illustré par Immanuel Kant (1724-1804) qui le portera jusqu’aux confins de la métaphysique. Ainsi Kant sera amené à définir les limites entre les domaines du raisonnement et de la spéculation. S’appuyant sur les données de la science, il fut amené à faire le constat que la connaissance humaine ne pourrait jamais appréhender la nature des choses en elles-mêmes.
 
Dans le petit ouvrage assez excitant cité en titre de ce billet, c’est précisément cette limite qui s’impose à la raison que Grete Hermann (1901-1984) entreprit de transposer à la science, à l’occasion des découvertes définissant la mécanique quantique.
Celle-ci n'était pourtant pas prédestinée à soutenir une telle thèse. Werner Heisenberg (1901-1976) raconte en effet dans ses mémoires, qu’il fut frappé, lors des débats houleux qui opposaient les physiciens confrontés à cette science déroutante, par l’argumentation d’une jeune mathématicienne.
Celle-ci, en l’occurrence Grete Hermann, refusait à l’époque d'accorder au principe d’incertitude une valeur axiomatique. Tandis que Heisenberg affirmait qu’il était impossible de décrire la désintégration d’éléments radio-actifs autrement que de manière statistique, Grete répondait qu’il ne s’agissait que d’un aveu d’impuissance et qu’il était envisageable selon elle de prédire très exactement le comportement d’une particule, à condition d’en avoir une connaissance complète.

Paradoxalement, c’est un peu l’inverse qu’elle défend dans cet ouvrage, en faisant justement le parallèle entre la philosophie kantienne et la mécanique quantique.
Un des constats bien exposé ici, est que notre connaissance du monde est fondée sur la perception que nous en avons, directement ou par le biais de machines. Cette perception est partie intégrante de ce qu’on cherche à connaître. Elle induit donc une borne à la connaissance expérimentale, qui se heurte tôt ou tard à un plafond de verre infranchissable. Ainsi la mécanique quantique objective le fait que les conditions expérimentales modifient nécessairement le cours naturel des choses, l’expérience elle-même faisant partie du phénomène.


Il n’y a pas de rupture pour autant entre les différentes conceptions, classique ou quantique, de la physique. De même, la relativité d’Einstein n’abolit pas la mécanique newtonienne. Le fait nouveau, c'est l'incomplétude de la connaissance.
Il y a dans l’ouvrage de Grete Hermann une très belle citation d’un philosophe allemand méconnu Ernst Friedrich Apelt (1812-1859), qui vulgarise le concept de relativité de la connaissance humaine, en considérant qu’elle “ne ressemble pas à une surface plane qu’on pourrait embrasser complètement d’un seul regard à partir d’un point élevé, mais plutôt à un paysage vallonné dont l’image complète ne se laisse reconstituer qu’au fur et à mesure à partir de vues partielles. Plusieurs points de vue d’altitudes diverses existent, présentant chacun une perspective différente, et d’où certaines choses tantôt s’offrent, tantôt se dérobent à la vue…

La mécanique quantique accentue sensiblement ce caractère relatif de la description de la nature. On sait par exemple qu’il n’est pas possible de déterminer simultanément avec précision la vitesse et la position d’une particule. On sait également qu’il est impossible d’objectiver en même temps la nature corpusculaire et ondulatoire de cette même particule

S'appuyant sur les constats troublants de la physique, Grete Hermann explore la complexité de la relation de causalité qui lie entre eux les phénomènes naturels. Elle en exclut une bonne partie du déterminisme qu’on croyait acquis, notamment depuis que la nature pouvait s'appréhender un peu mieux, avec les merveilleuses horloges galiléenne et newtonienne.
C’est le couple cause-effet qui est mis à mal avec la mécanique quantique. De fait, comme l’observe Grete Herman, “il n’existe pas d’états chronologiquement voisins; il est donc impossible de désigner, pour l’état d’un système, un autre état qui l’aurait immédiatement engendré ou qui en serait immédiatement l’effet..”

