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10 décembre 2017

C'est Tocqueville qu'Onfray torture

Après avoir injustement maltraité le vénérable Kant, Michel Onfray s’attaque aujourd’hui méchamment à Alexis de Tocqueville (1805-1859).
Avec son récent ouvrage Tocqueville et les Apaches, il entreprend en effet selon son point de vue, de démythifier ce merveilleux penseur de la démocratie et de la liberté.

Disons-le d'emblée, les maux dont il l’accuse sont absolument imaginaires, inventés de toutes pièces, et le portrait qu’il en fait est une infâme caricature dénaturant totalement le message pourtant limpide et lumineux du meilleur analyste politique que la France enfanta.

Il commence sa pesante digression par un troublant aveu : “Longtemps je n’avais lu de Tocqueville, que son Ancien Régime et la Révolution Française. C’était au temps de la pleine mode du philosophe libéral et j’avais opté pour ce texte parce que banalement, la furieuse révolution française m’intéressait plus que la banale démocratie en Amérique.”

Tout est dit ou presque. Onfray, qu’il est convenu de considérer comme un grand intellectuel de ce temps, ignorait tout simplement “De la Démocratie en Amérique”, à l’instar des malheureux écoliers passés par la machine à décerveler de l’Education Nationale !
Plus grave encore, il considérait (mais faut-il mettre cela au passé) la fabuleuse aventure américaine, comme quelque chose de banal, tandis qu’il se passionnait pour les horreurs de notre exécrable révolution…

Devant tant de misère, je me suis demandé s’il était nécessaire d’aller plus loin. J’aime la polémique et les querelles intellectuelles. Et bien qu’étant en constant désaccord avec les théories d’Onfray, je ne peux m’empêcher d’en suivre le parcours brillant, ne serait-ce que pour mieux forger à ce feu dévastateur, le fer de mes arguments. Il n’y a pas tant de penseurs à notre époque, depuis la disparition de Jean-François Revel et de René Girard.

Mais même si Onfray écrit bien, il est impossible de suivre le rythme effréné de ses publications. J’ai depuis de longs mois son interminable Cosmos sur ma table de nuit, second volet d’une fastidieuse trilogie messianique... En définitive je préfère me consacrer à ses opuscules, qu’à ses pavés. Logiquement, j’ai autant de chances d’y cerner son raisonnement et j’économise du temps. “Dieu préserve ceux qu’il chérit des lectures inutiles” disait Lavater….

Hélas, cette fois encore, la déception est grande. Dans ce qu’il faut bien appeler un pamphlet anti-Tocqueville, c’est bien simple, tout est faux ou à contresens.

Onfray commence à faire de notre fameux Normand un homme “de Gauche”, ce qui est une première approximation, pour ne pas dire davantage. Certes il voulut siéger sur les bancs de gauche à l’Assemblée Nationale, mais il fut on ne peut plus clair sur son engagement : “Je n'ai pas de traditions, je n'ai point de parti, je n'ai point de cause, si ce n'est celle de la liberté et de la dignité humaine”
Sa détestation du socialisme naissant ne faisait aucun doute. Onfray l’admet d’ailleurs, mais juste pour en faire un traître à l’Idéologie que lui-même continue de vénérer, envers et contre toutes les calamités dont elle est responsable.
A la vérité, Onfray cherche toujours l’introuvable socialisme au travers de ses lubies hédonistes, aux relents vaguement proudhoniens. Toujours déçu, toujours frustré, il alla jusqu’à frayer avec les communistes révolutionnaires de Besancenot et se déclare avec constance et opiniâtreté anti-libéral ce qui est un non sens pour quelqu’un se vantant par ailleurs d'être libertaire.

J’avais caressé un petit espoir que la lecture de Tocqueville l’amène à changer d’avis voire, ce qui eût été paradoxal pour cet athée notoire, à se convertir... Il n’en fut rien évidemment. 

Bien qu’il rédigea il n’y a pas si longtemps une première analyse plutôt élogieuse, à l’occasion de l’inauguration de la médiathèque de Caen, intitulée “La Passion de la Liberté”, il revient avec ces Apaches à ses vieux démons et brandit de plus belle sa rhétorique lapidaire pour démolir au sabre celui qu’il aurait tout à coup (re)découvert.
Quelques exemples devraient suffire à objectiver le caractère partisan et captieux de cette entreprise.
Passons sur l’amalgame idiot qui consiste à associer Tocqueville au mitterrandisme, au motif que “les années mitterrand sont celles de la seconde naissance de Tocqueville”, permettant lorsqu'on est de gauche, "de penser comme à droite pourvu qu’on soit libéral.”
S’il est vrai que certains mitterrandolâtres se sont réclamés de Tocqueville, c’est par ignorance crasse de sa philosophie et pour donner l’illusion d’une ouverture à leur programme bouffi de contradictions et de partis-pris. Les Socialistes français n’ont évidemment jamais rien eu à voir avec le libéralisme et ils n’ont rien de commun avec le bon Tocqueville. Leur manie insane de découper la liberté en tranches, dont ils font mine de retenir certaines (le libéralisme philosophique) tandis qu’ils rejettent les autres (notamment l’économie) démontrent qu’ils n’ont rien compris à la pensée libérale. Qu’on le veuille ou non, Tocqueville s’inscrit dans une lignée qui comprend des gens comme Turgot, Say, Bastiat et autres économistes distingués.
 
