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23 mars 2015

Une question de taille


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Par un paradoxe troublant, tandis qu'à l'échelle vertigineuse de l'univers, notre monde n'a jamais semblé plus petit et isolé, l'organisation des sociétés modernes semble atteinte de gigantisme. Urbanisme, fortunes, entreprises, tutelles étatiques, administrations, consommation, santé, tout s'emballe.
C'est à cette problématique  qu'a entrepris de s'attaquer Olivier Rey dans son ouvrage bien nommé « Une Question de Taille » : selon lui, en effet, jamais on ne fut si préoccupé de tout mesurer alors que dans le même temps, on a perdu le sens de la mesure...


Il faut reconnaître évidemment la pertinence d'un certain nombre de constats sur lesquels il s'appuie, même s'ils ne sont pas franchement nouveaux.
L'auteur évoque en introduction à son propos quelques délires urbanistiques révélateurs  de cette folie des grandeurs. C'est presque devenu un pont-aux-ânes, mais on ne peut que partager l'horreur que lui inspire certaines réalisations immobilières concentrationnaires : barres, tours, immeubles où l'on entasse des milliers d'individus, avec les meilleures intentions « sociales » du monde !
Autre exemple de la course à la démesure, l'automobile. Fantastique instrument de liberté dans l'absolu, elle est devenue par sa multiplication folle, un objet de contraintes, de perte de temps et d'argent. Inutile d'insister sur les monstrueux embouteillages obstruant aux heures de pointes l'entrée ou la sortie des mégalopoles, ou bien les routes des vacances. Chacun en a fait l'expérience....

Non sans justesse, Olivier Rey se livre ensuite à quelques observations touchant à l'organisation même de la société dont il fustige les exigences individuelles toujours plus grandes et une dépersonnalisation des institutions. Il en profite pour remettre au goût du jour les critiques faites en son temps par Ivan Illich, dont le nom revient dès lors comme un leitmotiv, tout au long de l'ouvrage. S'agissant par exemple de l'instruction publique qu'il compare à une « intoxication », il se désole sans complexe du fait que « les parents, les familles, les adultes en général, par paresse, facilité, découragement, ou simplement parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, renoncent à éduquer les enfants et les jeunes, laissant ce soin à l’institution scolaire qui prétend si bien s’en charger… »
Sur le système de santé devenu pléthorique, il n'est pas plus tendre. Il commence par pointer l'extravagance de la définition proposée par l'OMS en 1946, qui fait de la santé « un état de complet bien-être physique, mental et social, ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Toujours sur les traces d'Illich, il part en guerre, à contre-courant des credo actuels, contre les politiques de protection sociale, en affirmant que « ce n'est pas une bonne nouvelle pour les liens familiaux et l'amitié que, lorsque quelqu'un est malade, il soit pris en charge, non par sa famille ou ses amis, mais par la sécurité sociale... »
Élargissant son propos, il en vient à contester la conception matérialiste du bonheur, telle que la connaissent les pays développés, qu'il assimile à une accumulation stérile de satisfactions. Ainsi, écrit-il, « une vie humaine n’est pas un sac où les épisodes viendraient s’entasser (une abondance sans plénitude) mais une chaîne qui les relie faite de moments successifs mais réclamant un sens à cette succession et une fin : la mort. »

Après Illich, c'est Leopold Kohr, qui est appelé à la rescousse, et notamment son ouvrage The Breakdown of Nations, dans lequel il tentait de démontrer qu'il n'y a qu'une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale : la taille excessive ! Olivier Rey rappelle le slogan resté fameux, « Small is beautiful » dont s’inspira toute une école de pensée économique et qui servit de titre au manifeste publié dans les années 70 par Ernst Friedrich « Fritz » Schumacher. Ces gens furent en quelque sorte les précurseurs de l'alter-mondialisme qui fleurit de nos jours en marge des chemins officiels et qui se targue de proposer une nouvelle voie, répudiant à la fois les canons marxistes et les sirènes libérales...
Et c'est là que le bât blesse évidemment...

Car l'ouvrage à cet instant bascule dans la charge anti-libérale, pour laquelle l'auteur se met à déverser un argumentaire où l'esprit partisan l'emporte sur l'objectivité et le spécieux prend souvent la place du sérieux.
Derrière le légitime questionnement sur la taille des structures, des institutions, des organismes et des sociétés, surgissent hélas nombre d'a priori dont on subodore qu'ils tiennent beaucoup plus de la vision gauchisante, voire parfois anarchiste du monde.
Passons sur la thèse farfelue d’Ivan Illich, préconisant de limiter la vitesse des déplacements de manière à ce qu'elle n'excède pas 25 km/h, car de son point de vue, les grandes vitesses entraînent une concentration néfaste des pouvoirs !
Comment adhérer au principe posé par Kohr, supposant que n’importe quel petit état, monarchie ou république, serait par nature démocratique à l'inverse des grands, qui ne pourraient pas l'être, du seul effet de leur taille ! Les USA sont là pour rappeler qu’une grande nation peut très bien se fonder durablement sur la liberté, et à l’inverse, on pourrait citer des foules de petits régimes totalitaires…
On ne peut davantage être convaincu par les démonstrations en forme de tautologie sur l’impossibilité pour les organismes d’être invariants lorsqu'ils changent d’échelle. En d’autres termes, un homme de 10 mètres de tiendrait pas même debout s’il était proportionné comme nous. C’est certain, mais cela ne prouve en rien qu’une structure doive nécessairement se faire petite pour être viable. Le modèle fédéral sur lequel est bâtie la Suisse s’adapte sans souci aux Etats-Unis…
Enfin, que dire des réflexions de l’auteur lorsqu’il affirme arbitrairement que les trop grands nombres ont quelque chose de satanique, évoquant la colère de Dieu punissant David pour avoir tenté de dénombrer de son peuple ? Que dire de cette étonnante assertion qui voudrait que « la masse semble attirer sur elle les catastrophes et appelle le massacre ? » Surtout lorsque le raisonnement conduit à faire de la dévaluation massive du mark dans les années 30 le facteur déclenchant du génocide hitlérien....

On se retrouve de fait, embarqué dans un discours confus et quelque peu pédant dans lequel émerge à maintes reprises la philosophie de la décroissance, de l'anti-libéralisme et de l'anti-capitalisme dont on nous rebat les oreilles.
L'auteur s'en garde en voilant son propos de maintes précautions oratoires, mais il ne peut par exemple s'empêcher de revenir sur les vertus de la division du travail qui permit à l’industrie de prospérer. Contre celle-ci, Olivier Rey voudrait réhabiliter « les bons outils "conviviaux" de M. Illich, qui augmentent l'autonomie en permettant de faire davantage par soi-même que ce qu'on pourrait accomplir sans eux, au contraire des outils industriels, devenus si démesurés, qu'ils paralysent les facultés personnelles d'agir sur le monde. »
Bien sûr l'artisanat et la conception vernaculaire de la production sont des causes sympathiques, mais il est certain que si chacun devait lui-même fabriquer ses chaussures ou sa voiture, le monde serait quelque peu transfiguré...

Plus graves sont les attaques incessantes et plutôt primaires qu’il adresse à tout bout de champ au libéralisme, dont il voit les méfaits partout, à tel point qu’on peut inférer de cette approche, qu'elle s’inscrit hélas dans l’ignorance méprisante dont il souffre dans notre pays.
On peut en juger sur quelques truismes grotesques, dénonçant par exemple à propos de la condition féminine, « la ruse du système économique moderne, après avoir ruiné l’ancienne position des femmes, de ne leur avoir fait entrevoir une libération qu’à travers une concurrence avec les hommes et un enrôlement dans les rangs des travailleurs salariés ! »
Parfois c’est à la caricature qu’il se laisse aller, quand il dépeint « la force de l’idéologie libérale qui, une fois implantée, anéantit si radicalement la faculté, psychique et sociale, à admettre une limite et à la respecter, qu’elle ne peut que continuer à régner jusqu’à ce qu’intervienne la main invisible de la catastrophe », ou bien encore « le libéralisme prôné par Mandeville au XVIIIème siècle, qui au lieu d'exhorter les individus a la vertu et à la tempérance, les pousserait à rivaliser de richesses, à la soif illimitée d'avoir.»

Tout ça ne fait qu'aboutir au paradoxe de Voegelin, qui en 1950 constatait « le déclin de l'Occident et les progrès inouïs qu'il accomplit dans le même temps », pour conclure sous la forme d’un oxymore, que « c'est le succès même qui entraine le déclin...

Au total, cette longue digression, se caractérise avant tout par son incohérence et ses clichés idéologiques. Partie sur des prémisses intéressantes, elle est menée au terme d’un raisonnement erratique, vers une conclusion nébuleuse, et dénuée de débouchés concrets.
Olivier Rey, se borne à produire un nième pamphlet anti-libéral, sans grande originalité. Il en vient même à remettre en cause le sens des responsabilités sur lequel se fonde l’amour de la liberté, en faisant sienne l’argumentation inepte d’Illich : "quand je me comporte d'une manière responsable, je m'inscris moi-même dans le système". A l’instar de son mentor, il lui préfère la décence, mais malheureusement, il semble l’avoir largement oubliée présentement…

Olivier Rey. Une question de taille. Stock. 2014.

24 février 2015

L'aimable farce Macron

Lorsque Emmanuel Macron fut nommé ministre par le Président de la République, il était loisible de s’interroger sur ce que venait faire dans un gouvernement socialiste dirigé par un prétendu ennemi des Riches et de la Finance, un genre de trader dont le principal titre de gloire fut d'avoir amassé en 18 mois quelques 2,4 millions d’euros de salaire chez Rothschild, en jouant au Monopoly avec les entreprises.

