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26 août 2015

La féérie incertaine des particules


"La Science est faite par les hommes" rappelle Heisenberg dans son ouvrage "Le Tout et la Partie". 
Il n’est donc pas étonnant qu’il s’attache à toujours la placer dans un contexte très humain, très palpable en quelque sorte.
Pas de formule ésotérique ici, pas de démonstration savante, mais un souci constant de mettre ce qu'elles contiennent à la portée du lecteur.

Ainsi, ça commence en 1920, par une sympathique promenade pendant laquelle des amis étudiants, entreprennent de débattre de la nature profonde des choses et de la représentation qu’on s’en fait. Vaste sujet n'est-il pas ?
C'est en l'occurrence un certain Robert qui résume la situation d'une manière très kantienne : "C'est de notre pensée seule que nous avons une connaissance immédiate. Mais cette pensée ne se trouve pas auprès des objets.../... Nous ne pouvons pas percevoir les objets directement. Nous devons d'abord les transformer en représentations, et finalement, former des concepts (qui ont un sens) à partir d'eux..."

A l'échelle des atomes, qu'on ne peut ni voir ni percevoir à proprement parler, ce raisonnement semble particulièrement pertinent.
Cela constitue même le coeur de la réflexion sous tendue par l'infiniment petit, non moins déroutante que celle concernant l'immensité de l'univers. A ces extrémités, nos sens sont en effet incapables de nous donner une représentation précise des choses. Nous déduisons leur existence à partir de théories et de raisonnements, et nous tentons de les valider par des observations confirmant plus ou moins bien les théories...
Mais, de même qu'Einstein montra qu'à l'échelle de l'infiniment grand, et dans un monde où tout est en mouvement, le temps et l'espace devenaient des concepts relatifs, l'amélioration des connaissances du monde des atomes montre qu'il est régi par des lois étranges, ne semblant pas s'appliquer à la physique classique ni aux objets qui peuplent notre quotidien. "Les atomes ne sont pas des objets de l'expérience quotidienne" rappelle le savant.

La rupture de la notion de continu est le premier constat dérangeant. Fait au sujet de l'énergie à l'échelon microscopique par Planck, il conduit à considérer qu'elle ne se disperse pas de manière progressive comme on le pensait intuitivement, mais par paquets, qu'il nomma quantas. L'énergie totale d'un système est donc un multiple entier de la quantité élémentaire d'énergie qui le caractérise.

Mais ce n'est qu'un des aspects de cette nouvelle mécanique, car plus bizarre encore est l'incertitude qui vient se mêler aux phénomènes observés. Cette fois, c'est le lien entre un évènement et sa cause qui est mis à mal !
Heisenberg prend l'exemple de la transformation de radium B en radium C par l'émission spontanée d'électrons.
S'il est possible, explique-t-il, d'affirmer pour une quantité donnée de radium, que statistiquement la moitié des atomes seront transformés en 30 minutes, il est impossible de prévoir précisément pour un seul d'entre eux quand et dans quelle direction l'émission d'électrons se produira. Selon Heisenberg, aucun paramètre ne peut modéliser le phénomène car s'il en existait un, alors il en existerait un autre, aboutissant à décrire l'inverse !
Cela choquait beaucoup l'une de ses amies, la mathématicienne Grete Hermann, qu'il soit inenvisageable d'acquérir une connaissance suffisante d'un phénomène, permettant d'en comprendre la cause et de le prédire, et in fine qu'on puisse affirmer d'une connaissance, qu'elle soit à la fois complète et incomplète.
En réalité l'étude des particules, aboutit à remettre en cause le principe de base de la physique newtonienne : à savoir le strict déterminisme causal des phénomènes qui veut que l’état d’un système doive toujours être déterminé de façon unique par l’état qui le précède directement immédiatement.


Avec Planck on découvre donc que l’énergie d’un système atomique varie de façon discontinue. Il y a des positions d’arrêt qu'on appelle états stationnaires, que même le roi de l'atome, Bohr, peinait à se représenter... Quant à Schrödinger, il s'exclama dépité : "si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m'être jamais occupé de théorie quantique..."
Avec Heisenberg on apprend que l'univers des particules est soumis à un principe d'indétermination,et qu'il est possible de l'exprimer mathématiquement. Il montre ainsi que pour une particule, le produit de l'imprécision liée a sa position, par celle liée à sa quantité de mouvement (donc à sa vitesse), ne peut être inférieur au quantum d'action de Planck ! Autrement dit, plus est précise la position d'une particule, moins l'est sa vitesse et réciproquement...

24 août 2015

Un léger parfum d'aporie


Après l’intrigante beauté d’une cétoine, c’est le parfum d’un arbuste qui m’inspire.
Celui-ci repéré il y a déjà quelques années dans un jardin public de la ville de Saintes en Charente Maritime, dégage lors de la floraison, un délicat parfum rappelant le jasmin.
Au mois d’août, son dôme constellé de fleurs blanches étoilées me ravit chaque fois que je passe auprès de lui. J’ai eu quelque peine à trouver son nom, mais grâce au Web, j’ai appris qu’il s’agissait d’un Clerodendrum Trichotomum. On l’appelle aussi arbre du clergé...
Le mélange de rusticité bien terrestre et de saveur immatérielle qui émane de cet arbre se conjugue merveilleusement avec les réflexions rassemblées par Werner Heisenberg (1901-1976) dans son ouvrage “La Partie et le Tout”, consacrée à la physique atomique et qui va bien au delà…

Lorsqu'un savant entreprend de vulgariser la science dont il fait son miel pour tenter d’en faire comprendre les arcanes aux béotiens, cela donne souvent un résultat peu éclairant. Soit trop ésotérique il lasse rapidement le lecteur, soit trop simplificateur, il n’apporte rien de nouveau par rapport aux vulgarisations de la Presse Grand Public.
L’ouvrage du physicien allemand, lauréat du prix Nobel en 1932, échappe à ces deux stéréotypes. Le foisonnement des idées se confronte aux réalités de la vie quotidienne et s'enrichit des débats et discussions qu'il a avec des amis, lors de congrès scientifiques ou de rencontres informelles.
Sachant qu'il s'agit des grands penseurs qui ont révolutionné la conception qu’on avait de la physique des particules, ce témoignage s’avère passionnant car il offre un angle de vue original sur de fabuleux progrès scientifiques tout en leur donnant une portée philosophique très accessible.

Tout au long de l’ouvrage on côtoie avec ravissement des personnages aussi illustres et fascinants que Max Planck, Niels Bohr, Max Born, Albert Einstein, Paul Dirac, Wolfgang Pauli, Erwin Schrödinger…
Au gré des réunions de travail, des débats, mais aussi des promenades, des voyages s’égrènent les principes déroutants de la mécanique quantique en train de naître. Le congrès scientifique dit Solvay de Bruxelles en 1927 et les cinq années qui suivirent figurent comme l’âge d’or de ces nouvelles avancées.

En toile de fond, l'Histoire du XXè siècle déroule une partie de ses terribles tragédies. Communisme, socialisme, national-socialisme inscrivent leurs ravages, faisant fi de toute logique scientifique et de tout bon sens, mais cherchant à s'accaparer les fruits des recherches....
Par un troublant paradoxe, Heisenberg qui avait très tôt décelé les noirs desseins du nazisme, resta en Allemagne et s'accommoda du règne d'Hitler, tandis que nombre de ses collègues et amis s'enfuyaient et le poussaient à faire de même. Pareillement, alors qu'il connaissait de longue date la nature maléfique du communisme, il n'évoque à aucun moment dans ses souvenirs, qui courent jusqu'à 1965, le partage horrible de son pays après la guerre, qui en livra la moitié à la dictature de Staline...

