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30 septembre 2018

Ladies Sing The Blues

Dieu sait qu’il y eut de beaux blues chantés par des femmes.
Bessie Smith, Ella Fitzgerald, Nina Simone, Sarah Vaughan, Aretha Franklin sont là pour en témoigner, pour n’en citer que quelques unes, et naturellement la plus grande, sans doute la plus bouleversante, Billie Holiday.
Elles ont contribué à former la sève du blues, qui ne serait pas si profond, si universel sans elles.


Aujourd’hui me viennent deux noms supplémentaires.

Bettye LaVette tout d’abord que j’ai découvert un peu tard ( elle chante depuis 1962...) grâce à un disque paru en début d’année et consacré tout entier à Bob Dylan: Things have changed.
C’est une vraie révélation tant cet album dégage d’émotion et de puissance.
L’artiste n’a pas choisi parmi les titres les plus faciles ni les plus connus, mais peu importe car elle les transfigure littéralement. On entre dans un monde étrange, qui nous dit bien quelque chose (et pour cause: It Ain’t Me Babe, The Times They Are A-Changin’, Don’t Fall Apart On Me Tonight...) mais qui signifie bien plus que ça. C’est une mer de sonorités soul débordant de suavité dans laquelle on entre avec ravissement.

Bettye LaVette, par son interprétation pénétrante et inspirée, montre toute la beauté tragique contenue dans le trip dylanien. On y entend des cris écarlates de tristesse et de désespoir mais on y sent également la caresse de chaudes larmes, source d’un indicible réconfort.

ça commence par la pulsation tranquille du titre éponyme Things Have Changed qui groove élégamment sur la vanité des choses, et sur le vertige du changement, fléau d’une époque en mal de repères. ça reviendra d’ailleurs de plus belle un peu plus loin avec le fameux The Times They are A-Changin’ presque enjoué.

Soulignons que les arrangements musicaux sont particulièrement soignés, pleins de pulpe et de saveur, et assurent un soutien velouté à cette fête qui tient à la fois du jazz, de la soul et du blues. La preuve: une magnifique série de blues languides ponctue cet itinéraire: It Ain’t Me babe, Don’T Fall Apart On Me Tonight, Mama You Been On My Mind, Ain’t Talking, Emotionally Yours et Going, Going, Gone qui clôt l’album dans un quasi souffle, expirant sur des nappes de steel guitar.






Dans un tout autre genre, j’ai découvert il n’y a pas si longtemps Ann Rabson, pianiste, guitariste, chanteuse et auteur compositeur. Disparue trop tôt par la faute d'un méchant cancer en 2013 à 67 ans, elle a laissé un héritage modeste mais des plus captivants, produit qui plus est par l’excellente maison Alligator.

Comme Bettye LaVette sa carrière commença en 1962. Elle fut membre d’une formation de blues féminine durant plus de deux décennies, avant de jouer en solo.
Avec le LP Music Makin’Mama sorti en 1997 elle s’en donne à coeur joie si l’on peut dire. Passée maître dans l’art du boogie, elle nous en délivre ici gaiement quelques uns avec une pêche incroyable, tout en exprimant un feeling à fleur de peau. On croirait parfois entendre la verve inimitable du délicieux Pinetop Perkins… 

Citons notamment dès l’ouverture un Baby Every Once In A While bien chaloupé, puis le sautillant Givin’ It Away, avant de voir débouler Music Makin’ Mama, puis dans un genre plus retenu, presque languissant, Ain’t That A Shame, et enfin l’émouvant Blue Boogie au piano solo.
Il y a bien sûr du blues à tous les étages, moelleux, pulpeux: No Later On, Gonna Stop You From Giving Me The Blues, et parfois mêlé subtilement de R&B: What I Don’t See Can’t Hurt Me, I Haven’t Got A Clue...

La voix claire d’Ann Rabson, quoiqu’un tantinet nasonnée communique beaucoup de fraîcheur et d’entrain à sa musique, dont les accents bluesy se teintent de quelques sonorités folk, voire bluegrass bienvenues (Snatching And Grabbing, He’s Got Me Goin’, Skin And Bones)
.
L’excellente section rythmique qui l’entoure (Jeff Sarli bass, Big Joe Maher drums), permet au piano de s’ébrouer en toute liberté, mais également au violon (Mimi Rabson), au ténor sax (Greg Piccolo) à l’harmonica (Phil Wiggins) et bien sûr aux guitares (Ann, John Cephas, Bob Margolin).

L’automne se prête au blues, même lorsque le temps est radieux et le soleil éclatant. Il y a dans l’air comme un sentiment d’abandon qui plane et qui résonne avec la musique; un parfum de solitude et d’ineffable affliction. Merci Bettye, merci Ann d’accompagner doucement en soi ces sensations et de les transformer en pure joie et en sérénité…

25 juillet 2018

Hard Blues

Forte impression en découvrant le chanteur Jacob Banks lors du festival Cognac Blues Passion début juillet. 
Ce jeune anglais de 27 ans, originaire du Nigeria délivre un message musical d’une intensité et d’une puissance rares. S'il fallait qualifier son style, on pourrait dire qu’il mixe de manière très convaincante pas mal de sources d’inspirations : soul, blues, hip hop.
Cet heureux cocktail, à la fois riche et très épuré est littéralement envoûtant. A certains moments, il va même jusqu’à vous coller des frissons... Le public massé dans l’amphithéâtre herbeux était manifestement sous le charme . Ce soir là, la scène baptisée Blues Paradise par les organisateurs portait diablement bien son nom...
Accompagné d’une section rythmique hyper musclée, et d’un guitariste/pianiste aussi discret qu’efficace, le chant vous prend instantanément par les tripes avec ses inflexions magnétiques, brutales et déchirantes à la fois. Cette chaude voix de stentor s’impose avec une évidence quasi extatique (Unknown), elle peut asséner une mélopée subtile au son du marteau pilon qui vous laisse abasourdi (Chainsmoking, Mercy), et revenir vous chercher l’instant d’après avec des accents d’une suavité désarmante (Part Time Love, Photograph).
Pourvu que ce garçon continue sur cette voie. Pourvu qu’il ne se brûle pas les ailes au feu de la passion. Il paraît bien maîtriser son affaire. A suivre donc… Ses craintes se révéleront dès lors infondées : « I believe in what I say, why does everyone hear me wrong ? » 


A côté de cette superbe découverte « live », les chercheurs de fonds de tiroirs nous donnent à réentendre dans des enregistrements inédits, deux illustres aînés.
Jimi Hendrix tout d’abord via l’album intitulé Both Sides Of The Sky. Treize titres dont 10 totalement neufs permettent de se remettre dans l’oreille les riffs ébouriffants d’un des plus brillants météores de la pop music.
Exhumés des années 1968 et 69, ces sessions ont une fraîcheur intacte. Tout est bon, mais on retient particulièrement les divagations aériennes qui côtoient l’âme et les esprits : Power Of Soul, Jungle, Sweet Angels, Send My Love To Linda…
On retient également une prise au cours de laquelle Jimi mêle ses incantations sauvages aux slides acidulés de Johnny Winter (Things I used to do), un Georgia Blues très root avec Lonnie Youngblood au chant et au sax. Enfin, les scansions hypnotiques de Cherokee Mist qui rappellent que Jimi avait des origines indiennes.

