« La première de toutes les forces qui mènent le monde est le mensonge. »
C'est ainsi que débute l'un des essais les plus décapants de Jean-François Revel : La Connaissance Inutile. Écrit en 1988, il s'attaque au paradoxe moderne très étonnant, qui voit se multiplier les sources d'informations, et s'en généraliser l'accès, tandis que persiste et semble même s'amplifier, la tendance aux rumeurs, aux interprétations, et à la méconnaissance générale des réalités tangibles.
Lorsque les faits sont exposés au grand jour, que la pluralité des médias permet de croiser les informations pour en vérifier la véracité, et qu'ils restent malgré tout méconnus voire niés, peut-on encore parler d'ignorance ? Ne s'agit-il pas de négligence à s'informer, voire de mauvaise foi ? Il n'est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, dit-on...
« Nul n'est méchant volontairement », prétendait de son côté Socrate, ajoutant «qu'on ne commet de faute que par ignorance ». Mais si cette dernière est devenue quasi impossible à plaider dans une démocratie moderne, la notion de mal reprend alors toute sa signification... Et c'est vers le concept de mal radical kantien qu'il faudrait alors se tourner, pour restaurer un certain Bien, fondé sur la morale et la responsabilité.
Si le propos du livre concerne essentiellement la seconde moitié du XXè siècle, force est de constater que les faits récents semblent confirmer de manière éclatante l'analyse. Un seul exemple: la polémique sur les attentats du 11 septembre 2001. Ces tragiques évènements ont fait l'objet d'une médiatisation extrême. Tout ou presque a été décortiqué, filmé, et rendu public. Des Commissions d'Enquête multipartites ont été formées pour analyser et reconstituer l'enchainement des faits. Leurs conclusions sont aisément disponibles pour tout un chacun. Pourtant, c'est peu de dire que le doute quant aux évènements et plus encore à leurs causes reste solidement installé dans une frange importante de la population.
Dans cette faillite de l'esprit critique, les citoyens sont en l'occurrence naturellement visés par Revel : « Chacun de nous doit savoir qu'il possède en lui cette capacité redoutable de construire un système explicatif du monde et en même temps une machine à rejeter tout effet contraire à ce système », et « Chaque homme incline à penser que sa cause, politique, religieuse ou idéologique, justifie moralement toutes les tromperies. »
Au surplus, c'est le public qui conditionne peu ou prou la qualité de l'information, par l'usage qu'il en fait. C'est par exemple « en chacun de nous, qu'il faut chercher la cause de la suprématie des journalistes peu compétents peu scrupuleux. L'offre s'explique par la demande. »
Cela dit, les Intellectuels, les Enseignants, les Journalistes, les Politiciens sont évidemment les plus sévèrement tancés. Schématiquement, ils devraient mieux assumer la responsabilité morale qui leur incombe (on dit aujourd'hui « l'éthique ») et s'astreindre au devoir d'objectivité. Revel détaille ainsi un certain nombre des missions qui s'imposent à eux et qu'ils remplissent pour l'heure très insuffisamment, voire pas du tout.
En premier lieu, faire en sorte de pérenniser la démocratie.
« La démocratie ne peut pas vivre sans la vérité, le totalitarisme ne peut pas vivre sans le mensonge ; la démocratie se suicide si elle se laisse envahir par le mensonge, le totalitarisme s'il se laisse envahir par la vérité. »
L'essayiste fustige ici tout particulièrement la tendance marquée à la complaisance vis à vis de régimes abjects et plus généralement vis à vis de gens exprimant en paroles ou bien en actes, une haine profonde de la démocratie. Force est de reconnaitre que l'indulgence est particulièrement marquée pour des régimes soi disant "progressistes", revendiquant leur orientation politique à gauche. L'auteur émaille son analyse de nombreuses illustrations, mais une des plus percutantes et des plus actuelles concerne la crédulité opiniâtre manifestée vis à vis de certains dictateurs accusant le monde occidental de tous les maux tout en appelant sans vergogne à sa générosité. Les grandes famines des années passées en Afrique, donnent lieu à une diatribe virulente démontant la mécanique perverse qui trop souvent les sous-tend : « Vous attendez