En revanche, il fut bouleversé lorsque les Etats-Unis eurent recours à la bombe atomique, pour mettre fin au conflit qui les opposait au Japon. Il est vrai que contre toute attente, ce fut un pays démocratique qui utilisa la première fois cette arme terrifiante !
Toujours aussi surprenant c'est sans doute à la dissuasion nucléaire qu'on dut la paix relative du monde après1945 ! (A suivre...)

20 août 2015

Cetonia Aurata

Trouvée hier matin en cueillant des mûres, cette superbe cétoine d'un vert minéral aux reflets dorés (cetonia aurata). 
Dans la boite destinée à recueillir les fruits, le spectacle est splendide. Les agrégats de perles noires qui serviront bientôt à faire des confitures, servent pour l’heure d’écrin à la bestiole et renforcent son apparence de bijou. Même le plastique du récipient prend des tonalités irisées pour faire vibrer ce microscopique spectacle.

Bien que celui-ci soit tombé sous mes yeux par pur hasard au gré de la cueillette, je pense évidemment à Ernst Jünger, qui passa lui, sa vie à poursuivre les fascinants coléoptères et leurs étranges beautés aux quatre coins du monde, au fil de ce qu’il appelait ses chasses subtiles.

Je pense également au livre que je termine, de Werner Heisenberg, un des pères de la mécaniques quantique, et qui m’inspire pour l’heure des divagations philosophiques à mille lieues des petits tracas quotidiens, “des ennuis et des vastes chagrins qui chargent de leur poids l’existence brumeuse ” comme les décrivait Charles Baudelaire…
J’aurais l’occasion de revenir sur l’ouvrage extrêmement pénétrant du savant allemand qui donna son nom au fameux Principe d’Incertitude, et dont le titre à lui seul est un programme excitant : La Partie et le Tout. N’est-ce pas en somme toute la question ? On peut voir dans un animal minuscule à la fois un tout parfaitement organisé, et évidemment beau, et à la fois une infime partie du monde qui s’éparpille en mille formes, en mille existences, en mille pensées...

A la lumière de la théorie des quantas, tout vacille. On peut concevoir les particules élémentaires comme des ondes impalpables, et aussi bien comme des corpuscules de matière, puisque la trace de leur passage démontre qu'elles en épousent simultanément les deux natures. Mais ne cherchez pas à en voir une de plus près. Car alors elle ne sera plus que l'une ou l'autre, et le charme sera rompu ! 

De mystérieuses intrications lient les choses, et plusieurs états concomitants peuvent les caractériser. Un vertige vous prend lorsque les certitudes établies s’estompent et que l’incertain devient démontrable, sans qu’il soit besoin d’affirmer qu’un effet dépende d’une cause ! 
La rencontre avec cette cétoine est en tout cas l’occasion de reprendre le cours de ce blog, quelque peu interrompu par une sorte de léthargie intellectuelle, où le manque d’inspiration le dispute sans doute à la lassitude du quotidien. Mais lâcher le fil, c’est toujours courir le risque de ne jamais pouvoir le reprendre… Merci Cetonia Aurata…

15 novembre 2014

Philaé



Si tant est qu'une comète
Fusant dans l'espace noir
Soit chargée du même espoir
Qu'un vibrionnant gamète

Si tant est que cette miette
De l’Univers puisse avoir
Un secret bon à savoir
Par l’Homme en sa pauvre tête

Alors, qu’en son parcours fou
La machinerie futile
Accrochée à son caillou

S’engloutisse comme une île
Et livre en forme d’adieux
Quelque signe merveilleux...

04 octobre 2012

Ratages Scientifiques

La récente publication d'un article arguant de la toxicité des organismes génétiquement modifiés (OGM) a permis une fois encore, de mesurer l'incroyable pression médiatique dirigée à sens unique contre les fabricants de tels produits, et en particulier contre le groupe industriel américain Monsanto qui en a fait l'essentiel de son fonds de commerce. Elle a démontré une fois encore la crédulité effarante de la presse, et a mis en évidence la facilité qu'il y a de nos jours de colporter de très douteuses controverses en leur donnant les apparences de l'objectivité.
Rarement on aura vu autant d'a priori et de mauvaise foi servis à l'appui d'une thèse. A tel point que ce qui se présentait comme un travail scientifique rigoureux a tourné au véritable procès en sorcellerie, si ce n'est à la pantalonnade, ne faisant guère honneur à ses auteurs, au premier rang desquels figure Gilles-Eric Seralini, chercheur en microbiologie à Caen.

Avant même de s'intéresser au contenu de l'article, l'orchestration insensée qui a entouré sa publication plaidait contre lui.
Dans la presse Grand Public, ce fut en effet un déluge de titres aussi définitifs que partisans, pour saluer ce travail de manière unanime. Dès le 18/09/12, jour même de la parution de l'article dans le journal Food And Chemical Toxicology, alors que personne n'avait pu raisonnablement en faire une lecture un peu approfondie, le ton fut donné par le Nouvel Observateur, toujours prompt à promouvoir des supercheries, qui s'exclamait victorieusement : « Oui les OGM sont des poisons ».

Le plus élémentaire bon sens aurait pourtant incité à la retenue face à une étude portant non sur l'homme mais sur le rat. La prudence aurait conseillé d'y regarder à deux fois eu égard au petit nombre d'animaux étudiés (200 parmi lesquels seuls 20 étaient considérés comme groupe « témoin », c'est à dire non soumis à une alimentation à base d'OGM). Le questionnement aurait du s'imposer devant le caractère spectaculaire pour ne pas dire la monstruosité des tumeurs atteignant les animaux, exhibées comme preuves absolues de la nocivité du maïs transgénique NK603.
Comment expliquer en effet une telle toxicité, alors que jamais on n'entendit parler de surmortalité chez les millions animaux de laboratoire ni le bétail, couramment nourris depuis plus de 20 ans par ce type de produits. Et comment expliquer que les Américains qui eux-mêmes les consomment au quotidien depuis plus de 10 ans ne présentent pas plus de maladies cancéreuses que les Européens qui n'y touchent pratiquement pas ?
En bref, comment peut on être aussi affirmatif sur la foi d'une seule étude ? C'est un tel non sens scientifique, qu'il paraît à peine croyable qu'on ait pu lui accorder si vite autant de crédit.

Ce qui devait arriver arriva. Il ne fallut que quelques jours pour que les critiques fusent de toute part à travers le monde. Ce fut bientôt évident : l'étude était entachée de biais méthodologiques en si grand nombre qu'il était impossible d'en accepter les conclusions, sauf à en être convaincu d'avance ! Le seul choix des animaux inspire la suspicion : la littérature scientifique montre en effet qu'au bout de deux ans, 90 % des rongeurs de la variété dite "Sprague-Dawley" attrapent un cancer. Qu'ils aient mangé ou non des OGM !
L'opinion publique étant par nature versatile, le revirement fut brutal. Les mêmes qui avaient tambouriné haut et fort les conclusions alarmantes de l'essai, se firent du jour au lendemain l'écho du scepticisme montant.
En revanche, la réaction des auteurs face à cette bronca, aggrava leur cas. Non seulement ils ne firent pas amende honorable mais ils se braquèrent en se prétendant "attaqués de manière extrêmement malhonnête par des lobbies" et en refusant toute contre-expertise, même par des organismes aussi officiels et indépendants que l'Agence Européenne Chargée de la Sécurité des Aliments (EFSA).
S'agissant de l'indépendance revendiquée des auteurs, elle pourrait quant à elle prêter à sourire si l'enjeu n'était pas aussi sérieux. M. Seralini est le président du Comité Scientifique du CRIIGEN, qui se consacre exclusivement à la recherche des effets toxiques des organismes transgéniques. Et il n'est entouré que de gens qui ne font pas mystère de leur militantisme: entre autres, Joël Spiroux de Vendemois, médecin homéopathe et acupuncteur, Corinne Lepage, figure bien connue d'une écologie qui ne fait pas dans la nuance....