Signalons enfin la resucée hard bop retrouvée dans les archives de John Coltrane, intitulée Both Directions At Once. C’est peu dire qu’on retrouve ici toute l’essence prolifique du génie coltranien tourbillonnant au bord du précipice.
Pour les amoureux du saxophoniste c’est un peu inespéré. Pour les autres ce sera peut-être un peu plus difficile. On connut en effet des enregistrements de meilleure qualité et plus construits (par exemple l’album inédit sorti en début d’année, qui donne à entendre des extraits de la tournée qu’il fit avec Miles Davis en Europe en 1960).
Ici, dans des sessions datées de 1963 (4 ans avant la disparition de l’artiste), Coltrane est au bord des convulsions qui allaient parfois le rendre difficile à suivre (avec Eric Dolphy notamment). Il y a quelques redondances dans les titres proposés. Par exemple, on entend 3 fois l’inédit « untitled 11386 », 4 fois le fameux mais déjà connu « Impressions », 2 fois Vilia, 2 fois One Up, One Down…
Restent quand même ces inimitables envolées, aussi libres qu’inspirées, soutenues par le beat merveilleux de trois associés de rêve : McCoy Tyner, Jimmy Garrison, Elvin Jones. Je me suis particulièrement régalé de l’Untitled 11383 qui ouvre de manière très tonique et pimpante l’album, ainsi que du Slow Blues qui offre plus de onze minutes de bonheur pur...

29 juin 2018

Goodbye Blue-Eyed Afro-Pop

Alors que le désolant et tragique spectacle de la crise migratoire déchire nos peuples en perte de repères, Geoffrey Oryema (1953-2018) s’est éteint presque sans bruit au bord de l’Atlantique, dans le port de Lorient, loin, très loin du pays de ses aïeux...

Il était lui-même arrivé en qualité de migrant il y a 40 ans, échappé d’Ouganda où sévissait l’affreux Idi Amin Dada. Son père avait été un dignitaire du régime, mais tout ministre qu’il fut, il périt assassiné.
Après un périple éprouvant commencé dans le coffre d’une voiture, Geoffrey débarqua en France en 1977, et son allure de bon grand géant débonnaire, ses manières affables et sa discrétion lui valurent de pouvoir se fondre dans la foule parisienne. Après quelques années il devint citoyen de la petite ville de Lillebonne comme s’il y avait toujours vécu. Ses talents de poète et de musicien dépassèrent toutefois la cité normande, et grâce à l’initiative conjointe de Brian Eno et de Peter Gabriel, anciens du groupe Genesis, il put faire un premier disque en 1990, sous le sceau “des musiques du Monde”.

Quel choc ce fut ! Une voix d’une douceur irénique, des mélodies poignantes, mêlant au parfum de la savane, l’extase brûlée du soleil africain et un assaisonnement de rythmiques tribales sur fond de guitare occidentale aux tonalités pop. Tout cela au service de textes empreints de rêve, de nostalgie et de tendre désespoir. Au total, quelque chose de planant et de tellurique à la fois...
Ses chants s’élevaient tantôt dans les dialectes de son pays de naissance, swahili ou acholi, tantôt en anglais, et tantôt en français qui devint peu à peu sa langue d’adoption. A côté de la rengaine entêtante Ye Ye Ye, s’accrochaient également aux oreilles de manière indélébile, les merveilleux Land of Anaka évoquant son pays d’origine, Solitude, dédié à sa mère, sans oublier le point d’orgue de ce premier album au titre suggestif : Exile...

Etait-ce la couleur naturelle de ses yeux peu importe, le bleu aérien de son regard illuminant son visage d’ébène avait quelque chose de troublant et incarnait à merveille cette musique à nulle autre pareille, montant de la terre pour s’élever au ciel.
Après six disques, l’oeuvre de Geoffrey Oryema reste confidentielle, intime et humble mais elle est toujours source de ravissement pour ses amateurs, et elle résume l’histoire d’une expatriation réussie, quoique non dénuée d’un spleen incurable…

