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06 mars 2020

Avec Pessoa dans Lisbonne (3)

Derrière la morgue du solitaire qui s’isole du monde, il y a toutefois la sagesse du philosophe. Revenu de tout et sans illusion sur l’humanité et les sentiments, Pessoa exprime une morale fort simple: “ne faire à personne ni bien ni mal.” S’il n’y a pas de chaleur dans sa manière de se comporter, il n’y a pas d’animosité non plus à l’égard de quiconque: “Je suis hautement sociable et l’être le plus inoffensif qui soit, mais je n’ai foi en rien, espoir en rien, charité pour rien…”
Pessoa aime à l’évidence la liberté, mais dans son esprit, c’est avant tout “la possibilité de s’isoler.” Car c’est seulement dans la solitude que l’être peut s'émanciper: “Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes et que rien ne t’oblige à les rechercher, ni le besoin d’argent, ni l'instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne peuvent trouver d’aliment dans la solitude. S’il t’est impossible de vivre seul, c’est que tu es esclave… A un autre moment, il va plus loin encore: “l’argent est beau parce qu’il libère…”
Grand rêveur, Pessoa n’éprouve pas non plus le besoin de voyager pour s’évader ou se sentir libre. Rien que l’idée lui donne la nausée, et avant même d’être parti, il est revenu de tout:” J’ai déjà tout vu ce que je n’avais vu. J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore…”. Comme tous les êtres “doués d’une grande mobilité mentale”, il éprouve “un amour organique et fatal pour la fixité” et il déteste “les nouvelles habitudes et les endroits inconnus”. Lisbonne qui n’a plus de secret pour lui suffit à son bonheur.
A la fin des fins, c’est la résignation qui l’emporte sur tout, car “l'esclavage est la loi de cette vie, et il n’en est pas d’autre, car c’est à cette loi qu’on doit se soumettre, sans révolte ni refuge possibles.../… Ne pas tenter de comprendre; ne pas analyser…. Se voir soi-même comme on voit la nature; contempler ses émotions comme on contemple un paysage - c’est cela la sagesse.../… Personne ne pourra me dire qui je suis, ni ne saura qui j’ai été.”
Il ressent le temps qui passe “comme une immense douleur”, et pour en atténuer les effets, selon lui, “sage est celui qui monotonise la vie” dans l’attente de la mort, laquelle n’a pour lui rien de dramatique, bien au contraire: “Nous sommes faits de mort. Cette chose que nous considérons comme étant la vie, c’est le sommeil de la vie réelle, la mort de ce que nous sommes véritablement. Les morts naissent, ils ne meurent pas…” Paradoxalement, il n’est pas pressé, et reste attaché à la vie pour des raisons étranges, voir un brin contradictoires: “Je n’ai jamais envisagé le suicide comme solution, parce que je hais la vie, précisément par amour pour elle !”

Sur Dieu, son opinion n’est pas définitive, mais il se rapproche de l’agnosticisme voltairien: “si l’on considère sérieusement ce fait essentiel qu’est la grande horlogerie de l’univers, je n’ai jamais compris que l’on puisse en même temps nier l’existence de l’horloger.”
Il repousse en tout cas les arguments habituels de ceux qui doutent, et plus encore de ceux qui professent avec assurance l’athéisme : “Je comprends qu’on attribue à cette intelligence suprême quelque élément imparfait. Je comprends également, si l’on tient compte du mal qui existe dans le monde, on ne puisse admettre l’infinie bonté de cette intelligence parfaite. Je le comprends, sans l’admettre.../… Quant à nier l’existence de cette intelligence, c’est à dire de Dieu, cela me semble l’une de ces imbécilités qui affectent sur un point l’intelligence d’hommes qui, sur tous les autres points, peuvent fort bien être des esprits supérieurs…”

Pour achever cette incursion dans l’univers foisonnant de Pessoa, il ne reste plus qu’à s'appesantir un peu sur le seul sujet qui lui tint à coeur dans sa vie, la littérature. Il s’agit sans aucun doute pour lui, “du plus beau des arts”, un domaine “où seule compte l’excellence”. On a vu son intransigeance vis à vis de la langue. S’agissant de l’art en général, Pessoa n’est pas moins exigeant, ce qui l’amène à répudier maintes formes prétendues artistiques, qui ne sont rien d’autres pour lui que l’expression de banalités sans intérêt. La création n’est pas à la portée de tout le monde, et si le fond importe, la perfection de la forme lui paraît essentielle: “lorsque le critère de l'art était une construction solide, un respect scrupuleux des règles, bien peu pouvaient se risquer à être des artistes, et parmi ceux-là, la plupart étaient fort bons. mais lorsque l’art cessa d’être considéré comme une création, pour devenir l’expression des sentiments, alors chacun put devenir artiste, puisque tout le monde a des sentiments…”
La littérature quant à elle, constitue la quintessence de ce que l’esprit humain peut construire, et sa force est sans nul doute d’être en lien direct avec les rêves. Elle s’en nourrit pour l’auteur et les alimente pour le lecteur : “ce mariage de l’art et de la pensée, cette réalisation que ne vient pas souiller la réalité - m’apparaît comme le but vers lequel devrait tendre tous les efforts de l’être humain s’il était vraiment humain, et non pas une excroissance superflue de l’animal.../… Pour être son être véritable, on n’y parvient qu’en rêvant, parce que la vie réelle, la vie humaine, loin de vous appartenir, appartient aux autres. remplace donc la vie par le rêve et ne te soucie que de rêver à la perfection. Dans aucun des actes de la vie réelle, depuis celui de naître jusqu’à celui de mourir, tu n’agis vraiment: tu es agi; tu ne vis pas: tu es seulement vécu.”

Avant tout poète, et attaché à la beauté des formes autant qu’à la force du rêve, Pessoa a quelque chose de parnassien. A l’instar de Mallarmé, il se plaît à évoluer dans une symbolique éthérée, ce qui éclaire une de ses devises, qu’il livre au lecteur en forme de conseil: “Deviens aux yeux des autres un sphinx absurde.”
Il y aurait encore des foules de choses à dire et à retirer de cet étrange et envoûtant Livre de l’Intranquillité, tantôt caustique et désespéré, tantôt extra-lucide et résigné. Avant de le refermer, voici deux extraits poétiques en diable qui disent bien l’essence de ce rêve éveillé, et de l’âme lisboète, célestes mais nourris de sensations:

Rêve triangulaire
La lumière avait pris une teinte jaune d’une lenteur excessive, un jaune sale et blême. Les intervalles entre les choses s’étaient élargis, et les sons, espacés selon un ordre nouveau, résonnaient de façon décousue. On les avait à peine entendus qu’ils cessaient d’un seul coup, comme cassé net. La chaleur, qui semblait avoir augmenté, paraissait - chaleur à l’état pur - toute froide. Les volets intérieurs de la fenêtre, juste entrouverts, laissaient apercevoir par cette fente étroite l’attitude d’expectative exagérée, du seul arbre visible. Il était d’un vert différent, tout imbibé de silence. dans l’atmosphère se fermaient des pétales. Et dans la composition même de l’espace, une corrélation différente, entre des choses analogues à des plans, avait modifié et brisé la façon dont les sons, les lumières et les couleurs utilisent l’étendue.

Enfin, une incantation aux ténèbres que Novalis n’aurait pas reniée: “Ô nuit, où les étoiles mentent de leur lumière, ô nuit, seule chose à la taille de l’Univers, change-moi, corps et âme, en une partie de ton propre corps afin que je me perde, devenu pur ténèbre, et devienne nuit à mon tour, sans rêves telles des étoiles au fond de moi, sans astre dont l’attente resplendirait depuis l’avenir…

04 mars 2020

Avec Pessoa dans Lisbonne (2)

Lorsqu’on est entré dans la touffeur ensorcelante du Livre de l’Intranquillité, il s’avère difficile d’en sortir. Il n’y a ni chemin, ni récit, ni histoire, ni même action. C’est tout l’art de l’auteur que d’accrocher le lecteur par la seule force de ses rêveries, et de créer une complicité durable. Par petites touches, se dessine un être très humble, presque effacé, mais attachant et souvent déconcertant, auquel on ne peut s’empêcher de s’identifier par moments, et qu’à d’autres on cherche vainement à comprendre. C’est un peu du mystère de l’âme humaine et de l’essence de l’existence qui se dévoile au long de pages souvent poétiques, parfois hermétiques, mais très accaparantes.
Pour tenter d’en faire goûter la saveur, rien ne vaut la méthode qui consiste à cueillir de ci de là dans cette forêt de symboles, quelques citations et de les présenter en une sorte de pot-pourri thématique suggestif.