A quelque chose malheur est bon. Cette pitoyable controverse pourrait se révéler utile. Puisque l'expérimentation animale s'avère capable de produire des résultats inadéquats au but qu'elle se fixe et, plus grave encore, puisque ceux-ci sont manipulables, il s'avère délicat d'en tirer des extrapolations trop affirmatives. Aussi bien à l'appui d'une thèse qu'à son discrédit.
On mesure par là même, la difficulté qu'il y a de mener des expérimentations crédibles, pourtant indispensables au progrès. 
Si après plusieurs décennies d'utilisation, la toxicité des OGM fait toujours débat, leurs bénéfices sont légions. Les retombées de ces techniques s'étendent d'ailleurs largement au delà de l'alimentation. Nombre de médicaments sont obtenus à partir de bactéries transgéniques, et les essais de thérapies géniques modifiant les gènes de l'homme ne choquent personne. Ils sont même régulièrement présentés comme une source d'espoir et donnent lieu à de vibrants appels à la charité publique (téléthon).
Il n'en reste pas moins que la vigilance doit rester de mise. La fable de l'apprenti sorcier doit toujours hanter l'esprit des scientifiques. Mais sans paralyser leur génie inventif, et sans prendre le masque sectaire de l'idéologie. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » disait en son temps le bon Rabelais. Science livrée à la passion n'est que perdition, pourrait-on renchérir...
Aujourd'hui même, on apprenait, après l'incroyable tohu-bohu déclenché par l'affaire dite du Mediator, que 85% des demandes d'indemnisation avaient jusqu'à présent été retoquées faute de preuve. Alors que certains accusateurs, sans disposer de données objectives suffisantes, n'avaient pas hésité à évoquer 500, puis1000 voire 2000 morts....

11 septembre 2010

Max Planck, des quanta à la quête du Graal

En dépit de leurs brillantes capacités intellectuelles, les Savants sont des êtres humains comme les autres. Ils sont doués de conscience, et pour paraphraser Rabelais, ils ont le devoir de ne pas l'oublier dans la mission qu'ils se donnent, de faire progresser la science.
Cette préoccupation est devenue obsédante avec les fabuleuses avancées des dernières décennies, qui bouleversent l'environnement dans lequel l'homme évolue, jusqu'à le menacer d'auto-destruction.
Max Planck (1858-1947) fait partie de ces esprits éclairés, aptes à appréhender avec la même sagacité les abstractions les plus complexes et les problèmes les plus triviaux du quotidien.
Il est l'un des pères de la théorie des quanta, et le découvreur de la fameuse constante h.
Cette dernière symbolise de manière vertigineuse deux problématiques essentielles : celle de l'harmonie du monde réglé avec une précision hallucinante, et celle des limites de son intelligibilité. On sait notamment depuis Planck qu'il est strictement et définitivement impossible d'appréhender précisément et simultanément deux grandeurs telles que la vitesse et la position de particules physiques.
Ces notions eurent probablement un impact sur les espoirs que nourrissaient certains de parvenir à la connaissance complète du monde sensible dans lequel nous vivons. Jointes au fameux théorème d'indécidabilité de Gödel, et au principe d'incertitude d'Heisenberg, elles inspirent une profonde humilité et rejoignent la résignation kantienne : l'Homme ne parviendra jamais à expliquer totalement ni maitriser l'univers qui l'entoure.
A quelque chose malheur est bon, c'est aussi une bonne nouvelle, car si certaines portes semblent se fermer à tout jamais, celle majestueuse de l'espérance reste elle, grande ouverte.

Au delà de la science pure, Max Planck fut également un philosophe inspiré. A travers son autobiographie scientifique et les écrits de la fin de sa vie, on mesure combien il était préoccupé au plan spirituel par toutes les problématiques impliquant la démarche scientifique, notamment : déterminisme et indéterminisme, libre arbitre, Dieu et religion.

Déterminisme et indéterminisme
C'est un paradoxe au moins apparent, que celui qui oppose en permanence le prévisible et l'indéterminé. 
Et qui débouche obligatoirement sur la notion fondamentale du libre arbitre humain. On voit de nos jours un nombre croissant de savants ayant une vision matérialiste qui leur fait nier tout ou partie de cette liberté intrinsèque. Voire parfois renoncer à l'idée même de conscience...
Pour Planck, la réponse doit être plus nuancée et relative, car elle dépend de l'angle sous lequel la problématique est abordée.
Par exemple, les comportements humains ont évidemment une bonne part de prévisibilité, et c'est heureux car sinon, comment imaginer des relations constructives ? "Dans nos rapports quotidiens avec autrui, nous présupposons toujours certains motifs. En d'autres termes, un déterminisme selon lequel les autres parlent et agissent, car autrement leur comportement serait inexplicable..."
Pourtant, si la plupart de nos choix sont contraints par des contingences externes, il n'en reste pas moins évident que chaque décision est prise en conscience. En résumé, "Nous pouvons par conséquent déclarer : observée du dehors, la volonté est causalement déterminée. Observée du dedans, elle est libre."
On trouve des analogies étonnantes entre les réalités physiques et celles de l'esprit :
Le déterminisme et l'indéterminisme ne sont pas des notions exclusives l'une de l'autre. À la manière de la nature étrangement double de la lumière, à la fois ondulatoire et corpusculaire … En somme, "La loi de causalité n'est ni vraie ni fausse. Elle est bien plutôt un principe heuristique, un guide..."

Faux problèmes, limites et relativité de la science
Partant du constat que la science à elle seule ne saurait tout expliquer, la position de Max Planck consiste à recommander d'éviter de mélanger les genres et d'exercer une vigilance permanente pour ne pas dépasser les limites du domaine d'application de la méthode scientifique.
Par exemple, on ne sait pas ce que c'est que le subconscient. Par conséquent tous les problèmes, posés en termes scientifiques, concernant le subconscient sont de faux problèmes.
D'une manière plus générale, nous ne pouvons pas plus apprécier directement nos processus mentaux du point de vue physiologique que nous ne pouvons examiner un processus physique du point de vue psychologique.

Le rapport du corps à l'esprit est un autre faux problème. Le physique et le mental ne sont en aucune manière différents l'un de l'autre. Ils sont exactement le même processus, mais vu de deux directions diamétralement opposées, comme les deux faces d'une même pièce de monnaie.
De toute façon, en matière de psychologie, comme en physique des particules, la simple interposition d'un dispositif de mesure et d'analyse est susceptible de perturber et de fausser le déroulement naturel des évènements. C'est un des plus élémentaires principes de la psychologie expérimentale, qu'une observation peut donner un résultat complètement différent si le sujet connaît ou seulement soupçonne qu'on est en train de l'observer.

Les seuls faits sur lesquels la science a prise, sont ceux qui peuvent être l'objet d'expérience : "Parmi tous les faits que nous connaissons et que nous pouvons relier entre eux, quel est celui qui ne pourrait prêter au plus léger doute ? Cette question n'admet qu'une seule réponse : Celui dont nous avons l'expérience par le moyen de notre propre corps."
Malheureusement nos capacités sont très insuffisantes pour percevoir toute la complexité du monde. Le développement de l'appareillage scientifique permet certes, d'appréhender des concepts que nos seuls sens innés ne sauraient palper. Mais la complexité croissante de ces outils se heurte tôt ou tard elle-même à des limites : "Un coup d'oeil à l'intérieur d'un laboratoire scientifique montre que les fonctions des ces sens ont été remplacées par une collection d'appareils extrêmement complexes, subtils et spécialisés, inventés pour manier les problèmes dont la formulation requiert l'aide de concepts abstraits, de symboles.../... au delà des possibilités de compréhension d'un profane." Bientôt au delà des limites humaines pourraient-on ajouter...
Il n'est que de voir la disproportion croissante entre la taille des particules et celle des accélérateurs supposés les mettre en évidence pour comprendre cette problématique.