14 août 2017

Dylan's Triplicate

Décidément le bonhomme n’a pas fini de surprendre son monde. Un monde très partagé à son propos, les uns le méprisant, les autres le vénérant, ce qui n’empêche pas de toute façon la légende de doucement s’inscrire dans le marbre du temps...
Après toutes ces folles années que reste-t-il donc à Bob Dylan à prouver ?
Pas grand chose sans doute et c’est pourquoi au crépuscule de sa vie aventureuse, il prend plaisir à interpréter sans prétention, quelques grands classiques qui firent les beaux jours du jazz, du blues et du bel canto, puisés à la source magique du Great American Songbook.
N’était sa voix éraillée, nasillarde, réduite désormais à un souffle quasi sépulcral, on pourrait évoquer la belle période du crooning. L’ambiance musicale est en effet bien là, feutrée, veloutée, un brin swingante, toujours légère et pétillante comme la mousse d’un bonne bière bien fraîche. Tout le mérite en revient aux garçons inspirés qui accompagnent de manière jubilatoire le vieux maître : Charlie Sexton et Dexton Parks à la guitare, Donnie Herron à la pedal-steel (pas omniprésente cette fois), Tony Garnier à la basse et George Recelli à la batterie. Ajoutons y une touche de cuivres posés ça et là pour donner un peu de peps, et le cocktail est parfait.
Là dessus, Bob Dylan déroule avec une sincérité confondante ces rengaines inépuisables. Il monte encore bien dans les aigus et sait donner à sa voix, que d’aucuns diraient monocorde faute d’y être réceptifs, des intonations troublantes. A condition de s’être mis en condition, il est impossible de ne pas tomber sous le charme de ces délicieuses bluettes qui évoquent avec une poignante nostalgie, l’ineffable scintillement puis l’évanouissement des époques et des êtres. Quand on regarde les étoiles, on dit qu’on voit dans le passé. C’est un peu de ce temps révolu qui vous entre avec volupté dans les oreilles.
Il n’est certes sans doute pas recommandé d’écouter à suivre les 30 titres que ce Triplicate a colligés, surtout qu’ils viennent après deux albums consacrés à des rencontre musicales du même type (Shadows in the night sorti en 2015 et Fallen Angels en 2016), mais à petites doses, quel bonheur !
On a dit qu’il s’agissait d’une sorte d’hommage à Frank Sinatra, car presque toutes les chansons rassemblées ici furent interprétées par lui mais on peut y voir beaucoup plus. Que dire en effet de Stardust dont on ne compte pas moins de 1500 versions depuis l’année de sa création par Hoagy Carmichael en 1927, dont les magnifiques performances de Nat King Cole et de Louis Armstrong. Stormy Weather ou These Foolish Things furent successivement magnifiées par Ella Fitzgerald et Billie Holiday. Le pimpant I guess I’ll have to change my plans qui débute la série, rappelle irrésistiblement Lester Young, My one and only love fait penser à John Coltrane, et How Deep is the ocean à Miles Davis...
Après s’être empli de ces tendres mélodies que reste-t-il donc à faire ?
Reprendre depuis le début la carrière de Bob Dylan et réécouter tous les refrains qui résonnent aux quatre coins du monde depuis plus d’un demi-siècle, pour mesurer le chemin parcouru par cet infatigable vagabond du folk song, du blues et du beat...
Pour rappel, quelques perles de ces vingt dernières années, en forme de flegmatique apothéose : Time Out of Mind (1997) Love and Theft (2001), Modern Times (2006), Together through Life (2009), Tempest (2012)

06 mars 2017

Bach et le Tao


Il est peu d’émotions artistiques qui côtoient les sommets que permet d’atteindre la musique de Johann Sebastian Bach. A la vérité, c’est une telle merveille qu’elle n’a pas d’égal...

Parmi la profusion de ses œuvres, toutes plus enchanteresses les unes que les autres, celles pour clavier seul offrent une évidence et une pureté absolument bouleversantes.

Depuis qu’à la suite de Glenn Gould revisitant les Variations Goldberg, certains artistes se sont risqués à interpréter au piano ces oeuvres, originellement destinées au clavecin. Elles s’en sont trouvées magnifiées.


Je croyais difficile de trouver encore des interprètes apportant une touche d’originalité à l’interprétation des chefs d’œuvres que j’affectionne tant : Goldberg naturellement, mais également Clavier Bien Tempéré, Partitas, Suites Françaises, Suites Anglaises, Inventions à deux voix et Sinfonias…

Pourtant, par le plus grand des hasards, je tombai il y a quelques jours sur une version du Clavier Bien Tempéré par une pianiste chinoise à laquelle je n’avais pas prêté attention jusqu’alors : Zhu Xiao-Mei. Touché par la grâce de son jeu, j’essayai d’en savoir plus et découvris bientôt l’étonnant destin de cette pianiste, native de Shangai en 1949.


Des fées, ou bien des Muses, s’étaient manifestement penchées sur son berceau. Née dans une famille musicienne, elle manifesta très tôt des dispositions exceptionnelles, qui lui permirent de se produire en concert dès l’âge de 8 ans.
Hélas pour elle, dans le même temps son pays bascula dans le communisme et sous la férule de Mao, tous les intellectuels, tous les artistes devinrent suspects par nature, de porter la contre-révolution. Le seul fait de jouer de la musique occidentale et d’avoir des parents cultivés, lui valut d’être déportée en Mongolie et enfermée dans un camp de rééducation par le travail durant cinq ans. Dans cette geôle, elle dut subir quantité de privations et dut à longueur de journées entendre et répéter les absurdités du socialisme fanatique, allant jusqu’à devoir renier ses propres parents.

Cette cruelle et débilitante séquestration non seulement n’aliéna pas sa raison, mais ne fit que renforcer sa passion. Durant ces années terribles, elle put continuer grâce à quelques complicités, à jouer clandestinement du piano et conçut une vraie dévotion pour la musique de Bach qui l’aida à sublimer cette épreuve.


Ayant survécu à l'enfer, elle parvint à s’exiler aux Etats-Unis en 1980, quatre ans après la mort du tyran, alors que le pays commençait tout juste à s’ouvrir un peu au monde et à la liberté.

Après quelques années passées outre atlantique, elle finit par choisir la France comme nouvelle patrie, où elle réside depuis plus de 30 ans, tout en menant une carrière internationale modeste mais magnifique. Elle retourna en Chine où elle souleva l’enthousiasme d’un public étonnamment jeune, contrairement à ce qu’elle voit en Occident dans les salles de concerts, pluôt peuplées de seniors.


Zhu Xiao-Mei raconte cette épopée peu banale dans un livre (La Rivière et son Secret) et une émission qui lui a été consacrée sur Arte. Elle a gardé de ses origines l’essentiel de ce qui fait l’esprit d’Extrême Orient : élégance distanciée, discrétion, humilité et grande élévation d’âme. C’est sans doute ce qui la rapproche de Bach. Le fait est qu’elle a parfaitement assimilé toutes les subtilités de sa musique. Elle en a pénétré la profondeur sublime, comme en témoigne les lumineuses versions de toutes les partitions qu’elle grava sur CD, jusqu’à l’Art de la Fugue, dont la polyphonie est si complexe à exprimer, et si étrangère a priori à la musique chinoise.
Un des temps forts de son existence fut le concert qu’elle donna en 2014 à Leipzig dans l’église Saint-Thomas, là même où le grand homme repose. Elle y interpréta ses chères Variations Goldberg, qu’elle conçoit comme l’expression d’un message proche de celui du Tao Te King.


On sait combien Bach était empreint d'une foi intense, et comme sa musique s’en ressent, mais on peut parfois s’interroger sur l’idée qu’il avait de Dieu. Selon Zhu Xiao-Mei, comme elle le confie avec humour, il n’y a pas de doute, s’il était chrétien, il n’en était pas moins bouddhiste…

Il est vrai que le livre de la Voie et de la Vertu de Lao Tseu pourrait si bien se marier, sur les cimes de l’entendement humain, avec le flux indicible et indéfini de la musique de Bach… 

Quel bonheur de voir à cette altitude les cultures se rejoindre, et tendre vers un langage universel !