que se mette en route une bonne famine, ce qui, par l'effet stérilisant de votre propre politique agricole, ne saurait manquer de se produire, pour peu que le ciel vous vienne en aide en retenant la pluie. Trois quarts de socialisme et un cas de sécheresse feront l'affaire. Quand la famine est bien installée, vous commencez par la dissimuler un an ou deux au reste du monde, ce qui vous est d'autant plus facile que vous contrôlez tous les déplacements des étrangers sur votre territoire. Vous la laissez se développer, grandir, exploser jusqu'à ce qu'elle atteigne à l'ampleur et à l'horreur qui commotionneront l'opinion internationale. À ce moment-là, vous frappez le grand coup : vous accordez un scoop à une équipe de télévision étrangère. Elle filme un lot de ces enfants décharnés que vous avez savamment multipliés. Diffusée à une heure de grande écoute par une BBC ou une CBS quelconque, le reportage plonge les téléspectateurs capitalistes dans l'épouvante et la compassion. En 48 heures, il fait le tour des écrans de la planète. Simultanément et c'est un élément essentiel de la préparation, vous accusez avec véhémence les gouvernements capitalistes d'avoir intentionnellement refusé ou retardé les secours, parce qu'il ne voulaient pas aider un pays progressiste. Ce réquisitoire est aussitôt repris et orchestré par les organisations de gauche dans les pays démocratiques et par les églises. Les gouvernements occidentaux se retrouvent, en un clin d'oeil, mués en vrais responsables de la famine que vous avez provoquée. L'argent et les dons, publics et privés, affluent du monde entier. »
En réalité Revel pointe ici l'exploitation de la mauvaise conscience de l'Occident. A l'occasion du prétendu réchauffement climatique, sur le dos duquel certains profitent pour mettre pas mal de leur propre incurie et négligence, on peut assister à la mise en branle d'une mécanique somme toute assez proche.
L'intoxication partisane et l'asservissement à l'Idéologie
Revel s'attaque principalement à la sympathie injustifiée dont continue de jouir le Socialisme, et à la tendance durable à occulter les méfaits de cette idéologie et les forfaits des régimes dont il se réclame. Selon son appréciation, il fut un temps ou la malhonnêteté intellectuelle s'exprimait plutôt à droite ou, du moins, était équitablement répartie. « Depuis 1945, cet élément essentiel du bonheur humain est égoïstement monopolisé par la gauche.../.. Quel marxiste songe à constater qu'au long du XXe siècle les injustices sociales se réduisent dans les sociétés capitalistes et s'aggrave dans les sociétés socialistes ? »
Probablement, l'idéal révolutionnaire auquel le socialisme est parvenu à attacher ses étendards explique la mansuétude avec laquelle on le considère généralement, en dépit des horreurs commises en son nom : « les circonstances dans lesquelles s'installe un régime révolutionnaire sont toujours exceptionnelles et défavorables, ce qui interdit de le juger sur ses actes, tout en justifiant ceux-ci. »
Même un authentique rénovateur, tel que Gorbatchev, reconnaissant implicitement par son action, l'échec du régime soviétique, croit bon de le dédouaner quand même, de ses responsabilités écrasantes : « Ce n'est pas au Socialisme que l'on doit imputer les difficultés rencontrées dans leur développement par les pays socialistes » écrivait-il dans son livre publié en 1987, « Perestroïka ». Autant dire que ce n'est pas à l'excès d'eau qu'on doit les inondations...
En définitive, à travers l'histoire du Socialisme, c'est l'assujettissement à l'idéologie que Revel condamne sévèrement : "Qu'est-ce qu'une idéologie ? C'est une triple dispense : dispense intellectuelle, dispense pratique et dispense morale."
"La première consiste à retenir les seuls faits favorables à la thèse que l'on soutient, voire à en inventer de toutes pièces, et annihiler les autres, à les omettre, à les oublier, à empêcher qu'ils soient connus."
"La dispense pratique supprime le critère de l'efficacité, ôte toute valeur de réfutation aux échecs."
"La dispense morale enfin, abolit toute notion de bien et de mal pour les acteurs idéologiques ; ou plutôt, chez eux c'est le service de l'idéologie qui tient lieu de morale." Il rejoint ainsi la thèse de Camus, développée dans L'Homme Révolté.