Pour cela, commencer naturellement par le rêve : “C’est la pire des drogues car elle est la plus naturelle de toutes. Elle se glisse dans nos habitudes avec plus de facilité qu’aucune autre, on l’essaye sans le vouloir, comme un poison offert. Elle n’est pas douloureuse, elle ne cause ni pâleur ni abattement - mais l’âme qui en fait usage devient incurable, car elle ne peut plus se passer de son poison, qui n’est rien d’autre qu’elle-même.”
Le rêve, c’est une sorte d’ontologie : “Toutes mes pensées, malgré mes efforts pour les fixer, se transforment tôt ou tard en rêverie. Nous ne sommes véritablement que ce que nous rêvons, car le reste, dès qu’il se trouve réalisé, appartient au monde et à tout un chacun. Si je réalisais l’un de mes rêves, j’en deviendrais jaloux car il m’aurait trahi en se laissant réaliser…/... Cependant, même le rêve né au cours de ma réflexion finit par me lasser. Alors j’ouvre les yeux qui rêvaient, je vais à la fenêtre et je transpose le rêve vers les rues et les toits.../… Dans cette contemplation mon âme se voit réellement délivrée, et je ne pense plus, ne vois plus, n’éprouve plus aucun besoin; c’est alors que je contemple réellement l’abstraction de la Nature - de la Nature, différence entre l’homme et Dieu…”
Le rêve en somme, c’est ce qui nous permet de tout imaginer, de concevoir les projets les plus complexes sans jamais être obligé de les réaliser. Le rêve, c’est aussi ce qui préserve de l’ennui dont Pessoa livre une belle définition: “souffrir sans souffrance, vouloir sans volonté, penser sans raisonnement… C’est comme être possédé par un démon négatif, être ensorcelé par quelque chose d’inexistant.”

Lorsque l’auteur sort du royaume des songes et qu’il aborde le sujet de la conscience de soi et des autres, il exprime un sombre pessimisme, que d’aucun pourrait qualifier d’égocentrisme: “Aucun homme ne peut comprendre les autres. Comme l’a dit le poète, nous sommes des îles sur l’océan de la vie; entre nous ondoie la mer, qui nous définit et nous sépare.../… Nous ne possédons ni un corps, ni une vérité - pas même une illusion. Nous sommes des fantômes de mensonges, des ombres d’illusions, et notre vie est aussi creuse au-dehors qu’au-dedans…”
Plus loin, la frontière entre le moi et les autres est encore plus explicite: “L’une de mes constantes préoccupations est de comprendre comment d’autres gens peuvent exister, comment il peut y avoir des âmes autres que la mienne, des consciences étrangères à la mienne, laquelle étant elle-même conscience, me semble par là même être la seule…
A la vérité, Pessoa ressent une profonde solitude. Rien ne peut vraiment la combler, car envers et contre toute compassion, “lorsqu’on souffre on est seul...” En retour, il ne parvient à s’émouvoir du sort de ceux qui l’entourent, même s’il éprouve de la sympathie pour eux: “Quelque amitié que je porte à quelqu'un, et si véritable que soit cette amitié, apprendre que cet ami est malade ou qu’il est mort ne me cause rien d’autre qu’une impression vague, indistincte, comme effacée, qui me fait honte../… J’éprouve seulement de la peine d’être incapable d’en ressentir…”
La misanthropie qui semble l’affecter repose sur des expériences douloureuses et des constats désabusés sur les comportements humains : “j’ai toujours voulu plaire. J’ai toujours souffert de ne trouver qu’indifférence.../… je reconnais en moi l’aptitude à inspirer le respect, mais non l’affection.../… je ne possède ni les qualités d’un chef, ni celles d’un subalterne. Je ne possède pas même celles de l’homme satisfait de son sort.../… Ayant constaté avec quelle lucidité, quelle cohérence logique certains fous justifient, pour les autres et pour eux-mêmes, leurs idées les plus délirantes, j’ai perdu à tout jamais la ferme certitude de la lucidité de ma propre lucidité…”
Au fond, pour lui, ce qu’on nomme habituellement l’amour n’est qu’un pis aller: “Aimer c’est se lasser d’être seul; c’est donc une lâcheté, une trahison envers soi-même (il importe souverainement de ne pas aimer…)”

Conséquence logique du sentiment de vanité de l’existence et des rapports humains, Pessoa regarde le monde qui s’agite avec lassitude. Il le contemple, mais rechigne à prendre part à l’agitation qui l’anime : “L’action est une maladie de l’esprit, un cancer de l’imagination. Agir c’est s’exiler. toute action est incomplète et inachevée. Le poème dont je rêve n’a de défaut que lorsque je tente de l’écrire…”
L’idéal, pour l’écrivain, “ce serait de n’avoir d’autre action que l’action fictive d’un jet d’eau - monter pour retomber au même endroit, bref éclat au soleil dénué de toute utilité, et faisant un bruit quelconque dans le silence de la nuit, pour que le rêveur pense à des fleuves dans son rêve, et sourie distraitement…”
Il n’est admirateur, ni des hauts faits d’armes ni des épisodes glorieux de l’histoire, ni du progrès social: “ Cela me fait mal à l’intelligence que quelqu’un puisse s’imaginer qu’il va changer quoique ce soit en s’agitant. La violence quelle qu’elle soit, a toujours représenté pour moi une forme hagarde de la bêtise humaine.../… Tous les révolutionnaires sont stupides, comme le sont, quoiqu'à un degré moindre, parce que moins gênants, tous les réformateurs.../… Impuissant à dominer et à réformer sa propre attitude, le révolutionnaire cherche une échappatoire en essayant de changer les autres et le monde extérieur.../… Rien ne me rebute autant que les vocables de la morale sociale.../… les termes de “devoir civique”, “solidarité”, “humanitarisme”, et d’autres du même acabit, me répugnent comme autant d’ordures qu’on me jetterait à la tête…”
Son mépris pour ceux qui dirigent le peuple est gigantesque et face à la foule, il se retranche dans l'individualisme: “Le gouvernement des hommes repose sur deux principes: réprimer et tromper. L’ennui c’est qu’ils ne parviennent ni à réprimer, ni à tromper. Ils saoulent tout au plus…/… J'admets toujours difficilement la sincérité des mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu seul avec lui-même qui pense réellement…

On dit souvent de Pessoa, qu’il incarne le Portugal. Pourtant sa vision de la patrie se limite à celle de la langue, à laquelle il voue un culte exclusif: “il me serait totalement indifférent qu’on prenne ou qu’on envahisse le Portugal, à condition qu’on ne me cause pas d’ennuis, à moi personnellement. Ma patrie c’est la langue portugaise. J’éprouve de la haine véritable, non pas contre ceux qui écrivent mal le portugais, qui ignorent la syntaxe ou qui écrivent selon l’orthographe simplifiée, mais contre la page mal écrite, que je déteste comme une personne réelle.”
 
A suivre...

28 février 2020

Avec Pessoa dans Lisbonne (1)

Rarement un écrivain aura autant fait corps avec une ville. Fernando Pessoa (1888-1935) c’est un peu l’âme de Lisbonne. Ce personnage déroutant est à l’image de cette cité, à la fois noble et belle mais également imprégnée d’une étrange et distante fatalité tragique. Héritage possible du drame qui la secoua en 1755, bien qu'elle fut presque entièrement reconstruite sous l’égide du marquis de Pombal, Lisbonne garde un parfum de vieille ville derrière ses grandes et nostalgiques places et avenues.
On aime ou on n’aime pas ce mélange un peu déconcertant qui fait naître des sentiments contradictoires. Il y a dans Lisbonne quelque chose de géant et de désespéré; de vastes proportions mais une sensation d’absence, et des couleurs délavées balayées par les vents océaniques. Les azulejos ont des teintes de ciels et de nuages, de mer et d’écume. Ils sont là, bien présents, mais vous parlent d’ailleurs, et d’un autre temps. Et le long de ruelles tortueuses, les tramways poussifs mais infatigables gravissent les pentes et les redescendent tels de modernes et désuets sisyphes.
Il y a dans Lisbonne comme un subtil mélange d’espérance et de désillusion, de sérénité et d’intranquillité.
C’est exactement ce qui traverse l’œuvre monumentale et inquiète de Fernando Pessoa. Lire Pessoa, c’est donc comprendre un peu mieux Lisbonne...

