Ça y est ! Le fameux rouleau est enfin publié. Plus de cinquante ans après la sortie d'une version édulcorée, celle-là même qui rendit célèbre Jack Kerouac (1922-1969), le tapuscrit original de 40 mètres de long, du mythique Sur La Route, est traduit tel quel en français, dans toute sa crudité, sa densité, et avec les noms réels des personnages.
Centre de gravité aveuglant de ces picaresques pérégrinations, véritable quasar de la Beat Generation, Dean Moriarty redevient pour de bon Neal Cassady. Il est assurément le gémeau infernal du poète, celui qui l'exalte, le fascine, souvent l'inspire, mais qui l'entraine hélas aussi sur la voie de la perdition. Par lui tout se noue et se dénoue, les amitiés, les disputes, et toujours plus fort, l'esprit d'aventure, la quête de l'insaisissable. Autour de lui papillonnent les femmes, jolies, aguichantes, qu'il aime avec une énergie peu commune, qu'il partage aussi en grand seigneur, mais qu'il abandonne souvent aussi vite qu'il les conquiert... Un rythme infernal. C'est peu dire que Cassady avait le sexe à fleur de peau. Comme le constatait Kerouac, "le fils de l'Arc en Ciel portait son tourment dans sa bite-martyre"...
Jack quant à lui ne vit, ne respire, ne pense quasi qu'en référence à cette âme damnée. S'il parvient parfois à échapper à cette attraction diabolique, c'est pour mieux y retomber dès que leurs deux itinéraires sont amenés à se croiser à nouveau.
Pour autant, cette odyssée en roue libre, si elle reste emblématique d'une époque, n'est pas à mon sens le chef d'oeuvre de Kerouac. Trop erratique, trop répétitive, à force de parcourir des miles en tous sens, sans but, sans vraie aspiration, d'Est en Ouest, du Nord au Sud, et retour. De ratages pathétiques en rendez-vous manqués, la "nuit américaine" ressemble à cet "orage miraculeux" dans le Missouri où "le firmament, n'était plus qu'un pandémonium électrique". Tout cela est magnifique et magnétique, mais vain...
Pour tout dire je préfère les récits plus intimistes, plus réfléchis, plus apaisés (à la recherche des origines dans Satori à Paris, élégie pour le frère trop tôt disparu dans Visions de Gérard, amours tragiques dans Tristessa, hymne au Pacifique dans Big Sur, exploration spirituelle dans The Dharma Bums...)
Le fait est que Sur la Route, souvent Kerouac avoue à demi mot, son spleen et sa frustration. A certains moments il a comme la prescience de l'inévitable échec de cette entreprise, et se sent alors "si seul, si triste, si fatigué, si tremblant, si brisé, si beat..."
Il y a toutefois des lendemains qui chantent et d'heureux hasards qui l'amènent parfois à côtoyer d'éphémères bonheurs.
Comme durant ces quelques semaines en Californie, auprès de Béatrice, jeune et adorable Mexicaine rencontrée au cours d'un voyage en car. Il crut un instant à l'amour fidèle, et presque à une vie rangée.
Comme durant ces quelques semaines en Californie, auprès de Béatrice, jeune et adorable Mexicaine rencontrée au cours d'un voyage en car. Il crut un instant à l'amour fidèle, et presque à une vie rangée.
Dans ces moments, il observe le monde cosmopolite autour de lui et le beat devient euphorique : "Les trottoirs grouillaient d'individus les plus beat de tout le pays, avec, là haut, les étoiles indécises du sud de la Californie noyées par le halo brun de cet immense bivouac du désert qu'est L.A. Une odeur de shit, d'herbe, de marijuana se mêlait à celle des haricots rouges, du chili et de la bière. Le son puissant et indompté du bop s'échappait des bars à bière, métissant ses medleys à toute la country, tous les boogie-woogie de la nuit américaine.../... Des nègres délirants portant bouc et casquette de boppers, passaient en riant, et derrière eux, des hipsters chevelus et cassés, tout juste débarqués de la route 66 en provenance de New York, sans oublier les vieux rats du désert, sac au dos, à destination d'un banc public devant la Plazza, des pasteurs méthodistes aux manches fripées, avec le saint ermite de service, portant barbe et sandales. J'avais envie de faire leur connaissance à tous de parler à tout le monde..."
La force de cette littérature sans repère, est d'être fondée sur une sincérité absolue, et de révéler une spontanéité digne des meilleures envolées saxophoniques de Lester Young, de John Coltrane ou de Charlie Parker. Outre les trouvailles stylistiques, outre la puissance descriptive, ce long chant halluciné, jeté pêle-mêle, sans queue ni tête, et sans reprendre haleine, est imprégné d'une candeur touchante. Kerouac est un pur égaré. Il cherche quelque chose mais il ne sait pas quoi. Comment le trouver ?
Il a jeté tout son génie poétique dans ce capharnaüm de bouteilles, de mégots, de joints, de flacons de benzédrine, consommés, fumés, vidés avec frénésie pour se procurer l'ivresse et tenir la distance; il a mis toutes ses espérances dans cette cavalcade perpétuelle, dans ces bagnoles ivres, roulant vers nulle part à toutes blindes, traversant les villes à la vitesse de la lumière, courant après des amours folles, allumées comme l'amadou, mais bâclées, gâchées par trop de délire et de négligences. Et il a vécu avec dans les tripes, le beat déjanté, prodigieux, si réconfortant, mais si triste du jazz. Son beau regard embué a fini par se noyer dans un lent désespoir, un blues incurable.
L'épopée se termine au Mexique, où l'espace d'un instant, après avoir franchi le Rio Grande, c'est l'illusion de la paix trouvée, enfin : "Derrière nous le continent américain et tout ce que Neal et moi on avait appris de la vie, et de la vie sur la route. On l'avait enfin trouvé, le pays magique au bout de la route, et sa magie dépassait de loin toutes nos espérances..."
Mais, partis à la rencontre de William Burroughs, les Anges de la Désolation ne trouveront que l'alternance de jungles étouffantes, de déserts torrides, ponctués d'hostiles cactus candélabres, et d'insectes agressifs par milliers. L'amour rêvé, les célestes béatitudes, se termineront en piteuses orgies dans de misérables bordels à 3 pesos, assaisonnées de beuveries insensées, et Neal une fois de plus fera faux bond, en repartant sans raison du jour au lendemain vers le Nord...
En somme, si d'une phrase il fallait résumer ce périple sans fin, quoi de mieux que l'espoir lancinant de délivrance, si bien chanté par Bob Dylan, légataire inspiré de cette génération perdue :
I see my light come shining
From the West unto the East
Any day now, any day now