Science et Religion
Si le périmètre de la connaissance humaine est par essence restreint, est-il permis d'imaginer des choses au delà ? Max Planck répond par l'affirmative : "La science physique exige qu'on admette l'existence d'un monde réel indépendant de nous, un monde que nous ne pouvons cependant jamais directement reconnaître, mais que nous pouvons saisir seulement au moyen de nos expériences sensorielles et des mesures que nous faisons par leur intermédiaire."
S'agit-il de Dieu, il n'est pas permis de l'affirmer, puisqu'on ne peut le définir . Toujours est-il que "Nous nous voyons nous-mêmes gouvernés à travers toute notre vie par une puissance plus haute, dont nous ne serons jamais en mesure de définir la nature à partir du point de vue de la science."

A défaut de Dieu, Max Planck pose les bases d'une conception raisonnée de la religion et des rapports de l'homme à ce qui le dépasse. Il commence par réduire certaines prétentions religieuses en particulier la propension à tabler sur les miracles : La foi dans le miracle doit notamment céder le terrain, pas à pas, devant la constante avance des forces de la science, et sa défaite totale n'est indubitablement qu'une affaire de temps.
Dans le même temps, l'athéisme lui semble porteur de nombreux dangers : "la victoire de l'athéisme détruira non seulement les plus précieux trésors de notre civilisation, mais ce qui est pire encore, annihilerait l'espoir même d'un avenir meilleur."
Aussi néfaste que l'athéisme, est à ses yeux le fanatisme de certains religieux, qui prétendent faire parler Dieu et réclament en son nom l'application de lois mortifères ou débilitantes : "rites et symboles ecclésiastiques sont indispensables aux églises : mais nous ne devons jamais oublier que le symbole le plus sacré est encore d'origine humaine.../... Si l'humanité avait eu à coeur de garder cette vérité dans tous les temps, elle se fut épargné une infinité de souffrances et de maux." En d'autres termes, comme pour Kant, c'est l'Homme lui-même qui est le principal responsable de ses malheurs.
Ce jusqu'au boutisme destructeur désole plus que tout le Philosophe : "Il n'existe certainement rien de plus affligeant que cet amer combat de deux adversaires dont chacun est pleinement convaincu de l'excellence de sa cause, autant que rempli d'un sincère enthousiasme pour elle.../... jusqu'au sacrifice de sa vie."

Pour autant, "Religion et science ne s'excluent pas l'une l'autre, comme beaucoup de nos contemporains le croient ou le craignent. Elles se suppléent et se conditionnent mutuellement l'une l'autre."

En définitive, alors qu'il est sur le point de franchir cette fameuse frontière entre la vie et la mort, Max Planck a comme une illumination, : "Religion et science mènent ensemble une bataille commune dans une incessante croisade, une croisade qui ne s'arrête jamais, contre le scepticisme et contre le dogmatisme, contre l'incroyance et contre la superstition, et le cri de ralliement pour cette croisade a toujours été et sera toujours : Jusqu'à Dieu... "

Et pour clore cette réflexion tout en résumant d'un mot la teneur, je ne peux m'empêcher de citer Goethe, tel que l'appelle Max Planck lui-même à la rescousse : "la félicité suprême du penseur, c'est de sonder le sondable et de vénérer en paix l'insondable".

21 juillet 2009

La Terre se lève aussi...


Jamais notre planète n'avait été vue d'aussi loin par un œil humain. Le 21 juillet 1969 pour les Européens ou la veille pour les Américains, peu importe, ça fait tout de même quarante ans déjà qu'on sait que la Terre se lève aussi !
Cette boule bleue si indicible dont la clarté perce la nuit infinie au dessus de la "magnifique désolation" de l'horizon lunaire, cette perle de vie auréolée de douces vapeurs, cette source étrange de pensées perdue dans l'univers, cette sphère irradiante interroge l'esprit sans fin. Quel est donc ce mystère qu'on croit approcher de plus près en partant toujours plus loin ? Où donc est la clé de ces incertitudes gigantesques qui gouvernent notre infime existence ? De quelle essence est faite cette substance indéfinie dont le pouvoir muet assujettit jusqu'à notre âme ? Sommes-nous de ce monde, qui conjugue en une merveilleuse et intemporelle harmonie la matière et l'imaginaire, où bien tout n'est-il qu'illusions, enfermées ad nihilum dans une grande horloge absurde ?
Depuis ce voyage extraordinaire, l'exploration spatiale a compté de belles prouesses techniques mais n'a plus jamais livré une aussi intense poésie ni ouvert de champ si inouï à l'ivresse spirituelle. Cette expédition insensée et pourtant si bien calculée marque indéniablement la fin d'une ère scientifique en même temps qu'elle semble également borner pour un temps au moins l'espérance humaine.
Depuis cette date les rêves et les chimères paraissent s'estomper comme le panache des fusées qui propulsèrent ce bizarre mélange d'intelligence, de chair et d'instruments dans l'espace intersidéral, en quête de réponses intelligibles...
Tout est désormais pesé à l'aune du rendement, le temps n'a de signification qu'immédiate, et la recherche du bonheur ne s'exprime plus que sous le couvercle "bas et lourd" de la satisfaction d'objectifs purement matériels, égarée par la peur névrotique du risque, et par le leurre désespérant de l'égalité universelle, qui se confond de plus en plus avec une plate et uniforme médiocrité...