15 octobre 2016

Last American Hero

A l'heure où plus rien ne semble émerger dans nos sociétés fatiguées par le bien-être matériel, hormis de sombres inquiétudes; où des masses informes de citoyens grégaires et désabusés s'abandonnent avec une béate veulerie à l'Etat Providence; où l'esprit critique bat en retraite un peu partout devant le flot des idées reçues et des a priori ronflants; il en reste au moins un qui continue de tracer sa route en toute indépendance et liberté.
Most likely you go your way and I'll go mine... Va ton chemin, j'irai le mien disait la chanson de Bob Dylan...

Indifférent en apparence, au tumulte vain de l'époque, à la gloire, à la fatigue, aux médias, aux discours, aux médailles, aux récompenses, aux louanges aussi bien qu'aux insultes, il sillonne sereinement le monde en semant dans le vent ses ritournelles.
Aujourd'hui le prix Nobel de littérature lui tombe dessus, sans crier gare, et sans qu'il fasse mine de s'en émouvoir. Tel est le personnage... Il boude aussi bien les embaumements que les offuscations.

Certains croient intéressant de polémiquer en invoquant l'incapacité qu'aurait un chanteur à mériter un tel prix. Ils s'arrogent le droit de remettre en cause la décision du jury, et tentent de ramener au niveau du caniveau les chansons célestes du beatnik errant. Ils n'ont rien compris les bougres !
C'est pour ça que Bob Dylan est grand.

C'est parce que son chant part du ras-des-pâquerettes qu'il peut s’élever si haut. C'est parce qu'il est léger et impalpable qu'il vous pénètre aussi profondément. C'est parce qu'il n'est fait que de mots anodins et de quelques notes de musique qui n’ont l’air de rien, qu’il reste en vous définitivement dès lors qu’il vous touche. C'est parce qu'il est inspiré, tout simplement...

Ils disent que ce n'est « pas un écrivain puisqu’il n’a pas de livre à son actif ». Comme si la littérature s’évaluait au poids des volumes produits ! Une telle cuistrerie quantitative rappelle la remarque d’un prétendu maître de musique, cherchant à disqualifier à l’oreille du roi une symphonie de Mozart, en affirmant qu’il y avait trop de notes…

Il est probable toutefois que cette “nobélisation” comme on dit, embarrasse plutôt notre homme. A dire vrai, il n’en a que faire pour sa gloire, et peut craindre qu’il s’agisse d’un boulet doré qu’on tente de lui attacher au pied, pour le faire rentrer dans le rang du conformisme. Depuis si longtemps, tant de vils flatteurs qui l’encensent attendent qu’il leur fasse un signe de sympathie, ou bien qu’il s’engage pour leurs causes plus ou moins foireuses.


Pour l’heure il manifeste sa joie par un silence imperturbable, qui semble dire : “I’m not there…
Il n’en reste pas moins vrai que s’agissant du choix du jury Nobel, on en connut de plus discutables…
Sans doute involontairement hélas, il signifie qu’en matière artistique, seule compte l’émotion. Tout le reste est littérature...

28 septembre 2016

All That Jazz


Ce coffret de cinq disques* de jazz ressortis opportunément par la marque Verve, du grenier des années cinquante, procure un petit vent de fraîcheur qui vient subtilement caresser les oreilles en ce début langoureux d'automne.

A l'écoute de ces véritables bijoux musicaux on ne peut s'empêcher d'éprouver une indicible nostalgie pour la merveilleuse époque, pleine d'insouciance et de légèreté qui se met tout à coup à revivre.

Stan Getz y déploie évidemment toute la tendresse saxophonique dont il était capable.
La grâce de ses improvisations vous saisit dès les premières notes du East of the sun qui entame l'album West Coast Jazz. Les pieds en éventail comme sur la pochette au graphisme délicieusement daté, on se détend sans aucune arrière pensée ni remord. Ça s'écoule tranquillement et c'est bon comme l'eau d'une fontaine. Autour de notre homme, s'épanouit la fine fleur de la cool attitude : Shelly Manne ou Stan Levey (batterie), Leroy Vinnegar (contrebasse), Conte Candoli (trompette), Lou Levy (piano).
Et puis, ça défile sans qu'on fasse attention au temps qui passe : Four, Suddenly it's spring, Night in Tunisia, Summertime, Shine...


Autant le dire, tout est du même cru d'exception dans ces albums dont les millésimes s'étendent de 1955 à 1958. Entre autres pépites, on a droit à une petite virée à Stockholm où Stan fait le bœuf avec des musiciens qui, bien que venant du froid, ne dédaignent pas le réchauffement climatique (Bengt Hallberg, piano, Gunnar Johnson, bass, Anders Burman, drums), et une fin en forme de petite apothéose avec Chet Baker, qui se laisse aller à de pulpeuses ballades dans lesquels le rythme des saisons se calque sur celui de ce doux bop, qui vous fait voyager à l'instar des errances de Jack Kerouac entre beat, blues et swing...

*Stan Getz : 5 originals Albums. Verve 2016

02 octobre 2015

Oldies But Goldies

C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes prétend le dicton. Et ça pourrait s'appliquer à quelques récentes productions musicales émanant de vieux de la vieille de la génération pop-rock, celle-là même qui jeta ses plus belles contributions durant les années soixante.
A tout seigneur tout honneur, Johnny Winter, mort en 2014, laissa avec son album Step Back sorti juste après sa disparition, un chant du cygne qu'on n'attendait plus guère eu égard à l'état de faiblesse qu'il manifestait lors de ses dernières apparitions publiques. Mais le bougre avait encore du ressort et un sacré jus, qu'il exprima de toutes ses forces dans cet ultime hommage au Blues.
Pour magnifier l'éclat de ces reprises, il s'entoura de quelques pointures : Eric Clapton, Billy Gibbons, Joe Bonamassa, Ben Harper, Brian Selzer, Dr John et j'en passe. Ça donne un ensemble très pêchu où l'émotion court intacte au fil des ensorcelants slides que délivre avec rage et passion le plus fameux guitariste albinos que la Terre ait porté...

De son côté Keith Richards, parvenu au terme de maintes péripéties, au seuil de la sagesse et du grand âge, veut également manifestement laisser son empreinte en nom propre.