Et bien désormais on sait : il y fait des lois en s’amusant, l’air de rien, comme d’autres feraient des bulles. Légères, légères, si légères qu'il suffit d'une brise parlementaire, à peine une petite fronde, pour les disperser, les ventiler, les éparpiller par petits bouts, façon puzzle…
De fait, annoncée comme étant d’inspiration libérale, cette loi qui porte le nom du sémillant ministre de l’Economie fit couler beaucoup d’encre, pour étaler en définitive une grande vacuité sur pas moins de 200 articles.

Au terme d’interminables débats à l’Assemblée Nationale, et à l’issue de l’accouchement au forceps du 49.3, que subsiste-t-il ? Rien ou presque, si l’on en croit les experts qui se sont plongés dans cette jungle légale.
A peine retient-on un assouplissement des règles ubuesques interdisant aux compagnies d’autocars inter-urbaines de concurrencer la SNCF. Encore, fallait-il savoir que dans notre malheureux pays, on en était encore à ces ukases ahurissants…
A peu près rien de changé sur la réglementation du travail la nuit et le dimanche puisque l’assouplissement annoncé a fait pschiiit, l’Etat s’en remettant, de manière on ne peut plus tarabiscotée, au bon vouloir des maires et des intercommunalités, pour autoriser ou maintenir l’interdiction d’ouvrir 12 dimanches par an au lieu de 5...
S’agissant des notaires, dont on a beaucoup parlé, il n’y a rien qui vaille vraiment d’être mentionné, à part un accroissement de la complexité administrative fixant les tarifs de leurs actes. Va-t-on payer moins cher, rien n’est moins sûr.
Le reste touche, sans cohérence apparente, à quantité de sujets abscons pour le commun des mortels : permis de conduire, justice prud’hommale, cession d’actifs de l’Etat, règles de licenciement collectif, statuts des avocats d’entreprises, et même location de matériel militaire par l’armée…

Il est bien difficile dans ces conditions de déterminer si ce texte confus comporte ou non de réelles avancées. Et tout aussi ardu de savoir si l’opposition devait ou non le voter. Puisqu’il avait un vague parfum, certes éventé, de liberté, le bon sens politique poussait sans doute à y être favorable. Cela permettait de préserver l’avenir, en ne risquant pas de se trouver en porte-à-faux quant à de futures propositions de lois allant dans le même sens. Surtout, cela aurait coupé court à la procédure du 49.3, et contribué à fragiliser et à décrédibiliser un peu plus le gouvernement et sa majorité auprès de son électorat dit “de gauche” et de ses frondeurs internes. C’était donc bon à prendre pour des partis en mal d’inspiration.
C’est sans doute pour ça qu’ils se sont massivement opposés au texte...

22 janvier 2015

Défense de Voltaire

Longtemps je me suis interrogé sur Voltaire
Non sans une certaine répulsion tant j’avais en tête le refrain chanté par Gavroche qui veut que tout et plus encore, soit “la faute à Voltaire et à Rousseau”. Non sans un certain dégoût même, lorsque je me remémorais les vers sarcastiques du Rolla de Musset (Dors-tu content Voltaire et ton hideux sourire....). Comme beaucoup de jeunes, j’eus mon époque romantique, et je m'imagine parfois poète, alors que Voltaire c’est précisément le contraire du romantisme et de la rêverie poétique (bien qu’il produisit plus de 250.000 vers) !

Et puis mon opinion vint à changer peu à peu. A mesure sans doute que je découvrais l’Esprit de Liberté, et que ce dernier prenait possession de mon être, corps et âme, en l’éclairant de ses Lumières…
J’appris ainsi que derrière ses airs de vieux père fouettard grimaçant, derrière sa silhouette chenue, si empreinte de classicisme, il y avait la figure tutélaire d’un intrépide et infatigable défenseur de la liberté.
En somme au delà de ses bons mots, de ses outrances et de ses provocations, Voltaire s’est imposé comme l’archétype du libéral français, pétillant de malice et d’intelligence. Et si aujourd’hui, s’il m’est difficile de prétendre que je fasse de ses écrits une consommation assidue, le personnage est désormais pour moi une référence incontournable. Un ami et admirateur de Locke et de Newton ne peut être totalement mauvais tout de même...
Aussi lorsqu’on l’attaque, je réagis. Surtout s’il s’agit d’un ami blogueur que je respecte, lorsqu’il relaie l’accusation d’antisémitisme portée contre celui que je considère pour ma part, comme un sage. Je lui réponds ici en toute amitié !

Il est certes aisé de trouver dans l’abondante littérature de l’auteur de Candide, maints traits paraissant choquants à l’encontre du peuple juif. S’agit-il pour autant de l’expression d’un antisémitisme caractérisé, il est permis d’en douter…
D'abord parce que le contexte historique ne s'y prête pas, le terme n'ayant absolument pas la même signification de nos jours que celle qu'on aurait pu lui attribuer au XVIIIè siècle. Ensuite parce que les critiques de Voltaire visaient bien davantage le peuple juif de l’antiquité que ses contemporains, et ne se focalisaient pas sur une race ou une religion mais sur tous les comportements relevant à ses yeux de l'obscurantisme, de l'intolérance ou du fanatisme.
De ce point de vue, Voltaire fut assurément irrévérencieux vis à vis des croyants. C’est un fait acquis et revendiqué pourrait-on dire. Mais s’il se montra acerbe, et sans doute excessif, ce fut surtout pour condamner les atrocités qu’on commet au nom de Dieu.

Tout porte à croire que l'homme fut extrêmement réticent à porter des jugements à l'emporte pièce, dont il fut lui-même victime, nombre de ses oeuvres, notamment son fameux “dictionnaire philosophique”, ayant fini sur un bûcher, et lui-même plus d’une fois en prison pour ses idées...
A l'article « tolérance », on peut ainsi lire: « que nous devons nous tolérer mutuellement, parce que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité, à l'erreur. »

S'il n'avait sans doute pas la foi, Voltaire n'était pas davantage athée. En homme pétri de bon sens et d'esprit pratique, il écrivit ainsi que « la foi consiste à croire, non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement ». Cela ne l'empêcha pas d'affirmer, de manière prémonitoire lorsqu’on pense aux ravages du nazisme et du communisme, « que l'athéisme est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent et que s'il n'est pas aussi funeste que le fanatisme, il est presque toujours fatal à la vertu... »
A l'article fanatisme, enfin, on peut trouver cette question tragiquement actuelle : « que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? »

En définitive, Voltaire n’était pas si éloigné de l’idée de Dieu qu’on pourrait le penser. Et s’il fut virulent vis à vis du judaïsme, il en voulait également à l’islam ( auquel il s’attaqua au travers d'une pièce de théâtre sur Mahomet), et manifestement plus encore au christianisme. 
A l’article “fanatisme”, on peut lire par exemple que le plus détestable fut “celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe.”
Et pour lui laisser le mot de la fin, s’il avait cette rancoeur toute particulière à l’égard du christianisme, c’est sans doute aussi parce qu’il était mortifié à l’idée que, “ de toutes les les religions, la chrétienne est sans doute celle qui doit inspirer le plus de tolérance, quoique jusqu’ici les chrétiens aient été les plus intolérants de tous les hommes…”

PS : j’avais déjà écrit sur Voltaire (derrière ce lien), suite à la lecture de la biographie fort élogieuse que lui avait consacré André Maurois, peu suspect de complaisance vis à vis de l’antisémitisme...

17 janvier 2015

Fausses notes

On n’est pas responsable de sa famille ni de son entourage, pour peu qu'il s'agisse de personnes majeures. Charb pas davantage qu’un autre. Il n’avait sans doute pas, le malheureux, pensé à organiser la grande cérémonie laïque de ses funérailles. D'autres l'ont fait...


Passons sur la présence quasi obligée de trois ministres, affligées par devoir. Peut-être ont-elles quelque chose à se faire pardonner…
Passons sur l'hommage graveleux du dessinateur Luz à son confrère, et sur le n-ième couplet "conchiant le libéralisme", donc la liberté...
Mais que penser de l’initiative d’accompagner en terre le cercueil du défunt au son de l’Internationale, cet hymne entonné, poing levé, par tant de fanatiques socialistes voulant par tous les moyens, y compris les armes et la terreur, convertir à leur idéologie le “genre humain” ! Que penser de ceux qui demandèrent au haineux Mélenchon, de débiter un des sermons outranciers dont il est coutumier, barbouillé à l’encre rouge du communisme…

Ainsi l’on voit avec les cendres des dessinateurs assassinés, s’effilocher l’esprit de Charlie, et sa prétendue indépendance…. Tant pis. On subodorait bien que l’union sacrée autour du fameux slogan Je Suis Charlie, n’était qu’une illusion d’optique. Une fallacieuse communion hypnotique en quelque sorte.
D’ici peu de temps, que restera-t-il donc de cette union de façade et de l’esprit provocateur de Charlie ? On sait bien qu’il ne fonctionnait plus guère, sauf à l’égard de l’Islam. C’était le courage de la Rédaction que d’avoir administré le même traitement à cette religion qu’à toutes les autres, ainsi qu’à toutes les institutions qu’il s’échinait à pourfendre avec un marteau pilon. Le pire eut été qu’il atténue la dureté des attaques adressées à celles exposant à un vrai risque.
Mais demain ? Les rescapés auront-ils encore la force d’asséner ces coups dévastateurs ? Il est permis d’en douter.