Le parallèle entre la physique et la philosophie entrepris par Grete Hermann est très original, car il tend à inscrire les constats scientifiques dans le contexte des postulats philosophiques, à l’inverse de ce qui avait été proposé précédemment au temps des Lumières. Le titre de l’ouvrage lui-même est éloquent : il s’agit bien des fondements philosophiques de la mécanique quantique et non des fondements physiques de la philosophie kantienne...
C’est donc Kant en définitive, qui amène à penser la physique à l’aune des principes constituant l’idéalisme transcendantal, lesquels “ne garantissent pas une connaissance adéquate de la réalité en soi, mais seulement une connaissance bornée de la nature qui en reste à l’appréhension de phénomènes…”
On pourrait songer également au célèbre théorème de Gödel, qui inscrit dans le domaine de la logique cette même limite, en stipulant en substance qu’à l’intérieur d’un système formel, il existe toujours au moins une proposition indécidable…

Cette perspective à la fois incertaine et bornée peut évidement laisser songeur, voire être source de frustration. Mais tout bien pesé, elle constitue peut-être un fort stimulant pour l’imagination. Et on sait que celle-ci est sans limite...

19 août 2010

Flânerie kantienne

En mars 2009, Raphael Enthoven et Michael Foessel proposaient sur France Culture, une série de réflexions sur la philosophie d'Immanuel Kant (17-18). Un petit livre paru dans la foulée chez Perrin transcrit ces entretiens. Bien sûr, il ne faut pas s'attendre à trouver dans cette adaptation littéraire d'émissions radiophoniques la plénitude de la pensée kantienne. Plutôt une approche pratique destinée à clarifier un peu cette forêt de symboles et de concepts qui rebute souvent le lecteur.
L'objectif est parfaitement rempli. La forme qui est celle d'un dialogue à bâtons rompus est bien adaptée à l'exercice et rappelle la fameuse maïeutique chère aux philosophes de l'antiquité.

Morceaux choisis
Le coeur chaud de la nuit estivale est l'instant rêvé pour lever les yeux vers le ciel en évoquant cette phrase fameuse : "Deux choses remplissent l'âme d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure de la fréquence et de la persévérance avec laquelle la réflexion s'y attache: le ciel étoilé au dessus de moi et la loi morale en moi."
Elle résume à merveille la pensée kantienne et peut-être même, toute philosophie. Ces deux "choses" relèvent du fameux impératif catégorique : "je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence". Elles sont comme les deux faces d'une même médaille, si différentes, et si indissociables, si empreintes de certitude et pourtant si porteuses d'infini et d'espoir...

Elles sous-tendent également la notion de frontière entre le connaissable et le non connaissable. C'est précisément le long de cette frontière, que s'exalte le génie de Kant.
Dans un premier temps, c'est un peu la frustration qui prévaut, car le philosophe définit des limites assez strictes à l'étendue de l'entendement humain.
Aussi vrai que tout objet suppose un sujet (une intelligence) capable de l'appréhender, toute connaissance suppose un sujet capable de connaître. S'agissant de l'homme, dont l'entendement repose sur des intuitions et des expériences tirées du monde sensible, il paraît évident qu'il ne pourra jamais parvenir à la connaissance totale, absolue, même s'il croit que plus il élève sa pensée, plus il est en mesure d'approcher le champ de la métaphysique. Il se prend même à rêver qu'il pourrait progresser sans limite grâce à son aptitude à raisonner, et transcender les réalités sensibles sur lesquelles elle s'appuie. Mais ses facultés déductives ne lui sont d'aucun secours pour sonder l'insondable.
La colombe a besoin de l'air pour voler mais l'air ralentit sa course, et limite sa liberté. Elle pourrait imaginer voler plus vite et sans contrainte dans le vide, or elle s'écroulerait au contraire car ses ailes ne lui seraient plus d'aucune aide.
Il faut donc se garder d'appliquer à la métaphysique les raisonnements de la science. Il y aura toujours des choses que l'esprit humain ne pourra connaître et qu'il ne pourra appréhender que par le biais du doute, du rejet ou bien de la foi... Un grand principe de sagesse est de ne pas chercher à appliquer à ces choses des raisonnements matérialistes.