Le fait même que l’écrivain crut bon de recourir à plusieurs identités, qu’il qualifiait d’hétéronymes, dit bien la complexité de cet esprit tourmenté. Tantôt Fernando Pessoa, tantôt Bernardo Soares, ou bien encore Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, on se perd en conjectures devant tant de facettes d’une même personne, même si depuis Rimbaud, on sait que le Je est un autre…
Quant au Livre de l’Intranquillité, son monumental chef d’oeuvre en prose, comment le qualifier ? Richard Zenith écrivait en introduction qu’il ne s’agissait pas d’un livre, mais de “sa subversion”, voire de “sa négation”, d’un “livre en puissance, ou mieux, d’un livre en ruine, un livre-rêve, un livre-désespoir, l’anti-livre par delà toute littérature…”
Lorsque l’on se plonge dans cette “autobiographie sans évènement” comme la nomme l’auteur lui-même, on n’est pas certain d’en ressortir indemne. Comment ne pas vaciller en effet, en lisant qu’il se situe “à cette distance de tout, que l’on appelle communément la Décadence”, ou encore que selon lui “l’inconscience est le fondement de la vie”.
Et comment garder la tête froide lorsque pour être plus explicite, il tourne en interrogation ce décalage existentiel: “à nous qui vivons sans savoir vivre, que reste-t-il, sinon le renoncement comme mode de vie, et pour destin la contemplation ?”
“Je voudrais, écrivait-il encore, que la lecture de ce livre vous laisse l’impression d’avoir traversé un cauchemar voluptueux.”

C’est un fait, Pessoa est avant tout un rêveur, un inactif, un contemplatif, quasi jusqu’à l’absurde. Il n’est pas extérieur au monde bien au contraire. Il est dans l'événement, il navigue presque désincarné, dans le présent qui se déroule sous ses yeux. Mais il est seul, tel un marin, exilé volontaire sur l’océan, qui se confronte
aux éléments, sans but évident pour le commun des mortels...
Pour Pessoa, plus encore que pour la Tortue, rien ne sert de courir, rien ne sert même de partir à point, il suffit d’être... et de rêver. Car tout ce qui n’est pas rêve n’est qu’illusion. Même écrire, pour important que cela fut pour lui, apparaît dérisoire : “Je relis, lentement, lucidement, morceau par morceau, tout ce que j’ai écrit. Et je trouve que cela est nul et que j’aurais mieux fait de ne pas l’écrire…” Plus loin, il enfonce un peu plus encore le clou: “ le seul destin noble pour un écrivain, c’est de ne rien publier…”
Dans ces conditions, pourquoi diable lire ?
Parce que nous dit Pessoa, “Lire, c’est rêver en se laissant conduire par la main….”

A suivre...

30 mai 2018

Opposites #2

Si l’on cherche à comparer Philip Roth (1933-2018) à Tom Wolfe (1930-2018), on conclut bien vite que tout les oppose.
Les personnes tout d’abord. L’un est un aristocrate ombrageux, l’autre est un dandy fantasque.
Quant à l’oeuvre proprement dite, c’est le jour et la nuit si l’on peut dire.
On présente souvent Philip Roth comme un auteur provocateur, maniant une plume très acerbe pour décrire la société américaine contemporaine. En réalité Tom Wolfe apparaît bien plus subversif et son regard est infiniment plus corrosif.
Surtout, sa vision est également beaucoup plus riche et contrastée. S’il arrose de vitriol les excès et les travers de toutes sortes dont il est témoin, il est également capable de s’enticher des aventures extraordinaires qui se déroulent sous ses yeux et marquent une époque.

ça commence avec Acid Test, par une sorte de road movie déjanté racontant les péripéties hallucinées des années soixante. Wolfe s’est littéralement immergé dans ce trip fabuleux qui vit l’émergence des mouvements beatnik puis hippie générateurs d’une déferlante culturelle gigantesque. Au moment où l’on commémore en France les gesticulations des trublions de mai 68, on mesure à la lecture de l’enquête menée par Tom Wolfe, leur caractère microscopique par rapport à ce qui se passait alors aux USA.
Tandis que nos pseudo révolutionnaires s’ébrouaient dans un maoïsme de pacotille, pendant qu’ils sirotaient un jus de marxisme lénifiant à la terrasse des cafés germano-pratins en croyant réinventer le monde, tout en se gargarisant avec des slogans ineptes, l’Amérique s’abandonnait avec délice dans l’ivresse de la liberté.
Il y eut certes des outrances, et des chimères, mais de Kerouac à Grateful Dead et Bob Dylan, des Merry Pranksters à Timothy Leary et à Aldous Huxley, quelles belles illuminations, quelle poésie dans le sillage du Jazz et du Blues, au gré de l’extase psychédélique procurée par le LSD.
Tom Wolfe est un des rares écrivains à avoir su capter l’esprit de cette décade prodigieuse dont un autre aspect fut l’épopée des héros de l’aéronautique, aboutissant en 1969 à la conquête de la Lune. The Right Stuff (l'Etoffe des Héros) est une sorte de vibrant hommage à l’esprit de conquête et d’entreprise. Certains planaient en inventant des musiques nouvelles, d’autres s’envolaient dans l’espace à la poursuite de la dernière frontière...

On appela cela le Nouveau Journalisme. Tom lui s’imaginait en Balzac, en Dickens ou en Zola, constatant avec stupéfaction en se frottant de près aux évènements, que la réalité dépassait de loin la fiction.
Il usa de cette technique d’enquête par immersion pour pénétrer les milieux dits intellectuels de l’époque et cela se traduisit par quelques pamphlets décapants, tel l’hilarant “Gauchisme de Park Avenue” dans lequel il décrit avec cruauté la complaisance niaise de la bourgeoisie vis à vis des idéologies à la mode (par exemple, le chef d’Orchestre Leonard Bernstein organisant dans son appartement luxueux une fête en l’honneur des Black Panthers et s’encanaillant jusqu'à lever le poing gauche pour exprimer sa rébellion contre un système dont il était l'enfant chéri). Tom Wolfe appela cela le Radical Chic et cela lui valut d’être étiqueté comme conservateur par l’intelligentsia qui n’aime pas qu’on plaisante avec ses lubies. Quand il déclara benoîtement qu’il avait voté en 2004 pour George W. Bush, il fit proprement scandale, prouvant ainsi que lui était bel et bien dans la subversion, contrairement à tant de soi-disant rebelles à la petite semaine, si tristement conformistes...

Il n’en eut cure et cela ne l’empêcha pas de s’atteler avec succès au genre romanesque en se délestant de pavés bourrés de cocktails explosifs, distribués tous azimuts. D’abord sur le monde doré des yuppies imbus de leur supériorité de classe (Le Bûcher des Vanités), mais également sur l’insigne débauche régnant dans certaines universités (Moi Charlotte Simmons), ou la démystification de l’argent facile et de la réussite pour la réussite (Un homme un vrai)...
Autant les personnages de Roth semblent, froids et distants, murés dans un égocentrisme dédaigneux, autant ceux de Wolfe débordent de passion, d'espérances et de désespoir communicatifs. Ils sont parfois énervants mais ils sont vivants...

Au total, l'impression qui domine est que Tom Wolfe aime l'Amérique. Il la croque à belles dents et son admiration aussi bien que ses critiques sont joyeuses et jouissives. Le style est trivial mais efficace.
Tout porte à croire au contraire que Philip Roth méprise son pays dont il détaille de manière névrotique toutes les tares. Il touille une haine recuite dans le jus aigre de ses remords et turpitudes. C'est bien écrit mais c'est tragique...

Contrairement à Philip Roth, Tom Wolfe resta actif jusqu’à ses dernières années, luttant à sa manière contre les idées reçues. Une de ses dernières contributions prit pour cible la théorie de l’évolution de Darwin, portée aux nues jusqu'à devenir un symbole de la correction politique. Il en pointa les faiblesses, et critiqua sans ménagement certaines dérives, notamment ses applications au langage, par le fumeux Noam Chomsky...