23 novembre 2008

Les nouveaux Faustiens


« Il y a 80 chances sur 100 pour que la première personne qui vivra mille ans soit née. Et il y en à 50 sur 100 pour qu'elle soit déjà âgée à ce jour de 40 ou 50 ans. » Ainsi s'exprime l'excentrique savant anglais Aubrey de Grey dans un reportage diffusé récemment par Arte (16/11) à propos des progrès de la science dans le domaine de la biologie du vieillissement et dans celui des nanotechnologies.
Partant du principe que le corps humain n'est qu'une machine, même si elle est très complexe, il se dit convaincu qu'il sera possible sous peu d'en connaître suffisamment le fonctionnement pour pouvoir l'entretenir et le rénover quasi indéfiniment. Pour stimuler les recherches dans cette direction, et en hommage à Mathusalem, il a même créé une fondation qui récompense chaque année par le Methuselah Mouse Prize, les meilleurs travaux... sur les souris !
Ces prévisions sont sans doute un tantinet excessives ou provocatrices, mais elles sont le révélateur d'un courant de pensée résolument optimiste, qui voit l'avenir en rose.
Le Massachusets Institute of Technology (MIT) semble être un vivier de ces hommes de science bien décidés à percer le mystère de l'immortalité. Certains comme Leonard P. Guarente, fondent leur raisonnement sur l'étude du génome. Il a isolé, d'abord chez certaines levures puis chez plusieurs mammifères rongeurs, une série de gènes, dénommé sirtuins dont l'activation conduit à allonger significativement la durée de vie. Plus fort, à l'origine de l'activation de ces gènes il évoque preuves à l'appui, tout simplement des causes nutritionnelles, faisant observer que pour faire vivre plus longtemps des souris, il suffit de les soumettre à un régime alimentaire hypocalorique, pauvre notamment en graisses et en sucre.
Robert S. Langer dirige quant à lui un laboratoire qui tente de mettre au point des traitements révolutionnaires, enfermant ou véhiculant les molécules médicamenteuses par le biais de polymères biodégradables. Grâce à ce type de procédé, il espère propulser les thérapeutiques au coeur même de l'action, et au plus près des sites cibles. Cela pourrait permettre notamment de diffuser l'insuline dans la circulation avec une très grande précision et régularité. Cela offrirait également la possibilité d'emmener les chimiothérapies au sein même des tumeurs, afin de les ronger en douceur sans provoquer d'effets indésirables. Des techniques similaires promettent le piégeage et l'évacuation de substances toxiques ou de déchets endogènes.
D'un autre côté, les avancées dans la connaissance du développement cellulaire notamment des lignées souches, laisse envisager dans un futur pas trop éloigné, par des techniques de différenciation dirigée et de culture, la possibilité de régénérer en partie ou même entièrement des organes: muscles, téguments, os, coeur, vaisseaux...
Parallèlement la miniaturisation des techniques conduit à fabriquer des robots de plus en plus petits voire microscopiques, de vraies nanomachines de la taille des cellules vivantes voire inférieure. Ainsi partant des propriétés de fournisseur d'énergie de la molécule d'adénosine tri-phosphate (ATP), l'équipe du Pr Carlo Montemagno, à l'UCLA puis à l'université de Cincinnati est parvenue à mettre au point une sorte de « nanocopter », c'est à dire une hélice tournant toute seule autour d'un axe animé d'un mouvement perpétuel. Des robots conçus sur de tels principes font littéralement corps avec la matière vivante et pourraient participer activement à l'amélioration de son fonctionnement à l'échelon infinitésimal.
Enfin, le développement rapide de la micro-informatique laisse entrevoir des perspectives fascinantes. L'astrophyscien Stephen Hawking estime que dans quelques années tout au plus les ordinateurs auront dépassé les capacités de l'intelligence humaine. Il pense que bientôt des puces très performantes pourraient suppléer ou amplifier les fonctions défaillantes ou les insuffisances du cerveau. Associées à la neurochirurgie stéréotaxique, ces techniques mettant en oeuvre de véritables prothèses mémorielles, seraient en mesure d'ici une quinzaine d'années, de s'opposer aux ravages de certaines affections terribles comme la maladie d'Alzheimer ou de Parkinson ou même la simple sénescence.
Ray Kurzweil dont le nom est associé à de nombreuses inventions, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle, de la reconnaissance vocale ou dans celui des synthétiseurs utilisés par de nombreux musiciens,fréquente lui aussi le MIT. Il est ardemment convaincu que l'homme est à la veille d'un bond de géant, qui pourrait le conduire à maitriser sa vie, son environnement, voire l'univers entier.
En 1991, il avait prédit l'année exacte où un ordinateur battrait un champion d'échec à son propre jeu (l'ordinateur Deep Blue capable d'effectuer 3. 108 d'opérations à la seconde, eut raison de Gary Kasparov en 1997). Aujourd'hui, il prévoit qu'en 2040 la partie « non biologique » de l'intelligence humaine sera un milliard de fois plus puissante que celle émanant de nos cerveaux. Les ordinateurs pourront faire alors selon lui 1035 opérations par seconde, tandis qu'il évalue les capacités de l'ensemble des cerveaux humains de la planète autour de 1026 opérations par seconde.
Il imagine que doté d'aussi fantastiques performances, l'homme sera capable non seulement d'abolir le vieillissement, mais de faire communiquer directement les cerveaux entre eux. Il aura également conçu des machines douées de conscience avec lesquelles il travaillera en symbiose parfaite.
Lorsque la somme totale de l'intelligence humaine et artificielle aura atteint le chiffre vertigineux de 10100 opérations par seconde (un googol), il serait possible selon Kurzweil de maitriser la totalité de notre univers voire d'en concevoir de nouveaux ! D'ailleurs il suggère que notre monde pourrait n'être lui-même que le fruit d'une super intelligence émanant d'un autre (par exemple l'objet d'un travail expérimental fait par un super-étudiant d'un autre univers...)
A ce stade, tout peut être dit, mais on peut tout de même avoir quelques doutes. Certes les progrès sont spectaculaires depuis quelques décennies. Le volume et le coût des ordinateurs ont diminué de manière prodigieuse tandis que leurs performances croissaient dans des proportions tout aussi phénoménales. Les télécommunications ont réduit la planète à l'état de village global. Pourtant les êtres humains ne sont guère plus intelligents. Nous avons désormais dans presque chaque foyer des ordinateurs fantastiques (bien supérieurs à ceux que la NASA employait lorsqu'elle envoyait des hommes sur la Lune) mais leurs formidables capacités sont le plus souvent dédiées à des jeux vidéos vains et même parfois stupides. Nous disposons de téléphones cellulaires, de GPS, de WIFI et de Bluetooth tous azimuts mais nous n'avons quasi rien à communiquer, que des fadaises...
Fasciné par le développement de l'Intelligence Artificielle, j'ai moi-même bien modestement travaillé sur les systèmes experts en médecine et certains langages ayant pour but la modélisation de raisonnements logiques (LISP). J'ai pu constater que ces systèmes réalisaient parfois des prouesses étonnantes, supérieures à celles d'étudiants voire de praticiens chevronnés sur des problèmes très ponctuels. En aucun cas je n'ai vu toutefois qu'ils soient en mesure d'apporter autre chose qu'une aide limitée, guère supérieure à celle que fournit une calculette à un comptable. D'ailleurs l'enthousiasme des chercheurs est vite retombé et plus de vingt ans après les premières réalisations, le champ d'application de ces logiciels reste très limité en pratique.
Au plan de la santé, il est indéniable que l'espérance de vie ne cesse de s'allonger dans les pays développés. La médecine dispose de moyens d'imagerie sensationnels. La miniaturisation permet désormais d'aller récurer en toute sécurité les artères coronaires. Là où il fallait souvent une intervention à thorax ouvert, l'arrêt temporaire du coeur et l'établissement d'une circulation extra-corporelle, les médecins se contentent aujourd'hui de monter une sonde dans les vaisseaux qui permet d'aplanir les sténoses artérielles et d'y laisser de petits ressorts empêchant la récidive, le tout en quelques minutes sous anesthésie locale. Les gastro-entérologues disposent de leur côté de micro-capsules dotées d'une caméra et d'un micro-émetteur, qui une fois avalées, parcourent toute la longueur du tube digestif en envoyant régulièrement des images à un récepteur externe.
En matière de prévention, on a établi sans ambiguïté le rôle de mesures hygiéno-diététiques simples, basées sur le fameux régime méditerranéen, pour empêcher la survenue les maladies vasculaires et on commence à entrevoir certains bénéfices sur les maladies tumorales.