Certains concepts, bien qu'échappant au domaine du démontrable, ne s'imposent pas moins à l'intelligence humaine comme des certitudes sur lesquelles il est permis de méditer.
Il en est ainsi de la morale, dont chacun ressent la prégnance en lui autant que celle de la voute étoilée au dessus de lui, et qui donne la mesure du libre arbitre et de la responsabilité, qui ne sont pas pour Kant de vains mots.
Hélas, même s'il est doué de sens moral, "l'homme est fait d'un bois courbe" : Il existe en chacun de nous un "penchant au mal" qui consiste à subordonner la loi morale, le devoir, à la satisfaction de ses désirs égoïstes. Pour autant, nous sommes libres d'y céder ou non. Chacun peut parvenir à domestiquer son caractère, et c'est heureux car sinon, ce serait condamner sans appel l'individu ou nier son sens, car il se réduirait à ce que son tempérament lui dicte d'être. La règle, difficile à respecter, s'énonce assez simplement : "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle".
En ce sens la religion et tout particulièrement le christianisme, prescrit ce que la raison pratique aurait pu déduire par ses seuls moyens : c'est une religion morale. Jésus est l'incarnation de ce que l'homme devrait être sans jamais pouvoir y parvenir...

A côté de la morale, dont Kant est un gardien si intransigeant, il y a également d'autres sentiments quasi indicibles sur lesquels il nous apporte aussi quelques lumières : le bonheur par exemple, est défini de manière étrange, comme "un idéal de l'imagination", ce qui signifie qu'il y a autant de conceptions du bonheur qu'il y a de sujets. L'objectif de faire du bonheur un concept qui doit valoir pour tous, n'est par conséquent qu'une forme de despotisme.
Quant au sentiment du beau, c'est un « plaisir pur » c'est à dire qu'il n'est pas lié à un désir, et qu'il n'est pas non plus une connaissance. Kant distingue ainsi le beau de l'agréable. L'agréable renvoie au corps et au sensible, tandis que le beau s'adresse à la « faculté de juger esthétique ». La beauté doit être perçue comme naturelle (aucune contrefaçon du chant du rossignol ne peut prétendre égaler sa beauté, dès lors qu'on sait qu'il ne s'agit que d'une imitation...)
Enfin, le sublime apparaît encore plus délicat à cerner. Pour tenter d'en éclairer le concept, Kant prend un exemple on ne peut plus simple. La nuit par exemple est sublime, le jour est beau. La beauté ce sont les formes, l'harmonie; le sublime c'est l'informe. Kant parle du sublime comme Camus de l'absurde. Le sublime n'est pas dans les choses mais dans le rapport qu'on entretient avec elles.
Autre domaine où l'analyse kantienne révèle sa puissance, c'est celui de la responsabilité qu'un être humain doit avoir de ses actes. Elle relève également de l'impératif catégorique. Elle conditionne en effet la liberté, la dignité et in fine, l'épanouissement de l'être humain. C'est selon le philosophe, la paresse et la lâcheté qui conduisent les hommes à s'en remettre à des tuteurs, et qui les poussent à se comporter trop souvent comme des mineurs irresponsables. Les Lumières conduisent à sortir l'homme de la minorité qu'il a délibérément voulue, dont il est lui-même fautif.
Même s'ils s'en défendent, la majorité des hommes préfèrent le joug, l'hétéronomie plutôt que l'autonomie. Le choix de la liberté implique en effet d'avoir le sens des responsabilités, du courage et de l'altruisme, vertus trop rares.
Dans ce contexte, Kant n'est pas choqué par la peine de mort; comme il ne s'émeut guère des excès de la révolution, qu'il réprouve, mais qu'il considère comme le prix à payer pour s'émanciper. Ce qui est choquant en l'occurrence, ce n'est pas qu'en faisant la révolution, les hommes tentent de briser des chaines devenues insupportables. C'est malheureusement leur immaturité, leur fatuité qui les conduisent souvent à commettre d'irréparables crimes, et en définitive à recréer de nouvelles entraves plus terribles encore, que celles dont il se sont défaits. En d'autres termes, l'homme est le principal responsable de ses malheurs...

En résumé, cette petite escapade spirituelle, légère et sans prétention, donne à voir un sage très moderne mais aussi très proche des belles figures antiques. Grande liberté de ton, humilité, profondeur d'analyse, tout ce qui fait en somme une bonne philosophie, qui élève l'âme et réjouit l'esprit...