26 mai 2018

Opposites #1

A dix jours d’intervalle, en ce joli mois de mai, deux éminents écrivains américains ont déserté ce monde sublunaire : exit Tom Wolfe et Philip Roth.
Vous aurez remarqué sans doute ami(s) lecteur(s) la différence dans le traitement qui leur fut réservé dans les grands médias français.
Concert de louanges pour Roth, statufié comme “un géant de la littérature américaine” (Le Monde, Hufftington Post). Un peu partout, on encense le grand homme, et on souligne l’injustice des Académies Nobel qui ne daignèrent pas le récompenser. "Avec Philip Roth le Nobel est mort !" titra même le magazine Le Point...
A l’inverse, la mort de Tom Wolfe fut mentionnée comme un fait divers. Il fut notamment qualifié de “journaliste, écrivain à succès et dandy provocateur” par le journal Le Monde, ce qui témoigne du mépris de l’intelligentsia pour le personnage...

Lorsque de telles disparités se manifestent, il est difficile de ne pas évoquer d’éventuelles connotations politiques.

On sait par exemple, comme le rappelle Le Figaro que Roth était “un démocrate façon Roosevelt”, ce qui, pour le mainstream qui fait l’opinion, s’apparente à un certificat de respectabilité.
Tom Wolfe en revanche, était considéré comme un “conservateur” aussi pur crin que la blancheur insolente de ses costumes. Il se dit même qu’il aurait soutenu George W. Bush en 2004. Quelle horreur !

Il n'est besoin de creuser longtemps pour comprendre qu'en réalité, Roth était bien plus qu’un démocrate pondéré. Il était farouchement anti-républicain.
En 2018, par exemple, il était sorti du silence de sa retraite pour régler son compte à Donald Trump qu’il avait traité “d’être inculte, incapable d’exprimer ou de reconnaître une subtilité ou une nuance », ajoutant qu’il utilisait « un vocabulaire de 77 mots. » De la part d’un écrivain attaché à décrire finement les choses on aurait pu attendre davantage de profondeur…
On connaissait depuis longtemps également sa haine pour Nixon qu’il avait caricaturé jusqu’à l’outrance dans son ouvrage “Our Gang”.

On sait qu’il n’appréciait pas davantage Ronald Reagan dont il avait affirmé qu"il avait l'âme d'une grand-mère d'un soap-opera et toute l'intelligence d'un lycéen dans une comédie musicale", (Le Point).
Naturellement George W. Bush ne valait pas mieux à ses yeux, dont il affirma qu’il était " incapable de faire tourner une quincaillerie, sans parler d'un pays comme celui-ci..."
En revanche il prit fait et cause pour Clinton, tout particulièrement lorsque ce dernier fut inquiété à juste titre pour avoir fait du Bureau Ovale le siège de ses orgies extra-conjugales. Il prit également un plaisir non feint à se faire décorer par Barack Obama dont il avait quelque peu ciré les pompes quelque temps auparavant à l'unisson des foules béates des bien-pensants...
Selon François Busnel, l'animateur TV de la Grande Librairie,  Philip Roth n’était pas un écrivain “engagé”. Heureusement…

Au plan littéraire, tout oppose également les deux écrivains dont la vision qu’ils donnèrent de leur pays et de leur société était des plus antinomiques.
S’agissant du talent de Roth, dont je ne peux juger pour ma part que par les traductions, il ne fait guère de doute. Mais s’il savait écrire, ce fut pour dire quoi ?
Les sujets qu’il aborda, et la manière de les traiter révèlent un conformisme épais, parfois graveleux, au service d’une littérature lourde comme du plomb. Depuis les égarements masturbatoires de son héros Portnoy jusqu’aux fantasmes libidineux du vieux professeur David Kepesh, beaucoup de complaisance et de racolage, et bien peu de profondeur sentimentale !

Au plan des idées, Roth est l’incarnation même de la mauvaise conscience de l’Amérique. On pourrait de ce point de vue le considérer comme un épigone du très oublié Théodore Dreiser, chef de file d’une lignée qui compta par la suite des gens comme Norman Mailer ou Russell Banks.
Disons le crûment, le catalogue des oeuvres de Roth donne l’impression qu’il n’eut qu’une idée en tête : démolir l’image trop radieuse d’une Amérique de progrès et de liberté. Il ne vécut en somme que pour remuer la fange avec une délectation morbide. Parfois même il inventa de toutes pièces des événements dont il aurait voulu se faire le contempteur. Il en est ainsi de la fable grotesque dans laquelle il imagine les Etats-Unis livré au délire nazi sous la férule de  l'viateur Charles Lindbergh.
La quasi totalité de l’oeuvre de Roth s’inscrit dans le registre éculé de la pseudo satire moralisatrice de gauche, de ce qu’il est convenu d’appeler le rêve américain. On peut égrener les titres, il en est bien peu qui échappe à ce moule idéologique, notamment parmi les plus connus: j’ai Epousé un Communiste, la Tache, Pastorale américaine, Complot contre l’Amérique...
En définitive le style de Roth, c’est l’alliage de concepts et de truismes à l’emporte-pièce, aussi pesants que dénués d’originalité, avec “l'extraordinaire sophistication des personnages, leur complexité psychologique et le détail apporté à leur comportement dans des situations banales de la vie...” (pour reprendre une expression de Laurent Bouvet dans le Figaro)

08 août 2017

Un poète très américain

Il aura fallu que Sam Shepard passe l’arme à gauche pour que je découvre son talent d’écrivain. J’ai d’autant plus honte que je connaissais et j’appréciais l’acteur.
Je savais qu’il était l’auteur de nouvelles et de pièces de théâtre, mais j’avais manifesté un navrant manque de curiosité à leur égard.
S'agissant du comédien, on évoque souvent le rôle du pilote supersonique Chuck Yeager qu’il incarna dans le film tiré du roman de Tom Wolfe l'Étoffe des Héros (The Right Stuff). Pour ma part, je me souviens davantage de lui dans les Moissons du Ciel du trop rare Terrence Malick. Splendide fresque rurale dans laquelle l’âpre rugosité du personnage faisait merveille.
Plus récemment, on a pu voir de ci de là (Cogan: Killing Them Softly, Blackthorn, Mud...), rarement hélas dans des compositions majeures, sa gueule de yankee taillée au couteau, percée d’un regard aquilin, et coiffée d’une brosse à poils drus. Même dans de petits rôles il ne laissait pas indifférent. On sentait que ce gars avait une âme bien trempée.
Il fut également l’auteur du scénario de Paris Texas, cette étrange errance mise en images par Wim Wenders, au milieu d’un nulle part imprégné de poisse, de soleil et de poussière, rythmée par la guitare de Ry Cooder tirant opiniâtrement des bends minimalistes mais entêtants.
Cette ambiance faite de petits riens, d’aventures microscopiques, de destins écorchés, de regrets, de solitude et de nostalgie, c’est la substance même de ses nouvelles. Enfin autant qu’on puisse en juger par les Balades au Paradis* qu’avec retard j’ai fini par entreprendre.
Un style cru et dépouillé, évoquant parfois Steinbeck pour conter des histoires très courtes, partant d’une anecdote souvent infime, parfois sans queue ni tête, sans début ni fin, mais qui mettent l’âme humaine à nu. En quelques traits incisifs, parfaitement maîtrisés, l’écrivain, comme un peintre, dessine une impression indélébile plus vraie que nature. C’est l’essence d’une bonne littérature, celle qui se déguste comme une liqueur où les arômes le disputent à l’acidité, mais dont chaque lampée vous chauffe les boyaux.
Sam Shepard n’est plus, mais ce héros discret d’une Amérique sauvage et libre, laisse l'empreinte d’un authentique poète...
* Balades au paradis (Cruising Paradise). Sam Shepard. Laffont Pavillon Poche.

27 février 2017

De Quincey et le rêve

La vie de Thomas de Quincey (1785-1859) est une des plus étranges dans l’histoire de la littérature. Opiomane invétéré, il fut un écrivain prolixe mais on ne lui connaît aucune oeuvre majeure. Pourtant, il eut une influence considérable sur ses contemporains et bien au delà. On sait notamment qu'il inspira de nombreux poètes, au premier rang desquels figure son compatriote et contemporain Coleridge, et comme chacun sait en France, Charles Baudelaire. Ce dernier n'aurait peut-être pas fait éclore certaines de ses vénéneuses fleurs du Mal et encore moins conçu ses fameux Paradis Artificiels s'il n'avait connu les Confessions d'un mangeur d'opium anglais du sulfureux de Quincey.


