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28 janvier 2020

Le Triomphe Des Lumières ? (1)

Par les temps de morosité sociale, de mécontentement quasi permanent et de rabâchages quotidiens au sujet d’un monde qui serait condamné à la catastrophe, certaines lectures pourraient être revigorantes, laissant entrevoir un espoir à travers la sinistrose.
L’optimisme “raisonné” dont fait preuve Steven Pinker dans un de ses derniers ouvrages à succès intitulé “Le Triomphe des Lumières” est à ce titre plutôt appréciable.
Pour confirmer cette impression, il faut évidemment avoir le courage de s’enquiller les quelques six cents pages (dont une centaine consacrées aux références bibliographiques !) de ce pavé à la rigueur souvent austère, et croire au pouvoir de la raison plutôt qu’à celui des croyances et des idées reçues. Il faut être sensible aux démonstrations chiffrées, car le livre en regorge. A l’appui de son propos, Pinker use en effet (et abuse peut-être un peu) des graphiques, car selon lui, tout est quantifiable et facile à mettre en courbe, y compris le bonheur.
C’est ainsi que défilent tous les thèmes sociétaux, passés au triple prisme de la Raison, de la Science, et de l’Humanisme: vie, santé, subsistance, prospérité, inégalités, environnement, paix, sécurité, terrorisme, démocratie, savoir, qualité de vie.
Et au travers de cette optique, si l’on regarde “objectivement les choses, tout ne va pas si mal…”

Avant de rentrer dans le vif du sujet, l’auteur rappelle ce que sont les fameuses “Lumières”. il n’apporte en la matière rien de nouveau à la magistrale analyse qu’en fit Kant, mais on sourit d’aise à la belle définition de Thomas Jefferson, liant lumière et progrès : “celui qui reçoit une idée de moi l’ajoute à son savoir sans diminuer le mien; tout comme celui qui allume sa bougie à la mienne reçoit la lumière sans me plonger dans la pénombre…”
Dans le chapitre suivant, consacré à la progressophobie, on trouve une diatribe assez juste sur les intellectuels dits “progressistes” qui ne cessent paradoxalement de dénigrer le progrès à tout bout de champ, tout en profitant sans vergogne à titre personnel de ses bienfaits. Les mêmes se comportent en prophètes de malheur, ressassant obsessionnellement la faillite du modèle fondé sur la démocratie, le libéralisme et le capitalisme, et Pinker flétrit au passage les médias qui relatent complaisamment à leur suite le mythe du déclin. Pour assoir ce constat, il analyse ainsi la teneur des articles paru dans le New York Times de 1945 à 2005, en “recensant les occurrences et le contexte dans lequel apparaissent des mots ayant des connotations positives ou négatives” et en tire des scores qu’il traduit en graphique. La démonstration est sans appel: d’une note oscillant entre 2 et 3 dans l’immédiat après guerre, on est passé à -3 de nos jours !
Tout l’ouvrage est à la mesure de ce procédé, bluffant, mais un tantinet caricatural, qui conduit en définitive à conclure que “le monde a fait des progrès spectaculaires dans chaque domaine mesurable du bien-être humain sans exception, mais [que] presque personne n’est au courant…”

Il y a dans cette démonstration beaucoup de constats pertinents, mais également quelques excès voire contradictions qui atténuent singulièrement la force du raisonnement. Commençons par les premiers.
S’agissant de “la richesse des nations”, par exemple, rien à dire, puisqu’il s'agit de remettre à l’endroit certaines réalités trop souvent occultées ou carrément travesties. Par exemple lorsqu’il est rappellé que “sur les 70 millions de personnes mortes de famine au cours du XXè siècle, 80% ont été victimes de la collectivisation forcée, des confiscations punitives et de la planification centrale totalitaire imposées par les régimes communistes.” Ou bien lorsqu’on lit cette remarque sarcastique à propos de Mao, longtemps encensé par les intellectuels de gauche, alors qu’il fut un des plus sanguinaires tyrans que la terre ait porté : “en 1976, [il] changea à lui seul et de façon spectaculaire le cours de la pauvreté dans le monde, par un acte simple, il mourut..”
Même si ces affirmations devraient relever de l’évidence, cela fait quand même plaisir à lire. Tout comme les constats qui devraient couler de source, affirmant que “les avantages économiques du capitalisme sont si évidents qu’ils n’ont pas besoin d’être mis en évidence par des chiffres”, et que “le monde est environ 100 fois plus riche qu’il y a deux cents ans, la part de l’humanité vivant dans l’extrême pauvreté étant passée de 90% à moins de 10%”. Hélas ces faits sont quasi quotidiennement niés par de prétendus savants, bourrés de préjugés et de parti-pris idéologiques...

S’agissant des inégalités, thème à la mode s’il en est, le propos est du même tonneau. Elles ne sont “pas en soi moralement condamnables” et ceux qui comme le très surestimé Piketty entretiennent la confusion entre inégalité et pauvreté, ne font que propager un sophisme connu sous le nom de lump fallacy. Cette absurdité veut que la quantité de richesse soit fixe et que l’enrichissement des uns se fasse nécessairement au dépens des autres. Rien de plus faux évidemment et l’auteur rappelle à cette occasion en citant Seidel : “que tous ceux qui appellent de leurs vœux une plus grande égalité économique feraient bien de se rappeler qu’à de rares exceptions près, elle n’a jamais été engendrée autrement que dans la douleur…”

Sur l’environnement et les écologistes le propos de Pinker est un peu plus déroutant. Il commence par fustiger la “croisade fanatique” que certains tels Steward Brand ont entrepris. A cette occasion, il n’hésite pas à mettre dans le même panier des activistes Al Gore, Unabomber, et le pape François ! En substance, “Les justiciers climatiques” voudraient qu’au lieu d’enrichir les pays pauvres, on appauvrisse les pays riches.
Sous l’éclairage de courbes et de chiffres difficilement contestables, on découvre que la pollution n’a pas cessé de diminuer. Un seul exemple, depuis les années 70 les États-Unis ont réduit des deux tiers leurs émissions de cinq polluants atmosphériques, alors que la population dans le même temps s’est accrue de 40% ! Il n’y a donc pas lieu de manifester un pessimisme alarmiste, d’autant que le développement de l’économie numérique devrait permettre de progresser encore en dématérialisant nombre de procédures matérielles.
Toutefois, Pinker fait également preuve d’un étonnant manichéisme, le conduisant par exemple à déplorer, face au réchauffement climatique et aux méfaits du carbone, “le déni des géants de l’énergie et de la Droite politique”, oubliant au passage que c’est le président Obama, son idole, qui a ouvert largement la voie à l’exploitation du gaz de schiste.
Revenant tout à coup à l’idéologie politique, il préconise également le recours massif aux taxes punitives, notamment sur l’utilisation de produits carbonés… Lui le libéral affirmé devient soudain le partisan de règles contraignantes et d’un étroit encadrement des comportements par l’État. Et c’est là que surgissent dans le discours certaines incongruités, parfois au détriment de l’impartialité, et que les choses commencent à se gâter... (à suivre)

04 décembre 2019

Les Nouveaux Puritains

De cette époque riche en excès et en contradictions, qui s’imposera, de la permissivité la plus débridée ou du puritanisme le plus intolérant ? Et s’il s’agit de deux périls, lequel est le plus à craindre ?
Question difficile à trancher bien que le second semble potentiellement le plus menaçant.

Si les deux fléaux coexistent, le premier s’est quelque peu banalisé. On est habitué depuis des décennies à voir étalées sur la place publique tant d’insanités et tant d’obscénités qu’on n’y prête plus qu’une attention distraite. Les enfants y sont sans doute plus sensibles, mais s’il faut parler à leur endroit de victimes, c’est plus la démission des parents face à leur devoir de protection qu’il faudrait probablement incriminer.
En revanche, le sectarisme moralisateur des bien-pensants, pour anodin qu’il paraisse au premier abord, s’avère un danger bien plus grand, tant il manifeste à mesure qu’il progresse, d’agressivité et d’intolérance.

On pouvait rire autrefois des ligues de vertus, et de leur pudibonderie surannée pour ne pas dire ridicule. Aujourd’hui, c’est autre chose. Personne ne rit plus. Les humoristes eux-mêmes sont pointés du doigt dès lors qu’ils “stigmatisent” par leurs saillies et leurs caricatures telle ou telle catégorie de personnes, tel ou tel groupe d’individus. Mais retirons leur la moquerie féroce et l'outrance qui sont les ressorts comiques essentiels, et les voilà réduits à déverser des platitudes ronflantes. Il ne leur reste pour cibles que les quelques boucs émissaires autorisés par le clergé régnant sur l’opinion publique. Non seulement il peuvent alors manier à la louche les truismes soi-disant hilarants, mais encore leur est-il loisible de se livrer aux plus abjectes critiques ad hominem.
Paradoxe troublant, ce sont souvent les défenseurs les plus ardents de la liberté d’expression et les pourfendeurs les plus hardis de l’ordre établi qui se montrent de nos jours les plus intransigeants en matière de normalisation, les censeurs les plus obtus, et in fine les plus étroits d’esprit.