07 mars 2010

Kant et Madame de Staël


Pour nombre de gens, dont je suis, la pensée d'Emmanuel Kant (1724-1804) reste à maints égards, une énigme. Même si l'on a bien conscience qu'il doit s'agir de quelque chose d'assez fondamental dans l'histoire de la philosophie, sa lecture approfondie s'avère rebutante, voire quasi inintelligible.
Premier obstacle, l'abord direct en est interdit à tous ceux qui ne pratiquent pas couramment l'Allemand. Et toute traduction introduisant une certaine dose de subjectivité, la crainte est de ne pouvoir par ce biais, appréhender qu'une version plus ou moins déformée du discours et des concepts dont il traite. Dans le meilleur des cas, il reste donc obscur...
En recourant à l'aide d'un tiers, capable d'en faire une interprétation plus claire, là aussi le risque est grand que la pensée originale soit quelque peu trahie. Lorsque ledit tiers défricheur, ne propose, en guise d'analyse, une glose encore plus abstruse que le modèle...
Ces préliminaires sont des évidences, mais fondamentales, lorsqu'il s'agit de comprendre la pensée de quelqu'un qui attache tant d'importance aux différences de nature entre « l'objet en soi » et sa représentation « pour soi », entre le « noumène » et le « phénomène ».
En me plongeant dans un ouvrage de ma bibliothèque, dans laquelle il gisait fermé depuis que j'en avais hérité, j'ai eu comme une sorte de révélation en lisant le chapitre consacré à l'auteur de la Critique de la Raison Pure.
Dans son étude intitulée
De l'Allemagne, madame de Staël (1766-1817) tentait en effet d'expliciter cette philosophie aride, pour ses contemporains de 1810. En une dizaine de pages lumineuses, je crois bien qu'elle m'a donné des notions aussi solides que tout ce que j'ai pu retenir depuis les années de lycée...
Lorsque parut cet ouvrage, Kant s'était éteint depuis 6 ans à peine. Napoléon était au faîte de son pouvoir, et madame de Staël, esprit libre s'il en fut, vivait quasi exilée en Suisse pour insoumission notoire à l'Empereur. Est-ce par elle-même qu'elle aborda aussi hardiment l'oeuvre de Kant, ou bien en était-elle devenue familière grâce à l'aide d'un entourage très éclairé ? On sait qu'elle fréquenta Schiller et Goethe lors de son voyage en Allemagne. On sait aussi qu'elle tenait des salons de réflexion littéraire et avait des amis savants, dont Benjamin Constant... Peu importe, le fait est qu'elle en avait une conception étonnement lucide et qu'elle l'exprima on ne peut plus simplement. Beaucoup d'exégètes pourraient en prendre de la graine.
De l'homme, elle brosse certes un portrait conforme à l'image devenue classique : «jusqu'à un âge très avancé il n'est jamais sorti de Königsberg.../... c'est là qu'il a passé sa vie entière à méditer sur les lois de l'intelligence humaine. Une ardeur infatigable lui a fait acquérir des connaissances sans nombre.» Elle affirme à ce propos, qu'il était au moins autant savant que philosophe : « C'est lui, qui prévit [dès 1755] le premier l'existence de la planète Uranus, découverte en 1781 par Herschel. »
Sur la forme de ses écrits, elle avoue avoir peiné pour en déchiffrer le sens, et n'hésite pas à reprocher au philosophe l'hermétisme de son langage : «
Il s'est servi d'une terminologie très difficile à comprendre, et du néologisme le plus fatigant. Il vivait seul avec ses pensées, et se persuadait qu'il fallait des mots nouveaux pour des idées nouvelles, et cependant il y a des paroles pour tout.../... Dans ses traités de métaphysique il prend les mots comme des chiffres, et leur donne la valeur qu'il veut, sans s'embarrasser de celle qu'ils tiennent de l'usage. C'est, ce me semble, une grande erreur; car l'attention du lecteur s'épuise à comprendre le langage avant d'arriver aux idées, et le connu ne sert jamais d'échelon pour parvenir à l'inconnu. »
Au plan des idées, madame de Staël est en revanche conquise, et montre avec beaucoup de pertinence comment Kant est parvenu, mieux que quiconque, à «concilier la philosophie expérimentale avec la philosophie idéaliste», et ceci, sans soumettre l'une à l'autre, mais «en donnant à chacune des deux séparément un nouveau degré de force». De fait, loin d'être le penseur abstrait, sec et moralisateur, qu'on présente parfois, il apparaît ainsi sous un jour profondément humain.
Avant Kant, il n'existait rappelle madame de Staël, que deux systèmes sur l'entendement humain : « l'un, celui de Locke, attribuait toutes nos idées à nos sensations; l'autre, celui de Descartes et de Leibniz, s'attachait à démontrer la spiritualité et l'activité de l'âme, le libre arbitre, enfin toute la doctrine idéaliste, mais appuyée sur des preuves purement spéculatives. »
L'originalité de la réflexion kantienne fut de proposer une voie intermédiaire, empreinte d'humilité et de sagesse, où le philosophe a certes la tête dans les étoiles, mais garde bien les pieds sur terre...
Pour partir du début, Kant est avant tout un penseur pragmatique. Comme Locke, il reconnait qu'il n'y a pas d'idées innées, et comme lui, «il considère l'œuvre de la vie comme n'étant autre chose que l'action de nos facultés innées sur les connaissances qui nous viennent du dehorsToutefois, il constate dans le même temps, que l'ensemble de ces facultés innées, c'est à dire l'entendement humain, est fortement contraint. Il est certes doté de facultés extraordinaires, que sont les "principes de raisonnement", sans lesquels évidemment, "nous ne pourrions rien comprendre, et qui sont les lois de notre intelligence".Mais il lui est par exemple quasi impossible, de faire abstraction de deux impératifs fondamentaux : l'espace et le temps. De fait, rien de ce qui passe par l'imagination humaine n'échappe à ces deux dimensions. Au point qu'on peut considérer «qu'elles sont en nous et non pas dans les objets, et qu'à cet égard, c'est notre entendement qui donne des lois à la nature extérieure au lieu d'en recevoir d'elle».
Selon Kant, si les capacités de raisonnement de l'être humain sont bien adaptées au champ de l'expérience et des sensations, totalement inscrites dans l'espace et le temps, il montre qu'elles s'avèrent inopérantes sur certaines vérités qui dépassent les limites de l'entendement humain, et qui relèvent donc de la transcendance.
Pour simplifier, Kant voit dans l'entendement humain, une double composante :
-Celle qui lui permet d'appréhender, d'expliquer et de mieux comprendre les phénomènes naturels au sein desquels il vit. La seule entité qui soit ici innée est la capacité à raisonner. C'est peu et c'est énorme, car c'est ce qui permet à l'Homme de discerner entre les faits et les choses des liens de causalité, et de progresser, au gré de conjectures et de réfutations, d'essais et d'erreurs.

