26 novembre 2019

Pansements et cataplasmes

C’est donc le troisième plan de sauvetage de l’hôpital en un an ! Mais rien n’y fait. Le compte n’y est toujours pas. Personne n’est content sauf les zélateurs du Président de la République, ça va de soi...

En septembre 2018 c’était l’annonce emphatique du programme “Ma Santé 2022”, selon un rite désormais bien établi. A chaque changement de gouvernement, on y va de sa réforme “refondatrice”. Hélas, pas plus que dans ceux qui l’avaient précédé, il n'y avait quoi que ce soit de révolutionnaire ni même de réellement novateur. Quelques aménagements de circonstance tout au plus, mais la ligne directrice restait malheureusement la même, cadrée par les grands principes, quelque peu galvaudés, de notre république. Résultat, hormis les vœux pieux auxquels personne ne peut s’opposer, l’ensemble des propositions restait inscrit dans le vieux moule centralisateur et bureaucratique.

En dépit de l’accueil plutôt favorable, force est de constater que cette énième réforme a fait un flop. Avant même le début de l’esquisse du commencement de son application, il fallut sortir en catastrophe de nouvelles mesures pour apaiser la colère venant du terrain. En septembre 2019, à l’occasion du “pacte de refondation des urgences”, 750 millions d’euros furent lâchés en primes et dispositions diverses, bien intentionnées mais peu convaincantes, à l’image de cette nouvelle plateforme téléphonique pompeusement intitulée Système d’Accès aux Soins (SAS). Elle apparaît en effet non seulement redondante avec le centre 15, mais pourrait aggraver en le facilitant, le recours aux urgences, tout comme le renforcement des consultations médicales sans rendez-vous, ou l’instauration du tiers payant pour les médecins libéraux...

Moins de 3 mois après, le problème reste entier. Face à l’ampleur croissante du mécontentement remontant des hôpitaux, le gouvernement cette fois ouvre largement son portefeuille. Peu importe qu’il soit vide, l’oseille en sort comme par magie. Avec le "plan d'urgence pour l'hôpital" on promet d’éponger un tiers de la dette des hôpitaux, à hauteur de 10 milliards d’euros, et de lâcher la bride à l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) en le relevant d’un milliard et demi d’euros sur 3 ans. Parallèlement de nouvelles primes sont annoncées, mais réservées exclusivement aux personnels de la région parisienne.

Qu’attendre de cette gabegie ? Pas grand chose malheureusement. On déverse une pluie de nouvelles ressources financières pour tenter d'éteindre l’incendie mais les perspectives sont de plus en plus nébuleuses. L’État étant plus que jamais criblé de dettes, ses largesses s’apparentent à un simple jeu d’écriture, permettant le transfert des déficits. On avait déjà vu basculer, par la sous-évaluation des tarifs, une partie du fameux trou de la sécu vers les établissements de santé. Cette fois c’est l’État qui creuse un peu plus l'abîme gestionnaire de la nation en donnant en quelque sorte une récompense aux mauvais élèves. Nul doute que l’effacement de la dette s’adressera en priorité aux hôpitaux impécunieux, c’est à dire les grosses et très grosses structures, terriblement dispendieuses. Bel encouragement pour elles à dépenser de plus belle… Quant au projet de réforme du financement, supposé abolir plus ou moins la tarification à l’activité, il n'était pas très clair, mais il part cette fois en quenouille ! Détail croustillant, on promet une augmentation des tarifs, mais de 0,2%, ce qui se situe nettement en deçà de l'inflation, et qui revient donc à contraindre les budgets au moment même où l'on encourage les investissements...