Les exemples fourmillent au quotidien, qui attestent de la montée de ce dogmatisme bienséant. Comme par le passé il est fait d’un mélange de bonnes intentions et de torve démagogie, source de ce que René Girard nommait violence mimétique, dont le déchaînement en cascade prend rapidement des proportions inquiétantes.
Il en est ainsi de la fameuse “transition écologique” au nom de laquelle on pourfend les comportements jugés néfastes, sur la base de principes relevant de prévisions aussi apocalyptiques qu'aléatoires. Qu’on fasse de la défense de l’environnement un programme soit, mais qu’on la transforme en démarche culpabilisante si ce n’est terrifiante, c’est une autre histoire. Nicolas Hulot est le triste parangon de cette tyrannique vertu. Autrefois porté à l’exaltation des merveilles de la nature, il est devenu un sinistre sectateur, versé dans le catastrophisme et l’accusation. Son éphémère passage au gouvernement n’a laissé qu’une avalanche de réglementations coercitives et de taxes répressives dont l'efficacité est loin d'être prouvée.
Le féminisme a suivi la même pente. Tant qu’il s’agissait de magnifier la femme et d’en garantir la condition d’égale de l’homme en tant qu’être humain, c’était un objectif des plus louables. Mais lorsqu’il s’est agi de gommer toute différence et de tendre vers un horizon unisexe, on est passé du chevaleresque au mesquin, noyant tout idéal dans une froide comptabilité d'apothicaire. La place de la femme s’est mesurée à l’aune d’une parité absurde et d’une quantification tatillonne des prérogatives et des servitudes.
L’homme est quant à lui devenu la bête à abattre. Ravalé au rang de porc, il est accusé de tous les maux. Du comportement odieux de certains, on a fait une quasi généralité. En la matière, comme au bon vieux temps de la délation, il n’est besoin pour accuser, ni de fait ni de preuve, la parole “libérée” suffit. Même plus de quarante après les prétendus forfaits, il est devenu possible d’accuser tel ou tel mâle en vue, et de ruiner du jour au lendemain leur carrière.
Parallèlement, on pousse le zèle purificateur jusqu’à demander le bannissement de tout ce qui peut rappeler que la femme est femme, surtout s’il s’agit de ses atours séducteurs. La religion qui est l’art de faire parler Dieu, revient plus forte que jamais, sous ses formes les plus rétrogrades, pour cacher ces seins, ces corps et même ces visages qu’on ne saurait voir. Le monde laïque quant à lui n’est pas en reste et on a vu récemment lors d’émissions télévisées animées par quelques guignols médiatiques tels Laurent Ruquier ou Cyril Hanouna, proposer le plus sérieusement du monde le boycott de la cérémonie des Miss France !

C’est devenu l’essence de la nouvelle morale: on contraint préventivement les comportements de tous les individus, plutôt que de sanctionner les excès manifestes de quelques uns, et pour peu qu’on soit une “minorité agissante”, on se croit autorisé à juger a priori ce qui est bon ou non pour autrui, quitte à se livrer à des actions coercitives ou violentes.
On voit ainsi des végans enragés s’attaquer, au nom du “bien-être animal”, aux boucheries, aux charcuteries, et naturellement aux abattoirs. On voit des contempteurs de la “surconsommation capitaliste” barrer l’accès des clients aux magasins proposant des soldes et des rabais exceptionnels ( sans beaucoup de succès pour l’heure sur la population si l’on en croit les chiffres records de ventes...)
Les enseignes commerciales elles-mêmes croient utile de se rallier à la censure de ceux qui font des procès d’intention et en sorcellerie. Ils refusent ainsi que soient diffusés leurs spots publicitaires pendant les émissions prétendues inconvenantes.
A d’autres endroits on revisite l’histoire à l’instar des fanatiques qui déboulonnent les statues du général Lee aux Etats-Unis au motif qu’il combattit dans les rangs des sécessionnistes esclavagistes. Ailleurs, certains, qui ne voient aucun inconvénient à habiter rue Lénine ou Ho-Chi-Minh ou qu’on érige des statues à l’effigie de Mao, exigent qu’on débaptise les rues portant le nom de célébrités devenues hérétiques pour la bien-pensance. On a vu également réécrire des pièces de théâtre (Carmen) parce que l’intrigue contrevenait aux nouveaux dogmes.
Tout récemment, on a même pu lire dans le très influent New York Times, un réquisitoire contre le peintre Gauguin, qu’on envisage d’interdire de musée et d’exposition, en raison de son comportement immoral vis à vis de très jeunes filles lors de ses séjours à Tahiti !
Comment faut-il considérer cette nouvelle chasse aux sorcières ? Comme une lubie passagère de l’époque en mal de repère, ou bien comme un inquiétant mouvement de fond rappelant l’obscurantisme moyenâgeux ?
Parions sur la première option et puisqu’il est encore possible de citer Einstein, le mot de la fin lui revient sans hésitation: “Deux choses sont infinies, l’univers et la bêtise humaine, mais pour le premier je n’ai pas encore acquis la certitude absolue…”

27 septembre 2019

Sans la Liberté

La publication toute récente d’un petit essai au titre provocateur*, que je reprends en tête de ce billet, vient d’attirer mon attention.
Signé par l’avocat François Sureau, il s’attache à démontrer tout en le déplorant, que notre époque est en train de perdre le goût et pire encore, le désir de liberté.
N’étant pas loin de penser la même chose, je ne pouvais qu’aborder avec intérêt un tel ouvrage, rapide à lire puisqu’il ne compte qu’une soixantaine de pages, venant d’un fin connaisseur du monde législatif, et qui au surplus serait lié d’amitié avec le Président de la République. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’épargne guère la gestion du gouvernement actuel, même si ses reproches concernent au moins deux décennies...

Selon l’auteur, la situation est grave, car “nous nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté”, ce qui nous amène de facto à “remplacer le blanc de notre drapeau par le gris préfectoral...”
En cause, les lois promulguées depuis quelques années, bien intentionnées sans nul doute, mais liberticides en diable.

Par exemple, la “loi anti-casseurs” d’avril 2019, qui revient selon lui à confier au Parquet la faculté de trier les bons et les mauvais manifestants, et donc in fine d'interdire à certains d’exprimer leur opposition à la politique de l’Etat.
Dans la même veine, il évoque également le récent texte réprimant les fake news en période électorale, qui risque en plus d’être inefficace, de se révéler nuisible. Qu’est-ce qu’une fake news ? Voilà la question à laquelle devra répondre le juge des référés à la place des citoyens, considérés comme trop bêtes pour le faire eux-mêmes. Il est probable qu’il lui sera souvent difficile de démêler le vrai du faux,  ce qui pourra conduire, avec le sceau de l'Etat, à faire prendre pour vraie une fausse nouvelle, à moins que cela ne soit l’inverse...
Enfin, la petite dernière, datant de 2 mois à peine, s'attachant à réprimer les discours de haine sur internet. Pour M. Sureau la notion sera là aussi sujette à controverse, la république elle-même ne fonde-t-elle pas ses origines sur "la haine des tyrans”? Pire, en faisant planer la menace de sanctions sur les gestionnaires des fameux “réseaux sociaux”, elle risque de devenir “un puissant encouragement à la censure.”

Parallèlement, force est de constater que les mesures visant à garantir la sécurité et la quiétude des citoyens relèvent de plus en plus d'une logique militaire. Ainsi, on peut selon l’auteur s’effrayer de voir que pour encadrer une manifestation d’à peine quelque centaines de personnes, il faille des effectifs de police aussi nombreux si ce n’est plus, armés et harnachés comme des soldats engagés au Kosovo, en Afghanistan ou en Irak.
Très justement, l’auteur souligne qu’une telle démonstration de force est “aussi insultante qu’absurde, surtout pour qui se souvient de l’incapacité, faute d’ordres donnés en ce sens, pour les forces en question, de répliquer de manière appropriée…”

La liberté est donc menacée, grignotée, étouffée, par le législateur c’est certain. Quant aux mesures sécuritaires, légitimes face au terrorisme bien réel, elles sont trop souvent dévoyées, aboutissant au même résultat. Il n’est que de voir la législation de l’état d’urgence, supposée combattre le terrorisme, qui “a servi pour assigner à résidence des écologistes...”