L'âme damnée des Rolling Stones, sur le visage duquel le temps a buriné ses sillons vengeurs, ce guitariste hors norme, aussi foutraque qu'inspiré, ne veut pas rester seulement l'ombre sardonique de Mick Jagger. Émergeant des dernières fumées des fêtes stoniennes, son opus en solo tente de démontrer qu’il ne fut pas qu’une puissance occulte. Sous ses airs quelque peu démoniaques, on découvre qu'il sait aussi donner de la voix. Et pour ceux qui en doutaient, quoi qu'ayant cosigné tous les grands tube du groupe, il prouve qu'il sait aussi faire des chansons.
On dira peut-être qu'il envoie la purée sans ménagement. Que ses rocks sont un peu bourrins. Qu'il assène parfois la rythmique avec un marteau pilon... Mais au diable les esprits chagrins. Derrière l'infanterie lourdement armée, il y a plus que des nuances. Et celles-ci sont puisées aux sources du bon vieux blues dont un des exemples les plus purs est le titre Crosseyed Heart, qui ouvre humblement à la seule guitare acoustique et au chant cette session.
Il y a du rock également, très massif, très dense qui déboule avec la puissance d’une rivière en crue (Heartstopper, Amnesia, Trouble, Substantial Damage), mais aussi un lot de balades mélancoliques ou quelque peu désabusées (Robbed Blind, Nothing On Me, Sucpicious, Illusion, Just A gift, Goodnight Irene, Lovers Plea) et même quelques échos moelleux de reggae (Love Overdue). Au total, un amalgame musical savamment dosé, homogène et juste un brin toxique pour ne pas faire mentir la réputation...

Autre aficionado de la note bleue, Sonny Landreth sort plus discrètement sa contribution personnelle.

Bound by the Blues dit un des morceaux originaux de cet album noyé dans les slides à l’acidité décapante. La voix haut perchée a des stridences de fond de gorge, auxquelles les effets de réverbération confèrent un mordant aux accents désespérés.

Beaucoup de compositions originales ici aussi dont un émouvant hommage à Johnny Winter (Firebird Blues) et de brillantes reprises de quelques grands classiques inépuisables (Walkin Blues, Key To The Highway, Dust My Broom…)


Dans un style plus sophistiqué, David Gilmour, revient en majesté. Après avoir piloté une compilation un peu fade de fragments musicaux retrouvés dans les vieux tiroirs du Pink Floyd, le voici qui se déleste d'un superbe album, entièrement de novo.
Derrière la trouvaille amusante consistant à broder une belle petite rengaine autour de l’accroche musicale de la SNCF (Rattle That Lock), on retrouve intacte, une bonne partie de l’inspiration dont il fit preuve pour donner au groupe dont il incarna la guitare, ses sonorités si planantes, si éthérées, autour des mélodies envoûtantes qui firent les belles heures de la musique psychédélique.

Pas de rupture donc avec le passé, mais quelques resucées savoureuses qui rappellent le bon temps.

Dès l’ouverture, le babil matinal des oiseaux en été, fait place à de somptueuses harmonies qui donnent le ton (5 A.M.). On s’abandonne ensuite complètement aux chansons extrêmement peaufinées pleines de tendresse et d’émotion dans lesquelles le chant déchirant se conjugue avec les extatiques envolées guitaristiques (Faces Of Stone, A Boat Lies Waiting, In any Tongue)
Après une ou deux digressions jazzistiques inattendues, l’ensemble se referme sereinement sur un magnifique instrumental, qu’il faut sans doute prendre comme un message subtil. On veut croire que les chaînes de la temporalité s’estompent devant un flot de promesses : And Then…

Pour terminer, encore un nouvel opus de Bob Dylan imprégné de doux effluves de nostalgie...

Est-ce parce qu'il s'agit ici, non de compositions personnelles, mais de reprises de standards d'une époque paraissant tout à coup bien lointaine ?

Sont-ce les chuintement plaintifs de la pedal steel guitar, noyant ces mélodies dans un ineffable et languide lamento ?

Est-ce cette voix pathétique qui tente mais sans trop se faire trop d'illusions, d'amadouer la cruelle pulsation du destin, au moment d'entrer, à reculons, dans le mystérieux clair obscur séparant l'existence du néant ?

Toujours est-il qu'un troublant sentiment s'empare de celui qui se laisse envahir par ces mélopées répétitives et monocordes, quasi murmurées avec humilité, par un artiste qui n'a plus rien à prouver, mais encore quelque chose à exprimer...

Peut-être faut-il comprendre que rien ne sera plus comme avant, ou bien que tout recommence à jamais…

31 mai 2015

The Sound Of Jazz

Ce cliché crépusculaire, débordant d'émotion, pris dans un studio de la maison CBS à la fin de l'automne 1957, est tout simplement dévastateur...
On y retrouve nonchalamment installés dans un troublant clair obscur si propice à la révélation du blues, Bille Holiday, Lester Young, Coleman Hawkins et Gerry Mulligan, réunis pour une sublime session.
Fine and Mellow comme dit la chanson de Lady Day. Moment d'intense communion s'il en fut. Regards complices, sourires déchirants, tendresse et suavité… Si émouvant lorsqu’on songe que Billie et Lester, ces deux fragiles et merveilleux génies de la constellation black and blue, ne se retrouveront jamais plus pour faire de la musique ensemble, avant leur disparition prématurée deux ans plus tard, à quelques mois d'intervalle.
Ce moment de grâce absolue, n'est qu'un des joyaux qui sont rassemblés sur ce bluray magique intitulé fort opportunément The Sound of Jazz.

Une bonne vingtaine de standards tous plus juteux les uns que les autres se succèdent au cours de cinq séquences magiques. Quant aux artistes, ils sont si nombreux et tous si intensément liés au coeur du jazz qu’on serait bien en peine de distinguer les uns comme plus glorieux que les autres. Il en manque certes, et non des moindres, mais ceux qui sont ici parlent pour les absents. Quelle pléiade mon Dieu !
Laissons nous aller à évoquer tout de même le swing si inimitable de l’orchestre de Count Basie au grand complet, qui fait merveille sur The Count Blues, Dickie’s dream, I left my baby...
Ou bien Henry “Red” Allen qui anime tantôt à la trompette tantôt au chant, une version vitaminée de Rosetta, avec autour de lui Vic Dickenson au trombone, Pee Wee Russel à la clarinette et une section rythmique de compétition (Danny Barker guitare, Nat Pierce piano, Milt Hinton basse et Osie Johnson batterie.
Mentionnons également l’intervention courte mais qui ne peut laisser indifférent du si subtil Thelonious Monk en trio. Il nous livre un Blue Monk tout en dérapages contrôlés...