Longtemps après cette génération d'artistes romantiques et post-romantiques, ils seront nombreux jusqu'à nos jours les aficionados de l'ivresse que délivre le pavot et autres substances aussi magiques et délétères. Parmi les écrivains, on retient notamment les témoignages et expériences de Ernst Jünger (Approches, Drogues et Ivresses), d’Aldous Huxley (Les Portes de la Perception), et même celui d’André Breton qui rendit hommage à sa littérature sarcastique (notamment à son ouvrage “De l’Assassinat Comme un des Beaux Arts”) et lui fit une place dans son anthologie de l’humour noir.
Vint pour finir, toute une flopée de musiciens hallucinés de l'époque beatnik et ou hippie : Jim Morrison, Jimi Hendrix, Grateful Dead… La mort fut hélas parfois le point d’orgue de cette quête insensée, qui ne s’arrêta pas à l’opium, mais courut après des sensations toujours plus fortes...


Ni poète, ni philosophe, ni romancier, de Quincey fut un peu tout cela, tout en se faisant avant tout le chroniqueur attentif de sa propre existence, pourtant sans grand relief.
Toujours est-il que l'usage immodéré de drogues, qui fut le fait marquant et récurrent de son existence, ne l'empêcha pas de vivre jusqu'à 74 ans ce qui n'est pas si mal, à son époque.
Sans doute faut-il voir dans cette longévité l’effet d’une fort tempérament, qui prouve en tout cas “qu’après avoir usé pendant dix-sept ans et abusé pendant huit ans des vertus de l’opium, on peut toujours y renoncer…”

Il tomba jeune dans l'addiction au laudanum « sous la contrainte d'une douleur atroce », dont on ignore précisément la cause. Malgré des moments difficiles, jamais il n'admit cependant avoir commis une faute. Plus fort, « s'il avait su plus tôt et dans d'autres circonstances quels pouvoirs subtils résident dans ce puissant poison », il aurait certainement « inauguré sa carrière de mangeur d'opium dans la peau d'un chercheur de jouissances et de facultés extra, au lieu d'être un homme qui fuit un supplice extra. »
En clair, pour de Quincey, en dépit des ravages provoqués par l’opium, aucun argument moral ne saurait prévaloir contre son libre usage. Il en va de la responsabilité de chacun en somme…

Il faut dire qu'à son époque il était en vente libre dans les pharmacies, notamment sous la forme de laudanum.
L'entrée en matière dans le monde de sensations extraordinaires procurées par le « puissant, juste et subtil opium » lui parut étonnamment simple, comme il le raconta lorsque pour la première fois, il acheta une fiole de l'élixir : « Voici que le bonheur s'achetait pour deux sous, qu'on pouvait le garder dans la poche de son gilet : avoir des extases portatives bouchées en bouteilles d'une pinte, et expédier la tranquillité d'esprit en gallons par la diligence... »
S’agissant d’un breuvage enivrant, la comparaison avec le vin s’impose mais pour de Quincey, elle n’est pas en faveur de ce dernier, qui “dépouille un homme de sa maîtrise de soi”, tandis que “l'opium la renforce grandement.” Et c'est cette stupéfiante sérénité intérieure (sans jeu de mots) qu'il a chantée à sa manière.


Jünger avait constaté que sous l'effet de l'opium, le temps se dilate et devient indéfini. C’est ce que décrit de Quincey en relatant ses voyages immobiles : « Je tombais souvent dans de profondes rêveries, et il m'est arrivé bien des fois les nuits d'été, étant assis près d'une fenêtre ouverte d'où j'apercevais la mer et une grande cité,.../... de laisser couler toutes les heures, depuis le coucher du soleil jusqu'à son lever, sans faire un mouvement et, comme figé...
Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu'un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon coeur ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain. L'espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien ; c'était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l'inertie, mais de l'antagonisme majestueux de forces, égales et puissantes, activités infinies, infini repos ... »

Malgré la léthargie qu'induit la drogue, lorsqu’on parvient à ne pas totalement s'en laisser submerger, elle peut être compatible avec une vie sociale équilibrée. En dépit de certaines expériences cauchemardesques et des affres de l'état de manque, relatées par le détail dans ses confessions, jamais de Quincey ne bascula dans l’isolement ou la déshérence. Au contraire, il remarque que : “Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'opium ne m'incitait pas à rechercher la solitude, et bien moins encore l'inactivité ou l'état d'inertie et de repli sur soi-même que l'on prête aux Turcs.”
En revanche, malgré l’espoir de tout artiste, de s’élever et de voir ses capacités créatrices dopées, force est de conclure avec lui qu'il s'agit d'une impasse. Sous l’emprise de la drogue, les idées viennent à profusion et semblent incroyablement riches et variées, mais il s’avère impossible de leur donner une forme concrète, durable : “Tous les mangeurs d'opium ont l'infirmité de ne jamais finir un travail” se lamenta-t-il avec beaucoup de lucidité, allant jusqu’à donner une image quelque peu désabusée de son oeuvre, prolixe, mais désordonnée: « c'est comme si l'on trouvait de fins ivoires sculptés et des émaux magnifiques mêlés aux vers et aux cendres, dans les cercueils et parmi les débris d'une vie oubliée ou d'une nature abolie... »


Au total, ces récits décrivent une aventure étonnante et déroutante, qui se traduit au plan littéraire par mille et un rêves, et des digressions dans lesquelles on s’égare parfois, mais dont on reprend le cours avec émotion car certaines portent à l’évidence les stigmates d’expériences vécues (l’épisode poignant de la mort de sa soeur), et d’autres exaltent avec talent un univers de liberté onirique dans lequel l’auteur sait sublimer les idées qui lui traversent l’esprit en faisant feu de tout bois intellectuel : poésie, musique, philosophie, exotisme, voyages…

En définitive on peut considérer ces Confessions et ces Suspiria de Profundis, comme une sorte d’hymne au rêve, et en dépit de ses dangers, à l’opium, qui en est le puissant catalyseur.
Une chose apparaît clairement à Thomas de Quincey : “la machinerie du rêve, alliée au mystère des ténèbres est le seul grand conduit par lequel l’homme communique avec l’obscur. Et l’organe du rêve, conjointement au coeur, à l’oeil et à l’oreille, composent le magnifique appareil qui force l’infini à entrer dans les chambres du cerveau humain et qui projettent les sombres reflets d’éternité sous jacentes à toute vie sur le miroir de cette mystérieuse chambre noire - l’esprit endormi.../… 

L’opium semble posséder un pouvoir spécifique; non seulement parce qu’il avive les couleurs des scènes de rêve, mais parce qu’il approfondit ses ombres et, par dessus tout, parce qu’il renforce le sens de ses redoutables réalités…”

Illustration: William Blake, Milton's mysterious dream

24 décembre 2016

Jeux de langues

La langue est ce qu’on a trouvé de mieux pour exprimer la pensée. Mais cette dernière est si foisonnante et si insondable que la première se révèle pour la tâche, un outil bien rudimentaire. Celui qui sait manier plusieurs langues a sans doute un avantage. Non pas tant de savoir traduire des phrases d’un idiome à l’autre, mais surtout de pouvoir mieux mesurer à partir de plusieurs points de vues, la richesse de l’expression humaine.
C’est en quelque sorte à cette expérience que l’écrivain Michael Edwards tente de nous initier dans ses dialogues singuliers sur la langue française.
Il faut préciser tout de suite qu’élevé à Cambridge, il est tombé sous le charme de la France et du français qu’il maîtrise au moins aussi bien que sa langue maternelle. Preuve en est qu’il siège depuis quelques années à l’Académie Française !