Onfray enferme comme on le sait, sa propre conception dans cette impasse.
Pire, il reprend peu ou prou les antiennes débiles de Sartre, en s’attaquant à
Raymond Aron qu’il accuse d’avoir “poussé Tocqueville comme on pousse un veau aux hormones”. Cuistrerie consternante dont il remet une couche, en affirmant même qu’il “s’en est servi comme d’une machine de guerre pour combattre Marx, le marxisme, le stalinisme, le soviétisme.”
En l’occurrence, ce dont s’est scandalisé Aron, c’est qu’on ait pu ignorer Tocqueville au profit de Marx dans les milieux éducatifs et universitaires français. Force est de constater que la propre école d’Onfray n’a pas fait mieux…

Malheureusement, à ces contre-vérités sur la vraie nature du libéralisme, Michel Onfray ajoute une grosse louche de mauvaise foi en assénant que Tocqueville aurait été “Raciste, ségrégationniste, colonialiste”, qu'il ne concevait le libéralisme qu'à condition d'être "blanc, homme, chrétien, et d'origine européenne" et “qu’il estimait que le massacre des Indiens obéissait à la Providence...”

Mais comment a-t-il donc lu l’oeuvre dont il trahit de manière aussi éhontée l’esprit ? Comment peut-il occulter des pans entiers du discours qui affirme entre mille autres citations : “l’esclavage déshonore le travail, il introduit l’oisiveté dans la société et avec elle l’ignorance et l’orgueil, la pauvreté et le luxe. Il énerve les forces de l’intelligence et endort l’activité humaine”
Comment ose-t-il tronquer une partie du propos pour tenter d’assimiler les constats de Tocqueville sur l'Amérique à des opinions ?
Par exemple, il extrait sournoisement du chapitre traitant des “trois races aux Etats-Unis”, une phrase dont il fait le pilier fondateur d’une pensée perverse : “parmi ces hommes si divers, le premier qui attire le regard, le premier en lumière, en puissance, en bonheur, c’est l’homme blanc, l’Européen, l’homme par excellence; au dessous de lui paraissent le nègre et l’Indien.”
Il se garde bien de citer ce qui suit et qui donne tout son sens à l'ensemble, attestant notamment de l’absence de complaisance de l’auteur pour ce qu’il voit de ses propres yeux : “Ces deux races infortunées n’ont de commun ni la naissance, ni la figure, ni le langage, ni les mœurs. Leurs malheurs seuls se ressemblent. Toutes deux occupent une position également inférieure dans le pays qu’elles habitent; toutes deux éprouvent les effets pervers de la tyrannie; et si leurs misères sont différentes, elles peuvent en accuser les mêmes auteurs…”

Ainsi, Onfray qui faisait le reproche au biographe Jean-Louis Benoit, dont il s’était inspiré pour son premier ouvrage, de s’être “contenté de morceaux choisis à dessein”, pour présenter Tocqueville comme “un auteur fréquentable”, commet une faute bien plus terrible. Il se permet de caviarder le texte qu’il commente pour n’en faire ressortir que des éléments à charge. Ce faisant, il agit comme un censeur des plus vils, voire un inquisiteur cherchant à produire l'aveu de crimes fabriqués.

Malheureusement, tout l’ouvrage est de cette même eau, trouble et polluée.
Comme s’il avait une intention préconçue de déformer le propos à seule fin de le rendre odieux, et de le discréditer définitivement aux yeux des naïfs qui n’auront pas le courage de vérifier les assertions à l’emporte pièce qu’il balance à tour de bras.
A moins qu’il ne soit passé complètement à côté du message, ce qui n’est pas impossible, tant il paraît encore encombré par ses œillères idéologiques.
Dans les deux cas c’est rédhibitoire pour un philosophe prétendu clairvoyant et honnête…

11 novembre 2017

Cas de conscience

Une récente publication scientifique suscite par ses étranges constats, de nouvelles interrogations sur l’épineux problème de la conscience.
Après 15 ans d’état de “coma chronique”, suite à un traumatisme crânien, un patient a retrouvé une ébauche de réactivité grâce à la stimulation prolongée du nerf vague, aussi appelé nerf pneumogastrique, ou encore dixième paire crânienne.
Alors qu’il ne réagissait à rien et que seules ses fonctions végétatives le retenaient à la vie, il a pu répondre à des demandes simples, comme suivre un objet avec les yeux ou tourner la tête, témoignant ainsi de la récupération d’un certain niveau de conscience.
Ce petit miracle serait dû paraît-il, à la restauration de l'activité  thalamo-corticale et à l'amélioration des connexions  fronto-pariétales.
Pour surprenante qu’elle soit, cette expérience soulève évidemment une foule de questions : Qu’est-ce que la conscience et que devient-elle lorsque nous sommes plongés dans ces limbes, en apparence plus ou moins réversibles, que sont le sommeil profond, le coma, ou bien dans cet état étrange qu’on appelle végétatif ?
Il est certain que durant le sommeil, le contact avec le monde s’interrompt. Nous ne sommes plus en prise avec ce dernier que par des fonctions physiologiques de base. Nous n’existons plus que par ces fonctions et par les rêves, dont nous ne gardons en général que peu de souvenirs, et dont la signification reste nébuleuse en dépit de belles théories à leur sujet. Un fait est sûr, le réveil n’est jamais très loin et la moindre stimulation peut le provoquer : bruit, contact physique, changement de température par exemple.
Durant le coma, la conscience est enfouie plus profondément. Les rêves sont abolis, et il faut des stimuli beaucoup plus intenses pour provoquer ne serait-ce qu’un mouvement. Ainsi durant le coma médicamenteux provoqué par exemple par une anesthésie générale, on peut ouvrir le ventre d’un patient, ou l’amputer d’un membre sans déclencher la moindre réaction et sans le moindre appel à la conscience puisqu’au réveil, il n’a aucun souvenir de l'évènement.
Comme après le sommeil, il retrouve pourtant l’intégralité de ce qui fait sa personnalité psychique et intellectuelle.  Lorsque son aspect physique a changé, il lui faut s’adapter à sa nouvelle condition ce qui n’est pas toujours simple, et il peut garder parfois longtemps l’impression désagréable d’un membre fantôme...