De toute manière, c’est peut-être à d’autres d’ouvrir les yeux sur la tragique réalité à laquelle est confronté le pays, et au delà, une bonne partie du monde. Pendant qu’on se lamente, les massacres continuent, hélas...

On nous promet dès à présent des lois plus sévères pour punir l’intolérance, le racisme et tutti. On nous annonce un encadrement plus serré de l’internet et un contrôle étatique renforcé de la liberté d’expression. Mais à quoi bon ces lois sécuritaires, fondées par nature sur des critères discutables, qui risquent d’asphyxier le débat et l'esprit critique, si elles ne s’accompagnent pas de l’arsenal répressif destiné à contrecarrer les vraies actions dangereuses ?
Les entraves pesant a priori sur la liberté d'expression, associées au laxisme répressif à l’égard des délits avérés, n’est-ce pas précisément l’inverse d’une société adulte, faite de citoyens responsables ? Dans ce modèle, ces derniers ne sont-ils pas aptes à distinguer par eux-mêmes le bon grain de l’ivraie et à traiter par l’indifférence les sottises et les contrevérités ? On se souvient de l’avertissement de Benjamin Franklin : " Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux. "
En revanche, dans une société ouverte, n'est-on pas en droit d'attendre de l’Etat une sévérité à la mesure des exactions commises à la faveur de la liberté ?
En l’occurrence, si les terroristes avaient été pris vivants, qui aurait osé ne serait-ce qu’évoquer la peine de mort, seul châtiment pourtant raisonnable vis à vis des actes dont ils se sont rendus coupables ? Heureusement ils ont eu le cran de s’exposer eux-mêmes aux balles des policiers…

23 novembre 2014

Edmond About, un libéral inattendu

En flânant dans une librairie, il y a quelques jours, je tombai sur une étonnante petite collection d’ouvrages dans laquelle un titre attira particulièrement mon attention. Intitulé “La Liberté”, il portait la signature d’un illustre inconnu : Edmond About.
Mais peu importait en fin de compte la notoriété de l’auteur. Le titre alléchant, le prix des plus raisonnables, la dimension modeste de l’opuscule (à peine une cinquantaine de pages), et quelques passages plutôt plaisants lus à la va-vite me décidèrent à en faire l’acquisition.
C’est ainsi que j’appris qu’Edmond About (1828-1885) fut un écrivain jouissant d’une belle renommée à son époque. Journaliste et critique d’art très apprécié, il fut également l’auteur de quelques romans à succès, ce qui lui valut même d’entrer à l’Académie Française ! Il ne put y siéger malheureusement, car la mort le saisit juste après son élection, alors qu’il n’avait que 56 ans…

C’est tout à l’honneur des Editions Berg International, sous le patronage avisé de Damien Theillier, d’avoir ressorti un extrait de son ABC du travailleur. Ce texte fut écrit en 1868, à la demande d’un syndicat d’ouvriers parisiens navrés d’en connaître si peu en matière économique, et désireux de pouvoir disposer d’une sorte de traité d’économie pour les nuls, avant l’heure.
Pour ce faire, l’auteur eut l’idée de reprendre le sillon gorgé de bon sens qu’avaient ouvert avant lui Turgot et Jean-Baptiste Say, et livra quelques savoureuses réflexions personnelles dont certaines ont gardé toute leur fraîcheur dans le monde d’aujourd’hui.

Ça commence par une salve de questions dont la forme interrogative ne fait que souligner la nature évidente des bases sur lesquelles repose le capitalisme :
“Pourquoi le capital et le travail, deux alliés inséparables par nature, sont-ils éternellement en défiance pour ne pas dire en guerre ? Pourquoi les plus honnêtes gens du monde s’accusent-ils réciproquement de crimes épouvantables, les uns criant qu’on veut leur prendre ce qu’ils ont, les autres protestant qu’on leur a volé ce qu’ils n’ont pas ? Pourquoi les riches, ou du moins certains riches, méprisent-ils stupidement ceux qui travaillent ? Mais, malheureux ! Votre fortune n’est-elle pas autre chose que du travail mis en tas ? Pourquoi les pauvres haïssent-ils généralement les riches ? Vous ne savez donc pas que vous seriez cent fois plus pauvres, c’est à dire travaillant plus pour gagner moins, s’il n’y avait que des pauvres autour de vous ?”

Avec pertinence, Edmond About tente de tordre le cou au vieux préjugé, qui déjà de son temps faisait du libéralisme quelque chose d’amoral, voire d’immoral. En réalité, écrit-il, “la saine économie donne la main à la morale, et contre-signe, après elle, la loi de solidarité. “Hier elle vous disait : Tous les hommes sont frères. Elle vient nous dire aujourd’hui : Tous les hommes sont libres.” “Libres de travailler quand et comme il leur plaît, de produire, de consommer, d’échanger, à prix débattu, les biens et les services de tout genre.”
About détaille avec méticulosité toutes les entraves mises en travers de cette voie, à chaque époque de l’Histoire, par l’Etat, et par ses lois soi-disant protectrices.
Lorsque ce dernier était représenté par un souverain de droit divin, l’immaturité du peuple étant un fait établi, le roi faisait figure de père omnipotent, et omniscient. Son pouvoir absolu n’était “qu’un instrument dont il usait au profit de quelques millions d’hommes, ou pour mieux dire, d’enfants; car tous les Français étaient mineurs relativement à lui.”
“De fait, la royauté croyait bien faire en touchant à tout; elle imitait, dans la mesure de ses pauvres moyens, cette Providence d’en haut, qui surveille jusqu’aux infiniment petits du monde.” En dépit des injustices et des privilèges consubstantiels à l’ancien régime, “le bon vouloir des rois n’était pas douteux ; ils avaient un intérêt direct à faire la fortune de leurs peuples. C’est dans ce but qu’ils réglaient tout : le travail, le repos, la culture, l’industrie, les semailles, les récoltes, la production et le commerce, substituant leur prétendue sagesse à la prétendue incapacité des citoyens.”

Bien qu’elle ait aboli un système néfaste à bien des égards, la révolution n’apporta pas pour autant l’émancipation du peuple, déplore About, car elle “ne fit qu’en rétablir les excès sous une autre forme, sans amener davantage de prospérité.../… Il semble que le soleil ne soit apparu un instant que pour s’éclipser aussitôt” et en définitive, “le bilan de ces dix années que l’Europe nous envie à bon droit peut s’établir ainsi : dévouement, patriotisme, courage civil et militaire à discrétion; libertés politiques et économiques, néant.” Et pour finir, “le peuple est toujours dans le même embarras quand il fait une révolution, car les révolutions ramènent inévitablement la disette, et l’on a beau chercher, on ne met jamais la main sur les vrais accapareurs…”

En plus de s’attaquer aux systèmes qui, sous couvert de bonnes intentions, ne font qu’assujettir les citoyens, Edmond About flétrit la tendance naturelle des pouvoirs publics à protéger les privilèges, prérogatives, et autres sinécures.
Il montre entre autres les effets néfastes du protectionnisme, objectivant notamment le fait que loin d’être bienfaiteur, il mène le plus souvent à pérenniser des rentes de situation : “Le protectionnisme et les droits de douane ne sont que des moyens de protéger certains contre d’autres en tout égoïsme. Chacun en effet voudrait protéger son entreprise de la concurrence, mais dans le même temps, pouvoir acheter ce qu’il ne produit pas au meilleur prix. Au total, l’Etat sollicité de toute part, finit par décréter des droits sur tout, et par rétorsion les états voisins font de même.../… Au bout du compte ce sont les citoyens qui paient la facture et les plus pauvres qui en souffrent le plus."
Sur cette question comme sur tant d’autres, c’est le bon sens qui devrait s’imposer : “Le vrai système protecteur est celui qui permet au consommateur de s’approvisionner au meilleur prix possible, soit dans le pays, soit à l’étranger….”

Edmond About, au nom du principe de liberté, condamne donc toutes les formes d’étatisme, et notamment l’absolutisme monarchique autant que le socialisme, qu’il soit révolutionnaire ou bureaucratique.
A l’époque où il écrit, Edmond About, imagine toutefois de manière un peu trop optimiste, que beaucoup de leçons ont été tirées de l’histoire. A ses yeux, la monarchie semble définitivement abolie, et les Socialistes sont discrédités, apparaissant pour ce qu’ils sont : “des charlatans de l’économie politique”, “des vendeurs de pierre philosophale”, qui promettent le paradis sur terre...
Mieux même, il estime que “le socialisme, qu’on peut discuter aujourd’hui sans passion, a livré son dernier combat, sous nos yeux, en Juin 1848. Il est non seulement vaincu, mais désarmé par le progrès des lumières et le redressement des esprits.”

Hélas, après la révolution de 1848, cette idéologie ne fit que se développer à travers le monde, sous l’influence du marxisme naissant : le Manifeste du Parti Communiste est daté précisément de 1848, et Le Capital fut publié en 1867 ! Malgré les horreurs que cette doctrine engendra dans toutes ses applications, force est de reconnaître qu'elle a survécu, et que nombre de politiciens s’en réclament toujours, même s’ils sont heureusement bien obligés de la diluer dans la démocratie !

Si Edmond About s’est quelque peu trompé en matière de prévision, on retiendra malgré tout la pertinence des concepts qu’il expose avec beaucoup de clarté. Et parmi les réflexions qui gardent tout leur sel aujourd’hui encore, qu’il soit permis d’en évoquer encore deux qu’on croirait tirées du débat actuel franco-français.
En bon libéral, About renvoie dos à dos les conservateurs et les socialistes : “Les premiers sont protectionnistes, les seconds sont utopistes, mais tous sont des ennemis de la concurrence et de la liberté économique.”
“L’Etat doit se charger des services indispensables à la sécurité. Il doit protéger les citoyens. Mais il ne doit pas se faire l’administrateur du travail et des échanges.”