Son domaine de prédilection, c’est la poésie qui est selon lui “le lieu où l’on devine tout le possible de la langue, tout ce qui demeure inexploré dans les échanges habituels.”
A partir son expérience personnelle, il propose ici une réflexion en forme de dialogue, qu’il mène tout seul, en se dédoublant pour la circonstance. Sa partie francophone est “moi”, sa partie anglophone est “me”. On pourrait trouver le procédé un tantinet artificiel et le fait est que certaines digressions semblent parfois se perdre en conjectures, agréables mais un peu exégétiques.
On trouve toutefois dans ces pages où l’érudition le dispute à l’esthétisme des considérations intéressantes. La comparaison du français avec l’anglais tout d’abord qui donne l’occasion de décrire le premier comme “une langue rangée, surveillée, où l’on se plaît à multiplier les difficultés.../… une langue mieux ordonnée que la réalité qu’elle tient  délicatement à distance”, tandis que l’anglais manifeste “une capacité à créer un sens complet et souvent complexe avec une grande économie de moyens.”
Evoquant les études linguistiques d’un certain Charles Bally, Michael Edwards, rappelle toutefois que “la construction française est restée souple voire capricieuse, rebelle aux règles inflexibles, accueillante pour les exceptions et les variétés susceptibles de rendre  les nuances délicates de la pensée…”
En un mot, plutôt flatteur, si l’anglais est “la langue universelle dans le sens grossier du mot (on la parle partout), le français est universel de manière bien plus noble. Affranchi des conjonctures, il domine dans l’ordre de l’idée, de l’esprit…”

Selon Michael Edwards, maîtriser une langue c’est voir à travers : “La langue disparaît comme intermédiaire. C’est écrit quand on ne voit plus la langue, seulement la chose dans toute sa netteté…”
Pourtant à force d’être précise la langue française frise parfois l’absurdité, notamment comme le fait remarquer Michael Edwards, lorsqu’elle entend faire “le partage de tous les objets du monde et de la pensée entre les genres masculin et féminin.” Cela tourne même à la manie lorsqu’on applique au langage les stupidités de l’idéologie égalitaire, en féminisant de manière affreuse tous les mots qui ne connaissaient qu’un genre qu’on aurait pu qualifier de “neutre” (professeure, auteure, sapeuse-pompière). L’Académie Française s’est d’ailleurs élevée contre cette mode, déniant même au gouvernement « le pouvoir de modifier de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire du français. »

Si la langue maternelle, qu’on imagine aussi naturelle que l’air qu’on respire, contribue à rendre familier tout ce qui nous entoure, l’acquisition d’un nouveau mode d’expression est comme un débarquement en terre inconnue. Cette sensation inspire à Michael Edwards une belle réflexion aux prolongements philosophiques : “Par le français, je suis entré avec bonheur dans l’étranger, mais aussi avec appréhension.../… C’est d’abord le vocabulaire qui bascule, les mots qui disparaissent pour être remplacés, alors qu’ils semblaient contenir toute la réalité ou presque.”
Lorsque la réalité perd son caractère intangible, c’est l’être lui-même qui vacille. Ainsi la langue nouvelle insinue l’étrangeté dans le moi :”Si l’on change en plongeant dans les eaux d’une autre langue, le moi n’est pas stable, on peut se demander qui l’on est.../… Nous habitons une planète qui ne parle pas notre langue. il suffit d’un changement d’optique pour que tout bascule.../…”

Méditer sur la langue mène très loin. Jusqu’à Dieu pourquoi pas, si l’on se réfère à l’évangile selon Saint-Jean qui stipule “qu’au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.”
D’où cette conclusion en forme de questionnement panthéiste, attachant aussi bien le langage à l’homme que l’homme à Dieu, de manière pourrait-on dire consubstantielle :
  • “Quand Dieu créa l’univers, le ciel et la terre, la création se trouvait-elle en dehors de lui ?
  • Je nage complètement , ou plutôt je me noie dans ce qui me dépasse tout à fait, mais je présume que Dieu projeta  l’univers hors de lui.
  • Mais si Dieu est omniprésent, comment peut-il exister quelque chose en dehors de lui ? Où trouver un endroit qui soit hors de Dieu ?”

12 juin 2015

Loti japonisant

Le style de Pierre loti, élégant et laqué, empreint de grâce hautaine, sied très bien à l'exotisme qui caractérise sa vie et sa littérature.
En racontant ses souvenirs glanés pendant les quelques mois qu'il passa au Japon à la toute fin du XIXè siècle, cette faconde fait souvent merveille.
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De fait, le récit promène avec jubilation le lecteur au sein de ces palais silencieux et déserts, figés dans une beauté hiératique. Dans ces grands espaces, où "il n'y a pas de meuble, mais seule la précieuse laque d'or qui s'étale uniformément partout..."
Loti s'extasie par exemple devant "la nécropole des vieux empereurs japonais au pied du mont Nikko, au milieu des cascades qui font à l'ombre des cèdres un bruit éternel, parcourant une série de temples enchantés, en bronze, en laque aux toits d'or, ayant l'air d'être venus là à l'appel d'une baguette magique.../... personne alentour hormis quelques bonzes gardiens qui psalmodient, quelques prêtresses vêtues de blanc qui font des danses sacrées en agitant des éventails.../... La Mecque du Japon, le cœur encore inviolé de ce pays qui s'effondre à présent dans le grand courant occidental."

L'écrivain est impressionné par les manières pleines de distinction et de raffinement du "peuple le plus poli de la Terre". Il est sous le charme de ces adorables jeunes filles au charme mutin qu'on appelle mousmés.
Il s'amuse des djin (djin-richi-cha), ces tireurs de pousse pousse secs et musclés qui trimballent à toute allure leurs passagers, en gesticulant "comme des diablotins", "en poussant des cris de bêtes" pour se donner du courage et écarter les passants.
A Kyoto, il s'amuse également au spectacle plein de préciosité de la prostitution à la mode nipponne. De "l'exposition des femmes, alignées en devanture, derrière de petites barrières en bois ; assises, très parées, très éclairées par des lampes ; blanches comme du linge blanc, à force de poudre de riz mise à paquets sur les joues ; les yeux agrandis de noir et avant, sous la lèvre d'en bas, un rond de peinture rouge qui leur fait comme l'exagération de ce qu'on appelle chez nous la bouche en cœur.."

Au sein des paysages d'extrême orient, il est ébloui par la splendeur du Fuji Yama : "le géant des monts japonais, le grand cône régulier, solitaire, unique, dont on a vu l'image reproduite sur tous les écrans et sur tous les plateaux de laque ; il est là dessiné en traits d'une netteté profonde, surprenante – avec sa pointe blanche trempée dans la neige."
D'une manière générale, il est fasciné par la nature sauvage et fleurie qui sert d'écrin aux temples chargés d'histoire qu'il visite avec une admiration teintée de nostalgie. Il évoque ces tapis de chrysanthèmes aux douces couleurs qui ornent à perte de vue les jardins sacrés à la manière de fleurs  héraldiques qui au Japon, équivalent à nos fleurs de lys.
En plein mois de novembre, il remarque les kakis, arrivés à maturité, "seul fruit qui au Japon mûrisse en abondance, semblable à une orange un peu allongée, mais d'une couleur plus belle encore, lisse et brillant comme une boule en or bruni."

Mais le point d'orgue de ce voyage, c'est assurément la réception donnée par l'impératrice, à laquelle il a la chance d'être invité. Il n'aurait voulu rater ça pour rien au monde : "Tant que je vivrai, je reverrai cela... dans le recul profond de ces jardins, cette lente apparition, si longtemps attendue ; tout le reste de la fantasmagorie japonaise s'effacera de ma mémoire, mais cette scène, jamais..." 
Après un long moment d'attente qui lui semble une éternité, la souveraine enfin apparaît entourée de nombreuses dames de compagnie. "Elles sont très loin, très loin ; il leur faudra plusieurs minutes pour arriver jusqu'à nous ; vues de la colline où nous sommes, elles paraissent encore toutes petites comme des poupées – des poupées très larges par la base, tant sont rigides et bouffantes leurs étoffes précieuses qui ne font du haut en bas qu'un seul plis. Elles semblent avoir des espèces d'ailes noires de chaque côté du visage – et ce sont leurs chevelures gommées, éployées suivant l'ancienne étiquette de cour. Elles s'abritent sous des ombrelles de toutes couleurs, qui miroitent et chatoient comme leurs vêtements. Celle qui marche en tête en porte une violette, ornée de bouquets blancs qui doivent être des chrysanthèmes : c'est elle évidemment, l'impératrice !..."