Il y aurait mille exemples d'améliorations spectaculaires dans le domaine médical. Pour autant, même si l'espérance de vie des populations s'allonge, on n'a encore pas vu beaucoup de gens dépasser en durée de vie, le siècle. Pour l'heure, Jeanne Calment et ses 122 printemps constituent un horizon exceptionnel et indépassable. Et paradoxalement, la médecine semble actuellement plus préoccupée de savoir comment abréger la vie que de la maintenir indéfiniment. Les revendications portant sur l'euthanasie et les soins palliatifs sont omniprésentes dans les médias. Même dans les services de Réanimation on s'interroge de plus en plus souvent sur la nécessité de réanimer...
Si l'on excepte ces contradictions apparentes entre le fatalisme de la réalité quotidienne et l'enthousiasme des théories et des prédictions, le gros problème de ces dernières à mon sens, c'est leur excès de déterminisme. En dépit de leur optimisme, elles inscrivent l'avenir dans des chiffres fermés ou des prédictions formelles mais elles ne répondent pas aux questions fondamentales de l'existence humaine. L'homme est-il assimilable à une machine dont l'intelligence serait le software et le corps le hardware, et qui pourrait en quelque sorte s'upgrader elle-même ? Quel est le sens de l'immortalité dans une telle conception alors qu'on sait que les machines élaborées par l'homme tombent en obsolescence de plus en plus rapidement sans qu'on ait le moindre état d'âme à les remplacer ? Est-il sensé de prétendre qu'une machine puisse totalement comprendre le monde dont elle n'est qu'un sous produit dérisoire ? Et pour paraphraser Albert Camus à l'endroit de Sisyphe, faut-il imaginer qu'un superordinateur puisse être heureux ?
Quand bien même maitriserions nous totalement l'univers et notre destinée que nous nous retrouverions face au même dilemme, quant à la signification de notre existence.
J'aime le théorème d'incomplétude de Gödel qui tend à suggérer qu'il nous manquera toujours au moins une clé pour expliquer la totalité du Monde. C'est un peu démoralisant de prime abord mais en réalité ça ménage un espace pour l'espoir. L'être humain a besoin de mystères, et c'est une illusion de croire qu'il saura un jour par exemple ce qu'est le néant et l'infini.
A moins d'imaginer dans une vision prométhéenne, que l'Homme soit en mesure de devenir Dieu ou tout au moins de regagner par ses propres moyens le jardin d'Eden, il faut bien se résoudre à un peu de modestie.
La science a fait des progrès gigantesques et en fera sans doute encore, mais comme le rappelait Jean Rostand en 1958, l'Homme lui-même n'a pas changé depuis 100.000 ans et ne changera sans doute plus. Il lui importe d'inscrire sa science dans un minimum de sérénité. L'essentiel reste invisible pour les yeux, aussi performants et clairvoyants soient-ils...
La science doit incliner à l'humilité et non à l'arrogance. Lorsque Jean-Pierre Changeux prétend que le cerveau est « intégralement descriptible en termes moléculaires ou physico-chimiques », il dit une évidence de base mais il n'éclaire en rien sur l'essence de la conscience. Et s'il croit pouvoir l'expliquer avec l'aide de ses électrodes, il ne fait que reprendre le refrain des scientistes du XIXè siècle, qui pensaient rencontrer l'âme au bout de leur scalpel. Gardons au moins l'illusion que la conscience n'est pas une illusion. De toute manière on sait depuis Rabelais que sans elle, la science n'est que ruine de l'âme.
Elevons s'il est possible le débat. L'enjeu le mérite. Rien ne serait pire que de rester comme l'âne de Buridan, coincé entre deux conceptions exclusives, l'une réduisant l'alpha et l'omega du monde à un matérialisme hédoniste sans but, l'autre les interprétant avec des considérations immanentes souvent teintées d'archaïsmes religieux...
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Merci à Namaki de m'avoir fait l'honneur d'associer mon blog au prix Premio Dardos, attribué à son magnifique travail, consacré précisément à la compréhension du monde, par le regard et par la réflexion...

05 juin 2008

Le Soleil se lève aussi sur Mars


Pendant que de misérables combats font rage sur notre planète, que d'infimes problématiques remuent en tous sens le microcosme médiatique, et que, faute de bonne volonté, tant de misères bassement terre à terre restent sans réponse, la NASA continue quant à elle son petit bonhomme de chemin dans l'espace.
Le 25 Mai 2008, la petite sonde Phoenix se posait en douceur quelque part dans la région arctique de la planète Mars.
Ça n'intéresse plus grand monde tant il faut désormais du sordide, du conflictuel, pour capter l'attention de foules gavées. Mais pour celui qui s'arrête un moment, c'est quand même bien fascinant. A l'image d'une fleur, qui inscrit sa beauté infinitésimale dans une sublime et mystérieuse harmonie, l'univers avec ses magnifiques guirlandes de lumière, illumine la nuit des temps, à la manière d'un gigantesque point d'interrogation. Cette petite sonde qui a parcouru plus de 270 millions de kilomètres à travers le cosmos, pour tenter de trouver quelques réponses, c'est magique...
Sur Mars, le soleil apparaît bien petit lorsqu'il se lève ou qu'il se couche. A peine s'il crée une lueur perçant l'obscurité brune. Photographiés lors de l'expédition Pathfinder, deux monticules sur l'horizon noir, les Twin Peaks, créent l'illusion d'un monde presque humain. Comme une vague alanguie, presque immobile dans le petit jour, ou bien les contours d'un paysage fait de collines et de vallées accueillantes.

Mais ce monde est sans vie. Lorsque le jour se lève, le doute n'est plus permis. C'est un désert rocailleux qui surgit sous l’œil extraordinairement précis de la caméra. Tout au plus un peu de glace sous la poussière qui recouvre le sol, et de profondes entailles dans la roche, confluant vers des vallées désertiques, qui témoignent qu'il y a très longtemps, de l'eau a probablement coulé en torrent sur la planète rouge.
Difficile de ne pas rêver tout de même. Tant de mystères, tant de richesses enfouies, tant d'énergie dans ces mondes lointains.
Saurons nous domestiquer ces ressources un jour ? Pourrons nous maitriser un peu de ce formidable univers qui nous entoure ?