Remontons encore un peu dans le temps, pour nous retrouver en 1944 avec The Prez au meilleur de sa forme. Avec son chapeau plat, son petit air penché qui contribue sans doute à donner aux émanations mélodiques issues de son sax, une saveur empreinte de délicieuse mélancolie. On retient notamment le fameux On The Sunny Side Of The Street avec la charmante chanteuse Mary Bryant. Avec eux, Illinois Jacquet, quasi alter ego de Lester, Harry Sweet Edison à la trompette, Barney Kessel à la guitare, Big Syd Catlett à la batterie, Marlowe Morris au piano, et Red Callender à la basse. Quel velouté, quelle légereté !

Viennent ensuite quelques petits trésors qui permettent de voir ou de revoir des artistes inoubliables dans une atmosphère parfaite, où les cuivres et les bois jouent dans une pénombre feutrée par les fumées de cigarettes. Par exemple, au cours d’une session particulièrement excitante, de Miles Davis avec le soutien superbe mais trop bref de John Coltrane (So what).
Ou bien encore Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Roy Eldridge, Coleman Hawkins, Ben Webster, Vick Dickenson, Dicky Wells, Benny Morton, Pee Wee Russel, Jimmie Giuffre, Mal Waldron, Ahmad jamal, Hank Jones, Buck Clayton, Wyton Kelly, Paul Chambers, Gil Evans et j’en passe !
Oh, bien sûr il ne faut pas attendre de miracle. Les images capturées il y a plus d'un demi-siècle sont empreintes à jamais du flou originel et la musique restera pour toujours étouffée par les insuffisances techniques de l'époque.N'empêche, qu'il est doux de revoir et d'entendre une fois encore la fine fleur du jazz réunie sur ce disque absolument indispensable...

13 décembre 2014

Dylan, brut de décoffrage

A l'instar des rescapés du Pink Floyd qui étoffent et redorent d'anciennes ébauches délaissées dans des placards, pour tenter d'en faire du neuf, Bob Dylan ressort de ses vieilles malles ses légendaires Basement Tapes, captées dans l'intimité en 1967, alors qu'il se remettait à la campagne, d'un accident de moto.

Mais à l'inverse des premiers, il les propose dans leur jus, sans fioriture ni artifice. Ça dégage un petit parfum boisé et acide dans lequel remonte, un peu confite mais très prégnante, l'ambiance rebelle des sixties.

Et c'est une nouvelle occasion de se confronter au mystère Dylan. Notamment cette scansion nasillarde que certains trouvent insupportable, et qui derrière son apparente monotonie, surprendra toujours en même temps qu'elle les ravit, les aficionados. Elle touche parfois au sublime dans ces sessions débridées où son lamento stridulant fait merveille. Parmi les nombreuses mélopées soutenues efficacement par le quintette si attachant du bien regretté The Band, on retiendra des standards éprouvés, telle cette version déchirante du fameux I Shall Be Released, des perles jamais entendues (Sign On The Cross) ou restées à l'état de géniales improvisations (I'm Not There).

Un livret instructif et richement illustré complète ce double album très root qui apporte un éclairage intéressant sur ce baladin lunatique, aux messages aussi envoûtants qu'énigmatiques...



Bob Dylan and The Band. The Basement Tapes, raw. 2014 
On apprend au passage qu'un nouvel album se prépare pour 2015 :Shadows In The Night. Wait And See...

12 décembre 2014

Pink Fade...

Ce jeu de mot oiseux qui m’a été inspiré par un bon ami après l’écoute de l'ultime opus du Floyd est à double détente.

Bien sûr il est possible de trouver très pâles ces fragments épars, ressortis des vieux cartons de 94, rehaussés d’un peu de rimmel instrumental ici où là, et même de quelques paroles, faisant émerger une vague chanson de ce magma liquoreux. Tout ça n’a bien sûr ni queue ni tête et ne peut apparaître dans ces conditions, autrement qu’un ersatz.

Pris dans son acception anglo-saxonne, c’est aussi la manière d’exprimer le doux anéantissement vers lequel tout est condamné à filer dans ce monde sublunaire. Syd Barrett oublié, Roger Waters enfui, Rick Wright disparu, que reste-t-il donc ? Ces réminiscences au parfum quelque peu évaporé, qui vous plongent dans la nostalgie en même temps qu’elles vous font parfois frissonner au souvenir des heures extatiques évanouies.

Alors, tant pis, montons de bonne grâce dans cette frêle et illusoire embarcation, et abandonnons nous à l’ineffable tangage, né de cet océan de nuages, indéfini...

Pink Floyd The Endless River 2014

03 décembre 2014

Chaconne



Ce chant si beau demain peut-être
Aura vaincu les pesanteurs
Dont il émane avec des pleurs
Sans oser vraiment tout promettre

Il traverse tendrement l'être
Comme le silence des fleurs
Leurs parfums ou bien les douceurs
Du jour au  moment d'apparaître

Il dit plus que les infinis
Qui sont au dessus de nos têtes
Et dans ses accents inouïs

Résonnent d'indicibles fêtes
Au cœur d'un grand jardin radieux
Peuplé d'archanges et de dieux...


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Inspiré par l'écoute de la Chaconne de la Partita no2 en ré mineur de J.S. Bach, magistralement interprétée à la guitare par John Feeley (à voir et à entendre derrière ce lien)

27 février 2014

True Blue

Quel choc, cette (re)découverte du Blues dans l’interprétation qu’en donne Archie Shepp ! J’avais dans l’esprit le turbulent défenseur de l'african soul, passé par les glapissements frénétiques du free jazz le plus débridé, et pour le reste, égaré dans d’interminables digressions au groove un peu filandreux. C’était vraiment mal connaître le lascar…
Quelques productions datant des années 90 sur lesquelles je suis tombé par hasard, ont radicalement et définitivement changé mon opinion.