Pourtant au fil des pages s'installe un sentiment curieux, mélange de fascination et de satiété devant cette profusion de trésors, de dédain et d'incompréhension pour ce peuple qui vit sous ses yeux, mais dont il ne parvient à percer l'âme. Il l'avoue d'ailleurs dés le début du récit : "J'ai l'impression de pénétrer dans le silence d'un passé incompréhensible, dans la splendeur morte d'une civilisation dont l'architecture, le dessin, l'esthétique me sont tout à fait étrangers et inconnus."
D'ailleurs, lorsqu'il rencontre des autochtones au cours des cérémonies et nombreuses réceptions qui émaillent son parcours, "Nous nous dévisageons les uns les autres avec ces curiosités froides et profondes de gens appartenant à des mondes absolument différents, incapables de jamais se mêler ni se comprendre...."
On songe d'abord à Stendhal devant les merveilles de Florence : "à la longue, on éprouve une lassitude à voir tant d'or, tant de laque, tant d'étonnant travail accumulé ; c'est comme un enchantement qui durerait trop..."
Mais au fond, c'est plus grave, car si Loti éprouve un profond respect pour le Japon d'hier, il raille celui de son temps, déja perverti selon lui, par les moeurs occidentales. Une phrase parmi cent, suffit pour s'en convaincre "c'est dimanche aujourd'hui – et on s'en aperçoit parfaitement : ils commencent à singer nos allures et notre ennui de ce jour là, ces païens. C'est surtout la mauvaise manière qui leur a servi de modèle, à ce qu'il semble, car beaucoup de boutiques sont fermées et beaucoup de gens sont ivres..."
Plus terrible encore, ce commentaire un tantinet réducteur et franchement méprisant dans lequel il se dit "agacé pas ces sourires , ces saluts à quatre pattes, cette politesse fausse et excessive. Comme je comprends de plus en plus cette horreur du Japonais chez les Européens, qui les ont longtemps pratiqués en plein Japon ! Et puis la laideur de ce peuple m'exaspère, ses petits yeux surtout, ses petits yeux louches, bien rapprochés, bien dans le coin du nez, pour ne pas troubler les deux solitudes flasques de joues.."

On se demande ce qu'il aurait pensé du Japon qui peu de temps après ce témoignage, se lança dans une politique brutale de colonisation, et provoqua des conflits insensés ? Qu'aurait-il dit en voyant à la suite de cette folie expansionniste, ce pays vaincu, détruit, ruiné, renaître tout de même de ses cendres, accéder à la démocratie et devenir un phare du progrès technique ?
Aurait-il pensé que ce peuple avait définitivement perdu son âme, ou bien serait-il parvenu à l'idée qu'il avait en définitive réussi à surmonter ses vieux démons en restant lui-même, au terme des terribles mutations et des mésaventures qu'il endura, beaucoup par sa faute ?

Pour rester sur une impression moins défavorable, qu'il soit permis de terminer en évoquant un petit souvenir, microscopique mais touchant. Alors qu'il se promène aux alentours de Nikko, il croise un enfant déguenillé d'une huitaine d'années. Ce dernier vient vers lui. "Il porte attaché sur son dos, un petit frère naissant, emmailloté et endormi. Il me fait une grande révérence de cérémonie, si inattendue, si comique, et si mignonne en même temps, que je lui donne des sous. 
Plus tard dans la journée, il le rencontre à nouveau, et l'enfant lui tend avec un sourire craquant,  un bouquet de campanules pour le remercier : "c'est le seul témoignage de cœur et de souvenir qui m'ait été donné au Japon, depuis tantôt six mois que je m'y promène.../... seul souvenir désintéressé qui me restera de ce pays."


Pierre Loti. Japoneries d'automne. La Découvrance éditeur. 2014.

25 mars 2015

Le Carrousel Sicilien

C’est toujours une joie de suivre Lawrence Durrell dans ses nombreuses et ensorcelantes pérégrinations méditerranéennes.
Aussi, lorsqu’il convie ses lecteurs à le suivre bord d’un petit autocar rouge, à la découverte de la Sicile, on ne peut que s’exécuter et se réjouir à l’avance.
Le carrousel sicilien, c’est le nom du programme organisé auquel il souscrivit auprès d'une agence de voyages, à la fin des années soixante-dix. Rien de plus convenu a priori, pour des vacances. Et pourtant, sous sa plume tout s’enchante et l’on parcourt non seulement des lieux, mais aussi le temps…

Au départ c’est d’ailleurs une sorte de retour dans son propre passé auquel il se livre, et l’occasion de faire revivre un peu le souvenir d’une femme, Martine, dont on devine qu’elle fut bien plus qu’une amie, et qui avait fait de cette île sa terre d’élection. Pour l’écrivain, c’était l’occasion “d’exorciser la tristesse d’une mort qui ôtait tout sel à la vie…” 

A maintes reprises, le lecteur est donc amené à partager cette complicité, via les lettres échangées jadis, que Durrell relit à chaque étape du périple.

Vue d’avion, avant même d’y mettre le pied, la Sicile impressionne : “jetée en travers du détroit comme un piano de concert, elle apparait menaçante comme sur la défensive.../… Une île à la dérive, comme la Crète, comme Chypre…” C’est pourquoi, en la voyant ainsi surgir par le hublot, cet incurable islomaniaque qu’est Durrell, ressent “une espèce de serrement de coeur, d’inquiétude.”
Bien vite toutefois ce trouble se dissipe, et en sillonnant ce pays, une foule d’impressions et d’idées vont se succéder dans sa tête, faisant de ce récit, une délicieuse mosaïque littéraire. Une galerie de portraits bien sûr avant tout : compagnons de voyage, gens de rencontre, figures rêvées à partir de souvenirs, se succèdent et se croisent sans vraie chronologie : Deeds, "ancien de l‘armée des Indes, avec ses chaussures montantes, l’imperméable cachant une saharienne délavée, le foulard de soie noué autour du cou, la valise fatiguée et patinée…", une famille de touristes français “à l’air chagrin qui ressemblaient à des microscopes bon marché”, un prêtre un peu exotique, et, last but not least, Roberto le guide à la faconde intarissable.

Il y aura dans ce voyage des moments de joie, des drames aussi. Par exemple le spectacle incongru, au détour d’un virage, d’un terrible accident d’auto, frappant les esprits comme un tragique rappel à la réalité sur cette route joyeuse, baignée d'azur et de soleil.
Et puis naturellement les digressions mi-géographiques, mi-historiques sur ce pays étonnant plus qu’aucun autre à la croisée des chemins, des cultures, des religions. Entre autres, des considérations érudites sur les monnaies antiques : celle d’Athènes portant l’effigie d’une chouette évoquant “les skops qui occupent toujours les anfractuosités de l’Acropole et poussent à l’aube et au crépuscule, leur cri étrange et mélancolique…”. Ou bien la rose qui donna son nom à Rhodes et qui ornait délicatement au temps antiques, les espèces sonnantes et trébuchantes…

Et bien sûr le grand carrousel des cités, plus ou moins marquées par moultes aventures et mésaventures à travers les siècles...
Catane, pour commencer, mais sans intérêt majeur, il faut bien dire. Longue digression en revanche sur Syracuse, un peu désenchantée tout de même : “une coquille vide dont l’esprit s’est enfui. les temples eux-mêmes ont pour la plupart disparu, usés jusqu’à leurs fondations comme les molaires d’un vieux chien”. Ce qui n’empêche la cathédrale d’éveiller l’émotion : “un lieu sacré bien avant les Grecs. où l’on n’a pas fait table rase du passé, on l’avait au contraire accepté et adapté avec une générosité et un goût qui faisait plaisir à voir.” Pour la première fois, concède Durrell,” je ne me sentais pas anti-chrétien” !
Agrigente. Pas “l'affreuse ville moderne horrible fatras de taudis crasseux et anonymes”, mais ces ruines muettes qui témoignent de l’esprit grec, lorsque cinq siècles avant Jésus Christ,” il imposa, une fois pour toutes, ses lumières au monde, et affirma sa résolution de briller de tout son éclat”. Et le souvenir d’hommes illustres, tel Empédocle, savant, philosophe, et médecin, sur lequel on fit courir des légendes de nécromancie ou de sorcellerie et que Bertrand Russell fit passer pour un mythomane, alors qu’il fut, comme le rappelle Durrell, respecté par Aristote et qu’il influença Lucrèce ! Ou Eschyle, fameux dramaturge qui écrivit plus de 80 pièces de théâtre dont seules 7 parvinrent jusqu’à nous, et qui tomba éperdument amoureux de la Sicile où selon toute probabilité il monta son Prométhée enchainé et son Prométhée déchainé.
Une foule de noms se succèdent ensuite : Selinonte qui tire son nom du selinon, celeri sauvage, puis Erice, Segeste, Palerme, et enfin Messine, et sa cathédrale, reconstruite après un tremblement de terre, avec simplicité, modestie, et la lumineuse spontanéité d’une aquarelle zen, l’un des plus intéressants et somptueux édifices de l’ile.
Et au terme du voyage, impossible évidemment, de ne pas passer quelques instants éblouis dans la douce Taormina qui s’ouvre sur le plus beau théâtre du monde : l’Etna !
Bref, une vraie cure d’intelligence et de poésie, que délivre une fois encore le plus méditerranéen des écrivains anglais, avec ce mélange inimitable de fantaisie, de grâce, d'humour et de légèreté !

Illustration : Nicolas de Staël. Sicile.