On évalue cliniquement la profondeur d’un trouble de la conscience à l’aide d’une échelle quantitative, le score de Glasgow, évaluant la capacité d’une personne à ouvrir les yeux, à répondre verbalement et enfin à bouger ses membres, spontanément, à la commande, ou en réponse à des stimulations douloureuses.
De fait, on analyse ainsi l’expression de la conscience, mais nullement la conscience “en soi.”
Nous faisons à chaque instant l’expérience intime de notre propre conscience, mais nous ne pouvons appréhender celle des autres que par l’expression qu’ils en donnent. C’est très réducteur et cela peut prêter à confusion. Que se passe-t-il dans la tête d’autrui, nous n’en savons rien, et il est probable que nous n’en saurons pas davantage avant un bon bout de temps !
L’essence de la conscience, le fameux cogito de Descartes, reste un mystère et les liens qu’elle entretient avec le corps ne nous en disent pas beaucoup plus. Lorsque ce dernier manifeste des défaillances dans l’expression de la conscience, nous avons tendance à considérer que c’est celle-ci, c’est à dire l’être lui-même, qui est affecté, un peu comme l’imbécile qui regarde le doigt du sage lorsqu’il montre le ciel étoilé.
Qu’en est-il au fond ?
Lorsque l’on démonte un poste de radio, on peut toujours chercher, on ne trouvera jamais les personnes dont les voix en sortent habituellement, ni les instruments de musique qui égaient nos oreilles : il n’y a que des composants électroniques, des câbles, du métal et du plastique. “L’essentiel est invisible pour les yeux”, comme disait Saint-Exupéry.
Et lorsque le poste dysfonctionne, il s’agit en règle de problèmes bassement matériels, touchant soit l’émetteur, soit le récepteur des émissions, mais non l’origine de celles-ci qui obéit à une logique supérieure, d’une tout autre nature.

En somme, la conscience humaine apparaît comme une problématique quasi inaccessible, et plus l’analyse de son expression s’affine, plus les questions restant à résoudre sont nombreuses. Sans doute parce qu’à l’instar des miroirs qui ne font que réfléchir à l’infini des images, lorsque l’homme se penche sur sa cervelle, il ne fait que s’examiner lui-même de manière superficielle. Il reste à la surface de l’eau en quelque sorte puisqu’il ne peut s’extraire de sa condition matérielle bornée. Un peu comme si on demandait à un poisson rouge d’expliquer le monde extérieur sans sortir de son bocal...
Gödel avait exprimé en son temps l’impossibilité logique à l’intérieur d’un système formel, de démontrer que sa description soit complète et correcte. Il reste toujours au moins une proposition indécidable...
Le paradoxe de Bonini explique quant à lui les difficultés qu’il y a de construire des modèles ou de mettre au point des simulations, afin de comprendre le fonctionnement de systèmes complexes, tels que le cerveau humain. Plus les outils se compliquent, moins ils sont exploitables tant ils génèrent de nouvelles interrogations. 
Ainsi une carte routière n’apporte un vrai service que si elle simplifie ce qu’elle représente. A l’échelle 1:1, parfaitement fidèle au modèle, elle serait totalement inexploitable. 
On cite souvent Paul Valéry qui affirmait : “Ce qui est simple est toujours faux, ce qui ne l'est pas est inutilisable” (Mauvaises pensées et autres), ce qui revient au même...

Illustration : Coupe de cerveau fait de rouages. 123RF

27 octobre 2017

Une brève histoire de l'empirisme

Il est souvent difficile pour les philosophes d’exprimer leurs idées de manière concise et pragmatique. Souvent ils produisent d’épais ouvrages, quasi inintelligibles au commun des mortels, dont les débouchés pratiques s’avèrent très aléatoires.
Avec le siècle des Lumières vinrent de nouveaux penseurs qui se firent un devoir de traiter la philosophie comme une science, et de frotter leurs théories contre la réalité tangible pour en éprouver le bien fondé. John Locke fut un précurseur en la matière et David Hume (1711-1776) lui emboîta le pas un peu plus tard.
Ce dernier malheureusement eut toutes les peines du monde à donner quelque retentissement à ses écrits, pourtant très novateurs, écrits dans un langage précis et clair. Pour les rendre plus accessibles, il n’hésita pas à leur donner la forme la plus synthétique qui soit en résumant à la manière d’un teaser, l’essentiel de son Traité de la nature humaine dans un abrégé d’à peine plus de 40 pages !
La lecture de ce texte s’avère passionnante car elle donne une vision extrêmement percutante de l’empirisme radical dont il témoigne.

Selon Hume, notre rapport au monde est régi exclusivement par les perceptions que nous en avons. Celles-ci sont de deux types : les impressions et les idées. "Les impressions sont nos perceptions les plus vives et fortes, les idées les plus légères et les plus faibles."
Si Hume n’est pas aussi catégorique que Locke, qui prétendait qu’il n’existe pas d’idées innées, il n’en pense pas moins que les idées dérivent nécessairement de nos impressions. En d’autres termes, "toute idée doit être référée à une impression sous peine de n’avoir aucun sens..."

Hume s’attache également à disséquer le rapport de causalité qui unit les événements que nous observons. Pour lui, il est évident que tous les raisonnements sur la cause et l’effet se fondent sur l’expérience. C’est la répétition d’une succession d’évènements qui rapporte l’effet à la cause. Ainsi au billard, le choc d’une boule animée contre une autre immobile, va conférer à cette dernière un mouvement et c’est la répétition de cette observation qui fait naître en nous l’idée qu’il existe une relation de cause à effet.
Celle-ci suppose trois phénomènes : la contiguïté dans le temps et dans le lieu, la priorité dans le temps d’un évènement par rapport à l’autre, et la conjonction constante entre la cause et l’effet. Notre approche n’en est pas moins très superficielle car les pouvoirs par lesquels les corps opèrent nous sont entièrement inconnus. Nous ne percevons que leurs qualités sensibles.