Même s’il sonne juste, on peut juger le constat fait par M. Sureau un tantinet excessif. Les entorses à la liberté restent pour l’heure vénielles par rapport à ce qu’on a pu connaître en France par le passé, pas forcément très lointain, ou présentement dans certains pays. Le plus grave est sans doute ce qu’elles révèlent de la santé de notre société démocratique “avancée”, pour reprendre la terminologie utilisée jadis par Valéry Giscard d’Estaing.
Sur le sujet, M. Sureau n’est guère optimiste puisqu’il estime que “Nous avons réussi le prodige d’asservir le citoyen en diminuant dans le même temps l’efficacité de l’État.” En cause selon lui, la multitude de bonnes raisons que nous nous donnons pour méconnaître les droits de l’homme, et la prolifération d’une administration bienveillante mais omniprésente, à la manière de ce pouvoir “absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux” qu’avait prédit Tocqueville.

Malheureusement, faute de place peut-être vu le format de l’ouvrage, M. Sureau ne s’étend pas trop sur cette thématique. On peut le regretter car l’érosion de la liberté n’est qu’un symptôme auquel il semble vain de s’opposer si l’on ne s’attaque pas aux racines du mal.
Or ce mal est profond et insidieux.
Comment redonner du sens à notre modèle de société afin qu’il ne sombre pas dans le désastre exquis de l’Etat-Providence, dont la tutelle croissante et indéfinie transforme peu à peu l’âme citoyenne en ersatz sans substance ?
Cette interrogation sous-tend d’autres questions qu’il sera bien difficile d’affronter collectivement vu l’état actuel des mentalités, corrompu par des décennies de démagogie et de chimères:
Il s’agit de savoir avant tout si nous sommes encore prêts à payer le prix de la liberté, ce qui suppose d’accepter d’être responsable de ses actes et en partie de son destin, et qui peut aller en certaines circonstances, jusqu’au sacrifice de la vie.
Il s’agit d’accepter la primauté de la liberté sur toute autre valeur, y compris l’illusoire égalité, notamment des conditions.
Il s’agit d’être capable de distinguer la liberté de ses trompeurs avatars dont la permissivité, source de laisser-aller et d’avilissement.
Il en découle l’impérieuse nécessité pour une société libre de savoir sanctionner à bon escient et de manière efficace les crimes et délits plutôt que de se perdre en réglementations et législations préventives. Comme le souligne M. Sureau, “Une chose est de sanctionner a posteriori un exercice incivil de la liberté; autre chose est de remettre à un tiers public, la définition a priori des formes acceptables qu’elle peut prendre.”

Au total, pour reprendre les termes de l’auteur de cette intéressante réflexion sur une des problématiques majeures de notre monde, la liberté est avant tout “une manière d’être”. Il faut espérer qu’il soit encore possible de lui redonner vigueur. “Il n’y faut après tout que du souffle et de la patience. Les inconvénients de la liberté, même chèrement payés, ne l’emporteront jamais sur ses avantages, puisque c’est elle et elle seule qui soutient la vocation de l’homme.”


* Sans la liberté, de François Sureau, « Tracts », Gallimard n° 8

24 septembre 2019

Patrimoine et Passion de la Liberté

Les journées du patrimoine permettent de s'offrir à peu de frais de sympathiques surprises. Un récent passage à Bordeaux fut ainsi l’occasion d'une visite au musée des Beaux-Arts.
En dépit de la noblesse des deux ailes cernant un joli jardin, il n’est certes pas immense. On peut également regretter le manque d’éclairage sur certains tableaux, notamment une intéressante collection de Hollandais du XVIIè siècle. Quelques beaux paysages signés Ruysdael pâtissent ainsi de la quasi pénombre dans laquelle ils sont plongés.
J’ai apprécié en revanche particulièrement le mur consacré à Odilon Redon, natif de la cité girondine. Une vue du Pont de Pierre et une autre d’une rue de Saint-Georges de Didonne traitées avec la grâce aérienne qui caractérise le peintre ont retenu mon attention. Une apparition céleste du char d'Apollon, mélange de pastel et d’huile, témoigne du symbolisme ardent qui fit son originalité et sa renommée.
Albert Marquet dont j’aime la technique épurée et la sûreté du trait et des couleurs est également à l’honneur, avec une bonne demi-douzaine de paysages.

On peut remarquer egalement la présence de quelques vues maritimes intéressantes d'Eugène Boudin.
Enfin j’ai découvert Alfred Smith (1854-1936), artiste bordelais au style impressionniste très maîtrisé, proche de Monet. Une splendide perspective des quais sous la pluie, attire l’attention, avec l’antique tram et les majestueuses colonnes rostrales de la place des Quinconces, tout en dégradés et ombres chinoises.
A quelques enjambées du musée proprement dit, se trouve la Galerie des Beaux Arts où se déroule jusqu’au 13 octobre une exposition intitulée La Passion de la Liberté: des Lumières au romantisme.
Impossible bien évidemment de louper ça.
Organisée en lien avec le Louvre, elle propose une intéressante rétrospective, peuplée de tableaux, de sculptures, de porcelaines, de tapisseries et d’objets divers. La Grèce sur les ruines de Missolonghi par Delacroix rappelle la lutte désespérée pour recouvrer en 1826 l’indépendance de la nation hellène soumise à l’empire ottoman. C’est aussi l’occasion de se souvenir de l’engagement de Lord Byron à cette cause, qu’il paya de sa vie après avoir contracté une mauvaise fièvre dans la ville martyre.
L’expo rappelle le rôle majeur des Intellectuels français dans l’essor des idées de liberté, c'est à dire du libéralisme. On trouve ainsi un volume de la fameuse encyclopédie de Diderot et l’édition originale de l’Esprit des Lois par Montesquieu. Un portrait de Germaine de Staël souligne l’importance de cette dernière dans le combat pour la liberté et notamment pour l’émancipation des femmes.
On perçoit un peu moins ce que signifie ici la composition sinistre de David, représentant Marat, gisant assassiné dans sa baignoire, avec la légende troublante: “N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné”. On veut comprendre que le destin funeste de ce tyran en puissance ouvrait l’espoir de recouvrer la Liberté, après les excès la Terreur dont il fut un des plus zélés artisans, dût-ce être payé du sacrifice de Charlotte Corday.

L’exposition invite par ailleurs le spectateur à la réflexion sur plusieurs thématiques. La liberté est déclinée sous tous ses aspects: aussi léger que le libertinage, qualifié de liberté des sens, aussi illusoire que l’utopie, en tant que liberté d’imaginer, ou plus sérieux lorsqu’il s’agit de voir dans la liberté, l’irremplaçable moteur de la création en matière de commerce, d’art, de science, et plus généralement la source de la raison, du progrès et de la responsabilité...

Pour accompagner le cheminement de l’esprit, quelques pièces symboliques à valeur artistique sont proposées, parmi lesquelles on remarque une collection d’amusantes assiettes révolutionnaires, la reproduction du Génie de la Liberté qui orne la colonne de Juillet, place de la Bastille, et qu'on doit au sculpteur Auguste Dumont, et quelques belles tapisseries des Gobelins ou de Beauvais.
Une heureuse initiative en somme à une époque où le terme même de liberté apparaît de plus en plus galvaudé, et où nombre de nos contemporains peinent à mesurer sa valeur. L’occasion également de rappeler qu’elle figure en tête des valeurs cardinales de la République et qu’il y aurait grand péril à cesser de la chérir comme telle...

30 juin 2019

La Philosophie Devenue Folle (3)

Le dernier volet du pamphlet que Jean-François Braunstein a consacré à la philosophie contemporaine, porte sur la condition animale, et commence par cette sentence émise par la princesse Stéphanie de Monaco, en apparence grotesque et pourtant révélatrice de l’état d’esprit qui règne en ce moment dans notre société: “les animaux sont des humains comme les autres...”
On y retrouve en effet cette propension étonnante à gommer les différences et à casser les repères établis par la morale traditionnelle, celle-là même qui nivelle les sexes et qui banalise la mort.

Au prétexte rabâché que nous partageons 99% de notre patrimoine génétique avec certains grands singes, les nouveaux pontes de la philosophie nous invitent sans rire à se rallier à l’opinion, en forme de lapsus, de Stéphanie. Et ça commence par la reconnaissance de droits pour les animaux. Bien que ces derniers n'aient pour leur part rien demandé, cette lubie bien intentionnée a fait son chemin dans l’opinion publique et a été prise très au sérieux par les politiciens, lesquels se sont fait un devoir de requalifier le statut des animaux dans le code civil, devenus grâce à l’amendement Glavany de 2015 “des êtres sensibles”, alors qu’ils étaient jusqu’alors considérés comme simples “biens meubles”, c'est à dire déplaçables...