A bon entendeur, salut et fraternité….

17 octobre 2014

Le Capitalisme selon Arte... et Jean Tirole

Franche partie de rigolade ce mardi soir 14 octobre sur Arte !
Sous la direction de l’obscur réalisateur Ilan Zil, les téléspectateurs ont eu droit au premier volet d’une édifiante série prétendant expliquer la naissance et l’histoire du capitalisme.
On a beau être habitué aux falsifications dont cette chaîne est coutumière, on ne se lasse pas d’admirer toute la kolossale finesse des fourberies intellectuelles, qu'elle distille avec opiniâtreté aux frais du contribuable.

Certains ont sans doute encore en mémoire la diffusion il y a quelques années d’une fiction documentaire tendant à faire croire que la fabuleuse aventure des missions Apollo sur la Lune n’était qu’une mise en scène réalisée dans les studios d'Hollywood ! On révélait quand même à la fin qu’il s’agissait d’une farce, mais le procédé était là, dans toute sa trompeuse splendeur dialectique.

Il serait trop long de reprendre ici toutes les erreurs, les mensonges et les honteux amalgames qui peuplent ces premiers épisodes, consacrés aux origines du capitalisme et à l’un de ses pères fondateurs, Adam Smith.
La plus grosse supercherie consiste sans doute à faire naître le concept avec la colonisation de l’Amérique par Christophe Colomb, Cortez et autres conquistadores. Ce rapprochement incongru permet de comparer ces derniers à des entrepreneurs, en feignant de leur trouver des ressemblances : même goût du risque, même propension à l’endettement, même cupidité, même mépris pour le genre humain et même soif d’asservir ses semblables !
Quand on commence avec des poncifs de ce niveau, on craint le pire. Évidemment, il arrive vite. Aux yeux des professeurs Nimbus de l’économie dont Arte nous offre généreusement les leçons, c’est clair comme de l’eau de roche, capitalisme et esclavagisme ne font qu’un, l’un se nourrissant de l’autre sans vergogne !

Peu importe que l’histoire démente formellement ce genre d’affirmation, puisqu’il n’est vraiment pas nécessaire d’être expert pour savoir que l’esclavage date des débuts même de l’humanité, et qu’il est loin d’être l’apanage de l’Occident inventeur paraît-il du capitalisme. Il n’est pas non plus besoin d’avoir des lunettes spéciales pour voir combien le socialisme, frère ennemi du capitalisme, a conduit lui, à l’asservissement plus ou moins complet des citoyens au Parti, partout où il a sévi et où il sévit encore hélas…

L’évidence, c’est que le capitalisme est une libération. Il n’a certes pas permis d'abolir la pauvreté, ni d'ailleurs la maladie, ni la mort, mais associé à la démocratie qui est sa sœur jumelle, il a apporté une prospérité inégalée dans l’histoire du monde, et a offert la possibilité à tout un chacun de s’enrichir, de se cultiver et de s’adonner aussi bien aux plaisirs de la chair qu’à ceux de l’esprit.
Passons... De toute manière, le montage cinématographique ne laisse guère au spectateur crédule le temps de réfléchir à cette évidence pourtant criante.

Inspiré des techniques captieuses de Michael Moore, il alterne habilement les séquences. Un petit bout d’interview tronqué par ci, un saut à l’autre bout du monde par là, le tout ponctué de flashbacks pseudo-historiques sentencieux, et assorti d’une musique pompeuse, tout est fait pour noyer le poisson, et empêcher le bon sens de se faire jour.

L’enseignement d’Adam Smith est pareillement caricaturé. Les experts en désinformation s’échinent à déconstruire tout le brillant raisonnement de l’économiste écossais, en affirmant tout simplement qu’il faut comprendre le contraire de ce qu’il a écrit ! La fameuse main invisible n’est qu’un détail sans importance, et ce sont les anti-capitalistes notoires Noam Chomsky et Robert Boyer qui sont convoqués pour réinterpréter la pensée du maître, si mal compris selon eux, alors que son discours fut si limpide...

Rien n’apporte la contradiction à ces glandeurs professionnels, nostalgiques de “l’immense Karl Marx”. Au contraire...
La pensée libérale est montrée au travers d’Ayn Rand dont on extrait quelques fragments de citations tendant à accréditer l’idée qu’elle fit de l’égoïsme une religion. Milton Friedman est présenté quant à lui, comme un clown hilare dont la pensée se résume à quelques bons mots sarcastiques ou démonstrations à l’emporte-pièce.


Bref, ce tissu d’âneries aurait peu de chances de convaincre quiconque, si dans notre malheureux pays les esprits n’étaient pas déjà endoctrinés par des décennies de propagande. Comme prévu, toute la presse de la gauche bien pensante vante comme un seul homme les qualités de ces émissions : de l’inévitable Mediapart aux Inrocks, en passant par Telerama, Slate, le Nouvel Observateur… Dans ce concert de louanges serviles, seul le magazine Challenges détonne en comparant la série à un naufrage...
Signalons tout de même l’humour involontaire de la Production, à moins que cela ne soit la manifestation de son cynisme : Sur le site de la chaine, la vidéo de l’émission est introduite par une magnifique publicité pour... Total ! Et en anglais s’il vous plait !

Ajoutons enfin le savoureux paradoxe qui a fait se télescoper cette semaine la diffusion de cette émission avec l’attribution du prix Nobel d’économie à Jean Tirole.
Tout le gratin gouvernemental, et même au delà, s’est empressé d’honorer le lauréat à coup de déclarations ou de tweets emphatiques. Citons simplement celui de Manuel Valls : “Après Patrick Modiano, un autre Français au firmament : félicitations à Jean Tirole ! Quel pied de nez au French bashing !”

J’avoue ne pas bien connaître Jean Tirole, mais je retiens tout de même quelques savoureuses réflexions des quelques interviews et articles vus ici ou là à l’occasion de sa distinction. Elles sont marquées au coin du bon sens mais le moins qu’on puisse en dire, est qu’elle ne s’inscrivent ni dans le sens de la politique gouvernementale, ni dans la ligne éditoriale d’Arte !
Par exemple, lorsqu’il s’exclame que “la finance est un élément indispensable de l’économie” (Les Echos 2012), où bien à propos de l’Europe, “qu’Il faut aller plus loin dans les abandons de souveraineté” (La Tribune 2012). Ou encore cette magnifique tirade extraite des "Echos”, sur les crises récentes :”la crise financière de 2008 et la crise de l’euro ont toutes deux pour origine des institutions de régulation défaillantes. Ces crises ne sont pas techniquement des crises du marché - où les acteurs réagissent aux incitations auxquelles ils sont confrontés et, pour les moins scrupuleux, s’engouffrent dans les brèches de la régulation pour bénéficier du filet de sécurité public – mais plutôt les symptômes d’une défaillance des institutions étatiques nationales et supranationales.”
Citons encore en vrac : “à force de trop protéger les salariés, on ne les protège plus du tout”, “Les comportements nationalistes des années trente ont apporté une démonstration éclatante des méfaits du protectionnisme et on peut espérer que la leçon aura été apprise.”
Et enfin, “l’économie de marché a été et restera le moteur de croissance et de bien-être des nations.”

Il paraît que le professeur d’économie récompensé a proposé ses leçons à François Hollande…A bon entendeur, Salut et Fraternité !

15 octobre 2014

Le problème Zemmour (2)

Hélas, les sources du mal sont beaucoup plus anciennes que ne semble le penser M. Zemmour,  et ce n’est probablement pas d’une trop grande porosité au monde dont souffre la France, mais au contraire de s’être enfermée dans ses lubies idéologiques et de n’avoir guère regardé ce qui se passait autour d’elle. Comme elle a perdu sa puissance de jadis, elle ne peut plus entretenir que l’illusion de son influence, et son incapacité à s’ouvrir est un handicap qui pèse chaque jour un peu plus lourdement.

A dire vrai, ce n’est pas d’hier, ni même de 1968 que datent cette curieuse myopie et ce repliement spirituel.
Il faudrait sans doute remonter à la Révolution de 1789, pour voir vraiment les origines de cet arrogant virage à gauche, dont Zemmour dénonce à juste titre les méfaits. C’est peu de dire qu’à l’occasion de la terreur robespierriste, la France a raté son passage à la démocratie, en même temps qu’elle a introduit le vers socialiste dans son corpus politique et social. Il s'en est suivi une longue période d’errance de plus de deux siècles qui vit se succéder la folle chimère du Premier Empire, prodigieux édifice, mais écroulé comme un château de cartes, le retour d’une monarchie  royale éphémère et bancale, un Second Empire aussi illusoire que le précédent, plusieurs vaines révolutions, et pour finir, une pléiade de républiques dont la cinquième du genre ne donne toujours pas satisfaction aux Français ! Il n’y a vraiment pas de quoi être fier…

Parallèlement le gauchisme n’a cessé de progresser dans les esprits au point d’imprégner de nos jours les moindres recoins de la société. Tout ou presque lui est désormais inféodé, notamment l’éducation, la justice, les syndicats, les médias, la culture, et naturellement le champ politique où l’interdépendance des pouvoirs pérennise la concentration idéologique autour des courants de pensée les plus influents.
Quelque soit la tendance affichée des gouvernants, la France patauge depuis des lustres dans le même marasme socialiste auquel on fait mine d’adjoindre en fonction des circonstances et d’éventuelles pressions extérieures, un soupçon de libéralisme plus ou moins frelaté. Le Général de Gaulle dont Zemmour vante les mérites n’a pas dérogé à la règle. C’est lui qui présida aux grands chantiers sociaux post-libération, d’où émergea le fameux “modèle français” que nous traînons comme un intouchable boulet. Pour cela, n’a t-il pas fait bon ménage avec les communistes ? Ne s’est-il pas accommodé des monstrueuses nationalisations de l’époque ? N’était-il pas à la tête d’un gouvernement qui s’enorgueillissait d’avoir un ministère de l’Information ? N'a-t-il pas fait à maintes reprises la preuve d'une versatilité mensongère et par là même, n'a-t-il pas contribué à discréditer l'image de la France ?