Parallèlement, le gouvernement use et abuse des primes, véritables rustines destinées à colmater la fuite des personnels du public vers le privé. Cette amélioration homéopathique des rémunérations complique toujours plus le système en multipliant les cas particuliers et induit des effets pervers, notamment sur le sujet très sensible des retraites…

Une nouvelle fois, par faiblesse et/ou démagogie, l’État passe donc à côté du problème. Il renonce totalement à réorganiser de manière pragmatique le système de santé et à la vraie urgence qu'il y aurait d'alléger le carcan administratif qui entrave son fonctionnement. Les agences régionales de santé (ARS) dont on connaît le coût et l’inefficacité, perdurent. Rien n’apparaît susceptible d’endiguer la prolifération hallucinante des normes, réglementations, et injonctions, souvent contradictoires, auxquelles les hôpitaux sont tenus de se conformer. Rien n’est fait concrètement pour donner un peu plus d’autonomie aux établissements, ou pour assouplir le cadre ubuesque des “groupements hospitaliers de territoires” (GHT). Rien n’est envisagé pour responsabiliser davantage les “usagers” du système, bien au contraire. Quant à la “Sécu”, elle reste le trou noir, en pleine expansion, de la galaxie administrative. A l’heure où l’on privatise avec le succès qu’on connaît la Française Des Jeux, l’Assurance Maladie continuera son petit bonhomme de chemin de monopole étatique “à la française”...

Mais le pire est sans doute cette petite phrase du premier ministre, qui a benoîtement annoncé vouloir examiner « comment fonctionne le système hospitalier public », et chargé le professeur Olivier Claris d’une mission de réflexion sur ce sujet, dont les conclusions sont attendues à la fin du premier trimestre 2020. C’est le pompon si l’on peut dire. Après le déluge d’audits, de diagnostics, d’enquêtes et de réformes en tous genres, réalisés depuis plusieurs décennies, le gouvernement en est donc toujours à ce degré d’ignorance. C’est vraiment à désespérer...

19 novembre 2019

Lisbonne, ville ouverte

Au dessus de l’embouchure du Tage, Lisbonne s’ouvre en majesté sur l’océan. Elle surplombe fièrement le fleuve du haut de ses miradouros et s’impose au Sud comme le fer de lance occidental du continent européen.
Je n’y suis allé que deux fois mais à chaque fois j’ai ressenti d’étranges sentiments, mélange d’étonnement et d’émerveillement.
Étonnement tout d'abord pour la langue portugaise, un tantinet rebutante pour le béotien. Elle n’a pas l’accent chantant des régions méridionales et l’idiome est austère et complexe, formant un vrai barrage pour l’étranger.
La ville elle-même est déroutante. Sans doute un peu à cause de ses sept collines qui font du dédale de ses rues un imbroglio de montagnes russes pavées et chaotiques, mettant à rude épreuve le cœur et les articulations. Mais aussi par le caractère hétéroclite de son architecture dû aux drames qui ont jalonné son histoire. Le terrible séisme de 1755 détruisit une bonne partie de la cité, et lorsqu’il s’est agi de la reconstruire, sous l’impulsion du Marquis de Pombal (1699-1782), on entreprit de tailler à travers les décombres, de larges perspectives rectilignes. C’est ainsi qu’à côté des quartiers historiques pittoresques mais encaissés et bondés, comme le fourmillant Alfama, on trouve de longues et amples avenues (Avenida da Liberdade), de vastes places (Praça do Comércio) et de grands jardins (Parque Eduardo VII) à l’aspect moderne et classieux mais un peu froid et altier.

Lisbonne n’en est pas moins accueillante et enchanteresse.
Lorsqu’on arrive de l’aéroport, il est aisé de rejoindre directement le centre ville grâce à l’excellent réseau de métro, en l’occurrence la ligne vermelha qui amène le voyageur à San Sebastião, à deux pas de la fondation Calouste Gulbenkian. Celle-ci porte le nom d’un homme d’affaires d’origine turque et amateur d’art, qui souhaita rassembler ses collections dans ce musée, sis au sein d’un élégant parc. On y trouve naturellement de nombreux azulejos, des pièces d’origine arabe ou ottomane, des objets antiques, des porcelaines d’extrême-orient et beaucoup de chefs-d’œuvre du classicisme européen, notamment un splendide portrait de vieillard par Rembrandt, plusieurs très beaux tableaux de Guardi et de Corot. Les salles consacrées à l’art moderne sont d’un intérêt plus discutable, hormis la superbe collection de verreries, et de bijoux signés Lalique.