On retrouve dans ce débat l’ineffable philosophe utilitariste Peter Singer, dont le coup de génie en la circonstance fut d’inventer et de populariser la notion de spécisme par laquelle il définit le fait de voir des différences là où il n’y aurait qu’un continuum de l’animal à l’homme. L’analogie avec le racisme est implicite, et l’anti-spéciste peut ainsi s'auréoler du titre de vertueux défenseur la cause animale comme l'ineffable Aymeric Caron.

Une nouvelle morale voit le jour, plus intolérante que jamais, tant elle comporte d’obligations et d’interdits.
Les animaux étant nos égaux ou presque, il faut les traiter avec d’infinis égards et commencer par cesser de les manger. Pour les nouvelles ligues de vertu, le végétarisme est appelé à devenir la règle de base en matière alimentaire. Aimable coutume au départ, elle a pris ces derniers temps un tour dramatique, voire terroriste, se manifestant par des actions punitives violentes dirigées contre des boucheries.
Elle déborde d’ailleurs le simple fait de ne pas manger de viande. Comme il est difficile de trouver des limites lorsque les bornes sont franchies, certains renoncent par respect pour celles et ceux qu’on appelait “bêtes”, à consommer tout produit d’origine animale, comme le beurre, le lait, les œufs. Au nom du véganisme cette attitude en vient à sortir du cadre de l’alimentation et s’étend à l’usage du cuir de la fourrure, mais également des cosmétiques comportant des protéines animales… Dans cette optique, il va de soi que les expérimentations scientifiques faites sur l'animal relèvent de l'horreur.

Plus rien ne semble devoir arrêter le zèle des moralisateurs des temps modernes. Pour Ingrid Newkirk, fondatrice et longtemps présidente de la puissante association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals), tout se vaut dans le règne animal: “un rat est un chien est un cochon est un enfant”...
Au diable les discriminations ! Lorsqu’ils parlent des grands singes Peter Singer et ses disciples n’hésitent pas à affirmer “Ils sont nous !”
Les mêmes entendent “revendiquer des droits pour ces êtres qui ne peuvent évidemment pas ester en justice, faute de posséder la parole et quelques autres compétences annexes”. 

Au même titre qu’ils considèrent avec bienveillance chez les humains toutes les pratiques sexuelles librement consenties, la zoophilie n’est pas à leurs yeux répréhensible pourvu qu’elle ne fasse pas souffrir l’un des partenaires (puisque le consentement explicite est difficile à obtenir…). Cette dérive pourrait prêter à rire si elle ne se prenait pas tellement au sérieux, allant largement au delà des provocations “artistiques” les plus débridées comme celle d’Oleg Kulik, inventeur d’un nouveau kamasutra mettant en scène des êtres humains et des chiens...

Alors que ces gens entendent abolir les frontières de la bienséance, ils éprouvent toutefois le besoin d’établir des hiérarchies morales. Ainsi, ils prétendent que certaines vies d’humains profondément handicapés sont moins dignes d’être vécues que celles d’animaux adultes et sensibles, voire dotés de certains projets de vie”. Ils considèrent “qu’il est bien pire de maltraiter et de manger les animaux que d’avoir des relations sexuelles avec eux”.
A d’autres moments, ils nagent dans les paradoxes. Pour justifier le végétarisme, alors que les animaux se mangent entre eux, ils redonnent à l’Homme son statut à part, c’est à dire capable de choisir son régime alimentaire et de modifier son comportement instinctif par pure “raison raisonnante”.
De même, Braunstein fait remarquer que “l’engouement pour l’animal est très exactement contemporain de la perte du contact direct avec le monde animal dans un Occident qui devient de plus en plus urbain.” Les plus ardents défenseurs de la cause animale font souvent preuve d’une ignorance crasse du monde animal qu’ils ne connaissent que de manière très théorique ou bien par l’intermédiaire réducteur de leurs toutous et matous de compagnie. Cela ne les empêche nullement de savoir ce à quoi les animaux aspirent...

Ce qui est effrayant dans toute cette histoire, c’est le sectarisme croissant dont font preuve tous les donneurs de leçons. Ils ne se contentent pas hélas de s’appliquer à eux-mêmes les préceptes dont ils sont convaincus du bien fondé. Ils veulent les imposer à tout le monde. Comme on le voit déjà hélas, le lobbying s’accompagne de plus en plus souvent d’actions violentes. A l’instar des Écologistes, ils agitent les peurs et tentent de culpabiliser les déviants qui restent réfractaires ou simplement dubitatifs face à leurs théories.
Tout cela bien sûr est fait au nom du souverain bien commun et de la correction politique. Essayer de remettre en cause l’idéologie montante est de plus en plus difficile et risque de vous faire passer pour un "ennemi de la cause", voire pour un "salaud". Ce n’est pas sans rappeler l’arrogance socialiste et communiste, instituée de force elle aussi, au nom du bien du peuple et de la justice sociale...
A une époque où le christianisme semble s’effondrer dans l’indifférence générale, y compris celle du Pape, Jean-François Braunstein évoque fort opportunément G.K.Chesterton qui voyait “le monde moderne rempli de vertus chrétiennes devenues folles.”

Certes le propos de l'ouvrage est parfois excessif ou fondé sur des arguments discutables, notamment lorsque l’auteur semble douter de la mort d’une personne en état de coma dépassé, ou bien quand il voit entre l’homme et l’animal une barrière immunologique infranchissable. Mais son objectif principal paraît des plus solides. A savoir combattre cette erreur commise par les "gendéristes", "animalitaires" et autres "bioéthiciens", qui consiste à effacer les frontières de toutes sortes pour aboutir à une sorte de compost informe, où l’étymologie du mot humanité ne fait plus référence à l’homo mais à l’humus. In fine, le projet "compostiste" revendiqué par Donna Haraway, grande prêtresse de l’animalisme (après avoir prôné le règne des cyborgs) est de passer de l’humanité à l’indistinct...
Or selon Braunstein, “l’Humanité ne se constitue que par la mise en place de de limites et de frontières.../... et l’homme est un être qui affronte le monde pour en repousser sans cesse les limites.” Oui, parfois la philosophie devient folle, quand elle oublie l’Homme !

13 juin 2019

La Philosophie Devenue Folle (2)

Dans son ouvrage donnant son titre à cette série de billets, Jean-François Braunstein s’attache à montrer comment les concepts paraissant les plus évidents, et les repères les mieux établis, sont en passe d’éclater. Il en est ainsi de l’identité sexuelle, sous la pression de la désormais célèbre théorie du genre.

Cela commence par l’horrible histoire de David Reimer.
Première malchance pour ce garçon, la nature l'avait affligé d’un phimosis, sténose congénitale mais anodine du prépuce.

Hélas, ce qui aurait pu être résolu simplement, fut le début du drame de son existence. Il fut atrocement mutilé par le chirurgien incompétent chargé de corriger cette infirmité.
Après les complications causées par sa maladresse, il ne resta au jeune patient quasi plus rien de son pénis originel.
Pour second malheur, il fut présenté au psychologue et sexologue néo-zélandais John Money, considéré comme “pionnier dans le domaine du développement sexuel et de l'identité de genre”. Celui-ci avait une théorie bien arrêtée selon laquelle on ne naît pas garçon ou fille mais on le devient, bien plus par le biais de l’éducation que par les attributs sexuels de naissance. Pour David que son infirmité empêchait de devenir un homme dans toute sa plénitude, il suffisait donc selon lui, d’en faire une fille en commençant par l’éduquer comme telle, non sans lui avoir auparavant retiré ce qui restait de ses attributs sexuels masculins !