Parmi les transgressions de la vérité, Revel flétrit également la manière qu'ont certains d'exploiter une cause juste mais en la dévoyant, jusqu'à attiser les haines et in fine aggraver les choses. Il prend ainsi l'exemple du mouvement SOS Racisme, créé à des fins stratégiques douteuses, et qui a « souvent mené des campagnes dont le message principal était moins l'obligation morale de la compréhension mutuelle entre Français et Africains que l'excommunication des Français en tant qu'infâmes racistes tout juste bons à s'inscrire aux sections d'assaut hitlériennes. »
Cette tactique « va tout à fait à l'encontre du but recherché, si toutefois le but recherché est bien d'améliorer les relations entre groupes d'origines différentes et non de les envenimer pour les exploiter politiquement. »
Comme Julien Benda dans son fameux ouvrage La Trahison des Clercs, Revel ne condamne pas pour autant l'engagement. Ce qu'il demande, c'est que ceux qui s'engagent et qui mettent leur notoriété ou leur influence au service de leurs convictions le fassent avec honnêteté : « Eux surtout, eux avant tout, doivent subordonner l'engagement à la vérité et non la vérité à l'engagement. Ce devoir s'impose encore davantage à l'Enseignant, dont l'auditoire n'a pas le choix entre l'écouter et ne pas l'écouter. Le professeur infidèle à son devoir, ajoute au péché contre l'esprit, celui d'abus de position dominante. »
S'agissant des médias, Revel n'est pas moins clair, mais ce qu'il souhaite, coule de source pour toute personne douée d'un peu de bon sens : « Il serait grand temps que tous les journalistes, et non pas seulement une poignée d'entre eux, se décident à faire enfin pleinement leur seul véritable métier : donner des informations exactes et complètes, et ensuite toutes les opinions, analyses, exhortations et recommandations qu'ils voudront, pourvu qu'elles soient fondées sur ces mêmes informations exactes et complètes. »
Parmi les recommandations, peuvent également s'inscrire les appels à la lucidité et à la capacité d'anticiper. Beaucoup de catastrophes arrivent parce qu'on ne veut pas en voir les signes annonciateurs. Soit par lâcheté, soit par insouciance, combien n'ont pas pu être évitées : « Si la presse américaine des années 30 avait fait mieux connaître à ses lecteurs les textes de Lénine sur l'irréversibilité des conquêtes communistes, les dirigeants occidentaux n'auraient peut-être pas livré aussi facilement à Staline l'Europe centrale et la Corée du Nord, en se contentant de la promesse que l'Union soviétique évacuerait ces territoires après y avoir procédé à des élections libres ou après la signature d'un traité de paix.../... Les mêmes, qui avaient refusé de prendre au pied de la lettre le programme exposé par Hitler avec une grande clarté dans Mein Kampf, se fondaient, pour bâtir l'après-guerre, sur une vision idyllique de l'Union soviétique. »
Enfin, comme pour rappeler de manière obsédante l'incipit de son ouvrage, Revel insiste régulièrement sur l'abomination du mensonge, particulièrement lorsqu'il est inspiré par une attitude partisane et par l'intolérance, ou pire encore, commis au nom du Bien. En matière d'opinion, personne n'est au dessus des autres et « l'intervention de l'intellectuel dans les affaires publiques se déroule sous l'empire de considérations, de pressions, d'intérêts, de passions, de lâchetés, de snobismes, d'arrivismes, de préjugés, d'hypocrisies en tous points semblables à ceux qui meuvent les autres hommes. Les trois vertus nécessaires pour y résister, à savoir la clairvoyance, le courage et l'honnêteté, ne sont ni plus ni moins répandues chez les intellectuels que dans les autres catégories socio-professionnelles. »
« Si par exemple, entre les deux guerres, on retranche les intellectuels qui ont cédé ou bien à la tentation fasciste ou bien à la tentation stalinienne, il ne reste plus grand monde... »
Suivent alors les citations des propos édifiants, issus de nombre de personnes, qui à l'époque faisaient figure de leaders d'opinions bien pensants et ont honteusement abusé des privilèges de leur position pour tenter de tromper le Peuple :
De Gabriel Garcia Marquez, écrivant par exemple, que « les boat people vietnamiens sont de vulgaires trafiquants et se livrent en réalité à l'exportation frauduleuse de capitaux ». Il ne pouvait ignorer que c'était faux. « Sa contrevérité n'est donc pas une erreur de jugement, elle est d'une autre nature. »
Comme l'était « celle de Jean Genet lorsqu'il faisait l'éloge des assassins de la bande à Baader en première page du Monde en 1977. »
De Marguerite Duras, « avertissant dans ces termes le peuple français en 1985 de ce qu'il attend s'ils ne vote pas socialiste en 1986 : « je suis là pour vous le dire : si vous continuez, vous allez vous retrouver devant les épouvantails Gaudin – Pasqua – Lecanuet, et seuls avec eux, et ce sera trop tard. » Ce sera poursuit-elle, l'avènement « d'une société que nous ne voulons plus connaître, plus jamais.../... sans hommes véritablement et profondément intelligents, sans intellectuel, sans auteur, sans poète, sans romancier, sans philosophe, sans vrai croyant, vrai chrétien, sans juif...»