Il faudrait toutefois remonter encore un peu plus loin dans le temps pour mettre à jour la racine la plus profonde du mal français, à savoir la propension à la pléthore administrative et à la centralisation bureaucratique.
Il serait sans doute excessif de faire endosser à Colbert la responsabilité exclusive de ce fléau jacobin tant il paraît consubstantiel au pays, et ce système pouvait trouver quelques défenseurs lorsque les communications se faisaient à cheval, mais il ne contribua pas peu à l’inadaptation au monde moderne que manifeste notre pays, et à la sclérose de ses institutions.

Cette histoire, M. Zemmour a quelque peu tendance à l'occulter dans ses raccourcis vengeurs. Et son prisme interprétatif franco-français le condamne à s'enfermer dans une logique trop étroite pour porter ses ambitions. De fait, sa nostalgie du passé le fait douter du progrès, de la démocratie, et pire, parler comme d’une calamité, du grand vent de liberté venu de l’Ouest, dont on connait la tendance à casser les frontières et à renverser les potentats établis.
Il préfère ancrer son discours dans le paradigme national “à l’ancienne”, ce qui l’amène à douter des vertus de l’Europe, et à craindre plus que tout, l’évolution de cette dernière vers le modèle fédératif qui a si bien réussi aux Etats-Unis.
Sur ces derniers il manifeste paradoxalement une opinion parfaitement banale, rejoignant ainsi tristement l’anti-américanisme qui sévit dans les esprits. Il critique violemment le libéralisme anglo-saxon qu’il juge responsable de la mondialisation, de l’uniformisation des cultures et de la liberté débridée des échanges. Au surplus, l’Amérique c’est selon lui le royaume de l’individu-roi qu’il exècre, et du communautarisme si néfaste à ses yeux.
Il ne voit donc pas la force admirable du sentiment national qui caractérise ce grand pays. Il semble ignorer la devise si vivace encore aujourd’hui outre-atlantique : e pluribus unum. Et il ne voit pas que loin d’être inculte, l’Amérique en à peine plus de deux siècles, est devenue la nouvelle Athènes du monde moderne, pour notre plus grand bien. En plus d’être le temple du progrès scientifique, elle a toujours été protectrice des arts, et au surplus, elle s’est progressivement imposée comme le berceau d’une foule d’expressions nouvelles, du cinéma à la musique en passant par la littérature !
C’est vraiment lui faire un mauvais procès que de la réduire comme tant de Gaulois aigris, à son appétit pour les biens matériels et son culte du dollar...

Au total, M. Zemmour se comporte avec la société ouverte dans laquelle il vit, pour son plus grand malheur, comme celui qui veut jeter le bébé avec l’eau du bain. Il en perçoit bien certaines dérives, dues à une permissivité irresponsable et un égalitarisme démagogique, qu'il déplore avec raison. Mais il en profite pour accuser le système de tous les maux y compris ceux auxquels il est étranger, notamment nombre de tares structurelles typiquement françaises. Et à la fin, il en vient à rejeter l’ensemble de cette société moderne, au risque d’en perdre les bienfaits inestimables, dont la liberté, qu’on devrait chérir et protéger autant que les hommes préhistoriques le faisaient avec le feu.
C'est bien dommage, car à cause de son caractère excessif et un tantinet borné, son propos s'en trouve affaibli, et il s'expose aux accusations de passéisme, de chauvinisme, voire de xénophobie, ainsi qu'à de vaines et stupides polémiques...
Le grand drame actuel est que nous ne croyons plus au modèle de la société libre qui est le nôtre, et pour lequel tant de sang a été versé, et tant de sacrifices consentis. Aujourd'hui, nous confondons le fait de vivre en liberté avec celui de vivre libre. Nous Français, si prompts à vanter la liberté, nous n'avons pas su nous adapter à cette vertu que nous avons pourtant inscrite aux frontons des palais de la République. Nous jouissons d'elle mais nous ne l'aimons pas. Nous passons notre temps à la galvauder et à l'abîmer par nos caprices d'enfants gâtés. Bientôt peut-être, nous ne serons plus dignes d'elle. Et M. Zemmour qui observe avec tant d'acuité les défauts de ses contemporains, nous entraîne à sa façon sur cette mauvaise pente, car s'il voit bien, il interprète mal...

12 octobre 2014

Le problème Zemmour (1)

A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage “Le Suicide Français”, on ne peut qu'être frappé par le rayonnement médiatique de son auteur, le journaliste et polémiste Eric Zemmour. On ne parle que de lui et on pourrait même mesurer sa cote de popularité en suivant la courbe d’audimat qui accompagne chacune de ses prestations télévisées.

L’homme est un paradoxe vivant. Quoique d’allure chétive il irradie, et son opinion, quoique très minoritaire, fait mouche. On peut même dire qu’il fait face avec jubilation à tous les petits marquis du conformisme contemporain, alignés en rangs d’oignons sur les plateaux de télé, et qui se font un devoir de confondre ce dangereux déviant à la pensée unique.
Lui, seul face à cette armée de bien pensants, ferraille avec brio, faisant feu de tout bois pour repousser leurs assauts dérisoires. Il y parvient sans peine, tant la stratégie de ses adversaires est monolithique et prévisible. Et suprême récompense, même la mauvaise foi dont il fait parfois preuve en la ponctuant d’un petit rire sardonique, contribue à renforcer le crédit dont il jouit auprès d’un peuple lassé des platitudes ronflantes et des axiomes insipides de la correction politique. 

Pourtant, si sur le champ de bataille idéologique qu’il parcourt sabre au clair, il est assez jouissif de le suivre, tant ses arguments frappent juste et fort, il faut bien avouer qu’à certains moments, l’impression est qu’il se laisse emporter par son élan, voire même qu’il se trompe de cible, ou bien qu'il s'égare dans la charge…

Au départ, les constats sont percutants et le style incisif de leur auteur fait merveille.
Lorsqu’il entreprend par exemple, la démolition du triptyque dérision-déconstruction-destruction qui fait selon lui des ravages dans la société française en minant ses piliers, pas de problème, il a raison. Ses détracteurs ont beau jeu de lui reprocher de faire au passage le procès de l’homosexualité, des femmes et de l’islam, ou de faire le jeu du Front National, il n'en a cure, démontrant qu'il n’est rien de plus faux évidemment.
Car lorsqu’il s’attaque à la confusion des genres, c’est à ceux qui détruisent méthodiquement les repères sociétaux qu’il s’adresse, non à ceux qu’il considère comme victimes de ce saccage.
Il est vrai que ce n’est pas faire injure à la communauté gay que de déplorer qu’en son nom, on en vienne à instaurer cette monstruosité légale du “mariage pour tous”. Car vouloir consacrer leur singularité par ce parfait symbole du conformisme bourgeois, c’est un peu comme vêtir Arlequin d’un costume trois pièces de courtier. C’est tout simplement grotesque.
Ce n’est pas non plus s’en prendre aux femmes que de se moquer des excès du féminisme, surtout lorsqu’ils mènent aux gesticulations insanes des Femen, ou bien à la pantalonnade récente vue à l’Assemblée Nationale, durant laquelle un député fut puni pour s’être obstiné en séance à s’adresser à madame LE Président ?
Ce n’est pas mépriser les Musulmans, que de condamner les interprétations les plus radicales de l'Islam, qui rentrent en conflit flagrant avec les principes républicains et qui basculent parfois dans le crime. Ce n’est pas une faute que de s’alarmer des dérives dangereuses qu’on voit un peu partout prendre le pas sur les pratiques respectables. Et ce n’est pas un péché d’affirmer qu’il est suicidaire de mélanger dans le même “respect” les croyants et ceux qui abusant de la crédulité de ces derniers, parlent au nom de Dieu et veulent faire de leur délire sanguinaire une loi, applicable à tous.

Mais évidemment, il n’est pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, ni de pire interlocuteur que celui qui s’échine à ne pas vouloir comprendre.
Faisant face à Zemmour, c’est toute la clique gaucho-coco-altermondialo-écolo qui aligne ses poncifs éculés aux vagues relents rousseauistes et à la couardise grégaire. Dans ce maelström visqueux de bons sentiments et de mauvaise conscience, les idées ramollissent comme de vieux chewing-gums et s’agrègent les unes aux autres en formant une gangue gluante. Le sophisme tient lieu de raisonnement et la pratique de l’amalgame ramène toujours au même fameux point Godwin, c’est à dire la reductio ad hitlerum. Quoique vous disiez, vous serez toujours traité de droitiste borné, voire de nazi. Le principe est des plus simples. Si vous vous opposez aux dernières lois supposées donner de nouveaux droits aux femmes ou aux homosexuels, vous êtes tantôt machiste, tantôt homophobe. Dans les deux cas, vous êtes suspect de fascisme, donc nazi en puissance. Si vous émettez des réserves sur les évolutions de l’islam, ou si vous vous en prenez à la cause palestinienne, vous êtes nécessairement anti-arabe donc raciste et in fine nazi également. Si vous défendez un contrôle accru de l’immigration, vous êtes conséquemment xénophobe et donc une fois de plus raciste, c’est à dire encore nazi. Si vous défendez "une certaine idée" de la France, vous êtes nationaliste et naturellement frontiste, donc toujours nazi, etc...