Les premiers résultats de cette thérapeutique radicale semblèrent favorables et passionnèrent d’autant plus Money que son patient avait un frère jumeau, né avec la même infirmité, mais élevé lui comme un garçon puisque dans son cas, l’opération s’était bien déroulée.
Fort de ce qu’il prit pour un succès, John Money parada dans les revues scientifiques affirmant peu ou prou qu’il était en passe de faire la preuve de la supériorité de la culture sur la nature. Il était tellement sûr de son raisonnement qu’il préconisa pour stabiliser dans son nouveau genre David devenu Brenda, de parfaire l’apparence d’une fille, par des traitements hormonaux et une plastie chirurgicale des organes génitaux.
Mais l’affaire tourna court car en prenant de l’âge, le malheureux se sentait au fond de lui de plus en plus garçon. A 13 ans, il refusa hormones et chirurgie et fit tout pour redevenir l’être de sexe masculin qu’il était et réussit même à se marier. Il ne parvint toutefois pas à trouver la sérénité et finit par se suicider à l’âge de 38 ans, tandis que son frère jumeau, lui aussi gravement déstabilisé, sombra dans l’alcoolisme et mourut également prématurément.
Cette tragédie édifiante ne servit nullement de leçon aux apprentis sorciers du genre. John Money nia son échec et continua d’exercer son sinistre magistère dans les établissements les plus prestigieux notamment le Johns Hopkins Hospital de Baltimore, accusant ses détracteurs d’être d’extrême-droite ou bien anti-féministes !

Il eut une flopée d’épigones qui bien que critiquant parfois le maître, continuèrent sur la même voie, destructrice. Notamment Anne Fausto-Sterling, pour laquelle le sexe n’existe pas indépendamment du genre, ou bien Judith Butler qui remit en cause le dogme selon lequel il n’existerait que 2 sexes. En vertu du principe qui veut qu’une fois les bornes franchies il n’y a plus de limites, tout cela évolua vers une espèce d’indistinction générale. Selon les Diafoirus du genre, on peut en somme exprimer une infinité de nuances, voire changer au gré de ses humeurs, être fille le matin, garçon l’après-midi ou l’inverse, peu importe… Parallèlement, le corps et son apparence peuvent être modifiés, selon ses envies ou bien ses lubies, des plus douces, comme le tatouage redevenu très tendance, ou le piercing, jusqu’aux plasties en tous genres plus ou moins esthétiques, voire aux perversions les plus folles telle l’apotemnophilie, qui conduit à vouloir se faire amputer d’un ou plusieurs organes.

Parvenu au terme de cette plongée d’un nouveau genre, Jean-François Braunstein s’interroge: “comment savoir quelle identité est la nôtre dès lors qu’il n’y a plus aucun indice matériel qui nous indique ce vers quoi nous tendons ?”
Si l’on pouvait être certain qu’un jour le bon sens finisse par s’imposer à nouveau et si les conséquences n’étaient parfois pas si graves, on pourrait peut-être en rire. Au vu notamment des proportions prises par ces controverses nées aux USA, lorsqu’il s’est agi de redéfinir l’accès aux toilettes publiques et la signalétique autorisant les personnes à utiliser les toilettes qu’elles désirent selon le genre auquel elles s’identifient, au-delà de leur sexe biologique.
Au moment où la civilisation occidentale semble en phase de déclin, tout cela n’est pas sans rappeler les querelles byzantines concernant le sexe des anges, au moment même de la chute de Constantinople…

31 mai 2019

La Philosophie Devenue Folle (1)

Les mésaventures pathétiques de l’infortuné Vincent Lambert, qui n’en finit pas de mourir, et dont le sort est suspendu à d’interminables atermoiements médico-légaux, illustrent le dévoiement de la pensée contemporaine. Au point de voir préconisé par un corps médical réduit à l’impuissance et un Conseil d’État sans état d’âme, l’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation d’un être humain en situation de détresse.
Certes ce dernier n’est plus que l’ombre de lui-même. Il se trouve en état végétatif depuis 11 ans, suite à un accident de la voie publique. Dans un état nébuleux entre la vie et la mort. Ce n’est pas le coma mais une sorte d’absence, caractérisée par l’arrêt de toute vie relationnelle, et dont il est quasi impossible de déterminer le niveau de conscience. S’il semble raisonnable dans ces conditions de s’opposer à l’acharnement thérapeutique, que dire d’une injonction consistant à cesser de nourrir et de donner à boire à ce malheureux jusqu'à ce que mort s'ensuive ? N’est-ce pas plus hypocrite et en somme plus atroce que de proposer l’euthanasie active ?

Sous couvert de bonnes intentions, de respect de la dignité humaine, et autres considérations prétendues éthiques, notre époque a de plus en plus tendance à résoudre les problématiques les plus complexes avec un froid matérialisme, et une indifférence larmoyante dans laquelle les repères se perdent les uns après les autres et où tout se vaut en définitive.
Cette étonnante propension a été explorée avec acuité par Jean-François Braunstein dans un ouvrage au titre évocateur: “La Philosophie devenue folle” à propos de trois thématiques très actuelles: le genre, l’animal, la mort.

Prenons pour les circonstances, l’ordre inverse de celui choisi par l’auteur et arrêtons-nous à “l’enthousiasme pour l’euthanasie” qu’exprime selon lui de plus en plus bruyamment notre société. Si cette formule semble quelque peu excessive, il n’en est pas moins vrai que la mort hante notre civilisation. Tantôt occultée voire niée comme un tabou, elle s’impose de manière obsessionnelle paradoxalement en matière de santé. Directives anticipées, limitation et arrêt des thérapeutiques actives (connue des Réanimateurs sous son sigle LATA), soins palliatifs, euthanasie, suicide assisté, droit de mourir dans la dignité, on ne compte plus les démarches entreprises autour de ce qu’il est convenu d’appeler la fin de vie.
Venant après des décennies de progrès en matière médicale, ce sombre fatalisme est-il la manifestation de la profonde dépression qui a gagné l’Occident, comme le pense Braunstein ? Sans doute pour partie, mais encore faudrait-il alors chercher à connaître les raisons de ce spleen incurable. Est-ce parce que nos sociétés sont vieillissantes ? Est-ce le modèle qui est en bout de course comme on l’entend à longueur de journée ? Est-ce la profusion de biens matériels qui corrompt les esprits et pervertit l’espoir et la foi ? Est-ce enfin tout simplement l’ennui qui nous ronge peu à peu de l’intérieur, ébranle nos convictions, et nous emmène sur la pente d’une lente et irrémédiable névrose ?
Conséquence de tout cela, alors que nous avons à peu près tout pour être heureux, un froid nihilisme s’est peu à peu installé dont la première conséquence est “l’effacement radical de la dimension tragique de la vie”. Bientôt peut-être, si l’on suit Braunstein, ce seront d’obscurs comités d’éthique composés de “philosophes inoccupés et de médecins retraités” qui seront “chargés de de décider qui doit vivre ou mourir”.

Il semble que nous soyons entrés dans une ère marquée par l’utilitarisme. Un des représentants les plus radicaux de cette conception est Peter Singer, philosophe australien pour lequel la sacralisation de la vie relève de l’obscurantisme religieux contre lequel il faudrait entrer en guerre. Il appelle à remplacer la doctrine chrétienne de “la sainteté de la vie” par une nouvelle théorie, celle de “la qualité de la vie”…
Il faudrait à l’aune de ce principe, pouvoir juger si une vie mérite ou non d’être vécue.
Avec cette conception mécaniste, beaucoup de choses deviennent possibles. Par exemple d’affirmer qu’un nouveau-né n’a pas le sens de son existence donc pas de conscience. Il n’est donc pas plus un être humain qu’un fœtus. Par conséquent, si le fœtus n’a pas droit à la vie comme une personne, le nouveau-né non plus ! La logique de Singer pousse même le bouchon très loin: “il ne faut pas se laisser impressionner par l’apparence parfois mignonne des bébés”.
Terrible assertion qui conduit à penser que “l’enfant est remplaçable” et “qu’il vaut mieux tuer des enfants défectueux pour pouvoir se consacrer à produire un nouvel enfant en bon état”.

A côté de ces dérives terrifiantes, Braunstein s’interroge sur la signification de la finitude de l’être humain dans nos sociétés, et ses réflexions méritent d’être quelque peu pondérées, notamment lorsqu’il semble remettre en cause la définition moderne de la mort, entendue comme mort cérébrale. Très liée au développement des techniques de transplantations d’organes, elle prête selon lui à controverse puisque “les “morts” continuent de respirer, sont roses et ont conservé l’essentiel des fonctions de la vie végétative”. C’est évidemment méconnaissance de sa part car il est clair que dans l’état de “coma dépassé", la vie n’est qu’apparence, totalement dépendante des machines telles que respirateurs et perfusions. Ce sont précisément les techniques de réanimation qui maintiennent temporairement et artificiellement certaines fonctions vitales, alors que le cerveau a cessé irréversiblement toute activité dont celle qui commande la respiration. La nécessité de redéfinir la mort est dès lors une évidence même si elle a ouvert la voie aux transplantations d’organes en rendant possible le prélèvement d’organes encore perfusés. On peut émettre pour mille raisons des réserves sur ces techniques et notamment sur leur banalisation, mais sûrement pas parce qu’on doute de la mort du donneur !