Ce domaine est pourtant marqué par un terrible paradoxe : «
les vérités acquises par l'expérience n'emportent jamais avec elles la certitude absolue; quand on dit : le soleil se lève chaque jour, tous les hommes sont mortels,etc., l'imagination pourrait se figurer une exception à ces vérités que l'expérience seule fait considérer comme indubitables.»
-L'autre composante est indicible. Elle relève à proprement parler de la spiritualité. Ici rien ne se démontre, rien n'est palpable ni vérifiable expérimentalement, mais pourtant tout est en nous, solidement ancré, de manière consubstantielle à la conscience. Il en est ainsi du sentiment du bien et du mal, de la morale, de l'immortalité de l'âme, de l'existence de Dieu.
Ce constat amène donc Kant à blâmer l'emploi du raisonnement dans l'examen des vérités hors du cercle de l'expérience. En reconnaissant les bornes que les mystères éternels imposent à l'esprit humain, il apparaît même comme un philosophe opposé à la métaphysique.
Pour lui, toute métaphysique qui se présente comme science, n'est en effet qu'une imposture. Car «
lorsqu'on veut se servir du raisonnement seul pour établir les vérités religieuses, c'est un instrument pliable en tous sens, qui peut également les défendre et les attaquer, parce qu'on ne saurait à cet égard trouver aucun point d'appui dans l'expérience. Il est possible de placer sur deux lignes parallèles les arguments pour et contre la liberté de l'homme, l'immortalité de l'âme, la durée passagère ou éternelle du monde; et c'est au sentiment qu'il en appelle pour faire pencher la balance, car les preuves métaphysiques lui paraissent en égale force de part et d'autre.»
Pourtant, et c'est là un point essentiel de sa pensée, «Kant est bien loin de considérer cette puissance du sentiment comme une illusion; il lui assigne au contraire le premier rang dans la nature humaine; il fait de la conscience le principe inné de notre existence morale, et le sentiment du juste et de l'injuste est, selon lui, la loi primitive du cœur, comme l'espace et le temps celle de l'intelligence.»
Il existe d'ailleurs quelques parallèles intéressants dans cette double acception. Si la puissance du raisonnement se détériore lorsqu'on l'applique aux notions transcendantales, on dégrade de manière similaire la conscience et «
la dignité du devoir.../... en les faisant dépendre des objets extérieurs» et des sensations. Par corollaire, «l'empire des sensations et les mauvaises actions qu'elles font commettre ne peuvent pas plus détruire en nous la notion du bien ou du mal que celle de l'espace et du temps n'est altérée par les erreurs d'application que nous en pouvons faire
Pour madame de Staël, libérale et pragmatique de conviction, mais romantique de coeur, l'approche kantienne est enthousiasmante. Car elle est à la fois rationnelle et profondément spirituelle, terre à terre et remplie d'espérances. Elle donne de magnifiques prolongements à l'empirisme, tout en ratatinant les conceptions trop matérialistes, et en condamnant pareillement l'idéalisme exclusif.
Le scientisme qui gagna les esprits dans le sillage des Lumières, privilégiait de plus en plus les conceptions matérialistes,
«ce fut une satisfaction vive pour des hommes à la fois si philosophes et si poètes, si capables d'étude et d'exaltation, de voir toutes les belles affections de l'âme défendues avec la vigueur des raisonnements les plus abstraits
D'un autre côté, «
c'est rendre grand service à la foi religieuse que de bannir la métaphysique de toutes les questions qui tiennent à l'existence de Dieu, au libre arbitre, à l'origine du bien et du mal.» Et c'est la clé de la sagesse humaine que de parvenir à s'auto-limiter en matière de spéculation intellectuelle : «Des despotes et des fanatiques ont essayé de défendre à la raison humaine l'examen de certains sujets, et toujours la raison s'est affranchie de ces injustes entraves. Mais les bornes qu'elle s'impose à elle-même, loin de l'asservir, lui donnent une nouvelle force, celle qui résulte toujours de l'autorité des lois librement consenties par ceux qui s'y soumettent..