De cet endroit, on peut rejoindre à pied le cœur de ville (a baixa) en passant par le majestueux Parque Eduardo VII, puis par le rond-point géant dédié au marquis de Pombal, statufié en compagnie d’un lion, et enfin par l’avenue de la liberté. Plus large et presque aussi longue que les Champs-Elysées de Paris, elle n’en a pas le faste mais dégage un charme beaucoup plus tranquille, grâce à son terre-plein central ombragé par d'épaisses rangées arbres. Les grandes enseignes du luxe y sont présentes quoique discrètes.
Avant d’arriver à la Praça dos Restauradores on repère le funiculaire de la Gloria qui monte vers le Miradouro de São Pedro de Alcântara. Antique machine toujours en service, mais affreusement peinturlurée de tags criards. Hélas, Lisbonne est également la ville du street art et nombre de belles façades, et de murs aux couleurs vives ont été défigurés par cette forme d’expression aussi laide qu’arrogante.

On aborde dès lors la vieille ville : le quartier du Chiado, le fameux Rossio, avec ses deux fontaines jumelles de bronze verdi et de pierre marmoréenne encadrant la colonne où trône Dom Pedro IV, 28è roi du Portugal et premier empereur du Brésil. A ses pieds le sol est pavé d’ondulations gracieuses, quasi psychédéliques. C’est en tanguant qu’on se dirige alors vers les quais en empruntant un des nombreux axes parallèles qui y mènent, par exemple la Rua Augusta et son arc de triomphe débouchant emphatiquement sur la gigantesque place carrée du Commerce. Au centre, la statue équestre du roi Joseph 1er, contemporain de Pombal. Au delà c’est la mer, qui vient lécher le Terreiro do Paço, et se lover en ce jour estival autour des colonnes de la Cais das Colunas, suggérant des rêves de départs et d’horizons lointains. Au loin, le Ponte 25 de Abril a un petit air de Golden Gate…

Il y a mille détours à faire dans Lisbonne, chacun réservant un point de vue original sur ce “paradis clair et triste” évoqué par Saint-Exupéry. Le plus époustouflant est sans doute celui qui s’offre au sommet de la tour du centre commercial Armoreiras. Pour cinq euros, on monte au ciel et on peut embrasser du regard toute la cité et plus encore. La butte la plus haute, sur laquelle est posé le Castelo de São Jorge, paraît presque dérisoire dans le panorama. Au loin, au pied des montagnes, on distingue l’aéroport, et de l’autre côté l’embouchure du Tage, magnifique et léthargique delta, traversé par le pont suspendu vers Almada, sur l’autre rive.
Retour sur terre, vers la vieille ville. A chaque carrefour on découvre ces beaux immeubles carrelés qui ravissent le regard et charment l’esprit.

Les trams circulent infatigablement, brinquebalant dans leurs wagons burlesques les foules de touristes paresseux. Certains préfèrent prendre l’elevador San Justa qui dresse vers les cieux son obscure et frêle silhouette de ferraille. Les autres se résignent à crapahuter au sein de ce désordre plein de noblesse, à la fois gai et nostalgique, évoquant si bien la saudade, terme difficile à traduire en français. Le fado incarne également à merveille cet état d’âme indicible, à mi chemin entre le blues et l'euphorie. Il arrive parfois qu’en entrant pour dîner dans un restaurant de Lisbonne, on assiste à un concert impromptu donné en toute simplicité par des amateurs. Alors, on se prend à aimer passionnément ce Portugal qui s’ouvre tout à coup, libérant ses ensorcelants sortilèges et sa généreuse hospitalité. Et l’on fait une place de choix dans sa mémoire à cette ville qui s’éveille et se couche plus tard que les autres. Et à l’instar de Fernando Pessoa, on imprime profondément en soi ce “Tage onctueux ancestral et muet, Humble vérité où le ciel se reflète !”
J’aurai l’occasion de revenir sur cet écrivain hors norme qui incarna si bien la nature taciturne et grandiose de sa patrie. Personnage excentrique, humble mais “intranquille”, il déclina son identité sous de multiples hétéronymes, à l’image de la ville aux nombreuses facettes.
Laissons lui pour clore ce billet, par nature inachevé, le dernier mot:
“Je passe parfois des heures sur le Terreiro do Paço, au bord du fleuve à méditer en vain.../...
Je sentirai toujours comme les grands maudits, qu’il vaut mieux penser que vivre…”