A ces réserves près, il est difficile de ne pas se ranger au point de vue de Braunstein et notamment d’Anne MacLean, citée par ce dernier, lorsqu’ils font le constat que la forme exacerbée d’utilitarisme prônée par Singer et ses épigones, “élimine la moralité”. C’était déjà la crainte d’Auguste Comte lorsqu’il fustigeait l’abus de la logique déductive qui conduit à des conclusions certes originales, mais absolument immorales. Or sans morale, l'être humain n'est plus un être humain...

C’est tout le mérite de cet ouvrage que de pointer en les référençant précisément, les excès commis au nom d’une éthique diabolique bien qu’elle se veuille rationnelle et bien intentionnée…

Illustration : La Tentation De Saint-Antoine (détail)
(à suivre)

11 septembre 2018

Une Epoque Désenchantée

Objectivement, l’époque dans laquelle nous vivons peut être considérée comme une des plus belles que l’Humanité ait connu.
La prospérité n’a jamais atteint de tels niveaux, le confort matériel est meilleur que celui dont tous nos ancêtres ont pu jouir. Il n’y a quasi plus d’épidémies, plus de grandes guerres, plus de famines. Ni la pauvreté, ni la mort n'ont été abolies, mais les retombées pratiques du progrès technique et de l’industrie nous procurent un bien être inégalé. Une simple pression sur un bouton nous apporte la lumière, nos maisons sont dotées d’un agrément jamais atteint. Le moindre péquenot peut circuler dans une automobile plus confortable et rapide que le plus beaux des carrosses dans lesquels se pavanaient les monarques d’autrefois. L’information et la connaissance circulent à la vitesse de la lumière et chacun ou presque peut en profiter via la télévision ou l’accès au réseau internet. En France nous bénéficions d’un système de protection sociale offrant des avantages inouïs.

Pourtant, la morosité règne…
Tous les bienfaits dont nous sommes les bénéficiaires, au prix de siècles d’efforts, de sang, de sueur et de douleur, se teintent paradoxalement d’une âcre saveur, d’un parfum rance.
Affalés dans le bonheur matériel, nous ne savons plus apprécier les belles et bonnes choses, partagés que nous sommes entre une peur névrotique du moindre risque et un ennui abyssal d’enfants gâtés.
Pire, nous semblons ne plus croire au modèle de société qui nous a apporté ce bien-être. L'esprit de liberté et de responsabilité qui l'inspire est sans cesse remis en cause.
Tout est triste et désenchanté.


Passons sur les couplets larmoyants ou vindicatifs que certains politiciens démagogues ne cessent de nous seriner pour tenter de nous faire croire que nous sommes malheureux et qu’avec eux, nous serions si heureux ! Leur politique est trop souvent celle de gribouille. Incohérente, lénifiante et inefficace. Quant à ceux qui prônent le Grand Soir, la Révolution et les "lendemains qui chantent", ce sont des assassins en puissance...
Les gouvernants n’osent plus vanter le progrès technique qui est de plus en plus mal vu. Le principe de précaution a remplacé le goût de l’entreprise et de l’innovation. La croissance, signe de prospérité est considérée comme un péché. A l'inverse, l'endettement est banalisé, voire encouragé. La défense de l’environnement, qu’on nomme avec emphase écologie, qui devrait être joyeuse et l’affaire de chaque citoyen, est devenue un vrai pensum. Tout est fait pour culpabiliser la société dans son ensemble, mais sans jamais invoquer la responsabilité individuelle. La faute est toujours celle de l’autre qu’il faut sanctionner ou punir. Nicolas Hulot quittant à regret son ministère, pleure comme un gamin parce qu’il n’a pas réussi à imposer assez de contraintes pour mener à bien son projet fou de refaire le monde. Le Lendemain, il se baigne sur la plage huppée de Saint-Lunaire au pied de sa splendide villa où dorment sept véhicules parmi les plus polluants…
L’écologie, une fois passés les couplets ratiocineurs, est plus que jamais inefficace. Elle ne sait que sécréter des taxes, des règlements et de la désespérance. Il est bien loin ou le même Nicolas Hulot nous faisait rêver avec les images somptueuses de ses voyages, nous donnant alors vraiment envie d’aimer et de protéger notre Alma Mater…

Mais de nos jours, les grandes transhumances humaines sont devenues tragiques. Si l’on peut se réjouir du fait que les guerres et les conquêtes semblent faire partie du passé, elles ont été remplacées par les voyages touristiques qui illustrent la superficialité de notre époque. Les déplacements pour affaires ne valent pas mieux tant ils ne font que survoler les continents pour des motifs souvent dérisoires. Quand au rêve magique d’un monde meilleur que les émigrants nourrissaient en partant vers l’Amérique, ou quelque eldorado, il est évanoui. De nos jours l’immigration est une désolation. Rares sont les “migrants” qui manifestent le désir ardent d’adopter les us et coutumes des pays vers lesquels ils convergent. Ils s’y échouent, désabusés, plus qu’ils ne cherchent à y trouver un nouvel espoir. En retour, les hôtes subissent cette marée humaine plus qu’ils ne l’accueillent. Le Pape a beau rappeler les principes de générosité et de solidarité, sa parole peine à franchir les murailles dorées du Vatican.

De facto, la religion est en passe de perdre toute transcendance. Elle se confond de plus en plus avec les trivialités du quotidien et maints faits divers sordides la ramènent au niveau de la fange. D’un côté les fanatismes ressurgissent d’un passé satanique qu’on croyait révolu, de l’autre c’est l’hédonisme et les trompeuses théories sociales qui rongent le concept même de Dieu. Il n’y a plus d’illumination ni de foi capable de déplacer des montagnes, mais seulement d’obscures idéologies porteuses de sinistres et froids desseins.

La société toute entière, qui se prétend libérée, s’abîme dans de nouveaux carcans prétendument consensuels, mais qui asservissent l’être et la volonté humaine à une bureaucratie pavée de bonnes intentions, à la manière de l’enfer.
Soumise à ce nouveau pouvoir invisible, mais omniprésent, notre vie perd de plus en plus son sens. Alors que le bien-être matériel devrait permettre de s’élever au dessus des contingences, il semble contribuer au contraire à appauvrir la spiritualité, et avec elle toute source de joie et d’épanouissement.
Même l’expression artistique s’asphyxie dans cette voie marastique. L’inspiration a déserté les vaines installations pleines de boursouflures qui peuplent les palais clinquants où elles sont exposées, et où elles ne reflètent au mieux que les dérives mercantiles du marché artistique et la vacuité du monde contemporain.

Dans ce monde, tout n’est que complainte, souffrance et ennui…


"...C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois
Et les six autres mois la nuit couvre la terre;
C'est un pays plus nu que la terre polaire;
Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace [...].
"

Charles Baudelaire
De profundis Clamavi
Les Fleurs du Mal 


Illustration : Odilon Redon, l'ange déchu

14 juillet 2018

Spinoza en été (2)

En décryptant l’ouvrage majeur de Spinoza, à savoir L'Éthique, Roger Scruton montre que tout le discours est fondé sur Dieu en tant que primum movens absolu. Cela pourrait évidemment être un commencement logique, mais l'hypothèse hélas n'est pas vérifiable, ce qui laisse penser que Spinoza met la charrue avant les bœufs, autrement dit qu’il se livre à une interprétation téléologique. Ce d’autant plus que l’existence de Dieu repose pour lui sur une preuve ontologique qui est une sorte de tautologie : Dieu existe car il ne peut qu’exister…
Selon cette conception, Dieu est défini comme “un étant absolument infini, c’est à dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie”, il serait donc vain de lui dénier la qualité d’exister…

Le second parti pris par Spinoza, consiste à assimiler Dieu à la Nature, et à en faire une substance plutôt qu’un être. Cela le conduit conséquemment à considérer que tout ce que nous voyons ou ressentons, y compris nous-mêmes, faisons partie intégrante de Dieu, qui de facto régit tout, réduisant notamment le libre arbitre humain à néant, et pulvérisant au passage les concepts de bien et de mal.
En prenant cette voie, Spinoza se montre à la fois moniste et déterministe, amoral et matérialiste, ce qui fit dire à Deleuze non sans délectation, qu’on pouvait trouver dans ces théories “certaines thèses particulières qui participent d’une tradition athée”. C'est précisément ce qui fut sévèrement reproché au philosophe à son époque...