Pour résumer les choses, “presque tout raisonnement est réduit à l’expérience et la croyance accompagnant l’expérience n’est rien d’autre qu’un sentiment particulier, ou une conception vive produite par l’habitude…”
Afin de démontrer le caractère partiel et superficiel de notre connaissance, Hume montre de même que le principe d’égalité ou d’inégalité qui nous paraît relever de l’évidence peut être relativisé. “On déclare en théorie deux lignes égales si le nombre de points qui les composent est égal et lorsqu’à chaque point de l’une correspond un point de l’autre. Mais bien que cette norme soit exacte elle est inutile car nous ne pourrons jamais compter le nombre de points dans aucune ligne…”

Il n’est pas très étonnant qu’avec un tel scepticisme, Hume envoie promener toutes les croyances, les superstitions, la foi et même l’âme, qui pour lui “n’est rien d’autre qu’un système ou une série de différentes perceptions, celle du chaud et du froid, de l’amour et de la colère, des pensées et des sensations réunies sans aucune forme de parfaite identité ou de simplicité.”

Bien que cette approche soit révolutionnaire et infiniment plus pragmatique que les radotages éthérés de nombre de philosophes, elle apparaît toutefois un peu réductrice. Immanuel Kant qui de son propre aveu fut “réveillé de son sommeil dogmatique” par la lecture de Hume, amenda quelque peu la théorie. S’il partagea avec Hume le souci de valoriser l’expérience, il restaura l’inné dont l’impératif catégorique est l’illustration la plus marquante. Pour Kant, il est à l’évidence impossible de raisonner dans l’absolu et il est donc nécessaire de circonscrire notre raisonnement par une attitude critique délimitant le champ du possible de celui de l’ineffable, c’est à dire de la métaphysique. Il ne rejeta pas pour autant cette dernière mais montra qu’il était vain de tenter de l'explorer par la raison raisonnante…
Henri Bergson apporta quant à lui un nouvel éclairage en soulignant le rôle majeur de l’intuition dans le progrès de la connaissance, tout en déplorant la difficulté qu’il y a de définir de manière rationnelle "cette chose simple, infiniment simple, si extraordinairement simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire…”
A l’orée du XXè siècle, William James ira encore plus loin en ouvrant l’attitude empirique sur la spiritualité et ce qu’il appela “la volonté de croire”. De manière très convaincante, il affirma que cette dernière était en effet capable de multiplier les potentialités que le seul usage du raisonnement laisse espérer…

En définitive, de Locke et Hume à James, l’empirisme s’affirme donc comme un concept majeur en philosophie et en sciences. Il reste radical, mais parti du ras des pâquerettes, il s’élève jusqu’au ciel...

08 septembre 2017

De la Liberté de Penser dans un Etat Libre

La lecture d’un ouvrage philosophique est souvent un pensum auquel on rechigne à s’atteler, lorsqu’on n’y est pas contraint. Son seul volume est rebutant, quant au style quelque peu hermétique, il décourage mainte bonne volonté.
En définitive, pour aborder de tels monuments, on se limite souvent à ce que les exégètes en disent, ce qui n’est pas forcément plus aisé et qui fait courir le risque de se fier à des interprétations biaisées, surtout lorsque l’oeuvre originale est écrite dans une langue étrangère.

Une autre méthode consiste à limiter son incursion à un extrait du discours.
C’est l’option que proposent les éditions de l’Herne* s’agissant du Tractatus Theologico-politicus de Baruch Spinoza (1632-1677), somme particulièrement austère, mais fondamentale pour celui ou celle qui cherche à découvrir le philosophe néerlandais.

L’approche consiste en l’occurrence à rendre plus accessible la réflexion de ce dernier sur “La liberté de penser dans un état libre”.
Non seulement la lecture de l’opuscule (75 pages) s’avère aisée, mais elle révèle une pensée d’une actualité étonnante, s’inscrivant par anticipation dans le siècle des Lumières tel qu’il fut magnifié par Kant dans son petit traité “Was ist Aufklärung ?

On peut y voir en effet avant tout un vibrant appel à la raison et à la nécessité de penser par soi-même, au détriment des croyances non fondées, des superstitions et des idéologies qui ont pour effet de neutraliser l’esprit critique.
Spinoza entame son propos par le constat que “tous les hommes sont naturellement sujets à la superstition”, et cela d’autant plus qu’ils rencontrent dans leur vie des infortunes ou des malheurs. De cela il excipe que “S’ils étaient capables de gouverner toute conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur âme serait libre de toute superstition.”
Point de fatalité donc, pour le Philosophe, mais la nécessité de lutter contre cette tendance naturelle, et de se méfier de ceux qui cherchent à l’exploiter à leur bénéfice, notamment certains Gouvernants pour lesquels, selon Quinte-Lurce, “Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude.”

S’agissant de la religion, force est de conclure qu’elle prête le flanc aux mêmes réserves, tant l’idée de Dieu apparaît souvent galvaudée par ceux-là mêmes qui prétendent parler en son nom. Le philosophe déplore ainsi que “La piété, la religion sont devenues un amas d’absurdes mystères et ceux qui méprisent le plus la raison sont justement chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine...”

Face aux maîtres-penseurs et aux faux prophètes, il ne faut jamais perdre de vue que “Personne ne peut faire l’abandon de ses droits naturels et de la faculté qui est en lui de raisonner librement des choses; personne n’y peut être contraint.”
En somme, “Si un Etat peut s’octroyer le droit de gouverner avec la plus excessive violence, et d’envoyer pour les causes les plus légères les citoyens à la mort, tout le monde niera qu’un gouvernement qui prend conseil de la saine raison puisse accomplir de tels actes.”