En dépit de sa judaïté, supposée lui servir de talisman, Zemmour en prend donc plein la figure de la part des petits censeurs de salon. Il faut dire qu’il a osé enfreindre leurs codes !
On ne saurait donc trop le féliciter d’avoir le courage de refuser l’orthodoxie de cette pensée, outrageusement simplificatrice et manichéenne, régnant dans notre pays. Mais à l’heure de la mondialisation, on s’étonne toutefois qu’il en borne les effets dévastateurs à la seule France, qui serait selon lui de ce fait en train de se suicider. On s’étonne encore davantage qu'il fasse de cette mondialisation déferlant sur notre cocon hexagonal, l'une des causes essentielles de nos malheurs, et qu’il ne puisse envisager de solution autrement qu'en restaurant les murailles de la France, à l'image d'une forteresse médiévale ?
Car si notre pays est indiscutablement en phase de déclin, c’est peut-être parce qu’il est moins conquérant que du temps de Louis XIV ou de Napoléon. C'est peut-être aussi parce que l’esprit français si rayonnant autrefois, est aujourd’hui en berne. Mais c'est sans doute beaucoup parce que nous nous obstinons à ne pas vouloir voir que le monde a changé, hors de nos frontières. De ce point de vue, “la Mélancolie Française” dont fait preuve Eric Zemmour témoigne d’un peu trop de passéisme. A le lire, la France d’avant 68 aurait été grande et belle, et la décadence qu’il déplore serait presque entièrement contenue dans la période toute récente, allant de la fin des années soixante à nos jours ! En conséquence, il n’y aurait de salut à espérer, qu’en remettant sur pied la Nation d’avant ce joli mai de 1968 ! 

(à suivre...)

03 octobre 2014

Courage, des règles mentons...

Les velléités gouvernementales en matière de déréglementation n’ont pas été bien loin. Il a suffi d’un jour de manifestations ce 30 Septembre, pour qu’elles soient illico rangées au placard… Au surplus, on a vu le ministre qui portait l’esquisse d’ébauche de projet de réforme, M. Macron, se défausser avec une certaine lâcheté du dossier sur son prédécesseur, M. Montebourg ! On a pu ainsi mesurer la force des convictions de cet ex-banquier que d’aucun qualifiaient de libéral ! Il a même été jusqu’à affirmer que la grève des professions réglementées était légitime !

Il faut dire que sur un tel sujet, la crédibilité de ce gouvernement “de gauche” ne pèse pas lourd. Après avoir refusé l’assouplissement des réglementations absurdes empêchant les commerçants de travailler en soirée ou bien le week end, après avoir contraint les dirigeants d’Air France à reculer face aux exigences de ses pilotes, après toutes les reculades face aux syndicats défendant les acquis parfois ubuesques des fonctionnaires, quelle est donc la légitimité de l’Etat pour revoir les règles conférant à certaines professions de vraies rentes de situation ?

Ce n’est pas que ces réformes ne soient nécessaires évidemment, mais hélas, on se demande bien qui aura en France assez de courage, de détermination et de cohérence pour les mener à bien, en toute équité et pragmatisme. Nicolas Sarkozy lui-même après avoir annoncé la “rupture” s’en est bien gardé. Et pour l’heure, ni lui ni personne n’ose vraiment aborder la question.

Pourtant, comment aujourd’hui dans une société moderne de citoyens libres et éclairés, oser encore défendre tous ces privilèges dignes de “l’ancien régime” ? Comment par exemple oser pérenniser le monopole des Pharmacies ? “On marche sur la tête”, comme dit le clip publicitaire Leclerc, déplorant que “ses docteurs en pharmacie n’aient toujours pas le droit de vendre des médicaments n'imposant pas d'ordonnance !” 
Les effets pervers de l'abus des réglementations sont particulièrement démonstratif dans le domaine des médicaments. Bien que leurs prix soient régis en France par une officine gouvernementale (Comité Economique des Produits de Santé), ils s'avèrent largement plus élevés que la moyenne observée en Europe, notamment dans des pays où le système est privatisé !
Le parallèle peut être établi avec le prix vertigineux des lunettes, si bien remboursé par les assurances complémentaires, grâce à une législation contraignant à produire de manière quasi systématique une ordonnance médicale, alors qu'un opticien audacieux a démontré qu'il était possible de proposer des lunettes à 10€ !
En réalité dans ce système, l'encadrement conduit à l'irresponsabilité générale, même de ceux qui en font les frais en définitive, à savoir les citoyens...

A l’heure d’Internet, où tous les circuits explosent, ou un grand vent de liberté se met à souffler sur le monde, où l’information est supposée rendre les consommateurs toujours mieux informés, comment prétendre encore pouvoir ériger des murailles protectionnistes ? Non seulement c’est ridicule, mais cela se traduit bien souvent par l’effet inverse de celui recherché. Loin de protéger les professions qu’il réglemente, l’Etat les asphyxie sous les contraintes. Ainsi en est-il des taxis face au libre marché des véhicules avec chauffeurs, des hôtels face aux sites de location libres et aux chambres d’hôtes, de la SNCF face aux sites de covoiturage ou de transport par bus, des librairies traditionnelles face aux télécommerçants, et d’une manière générale, de tous les commerçants classiques face aux sites web de vente entre particuliers ou d’enchères…
Ayant plombé les premiers de règles, de taxes, de normes et toutes sortes de moyens de coercition, il cherche à pénaliser les autres. De la même manière, après avoir dissuadé par une avalanche hallucinante de taxes, les automobilistes d’acheter des véhicules à essence, il veut aujourd’hui faire de même pour le diesel qu’il avait soi disant épargné (en réalité simplement un peu moins taxé). Résultat, tout le monde est étranglé…

A la vérité, on a rarement vu Etat plus incohérent qu’à notre époque. Certes les électeurs l’ont voulu après tout. 
Paradoxe étonnant, après avoir voté pour des gens à la vision bornée par des idéologies, les Français passent leur temps à contourner les règles que ces derniers érigent en leur nom. Ils sont paraît-il attachés au modèle social supposé les rassurer mais usent de tous les stratagèmes pour éviter d’en payer la charge accablante. Ils ont élu en toute connaissance de cause un politicard démagogue vantant l’impôt “pour les autres”, mais s’apercevant qu’ils sont dans le collimateur, ils n’ont de cesse d’éviter d’en être la cible ! Ils veulent des petits commerces près de chez eux mais s’empressent de faire leurs courses dans les zones regroupant les hypermarchés ou bien sur le web!
En définitive, si l’Etat est inconséquent, les citoyens sont irresponsables. Et quel est le primum movens de ce cercle vicieux, nul ne saurait plus le dire...

08 mai 2014

Turgot lumineux (4)

Dans le court essai sobrement qualifié de projet d'article, intitulé Valeurs et monnaies, daté de 1769, Turgot peaufine les principaux concepts qu'il a précédemment forgés. L'épure est d'autant plus convaincante, qu’elle est dénuée de toute rhétorique ou d’effet de style. Seul le raisonnement se déploie, étape par étape et d’évidence en évidence pourrait-on dire, tellement il paraît limpide, jusqu’à atteindre une portée universelle, intemporelle.

Turgot s’emploie tout d’abord à montrer combien est essentielle la détermination de la valeur des choses, qui conditionne pour ainsi dire notre vie. Il montre qu'il s'agit d’une notion éminemment fluctuante, qui s’apprécie en fonction des circonstances et des besoins, et bien souvent par comparaison. Il n’y a en l’occurrence pas de valeur absolue.
Ainsi un sauvage esseulé sur une île déserte fera plus de cas s'il a faim, "d’un morceau de gibier que de la meilleure peau d’ours, mais que sa faim soit satisfaite et qu’il ait froid, ce sera la peau d’ours qui lui deviendra précieuse…”

Quoique le prix qu'on accorde à une chose dépende donc largement du besoin qu'on en éprouve, il est encore plus lié à la difficulté qu'on rencontre à se la procurer. Par exemple, “l’eau malgré sa nécessité et la multitude d’agréments qu’elle procure à l’homme n’est point regardée comme précieuse dans les pays bien arrosés.”
La rareté est donc un autre déterminant de la valeur des choses, tout comme le travail nécessaire à leur production.

Ces préliminaires posés, la vision peut s'élargir. Si dans la même île déserte, deux êtres viennent à se rencontrer, et s'ils ne trouvent pas l'occasion de se battre, ils comprendront sans doute assez vite tout l’intérêt des échanges.
Plutôt que de s’enquérir chacun de son côté des mêmes biens : chasser ou pêcher pour se nourrir, faire des vêtements pour s’habiller, chercher du bois pour se chauffer, il leur apparaîtra tôt ou tard plus efficace de s’échanger ce que chacun aura acquis, en plus du nécessaire. En se spécialisant, ils ne peuvent en effet que s'apercevoir qu’ils gèrent mieux leur temps, mais aussi qu'ils acquièrent de l’habileté, sont mieux à même de développer des compétences ou des techniques, et finalement produisent
plus de biens en se répartissant les tâches, que si chacun devait les accomplir toutes successivement.
Autrement dit, “l’introduction de l’échange entre les deux hommes augmente la richesse de l’un et de l’autre, c’est à dire leur donne une plus grande quantité de jouissances avec les mêmes facultés.”
A l'inverse, si chacun avait exactement de quoi satisfaire ses besoins, il n’y aurait plus ni échange, ni commerce, ni émulation et donc pas de progrès. Ce serait un monde dont l’uniformité tiendrait plus de l’animalité que de l'humanité.