On trouve pourtant dans l'Éthique une approche très humble de Dieu. Le philosophe le regarde d’en bas en quelque sorte, et donne à admirer sans limite sa puissance tutélaire, alors que la plupart des religions se placent sans vergogne à hauteur de Dieu qu’elles n’hésitent pas à faire parler et dont elles prétendent connaître le dessein et la volonté.
Loin d’avoir cette arrogance, Spinoza cherche à chasser les illusions sur les prétendues “révélations” et plus encore sur les croyances et superstitions que la foi religieuse a tendance à engendrer.
Au contraire, il nous invite, pour vivre pleinement en Dieu, à sortir de l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons en naissant, en se ralliant de facto au principe cartésien “de ne rien admettre pour vrai que nous ne puissions prouver être tel” (à l’exception de l’existence de Dieu bien sûr). La philosophie spinoziste s’apparente donc davantage à une "théologie raisonnable" qu’à un traité d’athéologie préfigurant ceux de Nietzsche ou d’Onfray.

L’Ethique est construite très rigoureusement selon un plan géométrique: elle est fondée sur une logique déductive nourrie de définitions, d’axiomes, de postulats, et débouche sur des propositions, des démonstrations, et des scolies.
Mais en posant des principes intangibles en tête de tout raisonnement, le discours penche plus vers le rationalisme que l’empirisme et il n’est pas étonnant qu’il ait influencé Hegel, Marx et quantité de ses épigones, ainsi que les scientifiques matérialistes tels Antonio Damasio.
En définitive cette philosophie qui relève avant tout du champ métaphysique, n’évite pas les écueils de cette approche, à savoir des affirmations qui relèvent d’une logique apodictique (existence de Dieu) ou au contraire qui conduisent à l’aporie (placer l’éternité en dehors du temps).

On pourrait également critiquer la théorie de la connaissance proposée par Spinoza dont l’objectif un peu nébuleux serait de mettre nos idées et concepts en adéquation avec ceux de Dieu, rien de moins.
Pour y parvenir, nous disposerions selon lui de trois types de connaissances.
La première est celle qui se fonde sur l’opinion ou imagination. Elle “consiste à former des notions universelles à partir des singuliers qui se présentent à nous par le moyen des sens de manière mutilée et confuse.” Peu fiable, elle serait même “l’unique source de fausseté”. A l’évidence Spinoza n’est pas un empiriste…
Il ne reconnaît comme vrais facteurs de progrès que la connaissance du deuxième type, qu’il appelle raison, et celle du troisième type qui relève de l’intuition, qu’il entend comme étant “la perception de la vérité d’une proposition ou de sa démonstration en un acte d’intelligence unique et immédiat.”
Si l’intuition, dont fit grand cas Bergson, paraît jouer un grand rôle dans les expériences de pensée scientifiques, la raison qui procède “par notions communes et idées adéquates” semble quant à elle relever de la spéculation et elle ouvre la voie à beaucoup d'interprétations…

Une controverse est possible également au sujet de la morale. Elle ne connaît pour Spinoza ni bien ni mal et se borne à distinguer le bon, qui consiste à se rapprocher de Dieu donc à être en harmonie avec la Nature, et le mauvais qui serait incarné par l’ignorance et les superstitions.
On ne serait sans doute pas si éloigné de l’impératif catégorique de Kant si l’auteur de l’Ethique ne déniait à l’Homme la liberté et ne réduisait pas à la portion congrue la notion de libre arbitre. De ce point de vue, le conatus reste flou et moyennement convaincant. Il n’incarne pas tant la conscience qu’une forme d’énergie vitale et ne résout en rien la problématique de l’âme. Le corps et l’esprit n’étant selon Spinoza que deux modalités complémentaires d'une même entité, l’individu en tant que tel n’est quasi rien et la vie éternelle n’a pas plus de sens pour l’esprit que pour le corps. Or qu’est-ce que la nature, et toute la matière qu’elle contient s’il n’y a pas de conscience, ce qui fut le cas durant les millénaires qui précédèrent l’avènement des êtres humains ?

A vouloir faire de l’Homme une partie intégrante de Dieu, Spinoza jette le trouble. Certes comme le fait remarquer Ariel Suhamy au cours de la très intéressante série d’émissions de France Culture consacrées en 2016 à l’auteur de l’Ethique, l’Homme ne peut pas davantage se confondre avec Dieu que son petit doigt ne se confond avec lui. Mais cela suffit-il à nous procurer une explication rationnelle de notre rapport au monde, à nous donner la direction à suivre pour mieux le connaître, et in fine à donner un sens à notre conscience ?

04 juillet 2018

Spinoza en été (1)

Il n’est pas de saison plus propice à la réflexion philosophique que l’été. Tout s’y prête : la quiétude, la chaleur, la nature plus proche que jamais… Le ciel, le soleil et la mer disait la chanson...
C’est aussi le moment où je suis ramené à Baruch Spinoza (1632-1677), par le biais d’un auteur récemment découvert par hasard: Roger Scruton.
Citoyen britannique, il incarne le conservatisme auquel il s’attache à donner toutes ses lettres de noblesse, envers et contre toutes les critiques, et contre le mépris naturel que ce terme inspire presque naturellement à beaucoup de gens.
Il n’est pas question d’aborder ici cette thématique au demeurant fort intéressante mais d’évoquer la courte introduction à la pensée spinoziste* qu‘il publia en 1998 et par laquelle j’ai choisi de faire sa connaissance. Au surplus, le philosophe auquel j’avais consacré un billet il y a peu, est plutôt à la mode si l’on en juge sur le nombre de publications dont il est l’objet depuis quelques années.

Faire en moins de 100 pages l’exégèse de l’œuvre du philosophe hollandais relève de la gageure. On ne reprochera donc pas à celui qui s’y attelle de survoler les concepts parfois ardus qui peuplent l’Éthique ou le traité Théologico-politique. On lui saura gré au contraire, de montrer que derrière leur aspect rebutant, ces ouvrages recèlent une belle actualité.

A notre époque où le fait religieux donne lieu à toutes les dérives, du torve laisser-aller à la radicalisation la plus fanatique, en passant par la négation scientiste ou matérialiste, il est intéressant de rappeler le rapport tout à fait particulier de Spinoza avec la religion et avec Dieu.
On sait que sa famille dut quitter l’Espagne, puis le Portugal où les Juifs étaient contraints de se convertir au catholicisme, pour s’installer en Hollande, beaucoup plus tolérante à l’époque. Hélas, comme le déplore M. Scruton, “la liberté de penser est plus vite perdue que gagnée” et la rigueur calviniste rattrapa Spinoza et les siens, et lui-même fut purement et simplement excommunié à l’âge de 23 ans, avant même d’avoir rien écrit ! Il fut ensuite anathématisé toute sa vie pour son prétendu athéisme, l’obligeant à faire éditer son œuvre dans l’anonymat.

Ce destin contrarié eut probablement quelque influence sur sa pensée. Il conçut en effet une vraie aversion pour toute croyance religieuse qu’il assimila à de la superstition, jamais loin de l’intolérance voire du fanatisme. Il en est ainsi du mythe de l’espérance en une vie future dans laquelle seraient récompensées les bonnes actions et châtiées les mauvaises. C’est pour lui, “chose tellement absurde qu’elle mérite à peine d’être relevée”. Il rejette pareillement la croyance aux miracles qui ne fait selon lui “pas honneur à Dieu”. Quel besoin Dieu en effet aurait-Il “d’intervenir et de modifier les événements dont Il est l’origine” ?

Paradoxalement, s’il manifeste une aversion profonde pour les religions, Spinoza fait pourtant de Dieu le pivot central de son oeuvre. Il y est omniprésent et omnipotent. Mais il ne s’agit pas d’une entité qu’on pourrait personnifier et qui serait distincte du monde. Dieu est le Monde. Deus sive Natura, Dieu se confond avec la Nature.
Contrairement aux dogmes véhiculés par nombre de religions, pour Spinoza, “Dieu ne saurait éprouver quelque passion, joie ou tristesse. Il n’aime ni ne hait personne”. Pour cette raison, le philosophe affirme que “qui aime Dieu ne peut faire effort que que Dieu l’aime en retour.” L’amour que l’on porte à Dieu est absolument désintéressé...

Puisque tous les êtres existent en Dieu et par Dieu, qu'ils dépendent entièrement de Lui, il découle que Dieu est le seul être absolument libre. Le libre arbitre de l’homme “n’est qu’une illusion qui a pour causes et origines des perceptions inadéquates et confuses” et il est impératif pour Spinoza de “construire une éthique où la notion commune de liberté ou de libre arbitre soit totalement absente”.
Cette vision très déterministe, pourrait être profondément déprimante si le philosophe n’y ajoutait pas quelque pondération susceptible de redonner un peu d’espoir.
Ainsi, si la liberté absolue ne convient qu’à Dieu, il existe une autre forme de liberté, relative, qui résulte de la théorie du conatus, ce dernier qualifiant l’effort par lequel nous tâchons de durer et persévérer dans notre être.
C’est précisément par ce conatus, que “nous pouvons prendre conscience de la vertu contraignante des chaînes causales qui se trouvent en nous, et que nous pouvons espérer nous en affranchir, pour accéder à l’unique forme de liberté à laquelle nous puissions prétendre.”