Dans une première session en quatuor, datée de 1992, Black Ballads, il a certes un peu délaissé la fougue des années d’insurrection, mais c’est pour se dévouer plus que jamais à l'expression d'un spleen coruscant, débordant de force et de suavité. Frissons garantis. Sans doute la présence du délicat pianiste Horace Parlan est-elle pour quelque chose dans ce climat d'infinie tendresse qui caractérise l'ensemble des prises. Toujours est-il qu'on baigne ici dans une volupté presque websterienne, ponctuée d'envolées lyriques que le cher et regretté Coltrane n'aurait pas désavouées. On trouve ici quelques belles et nostalgiques compositions personnelles (I Know About Life, Deja Vu) alternant avec de grands classiques qu'on redécouvre sous un jour somptueux (Georgia On My Mind, Embraceable You, Smoke Gets In Your Eyes, How Deep Is The Ocean, Ain't Misbehavin').
Un vrai moment de grâce…


Amoureusement remastérisées en 2012 par Tetsuo Hara pour Venus Records, Blue Ballads et True Ballads datant de 1995 et 1996 confirment l’illumination. Sur des standards éprouvés, il brode ici des mélopées languides, à la beauté extrêmement pénétrante, non dénuées d’un swing débordant de générosité (Blue and Sentimental de Count Basie ou bien les très latinos If I Should Lose You, Nature Boy). De la période free, il reste certes quelques couacs sublimes et savants dérapages dans les aigus, et certains pourront même trouver qu'il abuse un peu du procédé, mais personne ne niera qu'il reprend toujours la situation en main avec brio. Au surplus, il est encadré une fois encore par un pianiste en état de grâce, ici John Hicks, et une excellente section rythmique (George Mrasz à la contrebasse et Idris Muhammad à la batterie). Au sax, le style erratique aux sonorités bien rondes et puissantes de Shepp trouve ici sa plénitude, dans une atmosphère black and blue, idéalement magnifiée par les photos de jaquette empreintes d’une lasciveté troublante. Parfois il se met à chanter, et c'est également profond et très convaincant (More than you know, ou l'extatique Alone Together). De savoureux moments assurément…


Enfin, True Blue, enregistré en 1998 est une vraie apothéose. Totalement investi dans son odyssée musicale, Shepp livre des soli incandescents marquant sans nul doute d’une pierre blanche l’histoire du jazz. Il puise son inspiration de manière très éclectique et on retient particulièrement les lamentations déchirantes inspirées de Coltrane (Lonnie’s lament), le feeling à fleur de peau qui sourd d’un air de Cole Porter (Everytime We Say Goodbye) ou de Lawrence et Altman (All Or Nothing At All), la moelleuse pulsation d’une tendre ballade empruntée à J. Styne (Time After Time), la douce nostalgie d’une chanson de Trénet (Que reste-t-il de nos amours) et l’abandon dans la suavité d’une délicieuse composition de Billy Eckstine (I Want To Talk About You). Tous ces instants qui s’étirent voluptueusement en vous filant d’ineffables frissons sont tout simplement magiques. La formation qui entoure le saxophoniste est idéale. John Hicks s’y révèle plus que jamais un pianiste particulièrement sensible et la section rythmique est parfaitement dans le groove (George Mrasz à la contrebasse, Billy Drummond à la batterie). Un must, superbement mis en valeur par le parfait remixage effectué par les studios japonais Venus.

Le bleu est donc bien la couleur de la vérité. Et lorsqu’elle vient du coeur par le blues, c’est évidemment la plus belle qui soit...


En écoute sous ces liens :
Black Ballads
Blue Ballads 
True Ballads 
True Blue

26 février 2014

Bach est une fête...

La musique de Johann Sebastian Bach (1702-1766) procure une telle joie, une telle béatitude, qu'elle conduit nécessairement à un moment où un autre, l'esprit vers un abîme de perplexité.

Lorsqu’on a la chance d’être un tant soit peu initié aux bienfaits de cette “offrande musicale”, il est bien difficile d'imaginer en effet la vie sans elle, et on perçoit alors l'indicible vertige de l'inconnu sous-tendu par cette fragile mais irréfragable présence.

Elle est assurément une réalité pleine de splendeur pour ceux qui en jouissent, mais combien d'âmes n'ont pu ou ne peuvent profiter de ce trésor ? Et pour un Bach s'exprimant dans ce monde sublunaire, combien d'autres sont restés dans les limbes éthérés ?

Le raisonnement mathématique donne une idée de l'infini côtoyant sans cesse l’univers perceptible. Il est toujours au moins un nombre, et sans doute une multitude, au dessus du dernier qu'on puisse concevoir. Et dans tout système de logique formelle affirmait Gödel, il existe toujours au moins une proposition indécidable.
Dans le Monde, serait-on tenter de penser, il y a toujours au moins une porte donnant sur l’Incommensurable, grande ouverte, mais impossible à franchir...
Il est donc imaginable qu'au dessus de ces sommets artistiques en apparence insurpassables, résident des merveilles encore plus inouïes… La musique est peut-être une sorte de seuil au bord de l’éternité.
En attendant de pouvoir apporter quelque réponse tangible à ces mystères, une chose est sûre : Bach ne cessera d’enchanter la vie intérieure de ceux qui lui prêteront une oreille attentive…


Le DVD permet de profiter pleinement de cette magie, dans des interprétations exceptionnelles. Quelques réalisations remarquables donnent la mesure de l’inspiration qui anima l’immortel Cantor de Leipzig.

Les variations Goldberg constituent l'un des sommets de cette oeuvre prodigieuse. Il est difficile même de trouver les mots pour qualifier toute la fulgurance de ces 30 petites variations enchâssées dans un double aria. Ce mystère qui fait qu'on est plongé dans une extase unique dès les premières notes, et ce jusqu'à la fin. Ce mystère qui fait que l'effet se reproduit sans aucune usure ni lassitude au fil des écoutes successives, tant il y a dans cette musique, de beauté, d'équilibre, de simplicité et de complexité mélodique tout à la fois. Les variations Goldberg ont donné lieu à tellement d'interprétations qu'on pourrait imaginer qu'il n'y a plus vraiment la place pour une nouvelle. Pourtant chacune a sa légitimité assurément, et il n'est pas rare qu'un même artiste ressente le besoin d'en enregistrer plusieurs versions. Ce fut le cas de Glenn Gould dont le nom reste indéfectiblement attaché à la transcription pour piano qu'il fit des ces oeuvres.
Il est indéniable que le passage du clavecin au piano permit d'ouvrir des perspectives inespérées à cet inoxydable trésor. L'instrument, très bricolé de Gould avait une sonorité mate, parfois un peu métallique, évoquant les premiers piano-forte. Il sublima ce manque d'ampleur par ses célèbres vocalises en arrière plan. Sa version la plus aboutie, réalisée à la fin de sa vie, filmée en 1981 par Bruno Monsaingeon, reste un repère incontournable. En resserrant son jeu sur l'essentiel, le dépouillant d'artifices et de fioritures, et avec un remarquable esprit de synthèse, il conféra à l'oeuvre une puissante unité, une homogénéité extraordinaire. Il est quasi impossible d'interrompre l'écoute une fois commencée.