Quant à l’autorité spirituelle de l’église, dit Spinoza, “Je suis arrivé à la conclusion que l’Ecriture laisse la raison absolument libre, qu’elle n’a rien de commun avec la philosophie, et que l’une et l’autre doivent se soutenir par les moyens qui leur sont propres.” Ainsi, lorsque la religion nie les faits et leur réalité, comme elle le fit par exemple avec les révélations scientifiques de Copernic, elle fait preuve d’une double hérésie : contre Dieu et contre la raison.

Nonobstant ses critiques, Spinoza manifeste un esprit de modération et convient que “s’il est impossible d’enlever aux citoyens toute liberté de parole, il y aurait un danger extrême à leur laisser cette liberté entière et sans réserve.”
L’important selon lui pour un Etat digne de ce nom, est de préserver la liberté de penser et d’expression pour peu qu’elles ne rentrent pas en opposition avec le pacte social au nom duquel chacun “a résigné librement et volontairement le droit d’agir”, mais non “celui de raisonner et de juger”.
Avec un état d’esprit proche de celui de Montaigne ou de Montesquieu, Spinoza recommande à l’Etat d’être économe en législations, car “vouloir tout soumettre à l’action des lois, c’est irriter le vice plutôt que de le corriger.” Un peu plus loin, il précise sa pensée en affirmant que “les lois qui concernent les opinions s’adressent non pas à des coupables mais à des hommes libres; qu’au lieu de punir et de réprimer les méchants, elles ne font qu’irriter d’honnêtes gens. On ne saurait donc prendre leur défense sans mettre en danger de ruine l’Etat…”
Veiller à laisser suffisamment de liberté aux citoyens s’apparente donc à une démarche purement pragmatique, car “à trop contraindre les citoyens, l’Etat fera qu’ils finiront par penser d’une façon, parler d’une autre que par conséquent la bonne foi, vertu si nécessaire à l’Etat, se corrompra, que l’adulation, si détestable, et la perfidie seront en honneur, entraînant la fraude avec elles et par suite la décadence de toutes les bonnes et saines habitudes.”


Ce texte empreint de modération et de bon sens fut pourtant considéré comme quasi insurrectionnel voire hérétique au plan religieux. Alors que les propos de Spinoza ne faisaient que révéler une vision panthéiste, Lambert de Velthuysen qui était pourtant un ami et un admirateur y vit “un encouragement à l’athéisme au motif que les prophètes étaient faillibles, que leur mission n’est pas d’enseigner une quelconque vérité mais de répandre  le culte de la vertu…”. Dans sa lettre à Jacob Osten qui figure à la fin du texte publié par l’Herne, il pointa l’opinion selon laquelle “les miracles sont soumis aux lois communes, n’admettant  donc en Dieu d’autre puissance que celle qui se manifeste régulièrement par les lois de la nature”. Il rapporta non sans réprobation la prétendue “doctrine du fatum et de la nécessité naturelle des choses” ainsi que l’opinion attribuée à Spinoza selon laquelle “Dieu serait indifférent aux opinions religieuses auxquelles adhèrent les hommes.”
En fin de compte selon Lambert de Velthuysen, “par une crainte excessive de la superstition, Spinoza s’est dépouillé de toute religion…”
Pour toutes ces raisons, et en dépit des précautions prises par le Philosophe qui publia son traité sous un pseudonyme, il fut purement et simplement interdit en 1675 dans la République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas...

* Spinoza. De la liberté de penser dans un Etat libre. L'Herne, Paris 2007-2017

17 mai 2017

Kant parmi nous

Belle initiative de la part du magazine Le Point, que celle de consacrer un numéro hors série au philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804).

Le caractère rebutant et austère de ses ouvrages, dont le fameux pavé de quelques 600 pages de la Critique de la Raison Pure, empêche très probablement nombre de gens d’accéder à cette pensée dont la profondeur et la modernité ont été vantées par tant d’exégètes. Toute nouvelle approche de ce monument est donc bienvenue.
L’opuscule tient-il son objectif, cela reste à voir....


Oui sans doute pour ceux qui voudraient en savoir un peu plus sur sa vie, son époque, son entourage, ses sources d’inspiration, ses disciples et sa postérité. L’opuscule se présente en effet de manière attrayante, richement illustrée, et fourmille d’anecdotes et d’encarts didactiques ou documentaires.
Lorsqu’il s’agit des aspects biographiques on reste un peu sur sa faim, tant la vie de l’homme paraît pauvre en péripéties, voyages, et autres aventures amoureuses, l’essentiel étant consacré à la réflexion.

S’agissant des parentés intellectuelles, on n’est pas beaucoup plus avancé. On savait que Kant puisa une partie de son inspiration chez Hume ou chez Rousseau, et s’agissant de la postérité, elle est évoquée plutôt nébuleuse ou trop générale, notamment des liens avec Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, Deleuze, Lacan…


Quant à l’oeuvre elle-même c’est une autre aventure, car il s’agit d’une jungle difficilement pénétrable. Le risque était donc grand de rester à la lisière ou de ne pas parvenir à en retirer grand chose de nouveau par rapport aux innombrables exégèses existantes. Résultat, pas de révélations fracassantes mais tout de même quelques perles représentatives du trésor spirituel dont elles sont extraites.