En d’autres termes, “Dieu ayant une idée adéquate de toute chose, nos propres idées sont adéquates en tant que nous participons de l’intellect divin.../… Plus nos conceptions sont adéquates, et plus nous dépassons notre finitude pour atteindre à la substance divine dont nous sommes un mode.”
Dieu conçu comme “Nature naturante” est “une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.” Nous ne connaissons que deux de ces attributs et encore très partiellement : la pensée et l’étendue.
Le corps est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme étendue. L’esprit est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme pensée.
Pour Spinoza, les deux sont indissociablement liés au sein de la Nature et l’on peut même généraliser le raisonnement : “comme la musique n’est pas séparable des sons, tout objet physique a un homologue spirituel, et ces objets sont identiques comme en moi le corps et l’esprit.”

Notre nature, en plus d’être finie, est soumise à la contrainte du temps. La Nature quant à elle, est éternelle: sub specie aeternitatis. Existant par nécessité, elle n’a donc ni cause ni origine.
Pour tenter de comprendre ce que cela signifie, il faut “cesser de penser l’éternité en termes temporels” et considérer que la quête de la Vérité se confond avec l’amor intellectualis Deo, l’amour intellectuel de Dieu.
On peut exciper de ce raisonnement pour construire une morale des plus simples : "l’esprit agit en tant qu’il a des idées adéquates et pâtit en tant qu’il a des idées inadéquates”, les premières riment avec joie, les secondes avec tristesse.
De ce point de vue nous dit Scruton, “L’homme libre est un personnage hiératique mais plein de joie, sans nulle trace de morosité calviniste.”

En somme, l’intellection, la réconciliation avec les réalités physiques dont nous faisons partie, constituent pour Spinoza la seule, la vraie religion. C’est également le moyen de réconcilier en quelque sorte science et religion, et par là même philosophie et science.
Comme Blaise Pascal, Spinoza "a bien perçu que la science nouvelle allait désenchanter le monde." Mais "par ce désenchantement, nous pouvons parvenir à un enchantement nouveau, reconnaissant Dieu en chaque chose, et aimant Ses œuvres dans l’acte même de les connaître…"
Le tout est de savoir si le Dieu de Spinoza est encore Dieu...
Mais comment taxer d’athéisme celui qui au moment de mourir aurait déclaré : “j’ai servi Dieu selon les lumières qu’Il m’a données, s’il m’en avait donné d’autres je L’aurais servi autrement…” ?

* Spinoza. Roger Scruton. Points Essais. Le Seuil.
Illustration: stature Spinoza. La Haye 

09 juin 2018

Histoire d'entendement

Etienne Klein n’a pas son pareil pour raconter des histoires de science. De sa voix grave et suave, il égrène et décortique avec talent et avec des mots simples les concepts les plus ardus, les paradoxes les plus troublants dans lesquels les savants se perdent habituellement en équations et conjectures.
Parmi ses domaines de prédilection figurent le temps, la relativité, la mécanique quantique. Il aime à nous amener au-delà des apparences et il nous invite à ne pas nous fier à ce qui paraît évident, à la simple observation du monde qui nous entoure. De ce point de vue il se pose en héritier des Lumières.
Pourtant, il lui arrive de succomber parfois aux travers contre lesquels il nous met en garde...

Lors d'une de ses très nombreuses interventions, qu’on peut trouver facilement sur internet, il a repris l’aphorisme de Kant nous invitant à réfléchir par nous-mêmes : « Aie le courage d’utiliser ton propre entendement »
Le problème est qu’il appuie son propos sur un exemple éminement discutable.
Prenant la thématique on ne peut plus éculée du changement climatique, il relate un sondage auquel auraient été soumis les membres du Congrès américain, en analysant la réponse des élus à deux questions des plus triviales.
La première : « selon vous y a-t-il un changement climatique », à laquelle la majorité des personnes a répondu « oui »
La seconde : « L’homme joue-t-il un rôle dans ce changement ?» à laquelle à l’inverse, la même majorité a répondu « non ».

Etienne Klein suggère qu’il y a une incohérence manifeste entre les deux réponses.
Il se moque même de l’argumentation du sénateur interrogé sur CNN, qui explique qu’il y a un changement parce que « le climat a toujours été changeant » et qu’attribuer ces variations à l’homme serait « faire preuve de beaucoup d’arrogance ».
Il termine sa digression en prenant la défense du président Obama alors en exercice, dont certains déploraient alors l’impuissance sur le sujet de l’écologie. M. Klein lui accorde au moins des circonstances atténuantes en lâchant dépité : « il faut voir ce qu’il a en face... »

Il y a me semble-t-il dans cette démonstration, « matière à contredire » pour paraphraser le titre d’un de ses ouvrages.
Première imprécision, Etienne Klein qualifie les élus interrogés de « sénateurs » alors qu’il n’en sait rien puisqu’il nous a parlé au départ du Congrès, qui regroupe certes des sénateurs mais également des élus à la Chambre des Représentants (ceux-ci étant d’ailleurs plus nombreux que ceux-là). Il cite l’opinion du « sénateur Jim Hall », mais sauf erreur, je ne suis parvenu à le trouver ni au Sénat ni à la Chambre des Représentants…
Une personne de ce nom est certes liée aux problèmes climatiques, mais il s’agit d’un professeur à l’Université d’Oxford et ses analyses sont beaucoup plus étayées et nuancées que ce que M. Klein nous en dit...

Seconde faille, il ne fait aucune analyse critique du questionnaire, qui s’avère des plus lapidaires et très manichéen : deux questions seulement auxquelles il fallait répondre par oui ou par non !
Il ne se demande d'ailleurs pas au passage s'il est raisonnable d'espérer faire surgir  des vérités scientifiques de sondages d'opinions...

Il ne s'interroge pas enfin sur la neutralité de l’enchaînement des deux propositions, et sur la conclusion qu’on est en droit d’en attendre. Le moins qu’on puisse dire est que l’ensemble paraît quelque peu téléguidé…

Il est en effet impossible de répondre non à la première question. On connaît le caractère aléatoire des prévisions météorologiques à quelques jours, comment pourrait-on affirmer la stabilité du climat sur le long terme ?
La seconde question est dès lors cousue de fil blanc. Dans le contexte du battage médiatique qui fait rage autour du réchauffement climatique, comment répondre « non » sans risquer de passer pour un dangereux provocateur ou bien pour  quelqu’un d’inconséquent ? C’est quasi impossible d’autant que le choix est étroitement fermé. Il est interdit de facto de répondre « qu’on n’en sait rien », ou de dire « un peu » ou « peut-être » … De toute manière, qu’on réponde oui ou non, la conclusion logique serait de poser une troisième question du style « Et alors ? », ce qui n’amènerait pas à autre chose, si l’on suit le raisonnement de M. Klein, que de trier les personnes comme le bon grain de l’ivraie..
On pourrait aussi se poser d'autres questions. S'il est vrai qu'il y a un changement climatique et que l'homme en est responsable au moins en partie, peut-on vraiment inverser la tendance ? Si oui, comment, et avec quelles conséquences prévisibles ? Est-il prouvé que le bilan du "global warming" est globalement négatif pour la planète, pour parler comme feu George Marchais...

Enfin, s’agissant du président Obama, le sémillant philosophe-physicien néglige le fait qu’à côté de ses belles paroles et de vertueux décrets protégeant quelques sites touristiques, il a autorisé et encouragé l’exploitation à grande échelle du gaz de schiste, faisant en la matière des Etats-Unis le plus gros producteur mondial et lui donnant l’auto-suffisance en matière de produits pétroliers.

En fin de compte l’exemple donné par Etienne Klein pour montrer l’importance de penser par soi-même peut-être complètement retourné. On peut légitimement poser que le physicien a fait passer beaucoup de subjectivité avant l’objectivité, et constater qu’il s’est laissé emporter avec armes et bagages rhétoriques dans le mainstream du conformisme et des idées reçues.
Dommage car la confiance en son jugement est nécessairement entamée…
Cela n’empêche naturellement pas de penser qu’il a raison lorsqu’il affirme que « la Terre est ronde » et que « l’atome existe »...