Avec l’accroissement du nombre des individus, les effets de cette mécanique s'amplifient grâce à la diversité des compétences, et surtout de la concurrence qui s'installe entre les individus pour optimiser les échanges et améliorer leur qualité.…
Turgot souligne cependant qu’une des puissantes incitations poussant à échanger des denrées réside dans “la supériorité de la valeur estimative attribuée par l’acquéreur à la chose acquise sur la chose cédée.” En d'autres termes, il faut ressentir davantage de nécessité pour le bien qu'on acquiert que pour celui qu'on cède.
Le plein épanouissement de ce système passe par l'invention de la monnaie, qui facilite l’évaluation des biens et décuple la portée des échanges. Ainsi naît le commerce dont la monnaie est en quelque sorte l’expression naturelle. Celle-ci "a cela de commun avec toutes les espèces de mesures, qu’elle est une sorte de langage qui diffère, chez les différents peuples, en tout ce qui est arbitraire et de convention, mais qui se rapproche et s’identifie, à quelques égards, par ses rapports, à un terme ou étalon commun.”

*****

On ne saurait évoquer le legs intellectuel laissé par Turgot sans citer les lettres sur le commerce des grains qu'il écrivit à celui qui le précéda immédiatement dans la fonction de Contrôleur Général des Finances, l’Abbé Terray.
Ecrites en 1770, elles attestent du génie visionnaire de leur auteur qui préfigura étonnamment l’avènement du capitalisme industriel, en en faisant une description résolument optimiste, aussi solide que les démonstrations éclatantes de Newton en physique. Seulement trois des 7 lettres sont parvenues jusqu’à nous, mais quelle leçon !

Il faut préciser qu'à la fin du règne de louis XV, le pays se trouvait en quasi faillite tant l'Etat était endetté, tant il y avait de pauvreté, et tant le système économique était asphyxié sous une chape de réglementations plus archaïques les unes que les autres. Face à cette misère proliférante, un certain nombre d'idées reçues circulaient, dont l’abbé Terray était un des partisans, qui faisaient de la liberté du commerce une des causes du désordre, car “elle n’était favorable qu’au plus petit nombre des citoyens, indifférent aux cultivateurs et très préjudiciable à l’incomparablement plus grand nombre des sujets du Roi.”
Les mêmes imaginaient qu’il était donc opportun de rogner les revenus des propriétaires terriens par tous les moyens, dont l’augmentation des charges et des impôts. On prônait également l’alourdissement des taxes sur le commerce avec l’étranger.

Complètement à contre courant de la pensée dominante de l'époque,Turgot démontre dans ces missives inspirées que ce genre de politique est non seulement inopérant, mais qu’il ne peut très probablement qu’aggraver la situation.
Il lui paraît absurde notamment de penser qu'en appauvrissant systématiquement les riches, on puisse améliorer le sort des pauvres, et en défendant l'idée inverse, il invente tout simplement le capitalisme moderne.
“L'accroissement de richesses pour la classe des fermiers cultivateurs", écrit-il, "est un avantage immense pour eux et pour l’Etat. Si l’on suppose que l’augmentation réelle du produit des terres soit le sixième du prix des fermages.../... ce sixième accumulé pendant six ans au profit des cultivateurs fait pour eux un capital égal à la somme du revenu des terres affermées. Je dis capital, car le profit des cultivateurs n’est pas dissipé en dépenses de luxe. Si l’on pouvait supposer qu’ils le plaçassent à constitution pour en tirer l’intérêt, ce serait certainement un profit net pour eux, et l’on ne peut nier qu’ils en fussent plus riches ; mais ils ne sont pas si dupes, et ils ont un emploi bien plus lucratif à faire de leur fonds; cet emploi est de le reverser dans leur entreprise de culture, d’en grossir la masse de leurs avances, d’acheter des bestiaux, des instruments aratoires, de forcer les fumiers et les engrais de toute espèce, de planter, de marner les terres, s’ils peuvent obtenir de leurs propriétaires un second bail à cette condition…”

La facilité pour les entrepreneurs d'accumuler des capitaux, loin d'être nuisible à la société, dynamise donc l'industrie et le commerce, conduit à l'augmentation du nombre des marchands, et ce faisant, contribue non pas à augmenter les prix mais à les diminuer.
A contrario, ni les taxes, ni les règlements contraignants "ne produiront un grain de plus", mais ils ne peuvent que brider le marché et empêcher que le grain, surabondant dans un lieu, ne soit porté dans des lieux où il est plus rare.

In fine, il apparaît évident que les intérêts du propriétaire, du cultivateur et du consommateur sont liés et qu'il n’y a donc aucune raison pour que la liberté du commerce profite ou nuise plus aux uns qu’aux autres, ce qui fait s’interroger Turgot : “Qu’imagine-t-on gagner en gênant la liberté ?"

Turgot s'oppose également avec force à la sur-taxation du commerce extérieur ainsi qu'à toute mesure protectionniste.
En premier lieu, il souligne l’importance pour un pays d’avoir une balance commerciale équilibrée car “sans cette égalité de balance, la nation qui ne ferait qu’acheter sans vendre serait bientôt épuisée, et le commerce cesserait.”
Ainsi tombe l'unique argument plaidant pour le protectionnisme, car “Ce n’est que sur l’excès dont l’exportation surpasse l’importation, qu’on peut imaginer de faire porter la portion de l’impôt qu’on voudrait faire payer aux étranger." Dans tous les autres cas, "les propriétaires nationaux resteront toujours chargés de la totalité de l’impôt."
Ainsi, l'idée "de faire contribuer les étrangers aux revenus de l’Etat et de détourner le poids d’une portion des impôts de dessus la tête des propriétaires nationaux.../... n'est qu'une pure illusion", et “tous les efforts que l’ignorance a fait faire aux différentes nations pour rejeter les unes sur les autres une partie du fardeau n’ont-ils abouti qu’à diminuer, au préjudice de toutes, l’étendue générale du commerce, la masse des productions et des jouissances et la somme des revenus de chaque nation.”

Non seulement la vision de Turgot s'inscrit dans une modernité étonnante, mais elle pressent le caractère néfaste de l'étatisation et des nationalisations.
Il commence sa démonstration par une observation de bon sens : "Quand le gouvernement [par ses réglementations et ses impôts et taxes] a détruit le commerce qui l’aurait fait vivre, il faut que le gouvernement s’en charge.../…
Mais lorsque ce dernier se met à la place des entrepreneurs, cela génère de l'inertie, sans pour autant prémunir contre le risque de malversations, "parce qu’il emploie des agents subalternes aussi avides au moins que les négociants, et dont l’avidité n’est pas, comme celle de ces derniers réprimée par la concurrence." Au surplus, "ses achats, ses transports se feront sans économie.../... il ne commencera d’agir qu’au moment du besoin."
A cet égard, il met en garde contre le projet proposé par plusieurs experts, de “former une compagnie qui, au moyen du privilège exclusif d’acheter et de vendre, se serait chargée d’acheter toujours le grain au même prix, et de le donner toujours au peuple au même prix”. Ce système revient à instituer un double monopole : “Monopole à l’achat contre le laboureur, monopole à la vente contre le consommateur.”
En outre et surtout, même en n’employant que des gens dotés d’une “probité angélique” et d’une “intelligence plus qu’angélique” on ne parviendrait qu’à mettre sur pied une machinerie complexe et inefficace: comment garantir un prix constant si plusieurs années de disette se succèdent, et si “par la mauvaise régie, par les fautes et les négligences, par les friponneries de toute espèce attachées à la régie de toute entreprise trop grande et conduite par un nombre trop grand d’hommes, que deviendra la fourniture qu’elle s’est engagée à faire ?.” “Daignez envisager”, s’exclame Turgot, “l’effet qui résulterait de la banqueroute d’une pareille compagnie.”
Par cet avertissement dont l’écho se prolonge jusqu’à l'époque contemporaine, pour ceux qui veulent bien l’entendre, Turgot tente de prévenir l’émergence de trusts publics ou privés, si énormes, que la perspective de leur défaillance peut faire vaciller le système entier. Cette idée est parfaitement résumée par le fameux “too big to fail” anglo-saxon...

En définitive, Turgot s’interroge sur les raisons qui poussent certains à vouloir “s’échiner à produire par les moyens les plus compliqués, les plus dispendieux, les plus susceptibles d’abus de toutes espèce, et les plus exposés à manquer tout à coup.../… ce que le commerce laissé à lui-même doit faire infailliblement, à infiniment moins de frais et sans aucun danger, c’est à dire égaliser autant qu’il est possible les prix du grain dans les bonnes et dans les mauvaises années….”C’est pourquoi il propose à l’abbé Terray, de supprimer tous les droits de minage et de péage existant encore sur les grains, l’abrogation de la maîtrise de boulangers nuisant à une saine concurrence, et en revanche, de promouvoir toute mesure destinée à encourager les meuniers à produire de la bonne mouture et de bonnes farines…

30 avril 2014

Turgot, lumineux (3)

Le chef-d’œuvre impérissable et vraiment novateur de Turgot fut son étude relative à la Formation et distribution des richesses, datée de 1766.
Dans cet ouvrage d'à peine 70 pages, il se révèle le génial précurseur d'une vision libérale pragmatique novatrice, qui sera développée par Adams Smith quelques dix ans plus tard en Angleterre.
Surtout, avec un siècle d'avance sur Marx, il théorise le capitalisme naissant. Mais à l'inverse de ce dernier qui y voyait une machine infernale destinée par essence, à exploiter et asservir l’homme, Turgot en fait le moteur même de l'économie moderne et un formidable instrument de progrès.