14 février 2007

Voyage au centre de la conscience

Deux expériences scientifiques étonnantes récemment relatées dans la Presse, invitent à se pencher encore et toujours, sur le mystère quasi insondable de la conscience.
On apprend par le Figaro, qu'aux Etats-Unis, une jeune femme vient de bénéficier, suite à l'amputation de son bras, de l'implantation d'une prothèse d'une efficacité stupéfiante. Elle répond à sa volonté grâce à une puce électronique interprétant les stimuli envoyés par son cerveau aux terminaisons nerveuses ! Ces dernières, hélas interrompues au niveau du moignon, ont été déroutées chirurgicalement vers plusieurs muscles pectoraux. Ces muscles ainsi activés transmettent un signal à un dispositif capable d'analyser une centaine de signaux neuronaux et de commander jusqu'à 22 fonctions distinctes de la prothèse.
Les chercheurs et chirurgiens du Rehabilitation Institute of Chicago (Illinois) ont ainsi la satisfaction d'avoir redonné à la patiente non seulement la fonction essentielle de pince manuelle mais la possibilité de mouvoir avec souplesse et tact son nouveau bras. Ils envisagent même à terme la possibilité d'élargir la technique aux stimuli sensitifs, via des capteurs dont les informations seraient par le chemin inverse, transmises au cerveau !
Dans un récent numéro du magazine TIME, on peut lire le résultat d'observations troublantes quant à l'activité cérébrale d'une patiente se trouvant dans un coma prolongé à la suite d'un traumatisme crânien. Grâce aux techniques d'imagerie par résonance nucléaire magnétique (IRM), des neurologues anglais et belges ont objectivé l'activation vasculaire de zones précises de son cerveau, lorsqu'ils parlaient à haute voix à côté d'elle : celle du langage quand ils récitaient des phrases abstraites, celles de l'orientation spatiale et de la reconnaissance visuelle lorsqu'ils lui demandaient d'imaginer l'intérieur de sa maison, celle commandant certains mouvements lorsqu'ils lui suggéraient de jouer au tennis...
Autrement dit cette patiente plongée en état végétatif, sans aucun contact apparent avec son entourage, semble avoir en son for intérieur, des éclairs de conscience !
Le même numéro détaille les réflexions les plus récentes de quelques hommes de science et de philosophes, sur ce sujet fascinant. Celles par exemple de Daniel C. Dennet, reprenant en quelque sorte l'antique problématique du bateau de Thésée.
Imaginant un sujet atteint d'une affection détruisant progressivement les différentes structures cérébrales, le savant tente d'anticiper ce qui pourrait se passer si la science pouvait à l'aide de prothèses très sophistiquées, remplacer les unes après les autres, les aires ainsi détruites par la maladie. Au bout du compte selon lui, cette personne donnerait probablement l'impression d'être satisfaite de retrouver progressivement ses facultés, mais personne ne pourrait savoir si ce soulagement exprimé correspondrait in petto à une sensation pleinement consciente.
Si l'on en croit Daniel C. Dennet, il serait donc objectivement impossible de distinguer un robot suprêmement habile (clever robot) d'une personne réellement consciente.
Ce dilemme débouche sur une alternative angoissante : ou bien l'être humain n'est qu'une masse de chair animée par un super-ordinateur cérébral, ou bien nous ne saurons jamais ce qu'est la conscience et si elle est capable de survivre à la mort du corps !
Il semblerait qu'en dépit des progrès de la science nous n'en sachions donc guère plus que les contemporains de Platon et de Socrate.
De nombreux penseurs contemporains paraissent pourtant avoir fait leur choix.
Depuis Jacques Monod et son fameux « Hasard et Nécessité », nombreux sont ceux qui ont adopté à sa suite une conception purement matérialiste des choses. En toute logique ils estiment qu'elle devrait tôt ou tard les conduire à percer le secret de notre plus profonde intimité.
En France, on compte Jean-Pierre Changeux parmi les tenants de cette thèse. Aux Etats-Unis, c'est Antonio R. Damasio qui l'exprime haut et fort depuis quelques années, stigmatisant notamment dans un ouvrage retentissant « l'erreur de Descartes ».
Pour le neurologue californien, la vision dualiste du corps et de l'esprit serait en effet un non sens. Il n'existe pas d'homoncule au sommet du cerveau, dont l'entité corporelle serait en quelque sorte le véhicule, et le cerveau l'ordinateur, capable d'intégrer et de gérer la multitude d'informations en provenance du monde, transmises par les organes sensoriels.
Tout serait lié et indissociable dans l'organisme humain, et ce qu'on appelle l'âme, ce qu'on imagine habituellement comme étant la partie la plus indicible de la conscience, « nonobstant le respect que l'on doit accorder à cette notion », l'âme « ne serait que le reflet d'un état particulier et complexe de l'organisme. »
S'il on admet ce schéma conceptuel, les progrès de l'intelligence humaine s'inscriraient dans le grand fatum évolutionniste darwinien, et il n'y aurait aucune finalité première à cette aventure étrange, née du chaos et abandonnée aux seules lois du hasard.
Il existe toutefois une autre façon de voir le problème. Elle est incarnée par le neurologue d'origine australienne John Eccles (1903-1997).
Ce n'est pas n'importe qui.
On lui doit la découverte des processus chimiques responsables de la propagation de l'influx nerveux, laquelle fut récompensée en 1964 par le prix Nobel de médecine.
John Eccles, en dépit de sa contribution très physique et matérielle au sujet, se refusait à une interprétation fermée de la conscience : « je maintiens que le mystère de l'homme est incroyablement diminué à tort, par le réductionnisme scientifique et sa prétention matérialiste à rendre compte du monde de l'esprit en termes de simple activité neuronale. »
Certes le cerveau est le siège d'une foule de processus sans doute accessibles, au moins en théorie, à l'explication rationnelle : « Si l'on admet que le cerveau est le siège de la personnalité consciente, il est clair que bien des parties du cerveau n'y sont pour rien ».
Mais il y aurait aussi quelque chose de « transcendant », quelque chose qui ne serait pas de nature matérielle et ne pourrait donc être réduit en équations. S'appuyant sur la physique quantique, Eccles soutient même qu'il n'y aurait pas de contradiction de principe à envisager l'existence d'une conscience indépendante du cerveau !
Il ne parvient à accepter l'idée que nous ne soyons que des machines très perfectionnées toutes construites sur le même moule, même s'il est évolutif. Les hommes sont tous les mêmes, ont les mêmes organes et le même cerveau, pourtant ils sont différents et chacun est unique. Chaque être humain a une destinée, modulée à l'évidence par les caractéristiques innées et les acquis des expériences vécues, mais elle ne peut être totalement expliquée par ces seuls avatars de l'existence. Pareillement, il est pour lui difficile d'imaginer la diversité humaine, tout comme celle de la nature en général, comme étant l'oeuvre du seul hasard.
Curieusement l'interprétation que donne Eccles de la conscience humaine, il la présente comme étant enchâssée dans un monde clos, parvenu dès à présent au bout d'un grand nombre de ses potentialités évolutives de départ.
Bien que reconnaissant l'apport de Darwin, Eccles pense que l'apparition de la conscience marque la fin ou plutôt le sommet de l'évolution sur terre. La sélection naturelle n'aura plus de prise sur l'être humain et aucune autre espèce animale n'a plus la moindre chance d'évoluer vers la conscience de soi. La voie royale est définitivement tracée pour l'homo sapiens sapiens
Au surplus, l'immensité de l'univers comparée aux dimensions microscopiques du monde spatio-temporel dans lequel il évolue, le condamne vraisemblablement à rester irrémédiablement liée à sa planète d'origine. Raison très forte s'il en est de la préserver !
Alors, expliquera-t-on un jour la conscience ? Cela semble improbable si l'on en croit Eccles qui semble ainsi inscrire son point de vue dans la logique implacable du fameux théorème d'incomplétude de Gödel (1906-1978). Celui-ci stipule qu'à l'intérieur d'un système formel donné, il restera toujours au moins une proposition indécidable, si l'on s'en tient aux seuls outils de démonstration logique contenus dans ce système. La conscience ne pourrait donc se connaître elle-même en totalité.
Cette analyse peut donc sembler paradoxalement aussi fermée que celle s'appuyant sur un froid et hasardeux matérialisme.
Mais il est une manière d'en sortir, c'est de postuler l'existence d'une entité extérieure à notre monde, autrement dit de Dieu.
C'est ce que fait Eccles qui le conçoit comme étant « le créateur de tous les êtres vivants qui sont apparus au cours de l'évolution, mais aussi de chaque personne humaine avec sa conscience de soi et son âme immortelle. »
Du coup, le monde est donc à nouveau plein d'espoirs, Eccles rejoint in fine son ami le philosophe Karl Popper, qui exprimait un optimisme éclatant en s'exclamant : « L'avenir est ouvert !»
Et il s'en sort par le haut si l'on peut dire. Nous sommes certes liés à notre chère vieille Terre mais seulement « tant que nous existerons sous forme corporelle ». Et c'est cette forme humaine qui définit pour l'heure la conscience : « l'évolution biologique s'est transcendée elle-même en fournissant la base matérielle – le cerveau humain – à des êtres conscients d'eux-mêmes dont la vraie nature est de chercher espoir et sens dans leur quête d'amour, de vérité et de beauté. »
Comment dès lors ne pas penser à cette magnifique citation de Schelling (1775-1854), qui définit à mon sens mieux que toute autre l'existentialisme : « A travers l'Homme, la Nature ouvre les yeux... et prend conscience qu'elle existe ! »
Quelques références :
Jacques Monod : le hasard et la nécessité
Jean-Pierre Changeux : l'homme neuronal
Jean-Pierre Changeux et Alain Connes : Matière à penser
Karl Popper et Konrad Lorenz : L'avenir est ouvert
Antonio Damasio : L'erreur de Descartes
Daniel C. Dennet : La conscience expliquée
John C. Eccles : Evolution du cerveau et création de la conscience