Pareillement, il faut se laisser saisir par l'Allemande qui débute la première des six suites qui n'ont de françaises que le nom... C'est à un doux ravissement, ininterrompu, qu'elle invite le mélomane.
Jouées en public, quasi sans reprendre haleine, par Andras Schiff, ces mélodies, à la fois simples et pénétrantes forment un continuum merveilleux.
La présentation est pourtant austère et les amateurs de jeux de scène en seront pour leurs frais assurément. L'artiste est vêtu à la manière d'un clergyman, et à part les mains dansant avec grâce sur le clavier, le spectacle est inexistant. Il faut même fermer les yeux pour goûter pleinement la saveur indicible de ces mélodies. Pourquoi donc avoir les images me direz-vous ? Sans doute parce qu'elles témoignent de la réalité de ce concert (pourquoi le public s'est-il déplacé, puisqu'il est assis douloureusement sur des bancs de bois, et qu'il n'a même pas le privilège de voir les mains du pianiste ?)
Sans doute aussi parce qu'il y a un supplément d'âme dans une interprétation vivante, dénuée de tout artifice technique. Et pourquoi s'en priver, sachant que rien n'empêche de s'en passer ?


Splendide idée, à l'inverse, que de proposer l'interprétation du colossal chef d'oeuvre musical intitulé Clavier bien tempéré, par quatre musiciens différents ! Deux livres de 24 préludes et fugues, il faut dire que le sujet, par son ampleur monumentale, s'y prêtait.
Ils sont magnifiquement enregistrés et filmés dans des conditions très originales : celles du direct mais sans public, chaque artiste étant au piano dans un décor unique et à la fois changeant. Pour Andrei Gavrilov ce sont les lignes épurées et l'austère dépouillement des salles de la New Art Gallery à Walsall. Pour Joanna McGregor c'est l'étrangeté baroque du palais Güell de Barcelone. Nikolai Demidenko évolue quant à lui dans le cadre somptueux du Palazzo Labia à Venise. Angela Hewitt enfin, joue derrière les murailles médiévales du château Warburg d'Eisenach.
Que retenir de cette expérience ? Des sensations merveilleuses, car il règne au long de ces deux DVD un climat empreint d'une sérénité extatique et l'impression d'une grande homogénéité, en dépit de l'alternance voulue dans l'interprétation aussi bien que dans le choix des lieux. Les prises de vues sont absolument magnifiques et plutôt que d'assister à un spectacle statique devant une assistance recueillie, on apprécie cette promenade intimiste, ravissant les yeux autant que les oreilles. S'agissant de ces dernières, disons en quelques mots, qu'elles apprécient la plénitude fluide du jeu de Gavrilov, la puissance retenue et l'élégance de celui de Demidenko, la saveur fruitée, et la grâce mutine caractérisant le phrasé d'Angela Hewitt, la technique éblouissante et le souci d'authenticité de Joanna McGregor.
On dit que ces œuvres se situent à un niveau si haut, qu'elles découragèrent tous les musiciens qui vinrent après Bach de s'attaquer au genre contrapuntique. Il est vrai qu'on se demande ce qu'on pourrait encore ajouter. Plus on écoute cette musique, plus on en perçoit l'inépuisable richesse. Et bien sûr plus on comprend le supplément d'âme indicible qui fait que Bach est aussi essentiel à l'expression musicale que l'air et l'eau le sont à la vie…


Avec ses manières de sale gosse, Le jeune pianiste à la mèche rebelle David Fray a de quoi en énerver a priori plus d’un. Mais lorsqu’il s’installe au piano, il faut bien reconnaître qu’il émane de lui quelque chose d’autre qu’une simple allure. A-t-il pour autant l’envergure d’un Glenn Gould qui fut lui aussi, en dépit d’un immense talent, un tantinet cabotin ? C’est une question finalement accessoire, si l’on admet prendre du plaisir à entendre les concertos BWV 1055, 1056 et 1058, joués par ces doigts juvéniles.
Or le charme opère. Au clavier, le toucher s’avère gracieux, subtil et original, et l’artiste montre qu’il sait s’élever beaucoup plus haut que son instrument. Grâce à la caméra décidément inspirée, de Bruno Monsaingeon, qui sait se faire petite souris durant les répétitions, on mesure la capacité du sémillant maestro à concevoir ces fabuleux concertos comme des ensembles cohérents où l’orchestre n’est pas seulement le faire valoir du piano, mais le partenaire à part entière d’un dialogue équilibré (sublime adagio tout en délicats pizzicati du BWV 1056, durant lequel l'artiste et le Deutsche Kammerphilharmonie Bremen qui l'accompagne, semblent littéralement en apesanteur...). Au surplus, on perçoit comment il est possible de trouver dans ces mélodies rebattues, la possibilité de renouveler les phrasés, pour leur garder leur merveilleuse intemporalité… Plus que jamais, Bach est une fête !

Et pour achever ce parcours initiatique, comment ne pas revenir encore et toujours aux Variations Goldberg, dans la transcription pour trio à cordes, violon, alto et violoncelle, qu’en fit Dimitri Sitkovetsky. Interprétée par l’ensemble ZilliacusPerssonRaitinen, elle est d’une pureté formelle quasi absolue, sublimant les voix dont le chant s’élève sans retenue. On rejoint par anticipation, l’émotion suscitée par les plus bouleversants instants des derniers quatuors de Beethoven. Comment JS Bach parvint-il à partir des sonorités grêles et stridulantes du clavecin, à exprimer tant de grâce, tant d’universalité, et tant d’éternité, voilà sans doute une des questions les plus troublantes qui soient en matière artistique...

Pour y goûter un peu :
Concerto BWV 1055 (David Fray)
Goldberg Variations (Glenn Gould)

17 novembre 2013

C'est si bon !

Tout à coup le souvenir évanoui d'une extase peuplée de frissons exquis a resurgi ! Miracle de la technique, la guitare de Jerry a la fraîcheur d'une « aurore aux doigts de rose », et les indicibles digressions musicales du Mort éternellement reconnaissant, répandent, comme aux beaux jours des nineties, la fragrance épicée des herbes folles croissant aux bords évanescents de chimériques eldorados...


Que dire de plus de cette magique resucée d'une musique décidément hors d'âge, qui comme le dit l'épigraphe, célèbre dans un style éclectique, à la fois le chaos et l'ordre, la beauté et l'horreur, la vie et la mort, here, there and everywhere, the greatest show on Earth, an American Institution !

Tel est The Grateful Dead dans toute sa splendeur passée, actuelle et future. Abandonnons nous donc sans remord ni appréhension à cette sublime léthargie. C'est si bon...

Grateful Dead. Spring 1990. So Glad You Made It. Rhino 2012.

Double CD live tournée Printemps 1990.