La classique révolution néo-copernicienne qu’on attribue à Kant dans le champ philosophique est définie en quelques mots par Catherine Golliau : “l’homme n’est plus soumis à un ordre donné mais il utilise sa propre raison pour ordonner le monde.” Il s’ensuit qu’il ne tient qu’à lui “de définir ses propres règles par la force de sa volonté.” Autrement dit, l’homme est un être libre mais qui doit savoir se contrôler et s’auto-limiter, [pour être] l’acteur de sa vie en somme…”


Suit une analyse intéressante de Michaël Foessel selon laquelle Kant “libère la morale de la religion”. Il serait excessif d’y voir l’expression de l’athéisme, dont il n’était en rien le prosélyte, mais le souci de ne pas mélanger la foi et le rationnel, et de distinguer métaphysique et raisonnement scientifique. Point n’est besoin en effet, si l’on suit la théorie du sage de Königsberg, de poser l’existence de Dieu pour ressentir l’importance de la morale, aussi évidente pour lui que la voûte étoilée au dessus de nos têtes. Voilà expliqué le fameux impératif catégorique et qui débouche non sans une apparence de paradoxe, sur une vraie philosophie du libre arbitre.

Jean-Michel Muglioni précise en effet que “l’homme kantien se définit avant tout par la liberté” : il est son seul maître et par voie de conséquence, sa responsabilité est totale. “Telle est sa grandeur et sa dignité.../… la moralité réside dans un acte de la volonté qui ne doit rien à la sensibilité ou aux inclinations naturelles mais seulement à la raison.”

Loin de nier l’existence de Dieu, Kant ne fait en définitive que se garder de tout mélange entre le réel et l’hypothétique, entre la raison qui s’appuie sur le premier et l’espérance qui est permise par le second : “Nous ne pouvons savoir ce qu’il en est de Dieu et de l’immortalité de l’âme, notre science ne s’élevant pas au dessus de l’expérience. Mais il est permis d’espérer en l’accord de la moralité et du bonheur…”

En toute humilité, la philosophie kantienne peut se résumer en trois interrogations fondamentales : Que puis-je connaître. Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ?


On pourra trouver convaincante également l’interprétation de la morale kantienne donnée par Eric Deschavanne. Notamment lorsqu’il s’attaque au nom de l’impératif catégorique au “droit de mentir… ou pas”, et qu’il montre l’erreur de Péguy moquant l’excès de morale du kantisme en s’écriant “qu’il a les mains pures, mais qu’il n’a pas de mains”. L’article reprend pareillement l’argumentation de Benjamin Constant s’opposant au prétendu extrémisme moral de Kant, en affirmant que “nul homme n’a le droit à la vérité qui nuit à autrui”, et justifiant par la même le droit de recourir dans certaines situations à de pieux mensonges.

Deschavanne montre bien qu’à aucun moment Kant n’a fait preuve de jusqu’au boutisme moral. Au contraire, selon lui, il a pris soin “de restreindre l’interdit du mensonge aux cas où celui-ci ne porte pas atteinte au droit d’autrui.” Cette absence de prohibition du mensonge ne vaut évidemment pas octroi d’un droit à mentir. Elle apporte simplement un peu de pragmatisme à un concept dont l’éblouissante évidence ne doit pas égarer.

On ne peut qu’approuver cette mise au point, car c’est l’ardeur imbécile à suivre “à la lettre” les principes émis par Kant qui poussa Michel Onfray à faire de celui-ci un précurseur de l’idéologie nazie, pervertissant ainsi de manière éhontée le message kantien.


On pourrait regretter toutefois que ne soit pas souligné suffisamment ce qui fait toute l’originalité de l’approche kantienne, qui se veut critique tout à la fois du rationalisme et de l’empirisme. On aurait pu espérer des développements plus consistants sur deux petits ouvrages, d’ailleurs pas les plus ardus et mais si actuels : “Qu’est-ce que le Lumières ?” où il insiste tant sur l’importance de penser par soi-même, ce qui suppose “d’avoir le courage de savoir”, et “Vers la paix perpétuelle” qui véhicule des idées si novatrices au sujet des formes modernes de gouvernement, notamment la défense éclairée du fédéralisme.


Mais ce qui paraît somme toute le plus discutable, c’est l’idée de confier à l’ancien ministre Luc Ferry le mot de la fin. Le titre de son article lui-même, “Le crépuscule d’un génie”, sonne étrangement au terme de cette hagiographie. Rien à voir avec la déroutante analyse clinique que fit Thomas de Quincey de la fin de la vie de Kant, empreinte de la fascination que le mangeur d’opium éprouvait pour le déclin intellectuel de celui qu’il considérait comme une génie.

Tout se passe comme si Ferry cherchait à minimiser la portée du message kantien, en l'assujettissant aux médiocres critères du conformisme intellectuel contemporain. Ainsi l’ancien ministre n’hésite pas reprocher au philosophe son “racisme colonial” qui aurait dénaturé “la belle construction de l’idée républicaine”. Il conteste l’idée kantienne, celles des Lumières, selon laquelle l’homme est un être en perpétuel progrès.

Constatant que certaines civilisations primitives se trouveraient selon lui très satisfaites de vivre “dans l’immobilisme des traditions”, dans “la préservation des coutumes et du passé” et dans “le rejet de l’innovation”, il accuse Kant de considérer ces tribus comme des sous-hommes, plus proches de l’animal que de l’être humain ! Même reproche adressé à Tocqueville et même à son aïeul Jules Ferry.
La seconde critique consiste à confronter la doctrine kantienne aux évolutions sociétales modernes et à conclure qu’elle souffrirait de cette comparaison. C’est la cerise sur le gâteau si l’on peut dire ! 
On serait presque pris de fou rire lorsque très doctement Ferry définit par opposition à Kant et à sa morale intransigeante, un nouvel Humanisme fondé sur “la révolution de l’amour”, affirmant entre autres que “ce n’est pas seulement par devoir, mais bel et bien par amour que le sacré est descendu sur Terre”. Propos lénitif, bien dans l’air du temps, qui pourrait peut-être faire impression s’il était émis d’une chaire papale, mais qui passe complètement à côté du grand dessein kantien !