30 juin 2014

Ernst Jünger, une destinée séculaire 2

Si dans les années qui suivent la défaite allemande, Jünger s’enflamme pour les thèses nationalistes, il ne perd pas pour autant l’imperturbable sang-froid qu’il manifesta pendant la guerre. Il saura ainsi garder ses distances avec le mouvement national-socialiste et ses dirigeants qui manifestent pourtant pour lui plus que de la sympathie. Eprouvant très tôt une répulsion pour leur comportement qu'il jugeait quelque peu caricatural si ce n'est brutal, il fera en sorte de n'être jamais compromis avec l’un d’entre eux, et la seule occasion où il eut pu rencontrer Hitler fut heureusement pour lui annulée pour des aléas d'agenda...

Impossible toutefois de ne pas reconnaître que l’ouvrage intitulé "le Travailleur", qu’il fait paraître en 1932 conserve une proximité certaine avec l’idéologie montante. Il y développe une violente satire du rationalisme issu des Lumières, et une critique de la société démocratique d’inspiration bourgeoise qui en aurait selon lui découlé. Il vante en revanche un modèle social rigide, centré sur un État fort et sur l’armée, et fait de la figure du Travailleur un archétype évoquant quelque peu le surhomme nietzschéen. Il y fait également une véritable apologie du planisme, qui fit dire au philosophe Oswald Spengler qu’il s’agissait en définitive d’un ouvrage national-bolchévique…

Assurément, ce pavé un peu confus et daté ne constitue pas un sommet dans l’oeuvre jungérienne. Il reviendra pourtant plusieurs fois par la suite à ce genre littéraire, maniant le symbole, la métaphore et l’imaginaire, au service de fresques romanesques grandioses mais souvent sibyllines. Ce faisant, il infléchit progressivement son discours. Parti d’une position radicale, il évolue dans un premier temps, notamment avec "Sur Les Falaises de Marbre" paru en 1939, vers une critique des régimes dictatoriaux et de la barbarie qu'ils engendrent. Même si le personnage du Grand Forestier relève de la chimère, on peut déceler à travers lui une charge contre Hitler, ce qui dédouane l’auteur de toute collusion avec ce dernier.

Avec Heliopolis en 1949, Abeilles de verre en 1957 puis Eumeswil en 1977, il dessine les contours d’un Etat Universel dont il juge l’avènement inexorable, et autour de lui d’une société inquiétante, dominée par la technique, désincarnée, déspiritualisée, voire robotisée. Cela l’amène peu à peu à adopter une posture fataliste, quelque peu détachée, ni tout à fait rebelle, ni révolutionnaire, ni progressiste, mais tout à la fois. Sous les traits de l’Anarque, il se drape dans une attitude teintée de dédain pour le monde dans lequel il vit, ce qui lui vaudra en retour pas mal d’incompréhension voire de réticence de la part des ses contemporains. Certains ne le trouvent pas assez engagé à une époque où c’est devenu presque une nécessité pour tout intellectuel. D’autres ne pourront s’empêcher de lui coller jusqu’à la fin de sa vie, l’étiquette de réactionnaire eu égard à ses écrits de jeunesse.
Beaucoup passeront assez largement à côté de la dimension humaniste de l’homme…

Car Ernst Jünger est avant tout un infatigable voyageur, un curieux insatiable, un observateur éclairé d’un siècle à nul autre pareil. Le tumulte idéologique et les catastrophes qui s’ensuivent expliquent largement son apparent retrait du monde. En réalité, il est attentif à tout.
A commencer bien sûr par l’univers des insectes pour lequel il manifeste une passion dévorante. La poursuite des phasmes, carabes et autres cicindèles, qu’il nomme “chasses subtiles”, lui fait parcourir la planète et lui suggère quantité de réflexions. Son oeuvre littéraire est avant tout un journal continu, qu’il tiendra quasi jusqu’à la mort. Il le dit lui-même, il n’est pas jour où il n’écrive.

Au gré de ses innombrables annotations, on peut se faire une idée plus précise et surtout plus attachante de cet homme étonnant. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler libéral, on serait parfois tenté de le situer à mi-chemin entre Tocqueville et Thoreau, tant il paraît proche de l’idée du self-governement et tant il met d’ardeur à fuir les villes pour gagner la campagne et les forêts.
On comprend mieux sa grande indépendance d’esprit. C’est simple, pour lui, “la liberté a un prix et celui qui veut en jouir gratuitement ne la mérite pas.”
On comprend mieux que ce qu’il cherche avant tout c’est l’indépendance d’esprit, la liberté intérieure. Il gardera toute sa vie une répugnance pour la démocratie de masse. A Frédéric Towarnicki, il confie sa "crainte qu’un jour le type d’hommes peuplant le monde soit une sorte d’insecte intelligent, progressivement privé d’esprit critique…"

On ne sait trop si l’Etat Universel qu’il évoque à maintes reprises relève pour lui plus de la fatalité que de l’espérance. C’est un fait, il ne semble pas vraiment partager l’aspiration kantienne à “une fédération de fédérations”, mais penche pour une entité centrale nébuleuse, autour de laquelle graviterait un cortège de nations dont la définition n’est guère plus évidente. A certain moment il évoque des régions plutôt que des pays, mais l’instant d’après, il révèle qu’il préfère aussi les empires aux nations… Cela ne l’empêche pas d’oeuvre à sa manière pour une Europe unie, en participant notamment à la célébration de la réconciliation franco-allemande avec Helmut Kohl et François Mitterrand.

Parmi les multiples sujets aiguisant sa curiosité, figurent les drogues auxquelles il consacre l’essai “Approches drogues et ivresses.” Durant sa vie, il les a presque tout essayées, notamment le LSD qu’il expérimente avec son inventeur le professeur Albert Hofmann. Il s’essaie même à l’écriture sous influence de la mescaline avec le petit récit initiatique “Visite à Godenholm.”
Ce n’est pas tant les sensations qu’il recherche, que la maîtrise du temps qui l’obsède. Il voudrait en quelque sorte le diluer, l’étirer pour mieux profiter des aventures spirituelles. Le sablier qui représente si bien cette sensation de recommencement perpétuel que donne le temps est pour lui un objet fétiche, dont il fait collection.

Au plan philosophique Jünger n’a pas de chapelle si l’on peut dire. Il vénère Nietszche qui décrit si bien selon lui le nihilisme de l’homme moderne et son éloignement progressif de Dieu. Paraphrasant ce dernier, il a cette formule dans “Le Mur Du temps” : “Dieu se retire…”
Il aime le fatalisme sarcastique de Schopenhauer, l’idéalisme de Platon, et les théories existentielles de Martin Heidegger qui est son ami, et qu’il considère comme “un des grands piliers de la pensée occidentale, allant même jusqu’à affirmer que “Depuis les Grecs rien ne lui est comparable !”
En matière de religion, Jünger est tout aussi circonspect. De culture protestante, il se comporte toute sa vie en agnostique, mais il éprouvera curieusement le besoin de se convertir officiellement au catholicisme deux ans avant sa disparition !

A la vérité le personnage a tant de facettes qu’il serait illusoire de tenter de le cerner de manière trop univoque. On peut reprocher au portrait qu’en fait Julien Hervier, d’être un peu technique, mais il donne envie de mieux connaître l’écrivain, car il aborde sans tabou les multiples facettes de cette personnalité complexe.
S’il n’occulte rien de certains errements de jeunesse, il livre également des révélations inattendues. Par exemple celle-ci, intéressante à méditer, à propos de Pierre Laval, président du conseil des ministres du gouvernement de Vichy : “Laval a rendu de grands services aux Français. Sans lui Hitler se serait déchainé sur votre pays avec une extrême cruauté.”

Une certitude, lui qui n'écrivit guère de poèmes, fut un vrai poète, hypersensible à la magie de la nature et en quête de spiritualité. La poésie s’exclama-t-il, “fait partie de la nature de l’homme.” De cette nature comme de la poésie il fut un vrai amoureux et défenseur des plus sincères, mais en bisbille avec les "Verts" qu’il trouvait trop “politiques”, trop “idéologues”. 

A Gnoli et Volpi qui l’interrogeaient en 1997, alors qu’il avait passé le cap des cent ans, lui qui eut une vie si remplie, si éprouvante, il livra cette réflexion simple, apaisée : “Parfois, les jours de soleil, je m’amuse à faire des bulles de savon que le vent pousse entre les plantes et les fleurs. C’est pour moi une image symbolique de la fugacité, de son insaisissable beauté…”