09 novembre 2019

Aux pieds des murs

Avec l’ouverture du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, sous les coups de boutoirs d’une foule en liesse, c’était  le plus effroyable totalitarisme de tous les temps qui mordait enfin la poussière. Aux pieds des joyeux insurgés, le sinistre drapeau rouge s'abîmait dans la fange et les gravats. Qui l’eut cru ne serait-ce que quelques années auparavant ?
Qui aurait oser imaginer que l’Union Soviétique, totalement vermoulue, allait imploser deux ans plus tard ?
Grâce soit rendue à Mikhaïl Gorbatchev par lequel cet événement historique était devenu réalité. Peut-être était-ce inévitable mais ce fut lui et pas un autre, avec la glasnost et la perestroïka, qui avait lancé le compte à rebours et entamé la procédure irréversible de sabordage d’un régime auquel il devait pourtant tout. Il fallait être courageux, clairvoyant, déterminé et quelque peu résigné. De fait, sa carrière s'acheva en douceur et on n'entendit bientôt plus parler de lui. Mais il avait réussi à faire la seule chose envisageable: terrasser le monstre de l'intérieur !
Lors de l'édification de cette ignoble barrière en 1961, le président Kennedy avait exprimé avec justesse l'indignation du monde libre : "les démocraties sont imparfaites mais jamais elles n'ont eu besoin de construire des murs pour empêcher les gens de s'en échapper". Ces mêmes démocraties se révélèrent toutefois impuissantes pour empêcher le rideau de fer d'enfermer des millions de malheureux dans l'enfer socialiste. Le pont aérien mis en place pour sauver l’enclave de Berlin-Ouest fut la seule initiative concrète, symbolique mais bien dérisoire…

Hélas, le communisme n’est à ce jour pas encore tout à fait mort. Certains illuminés ont encore l'indécence de se réclamer de lui et la France, à sa grande honte, est un des derniers pays à héberger encore un parti affichant encore cette appellation infâme. Sous couvert d'écologie ou d'insoumission au capitalisme, on trouve encore beaucoup de défenseurs des théories marxistes qui donnèrent naissance à cette monstruosité.  On trouve encore des gens tel Eric Zemmour, qui affirma tout récemment être nostalgique du temps où l'Allemagne était divisée en deux et qui décidément très mal inspiré, asséna sans rire que la réunification ne fut que l'annexion de la RDA par la RFA (Paris Première le 6/11/19)…

Aujourd'hui que le Mur n'est plus qu'un sinistre souvenir, d’autres barrières s’élèvent, principalement dans les esprits.
Rarement la liberté d'expression n’a été aussi encadrée, réglementée, surveillée, que de nos jours. Chaque écart de langage par rapport à la norme bien-pensante est sanctionné. Le débat d'opinions se trouve de plus en plus cloisonné par les murs de la correction politique et les contrevenants, comme la malheureuse Julie Graziani, sont priés de faire publiquement leurs excuses et leur autocritique comme au temps de l’URSS...
On se souvient également comment le journaliste Clément Weill-Raynal, qui avait révélé l'inanité partisane du "mur des cons" fut évincé de ses fonctions, lâché par sa confrérie, et cloué au pilori médiatique...

D'un autre côté, le mur de la stupidité est trop souvent impunément franchi, même par d'éminentes personnalités. Il en est ainsi d'Emmanuel Macron qui s'exclame que L'O.T.A.N, à laquelle l'Europe doit sa tranquillité, se trouve “en état de mort cérébrale”. Magnifique cuistrerie envoyée à tous nos alliés et belle inconséquence de la bouche d’un dirigeant qui, hormis quelques voeux pieux, se révèle incapable de formuler une proposition alternative.
Pire, M. Macron révélait quelques jours auparavant, dans sa fameuse interview au magazine Valeurs Actuelles, qu’il préfèrait les immigrés d’origine guinéenne et ivoirienne aux travailleurs détachés de Bulgarie. Intéressant message adressé à des membres de l’Union européenne, qu’ils ont moyennement apprécié. Tout comme son sermon invitant à s’affranchir de la règle limitant à 3% le déficit budgétaire. Comment peut-il espérer être pris au sérieux avec un tel discours par des partenaires qui sont parvenus, à force de réformes courageuses et d’économies, à assainir leur gestion jusqu’à devenir excédentaires ?