27 avril 2017

A la poursuite du vide spirituel

Lorsqu'un ouvrage se vante d’être un guide d'éveil spirituel et qu’il se vend à plusieurs millions d'exemplaires, il est assez naturel de se montrer curieux mais également un peu dubitatif sur son contenu.

C'est donc avec un mélange d'intérêt et de doutes que j'ai abordé la lecture du best-seller de la fin des années quatre-vingt-dix, Le Pouvoir du Moment Présent d'Eckhart Tolle, en m'efforçant de faire table rase d'éventuels préjugés. Et avec seul parti pris que toute quête spirituelle est louable en cette époque portée au matérialisme, qui voit les idéologies et les philosophies s'essouffler, tandis que les religions s'étiolent ou se radicalisent dangereusement.


Il faut sans doute ne pas trop s’appesantir sur la préface, signée par un certain Russel E. DiCarlo, car elle n’est pas vraiment faite pour éteindre toute appréhension. Elle loue en effet de manière dithyrambique le propos qu'elle introduit, en le plaçant dans le contexte un peu nébuleux des clubs de réflexion et d'approfondissement spirituel inspirés du mouvement hippie (Institut Esalen en Californie) ou dans le sillage pseudo-scientifique, auto-prétendu « post-quantique » de Jack Sarfetti, lequel s'est surtout illustré par ses digressions saugrenues sur  les expériences  de psychokinèse, de télépathie et autres voyages supraluminaux…

Eckhart Tolle, livre quant à lui, en préambule à son ouvrage, le contexte dans lequel ses théories lui furent révélées brutalement, après de longues années de dépression et de difficultés existentielles.
Lors d'une nuit particulièrement éprouvante, il ressentit soudain un grand vide en lui ; il se sentit aspiré par un « vortex d'énergie » qui le conduisit à abandonner toute résistance aux vicissitudes de la vie, et à se réveiller régénéré en quelque sorte. Dès lors le monde lui parut tout autre. Ses peurs avaient disparu, définitivement remplacées par une grande sérénité. C'est cette expérience extraordinaire qu'il relate et qu'il tente de faire partager.


La forme de l'ouvrage, fondée sur un dialogue faisant alterner questions/réponses est un grand classique depuis Platon et vaut sans doute mieux qu'un long discours. Cela permet de rendre le message plus fluide et plus accessible, et force est de reconnaître que le challenge paraît réussi, eu égard aux tirages impressionnants du bouquin.
Toutefois, le procédé ne permet pas vraiment d'occulter les redondances, voire les incohérences, et malgré sa division en 10 chapitres, force est de constater que le livre tourne autour de quelques idées, qui reviennent comme des antiennes.

De manière générale, les recettes et préconisations données par l’auteur s’inscrivent dans le registre assez traditionnel usité par les guides, gourous, mentors de tous poils : il s'agit de trouver au plus profond de soi une sorte de quiétude déconnectée de la réalité du quotidien et de tout ce qui parasite la pensée, nous empêchant d'accéder à une « conscience totale ».
Le chemin emprunté tient tantôt de la révélation religieuse, notamment par ses références fréquentes au Christ ou à Bouddha, tantôt de la méditation transcendantale, par sa recherche du « vide mental », de « l'illumination », sans oublier un zeste d’épicurisme, reprenant le principe du carpe diem et la libération « du corps de souffrance »...

Premier commandement de ce catéchisme spirituel : il faut lutter contre son mental, car c'est l'ennemi !
Pour asséner ce truisme, Eckhart Tolle n’y va pas par quatre chemins : « le mental ressemble à un navire qui coule, si vous ne le quittez pas , vous sombrerez avec lui ».
En d’autres termes, il faut faire le vide en soi pour se consacrer à l'essentiel. C’est plutôt conventionnel pour un maître en « zénitude », sauf que l'auteur pousse le raisonnement très loin, puisqu'il va jusqu'à prétendre que « le vide mental c'est la conscience sans la pensée.»
Autrement dit, pour « atteindre la conscience pure, l'état où l'on est totalement présent, condition qui élève les fréquences vibratoires du champ énergétique qui transmet la vie au corps physique », il faudrait s'affranchir de la pensée elle-même !
Plus fort, il affirme que « La conscience n'a pas besoin de la pensée, dont 80 à 90% est non seulement répétitif et inutile mais aussi en grande partie nuisible en raison de sa nature souvent négative voire dysfonctionnelle.»
De fait, Eckhart Tolle n'hésite pas à envoyer paître le bon vieux Descartes et son fameux « cogito ergo sum », qu'il qualifie “d'erreur fondamentale, confondant la pensée et l'être, et assimilant l'identité à la pensée”. Les émotions, qualifiées de “réaction du corps au mental” sont pareillement refoulées, et tant qu’on y est, il faudrait évacuer la notion de temps, trop « indissociablement liée au mental ». Ni passé, ni futur donc, il n'y a que le moment présent qui vaille.

Evidemment, après s’être émancipé du mental, de la pensée, des émotions et du temps, il ne reste plus grand chose pour vous tracasser, et les problèmes disparaissent, n'étant en somme « qu’une fiction du mental [qui a] besoin du temps pour se perpétuer ». 

Ainsi, "quand on n'offre aucune résistance à la vie, on se retrouve dans un état de grâce et de bien-être..." et de fait « les prochaines factures ne sont plus un problème », et même « la disparition du corps physique ne l'est pas non plus... »

Il ne reste qu’un pas à franchir pour basculer dans l’au-delà éthéré, et le Maître le franchit allègrement en révélant que le but ultime de la démarche, c’est de pouvoir lâcher prise, c’est à dire atteindre cet état spirituel qui conduit à "accepter l'inacceptable (mort d'un condamné, ou d'un malade...) à transformer la souffrance en paix, voire à mourir, à devenir rien, à devenir Dieu parce que Dieu est également le néant... "
De ce point de vue, "le secret de la vie c'est de mourir avant de mourir et de découvrir que la mort n'existe pas..."