Son analyse est particulièrement visionnaire si l'on pense qu'à son époque, la société était régulée de manière tellement rigide que le destin de chaque être humain était quasi prédéterminé en fonction de la position sociale du berceau familial et du rang de naissance dans la fratrie !


Si Turgot s'éleva contre les privilèges liés à la naissance et les rentes de situations, il ne prôna pas pour autant l'égalité, bien au contraire.
Le primum movens de toute économie est pour Turgot, comme pour les physiocrates, situé dans les ressources tirées de la terre : “Le laboureur peut, absolument parlant, se passer du travail des autres ouvriers, mais aucun ouvrier ne peut travailler si le laboureur ne le fait vivre…”.
Dans le même temps, il affirme qu’une répartition égalitaire des terres est une illusion car force est de reconnaître que celles-ci “ont été cultivées avant d’être partagées.”
De toute manière, même si cela avait été possible, le monde serait désespérément statique puisque tout commerce, tout échange aurait été impossible “dans la supposition d’un partage égal des terres, où chaque homme n’aurait que ce qu’il lui faudrait pour se nourrir.”
Plutôt que de tenter de reconstruire un monde idéal, mais théorique, Turgot se fonde sur la réalité des faits et constate que dans l’histoire de l’humanité, les sources d’inégalités furent nombreuses à se faire jour et sont en définitive consubstantielles au monde. La première relève de l’évidence : “Les premiers propriétaires occupèrent autant de terrain que leurs forces leur permettaient d’en cultiver : plus ils étaient forts ou dotés d’une nombreuse famille plus leur domaine était étendu.” Mais il y a bien d’autres raisons aux inégalités : “Tous les terrains n’avaient pas la même fertilité”, “Les successions remodelèrent les domaines en les agrandissant ou en les divisant”, enfin “L’intelligence, l’aptitude à l’action le courage furent la quatrième source d’inégalité.”

Partant de la mise en valeur de la terre et du commerce de ses produits, Turgot définit les principales classes dont la société est naturellement amenée à se doter.
“En premier lieu quand un cultivateur devient suffisamment riche, il peut cesser de travailler la terre pour se consacrer à la gestion et à d’autres tâches.” Il représente la classe des propriétaires ou encore "classe disponible". Initialement c’est la seule classe détentrice de capitaux et susceptible de rentabiliser une entreprise.
Les propriétaires, grâce au rapport de leurs biens peuvent rémunérer des ouvriers pour travailler, des artisans pour fournir des outils ou d’autres prestations, ces derniers incarnant la classe salariée ou, pour reprendre les termes de Turgot, “stipendiée.” De cette manière, la classe stipendiée, industrieuse, est amenée à se subdiviser en entrepreneurs, capitalistes, artisans et simples ouvriers. Dès lors, le moteur du capitalisme est lancé, rebattant en permanence les cartes du jeu économique dans lequel chacun peut, en fonction de ses aptitudes, de son travail, et d’un peu de chance, créer ou perdre des fortunes.
Turgot fut ainsi le premier économiste à énoncer cet axiome toujours pertinent : "Ce sont les capitaux seuls qui forment et soutiennent les grandes entreprises [d’agriculture]."

Dans le cours de l’histoire, la rémunération accordée par les propriétaires aux stipendiés, prit toutefois des formes variées, pas toujours honorables. Turgot en décrit cinq.
La plus ancienne fut la “culture par des salariés” dans laquelle le propriétaire prenait toute la récolte mais fournissait aux ouvriers les moyens de travailler (outils, semences) et un salaire. La rentabilité n’était pas optimale puisque les ouvriers n’avaient aucun intérêt à produire, et le propriétaire était incité à exercer une tutelle souvent très contraignante. Paradoxalement cette technique ancestrale est resté le substratum de l’économie étatisée nivelée, caractérisant les régimes socialistes...
La seconde technique fut plus calamiteuse encore. Ce fut, selon les propres mots de Turgot, “cette abominable coutume de l’esclavage.”
Alors que la pénurie de main d’oeuvre locale pouvait se faire sentir, tandis que par le biais de la colonisation des populations entières étaient asservies, “des hommes violents ont alors imaginé de contraindre d’autres hommes à travailler pour eux. Ils ont eu des esclaves dont le seul salaire était le gîte et la nourriture.” Inutile de s’appesantir sur le caractère infamant de cette méthode, vouée à disparaître dans toute société de liberté.
Elle laissa la place heureusement, à d’autres systèmes, moins inhumains. La culture par métayage par exemple dans laquelle le métayer gagne une partie de la production, en général la moitié (on disait alors “colon à moitié fruits”). Enfin, la culture par fermage ou louage des terres, lorsque le propriétaire abandonne la totalité des récoltes moyennant rétribution par une rente ou un loyer. C’est en définitive le système qui s’imposa, quoiqu’il ne soit réellement adapté qu’au monde agricole.

Dans la conception économique développée par Turgot, la notion d’échange est fondamentale. Tout ce qui lui fait entrave s'avère anti-naturel et néfaste.
L’échange se réduit en règle au commerce “qui donne à chaque marchandise une valeur courante relativement à chaque autre marchandise.” "Toute marchandise est donc monnaie puisqu’elle mesure et représente toute valeur. Réciproquement toute monnaie est marchandise."
Dans cette logique limpide, les métaux précieux, or et argent, on l’avantage d’avoir une valeur facile à apprécier par leur poids et leur titre, d’être inaltérables et d’être facilement divisible. Grâce à ces qualités, et bien qu’ils n’aient pas d’utilité fondamentale, ils ont toujours eu une valeur intrinsèque.
Il n’y a rien d’étonnant donc à constater que “dès que les hommes ont pu tirer de leurs terres un revenu plus que suffisant pour satisfaire à tous leurs besoins, ils éprouvèrent la nécessité, par prudence ou inquiétude de l’avenir, de convertir ces surplus en matières le moins périssables possible”, d’abord en recourant aux valeurs mobiliaires (meubles, vaisselle, bijoux, maisons, terres, outils, bestiaux…) puis aux métaux-monnaie, devenant capital en soi.

C’est une des grandes forces de Turgot d’avoir compris et décrit comme nul autre, les règles naturelles du commerce. De ce point de vue, certaines de ses remarques conservent une fraîcheur étonnante si ce n’est prémonitoire de nombre de problématiques de la société contemporaine :
“Le détaillant apprend par expérience, par le succès d’essais bornés faits avec précaution, quelle est à peu près la quantité des besoins des consommateurs qu’il est porté à fournir.”
“Le négociant envoie des marchandises du lieu où elles sont à bas prix dans ceux où elles se vendent plus cher.”
“Toutes les branches du commerce roulent sur une masse de capitaux .../… qui ayant été d’abord avancés par les entrepreneurs .../… doivent leur rentrer chaque année avec un profit constant. C’est cette avance et cette rentrée continuelle des capitaux qui constituent ce qu’on doit appeler la circulation de l’argent. Aussi vitale à la vie économique que la circulation du sang pour la vie d’un animal…”
“Si les entrepreneurs cessent de retirer leurs avances avec le profit qu’ils sont en droit d’attendre, il est évident qu’ils seront obligés de diminuer leurs entreprises, que la somme du travail, celle des consommations des fruits de la terre, celle des productions et du revenu, seront d’autant diminuées, que la pauvreté prendra la place de la richesse, et que les simples ouvriers, cessant de trouver de l’emploi, tomberont dans la plus profonde misère.”

Une des contributions essentielles de Turgot à la science économique, fut l’éclairage original qu’il donna à la mécanique du crédit et de l’endettement. Souvent critiqués à son époque, les prêts représentaient selon lui, un mode d’utilisation efficace des capitaux. Dans cette logique écrivait-il, “le prêt à intérêt n’est exactement qu’un commerce dans lequel le prêteur est un homme qui vend l’usage de son argent et l’emprunteur un homme qui l’achète…”
Sa conception libérale s’exprimait à cet égard de manière explicite : “C’est une erreur de croire que l'intérêt de l’argent dans le commerce doive être fixé par les lois des princes. Ce prix est un peu différent suivant le plus ou moins de sûreté qu’a le prêteur de ne pas perdre son capital, mais à sûreté égale, il doit hausser ou baisser à raison de l’abondance et du besoin.../… La Loi ne doit pas plus fixer le taux de l’intérêt de l’argent qu’elle ne doit taxer toutes les autres marchandises qui ont cours dans le commerce.”

Le sujet permet une fois encore de mesurer la profondeur de vue de celui qui n’était alors que l’intendant du Limousin, et qui donna pourtant des clés essentielles pour comprendre les interactions entre épargne et flux monétaires. Pour résumer sa pensée, s’il y a peu d’argent épargné en capital, il y en a plus à circuler et donc sa valeur diminue. En revanche, il y a par voie de conséquence moins d’argent à prêter et sans doute plus d’emprunteurs, donc les taux d’intérêts s’élèvent. 

La proposition inverse est bien entendu tout aussi vraie, ce qui amène à la formule de portée universelle, énonçant que "l’intérêt courant de l’argent est le thermomètre par où l’on peut juger de l’abondance ou de la rareté des capitaux."
Très originale pour son temps, et toujours pleine d’actualité, fut également l'appréciation hiérarchique du risque, en fonction de la nature des investissements de capitaux : “L’argent placé dans des entreprises de culture, de fabrique et de commerce doit rapporter plus que l’intérêt de l’argent prêté, lequel est supérieur à celui de l’argent placé dans l’achats de terres affermées.”