Cette humble lucidité sur les limites de l'intelligence humaine et sur l'impérative nécessité d'en utiliser de manière raisonnée les capacités, fait de Kant un repère incontournable dans l'histoire de la philosophie. Il éclaire d'un jour nouveau la pensée de Socrate en même temps qu'il annonce les avancées en matière de logique, de Gödel. On pourrait dire également qu'il donne ses lettres de noblesse à l'empirisme anglo-saxon dans le même temps qu'il ébauche une théorie du sublime très excitante, et particulièrement bienvenue dans une époque on l'on est prompt à s'enticher de fadaises, et à prendre au plan artistique par exemple des vessies pour des lanternes...
Au surplus, la distinction qu'il établit entre les champs du rationnel et de l'irrationnel apparait plus fondamentale que jamais avec le recul du XXè siècle, si riche en progrès techniques et si calamiteux au plan des idéologies.
Ce portrait quasi contemporain du grand homme semble en tout cas bien plus fidèle à son modèle que certaines élucubrations vindicatives mais stériles, comme
celles de Michel Onfray qui n'hésite pas en faire l'inspirateur du nazisme, ou bien de Bernard-Henri Levy qui avec l'aplomb d'un cuistre, ravale le « prétendu sage de Königsberg » au rang « d'enragé du concept », de « fou furieux de la pensée », et de «philosophe sans corps et sans vie par excellence»...
De l'Allemagne, Garnier-Flammarion en 2 volumes
ou par
Encyclopédie Agora