04 février 2007

Le nouvel inconscient


Lorsqu'on tente d'analyser le fonctionnement du cerveau humain, on ne peut éviter d'évoquer la dualité opposant le champ de la conscience à celui de l'inconscient. On ne peut échapper non plus à la problématique complexe des relations entre l'esprit et le corps. Enfin, naturellement surgit tôt ou tard la question fondamentale de l'existence de l'âme.
Autrefois c'étaient les philosophes, les romanciers, les dramaturges, qui se penchaient sur ces questions ardues. Aujourd'hui ce sont plutôt les savants, neurologues ou neurobiologistes.
La première étape de leur réflexion part habituellement de constats cliniques ou paracliniques faits sur des sujets atteints de diverses altérations du fonctionnement cérébral. Les dissections et l'anatomie post-mortem furent une des premières méthodes pour corréler les symptômes aux lésions. Les progrès techniques importants en imagerie fonctionnelle, notamment par résonance magnétique nucléaire (IRM) permettent désormais, à la manière d'une moderne phrénologie, de faire des relevés topographiques précis in vivo et d'en déduire par voie de conséquence le rôle supposé de telle ou telle aire de l'encéphale dans certains processus psychiques.
Pour autant, si tant est qu'elle soit un jour accessible à la préhension, les scientifiques paraissent encore loin de percevoir l'âme au bout de leur scalpel électronique...
Cela ne les empêche pas de faire des hypothèses, tel Lionel Naccache qui vient de publier un ouvrage dans lequel il met l'inconscient sur le gril des techniques modernes tout en tentant un parallèle avec les supputations de la psychanalyse freudienne.
La première partie de l'ouvrage est consacrée aux observations relatives à diverses dysfonctions du cerveau (pour un ordinateur on parlerait de bugs...).
On y découvre par exemple le phénomène de vision invisible (blindsight) ressenti par des personnes victimes de lésions portant sur les aire visuelles occipitales chargées de décrypter les images en provenance de la rétine. Bien que cette dernière ne présente aucun défaut, ces malades se comportent à première vue si l'on peut dire, comme des aveugles pour la partie du champ visuel représentée par l'aire endommagée. Pourtant, bien qu'affirmant ne rien voir, ils sont capables d'indiquer précisément l'endroit où se situe la source inscrivant un point lumineux dans cette partie de leur champ visuel. Le neurologue attribue cette précision « inconsciente » au fait qu'il existe, outre les deux nerfs optiques, des voies nerveuses accessoires reliant l'oeil à une petite structure cérébrale appelée colliculus supérieur. Sans donner la sensation de voir, ces nerfs seraient la preuve qu'existe une sorte de perception inconsciente.
Autre pathologie étonnante, la lésion du corps calleux, qui assure la liaison entre les deux hémisphères (split-brain). Elle conduit à percevoir des choses sans faire un lien entre elles et la réalité objective. Ainsi un malade voit sa main gauche mais se révèle incapable de préciser qu'il s'agit de la sienne. Pus fort, il nie même. Seul dans une pièce, il voit bien deux mains mais n'en revendique qu'une ! Il peut même inventer une foule d'explications plus ou moins farfelues, mais qui excluent constamment que cette main soit la sienne, comme si son schéma corporel était réduit à une seule moitié.
On peut rapprocher de ce curieux symptôme, les affabulations caractérisant l'encéphalopathie de Korsakov. Le sujet oublie à mesure les événements qui peuplent sa vie mais les remplace, inconsciemment par des faits inventés, comme s'il cherchait à donner un semblant de cohérence à ses propos.
Un cas non moins étrange est celui de l'agnosie visuelle aperceptive causée par une altération temporo-occipitale : le sujet atteint voit un objet, mais est dans l'impossibilité de le nommer ou d'en définir l'usage, bien qu'il puisse le reconnaître et s'en servir dès qu'il l'a en main, ce qui prouve que son intellect est toujours en mesure de savoir de quoi il s'agit (une cafetière par exemple).
Ces exemples tirés de contextes pathologiques montrent à l'évidence l'importance des processus inconscients dans l'activité psychique.
Ils démontrent également que même avec des organes sensoriels intacts, et une capacité de raisonnement logique conservée, un individu peut en toute conscience émettre des affirmations totalement fausses. Hors du contexte pathologique, un certain nombre d'illusions visuelles sont susceptibles de conduire à un résultat équivalent.
Personne ne doute de l'existence de l'inconscient. Il gouverne un certain nombre de processus sous commande nerveuse : le coeur qui bat, les intestins qui digèrent, les poumons qui respirent. Avec une particularité intéressante pour ces derniers. La plupart du temps, on ne se soucie guère de savoir si l'on respire ou non. Pourtant, il n'est rien de plus facile que d'agir consciemment sur sa respiration (sans pouvoir l'arrêter totalement toutefois).
On peut déduire des observations sus-décrites que dans l'univers psychique, l'inconscient joue à l'évidence un rôle majeur dans la gestion des souvenirs, autrement dit de ce tout qui fait l'expérience. Il sert non seulement à se repérer dans l'espace-temps mais également à alimenter l'imagination.
Manifestement, certaines lésions cérébrales dégradent ce subtil mécanisme :
-Soit en inhibant certains processus inconscients (lésion du corps calleux)
-Soit en les faisant remonter au contraire au niveau de la conscience où ils viennent prendre la place des souvenirs (Korsakoff)
Tout se passe en quelque sorte, comme si l'inconscient agissait à la manière d'un programme s'exécutant en tâche de fond, en étroite coopération avec la conscience.
L'originalité de la thèse de Lionel Naccache est de confronter l'inconscient cognitif, tel qu'il est dévoilé (en toute petite partie) par l'approche neuroscientifique, à celui de « refoulement », imaginé par Sigmund Freud.
Son propos paraît toutefois ambigu car s'il avoue une admiration sans mesure pour le psychanalyste viennois, il réfute pourtant totalement ses thèses.
Pour Naccache, Freud est un découvreur : « La thèse que je défends dans cet essai peut être illustrée par la métaphore suivante : Freud peut être envisagé comme le Christophe Colomb de notre univers mental. » et plus loin : « Nous reconnaissons dans « l'inconscient » de Freud une immense découverte psychologique qui a révolutionné la connaissance que nous avons de nous-mêmes ».
Mais à l'instar de Colomb, Freud s'est semble-t-il tout simplement trompé de cible : « Dans sa description de l'inconscient, Freud n'hésite pas à attribuer à l'inconscient un jeu d'attributs qui nous semblent être le propre de la conscience : mode de pensée stratégique, durée de vie des représentations mentales inconscientes libérée des contingences de l'évanescence temporelle, caractère intentionnel et spontané. »
Autrement dit ce que Freud a exploré ce ne serait ni plus ni moins que la conscience...
Surprenant, car dans le même temps, Lionel Naccache s'avoue séduit par l'approche psychanalytique de l'esprit humain, quasi darwinienne ou copernicienne. Comme la Terre n'est qu'une petite planète tournant autour d'une petite étoile perdue dans l'univers, comme l'homme n'est qu'une étape d'un processus évolutif riche de plusieurs milliards d'années, notre vie consciente loin résumer notre vie mentale, ne constituerait « que la pointe visible de l'iceberg ou dont la partie cachée correspond aux nombreuses cogitations inconscientes. »
Cette appréciation fondée sur des analogies hasardeuses est pour le moins inattendue sous la plume de quelqu'un qui résume l'apport de Freud à une « posture consciente interprétative » et qui enfonce le clou en suggérant que le contenu de ces interprétations « paraît erroné »...
Où donc est l'iceberg puisque selon Naccache, l'inconscient de Freud ce n'est rien d'autre que la conscience ? Où donc se situe la découverte puisque les interprétations sont des illusions : « les contenus de ces interprétations et leurs fondements théoriques ne renvoient pour moi à aucune réalité objective tangible», « la vie psychique envisagée depuis ce lieu intime qu'est notre fonctionnement conscient est une construction fictive » ?
Où donc enfin se situe l'apport scientifique, si l'on admet qu'«une croyance n'est pas un fait de science échangeable et modifiable au gré de notre raison » ?
En définitive, en dépit de certaines précautions oratoires, cette réflexion ressemble fort à un réquisitoire alambiqué mais terrible contre l'approche psychanalytique des phénomènes psychiques. Réquisitoire dépassant d'ailleurs largement la personne de Freud pour englober l'ensemble du dispositif : « la cacophonie théorique, le fonctionnement éclaté de sociétés psychanalytiques, notamment en France, dessine très souvent le tableau désolant ou amusant de guerres de chapelles. »
Le sous-titre du livre semble donc plutôt mal choisi. Puisque Freud est en somme un « maître de fictions », une sorte de bonimenteur inspiré de l'âme humaine, Lionel Naccache qui juge opportun de terminer son propos scientifique par un « éloge de la fiction », aurait peut-être du reprendre en exergue, sa conclusion : « Freud, un romancier de génie égaré dans l'univers de la neurologie et des neurosciences »...