De Berthold Brecht dramaturge adulé par l'intelligentsia, qui à propos des vieux Bolcheviks fusillés au moment des procès de Moscou, n'hésitait pas à déclarer : « ceux là, plus ils sont innocents, plus ils méritent d'être fusillés. »
Des Savants enfin, qui selon Revel n'ont pas de supériorité en dehors du domaine étroit de leur compétence.
De Joliot-Curie par exemple : N'avait-il pas abdiqué toute autonomie intellectuelle, lui qui disait en 1951 : « Placé au centre même des luttes, disposant grâce à ses militants d'une information complète, et armé de la théorie du marxisme, le Parti ne peut manquer de savoir mieux que chacun d'entre nous. »
ACTUALITE
Il est cocasse de trouver dans cet essai datant de plus de 20 ans, des remarques dont l'écho se propage jusqu'à l'actualité la plus récente.
Au sujet des théories portant sur les dérèglements climatiques, Revel faisait notamment allusion aux sornettes décrivant le survenue quasi certaine, vue la dissémination des armes atomiques, d'un hiver nucléaire terrifiant. Il se lamentait sur le fait que seuls de très rares scientifiques osaient remettre en cause ces prévisions hasardeuses. Tout de même, il relevait que : « dans son numéro du 23 janvier 1986, Nature, la première revue scientifique britannique et l'une des premières dans le monde, déplorait le déclin croissant de l'objectivité dans la manipulation des données scientifiques et la désinvolture alarmante de plusieurs chercheurs dans l'affirmation de théories dépourvues de bases solides.../... Nulle part, poursuivait Nature, cette tendance n'est plus éclatante que dans la littérature récente sur l'hiver nucléaire, recherche qui est devenue tristement célèbre pour son manque de probité scientifique. » Aujourd'hui, on sait qu'une bonne partie des experts du GIEC et de l'Université d'East Anglia procèdent de même, au sujet de la théorie du réchauffement climatique...
Ailleurs il brocardait les évidences dignes de monsieur Jourdain, pondues en grande pompe, par soixante-quinze Prix Nobel réunis en 1988 à l'instigation du président de la République François Mitterrand, pour réfléchir sur « Les menaces et les promesses à l'aube du XXIe siècle ». Tirées des 16 conclusions de cette auguste assemblée Revel épinglait quelques savoureuses lapalissades. D'abord, que « toutes les formes de vie doivent être considérées comme un patrimoine essentiel de l'humanité et que nous devons donc protéger l'environnement. » Plus loin, « Que l'espèce humaine est une, et que chaque individu qui la compose à les mêmes droits. », que « La richesse de l'humanité est aussi dans sa diversité. » ou encore que « Les problèmes les plus importants qu'affronte l'humanité aujourd'hui sont à la fois universels et interdépendants.... »
Le plus indulgent commentaire que l'on puisse faire sur cette conférence ironisait Revel, est que, « si elle avait réuni 75 concierges, où 75 coiffeurs, où 75 garçons de café, le résultat aurait probablement été plus original... » Le dictionnaire des idées reçues, des clichés et des pseudo-évidences n'a pas cessé de grossir depuis cette date.
Pour terminer, sur une note presque optimiste, il faut quand même évoquer le paragraphe relatif à la la manière dont fut gérée la crise économique de 1973, « qui montre que les gouvernements des pays les plus développés avaient assimilé en partie les leçons des erreurs commises lors de la crise ouverte en 1929. Ils n'ont pas, comme leurs prédécesseurs, fermé les frontières, relevé les tarifs douaniers, ni joué sans mesure avec les monnaies, toutes fautes qui durant les années 30, avait transformé en cataclysme une simple panne. Voilà donc un exemple où l'expérience acquise a été incorporée à l'action.
Notons cependant que de nombreux dirigeants durant la crise, s'efforcèrent de recourir au keynésianisme dont la science économique avait pourtant dès les années 60 démontré l'inadéquation aux situations nouvelles, et de propager l'hostilité au marché, considéré comme néfaste pour les faibles et les pauvres alors qu'il se révéla seul capable de les sauver de la profonde misère... »
Rien de plus adapté en somme à la situation de ces derniers mois, dont le management par les Grandes Nations et le FMI n'a pas été si mauvais, tandis qu'on assistait à un déluge de réactions véhémentes, largement colportées par les médias, relatives aux méfaits du Mondialisme, du Capitalisme, du Libre-Echange, et exhortant de manière perverse et irresponsable à revenir au protectionnisme et à la centralisation bureaucratique par l'Etat.