En définitive, les temps changent mais les murs sont toujours là, même s’ils font heureusement moins de morts...

06 novembre 2019

Born To Be Blue


Bleu comme un infini splendide qui dans ses profondeurs, vire au noir. Bleu comme une blessure inguérissable qui étreint le cœur. Bleu comme la couleur d’un chant qui s’élève entre l’eau et le ciel, sublimant la tristesse en larmes brûlantes.
Il est des destinées fragiles et magiques comme ce bleu incandescent aussi cassant que le verre. Il est des vies qui se fracassent sur la dureté de l’existence.
Deux artistes se rejoignent dans ce magnifique et déroutant fatum. Quoique bien différents, ils ont un point commun: ils sont nés pour le bleu.

Chet Baker (1929-1988) fut une incarnation de ce mystère entêtant. Il vint au monde sous une bonne étoile qui lui conféra le talent et la beauté, mais il consuma ses dons dans un feu désastreux. Il en surgit des étincelles éblouissantes mais la fin semblait inscrite dans cet incendie dévorant.
Le film Born to be blue exalte cette carrière chaotique à partir d’une tranche de vie brève mais révélatrice. Sévèrement accroché aux paradis artificiels que l’opium et ses dérivés font entrevoir au détour de leurs dangereux sortilèges, il se trouva trop souvent entre up and down, et dans les pires moments fit de bien mauvaises rencontres. Il se retrouva ainsi la mâchoire et les dents fracturées après avoir contrarié quelque sinistre dealer. Quelle chute ce fut pour celui qui s’exprimait quasi exclusivement par la trompette !
Après des mois de lutte héroïque, s'il n'était plus physiquement qu'un ange déchu, il avait retrouvé toute son agilité technique et en profita même pour parfaire les aptitudes de sa voix et livrer quantité de blues inspirés. Hélas, cette mécanique qui atteignait à certains moments la perfection en matière de suavité et de volupté, se détraquait à d’autres, bien trop fréquents.
Il n’avait que 58 ans lorsque la chute fatale survint, dans la nuit d’Amsterdam. Il nous reste dans un clair obscur idéal, le souvenir de sa silhouette efflanquée, juchée sur un haut tabouret, nonchalamment courbée sur son instrument. Et des titres enchanteurs : my Funny Valentine, Summertime, Tenderly, All The Things You Are, Let’s get Lost…


De Nick Drake (1948-1974), il ne reste qu’une trentaine de chansons au bord de l’éternité. Et un parcours de moins de trente ans, comme celui des grands poètes romantiques anglais. On pense en effet à Keats ou à Shelley en écoutant les tendres mélopées en forme de rêveries qu’il chanta dans la solitude de sa chambre.
D’une nature timide il répugnait à se produire en public et fuyait tout ce qui ressemble à la gloire. Au point de s’enfermer dans une incurable mélancolie qui devait le mener à écourter plus ou moins volontairement son passage terrestre.
Il se dégage pourtant pour celui qui écoute ses chansons une impression indélébile, une sorte de subtile rémanence qui pénètre en douceur en soi et qui fait qu’on y revient toujours avec joie. Pink Moon reste le titre le plus accrocheur. Ritournelle primesautière et enjôleuse, elle ouvre dans l’album éponyme, une série de ballades recelant la pureté des blues les plus authentiques, âpres dialogues entre la voix et la guitare.
Ce dernier legs du chanteur fut précédé de deux albums non moins prégnants : Five leaves Left et Bryter Layter. Dans le premier, doux comme un velours, Drake distille avec sérénité l’émotion et la nostalgie, dans le second, il donna toute la mesure de son talent, entourant le phrasé frêle mais fluide de son chant d’une instrumentation plus riche et parfois de charmantes enluminures flûtées.
Malheureusement, après ces trois galettes enchantées, le charme s’est évanoui. Trop tôt sans doute mais il n’en fallait peut-être pas davantage pour creuser un sillon durable dans la postérité. Un merveilleux sillon bleu. D’un bleu si profond qu’on s’y noie sans crainte mais avec une délectation sans cesse renouvelée. N’est-ce pas là l’essentiel ?