30 avril 2008

C'est Kant qu'Onfray assassine


Michel Onfray a encore frappé. Après avoir tenté d'innocenter Nietzsche, son philosophe fétiche, de toute collusion spirituelle avec le nazisme qui s'en recommandait pourtant, il essaie aujourd'hui dans un essai théâtral, de style pompier néo-sartrien (Le Songe d'Eichmann), de faire porter le chapeau à Emmanuel Kant ! Au motif qu'Eichmann durant son procès, révéla (selon le témoignage d'Hannah Arendt) qu'il fut un lecteur attentif de l'auteur de la "Critique de la Raison Pratique" !
A la base, le fait est que Mr Onfray tolère à l'évidence difficilement qu'on puisse mettre en cause son maître en « athéologie » et en « gai savoir ». Il commence donc par flétrir sans nuance ceux qui colportent cette idée : « Du grand public dit cultivé aux philosophes postmodernes pourfendeurs de Mai 68, compagnons de route du libéralisme et des valeurs du catholicisme, en passant par quelques faux avertis mais vrais fourvoyés, l'auteur de Par-delà le bien et le mal fournirait la svastika, l'incendie du Reichstag, la nuit des longs couteaux, la moustache du Führer, les camps de la mort, les chambres à gaz et l'incendie de toute l'Europe. »
Certes, il paraît très excessif de faire de Nietzsche le responsable désigné de l'infamie qui se réclama de lui, et l'honnêteté exige qu'on ne confonde pas sa vision philosophique avec les monstrueux avatars qui en découlèrent et qui dénaturèrent notamment la notion emblématique de « surhomme ». Il y a infiniment plus de distance entre Nietzsche et Hitler qu'entre Marx et Lénine et Staline.
Mais à lire l'interprétation qu'en donne Onfray lui-même, il est impossible de ne pas s'interroger sur la responsabilité du Philosophe, et sur le pouvoir des mots et des idées. Dans un précédent ouvrage (« La sagesse tragique »), il dépeignait en effet le fameux surhomme de manière plutôt inquiétante, le faisant
évoluer dans un monde « dans lequel les oppositions entre bien-mal, vérité-erreur, responsable-irresponsable n'ont plus de sens », n'éprouvant « ni amour, ni amitié, ni tendresse, ni compassion », et n'étant en définitive, qu'une « bête de proie qui masque sous de multiples figures l'impérialisme de l'énergie brutale et aveugle qui le conduit ».
Passe encore l'indulgence et les faiblesses qu'Onfray manifeste pour son Grand Homme. Ce qui s'avère en revanche intolérable, ce sont les manoeuvres perverses qu'il emploie pour tenter de décrédibiliser et vouer aux gémonies un autre, totalement étranger à l'affaire.
En l'occurrence, vouloir “nazifier” le Kantisme, relève d’un indicible contre-sens (le seul fait de parler de “kantisme” doit d’ailleurs faire se retourner le cher homme dans sa tombe). Quoi de plus éloigné du nazisme que cette magnifique exclamation du sage de Königsberg: « Deux choses emplissent mon esprit d’un émerveillement sans cesse croissant à chaque fois que je les considère : la voûte étoilée au dessus de moi et la loi morale au dedans de moi »
Assimiler Kant, qui fut par toutes ses fibres l’être le plus moral qu’on puisse imaginer, à cette sorte d’amoralité absolue que fut le National-Socialisme, c’est sidérant. Jusqu’où peut se nicher la mauvaise foi…
Il n'est pas besoin d'être grand clerc ni exégète pour affirmer que jamais au grand jamais, Kant ne pensa que quiconque puisse se sentir autorisé à donner à ses actes une portée universelle et à prendre ses désirs pour le souverain bien. Il a recommandé au contraire, qu’avant toute action, on vérifie qu'elle puisse s’inscrire dans le contexte de la loi morale, qu'elle se soumette au célèbre « Impératif Catégorique ». Autrement dit qu’elle soit irréprochable !
Au surplus, Kant fut plus que tout autre, un homme attaché viscéralement à la paix et ses propositions dans le domaine sont à mille lieues de toutes les horreurs dont usèrent les impérialismes païens qui ont ravagé le monde au XXè siècle. S’agissant de son essai sur la Paix Perpétuelle, dont le titre dit assez le dessein, je me permets d’en extraire un passage qui me persuade pour ma part de la nécessité du fédéralisme démocratique (et donc de l’intérêt du modèle américain…) : « Si par bonheur un peuple puissant et éclairé en vient à former une république (qui par nature doit tendre vers la paix perpétuelle), alors celle-ci constituera le centre d’une association fédérale pour d’autres états, les invitant à se rallier à lui afin d’assurer de la sorte l’état de liberté des Etats conforme à l’idée du droit des gens. » Une Europe construite sur ce modèle n’aurait vraiment rien à voir avec le monstrueux empire que l’esprit dérangé d’Hitler voulait forger dans le feu et le sang.
En définitive, Michel Onfray, qui demeure en matière politique, crispé sur des schémas quasi staliniens (il appelle régulièrement à voter pour les candidats de la Ligue Communiste Révolutionnaire), fait une fois encore fausse route en philosophie. Son raisonnement cache derrière un style clinquant, les plus vains sophismes, les plus malhonnêtes assimilations et la plus fallacieuse logique....