Cette conception radicale des choses aboutit donc à une sorte de nihilisme mystique assez déconcertant. Ce qui importe en définitive c’est "la source invisible de toutes choses, l'Etre à l'intérieur de tous les êtres" qu’il nomme « le non manifeste » et qui le conduit à affirmer étrangement que « L'essence de toute chose c'est le vide. » 
On pourrait penser à la fameuse citation de Saint-Exupéry « on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux ». Mais pour Eckhart Tolle, point de sentiment, le monde visible n’est là que pour révéler le non manifeste qui a besoin de lui pour se réaliser, tout comme « vous ne pourriez être conscient de l'espace s'il n'était pas occupé par des objets. »

A force de dépouiller la conscience humaine de tous les attributs qui la définissent habituellement, l’auteur finit par ravaler l’être humain à un rang inférieur à celui des animaux ou même des plantes auprès desquels il faudrait selon lui prendre des leçons : “Observez n'importe quelle plante ou n'importe quel animal, et laissez-lui vous enseigner ce qu'est l'acceptation, l'ouverture totale au présent”.
Il est vrai comme il le fait remarquer, que pour un animal le temps n’existe pas. Les questions “quelle heure est-il”, “quel jour sommes-nous” n'ont pas de sens, puisque seul compte pour lui l'instant présent. Mais n’est-ce pas précisément parce qu’ils n’a pas conscience d’exister, différence ontologique fondamentale avec l’homme ? A contrario, n'est-ce pas la pensée, par son pouvoir d'imagination, sa capacité à s'interroger sur les choses et sur le temps qui passe, qui confère à l'être humain sa grandeur tragique et qui donne son sens au monde ?
Ce n’est pas vraiment le souci d’Eckhart Tolle pour qui “même une pierre a une conscience rudimentaire, sinon elle n'existerait pas…”


Une telle réduction relève de l’aporie. Elle limite hélas grandement la portée de la réflexion sur la conscience, qui tombe parfois dans les clichés, notamment lorsqu'elle énonce “qu’en se libérant de son identification aux formes physique et mentale, elle devient ce qu'on pourrait qualifier de conscience pure ou illuminée, ou encore de présence”.

Pour être gentil, on peut juste juger intéressant le parallèle avec le satori du bouddhisme, défini comme étant “un bref moment de vide mental et de présence totale.../... un avant-goût de l'éveil spirituel", et adhérer à l'extension du concept qui conduit à définir l’éternité, non comme un temps infini mais comme étant l’absence de temps.

Il y a certainement du bon à prendre dans ce livre pour ceux dont le stress grignote la sérénité. On peut y trouver des solutions pour approfondir sa vie intérieure ; des conseils qui peuvent aider, pour reprendre les termes de l’auteur, à être « semblable à un lac profond », à peine agité en surface par les circonstances extérieures et les misères de la vie, mais totalement et irrémédiablement paisible en dessous…
Mais il y a beaucoup d’irréalisme, sur lequel buteront celles et ceux qui seraient tentés d’en appliquer in extenso les préconisations, et in fine, il y a peu de recettes réellement novatrices par rapport aux nombreux guides qui peuplent les rayonnages du spiritualisme.
Au surplus, on trouve quelques réflexions l’inscrivant dans le fameux courant de pensée « New Age », hanté par une vision sinistre de la société moderne, industrielle.
Par exemple, on trouve ce concept rabâché et un tantinet culpabilisateur, faisant des humains « une espèce dangereusement désaxée et très malade. Ou encore cette « résistance au présent » qui serait responsable d’un dysfonctionnement collectif, constituant « le fondement de notre civilisation industrielle déshumanisée.../... tourmentée et extraordinairement violente qui est devenue une menace pour elle-même mais aussi pour toute vie sur la planète.../...
Ou encore ce raccourci, qui part d'un vrai constat, accusant la société moderne "de créer des monstruosités, et ce pas uniquement dans les musées d'art", mais également dans « nos aménagements urbains et la désolation dans nos parcs industriels », mais qui en attribue la responsabilité exclusive au "mental collectif", qualifié "d'entité la plus dangereusement démente et destructrice."

Il est difficile de suivre l'auteur dans ces affirmations excessives. Dommage, car d’autres sombres constats sonnent terriblement juste, tel celui qui stipule que “le temps psychologique, qui exprime le fait que notre bien se trouve dans l'avenir, et que la fin justifie les moyens, est une maladie mentale dont on peut trouver l'illustration dans le socialisme, le communisme, le nationalisme, certaines religions rigides : la croyance dans un paradis futur peut créer un enfer dans le présent.”

On peut enfin regretter que trop peu d’affirmations soient corroborées par des preuves tangibles. Il est certes difficile de “prouver ce qui s’éprouve” pour paraphraser Kant, mais lorsque l’auteur déclare que « la conscientisation du corps énergétique entre autres bienfaits, provoque le ralentissement significatif du vieillissement de corps humain », on est droit, à l’instar de l’interlocuteur imaginaire de l’auteur de lui poser la question : "Y a-t-il des preuves scientifiques ? " , et de ne pas forcément se satisfaire de la réponse en forme de tautologie « Essayez, et vous en serez la preuve... »
De même, on reste un peu sur sa faim lorsqu’à l’interrogation « Quand savoir que j'ai lâché prise ? » on se voit retourner : « Quand vous n'aurez plus besoin de poser cette question... »

Eckhart Tolle. Le pouvoir du moment présent : Guide d'éveil spirituel [« The power of now »], Outremont, Éditions Ariane, septembre 2000 (et dans la collection J'ai Lu)