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28 août 2025

Pour Boualem Sansal 4

Pour conclure la séquence consacrée à Boualem Sansal, quelques mots s’imposent au sujet de son ultime ouvrage, publié avant son incarcération.
Il serait sans doute excessif de comparer cet essai en forme de plaidoyer, à la fameuse “Défense et Illustration de la Langue Française” que le poète Joachim du Bellay écrivit à l’époque de la Renaissance, mais après tout l’enjeu est comparable. La question est de savoir s’il existe encore un espoir de redonner vie à une langue sur le déclin, que certains politiciens captieux ont déjà enterrée, au profit d’une “créolisation” ?
Il est clair que Boualem Sansal, considère l’appauvrissement de la langue qui lui est si chère, comme un fait relevant de l’évidence. Mais loin d’une jolie terminologie exotique il voit plutôt l’émergence d’un baragouin associant« le globish de quincaillier, mortel avec l’accent franchouillard, le wesh-wesh des quartiers qui se parle droit dans les yeux, l’index levé sur le ton de la harangue, la langue inclusive qui exclut tout, n’inclut rien et au final éteint la vie dans le confusionnisme. »

Celui qui se définit comme “un écrivain francophone à la retraite en recherche d’une vraie espérance”, part évidemment d’un constat assez pessimiste, selon lequel “la France n’est plus la France ni des Lumières, ni des Trente Glorieuses, celle du Général prédestiné, ou même de Mitterrand qui gardait le goût de la grande littérature française, mais celle des ennemis de la France et de son peuple.”
Il déplore le mépris grandissant pour “une langue qui fut celle de la puissance, de la liberté, de la beauté, de la connaissance, de la diplomatie, de la Révolution universelle, de la séduction, de l’art de vivre dans la légèreté.”

L’époque serait donc rien moins que climatérique car « Il n’y a de peuple que dans une culture et une langue, de culture et de langue que dans la liberté, de liberté que dans le courage et l’honneur, de courage et d’honneur que dans l’amour de son pays et des siens. La rupture de la chaîne signifie la mort du peuple et la dislocation du pays ».
D’où la nécessité pour lui d’exhorter sa seconde patrie à faire du français “une cause nationale, une affaire de sécurité nationale, une question de toute première importance, de vie et de mort. C’est par la langue que les peuples pèchent et meurent, c’est par elle qu’ils vivent et prospèrent.”
Il rappelle à cette occasion que notre langue n’est plus le domaine exclusif de la France, qu’il s’agit en quelque sorte d’une cause dépassant largement le cadre étroit de l’hexagone et il appelle tous ceux qui pratiquent le français à se rassembler : “Je trouve injuste que nous, Francophones assidus, n’avons pas droit de regard sur l’évolution de la langue française. Nous sommes pourtant cinq fois plus nombreux que les Français de souche, est-ce juste ? Un jour, nous serons fondés de (sic) créer notre propre Église, l’Académie Francophone Intercontinentale, dans laquelle les Français seront certes admis mais comme vestiges d’une époque révolue.”

On peut évidemment se demander si les propos de Sansal ne viennent pas un peu tard, si ses espérances ne sont pas hélas utopiques vu la domination écrasante de l’anglais. Il n’a certes pas tort lorsqu’il souligne que “les grands empires qui ont fait l’histoire ont disparu de la sorte, dans le mélange des genres, le dérèglement des sens et le pourrissement des âmes.” Mais la mondialisation est devenue un fait incontournable et on ne voit pas bien ce qui pourrait redonner du lustre et de l’autorité à l’esprit français tel qu’il régna autrefois.

Même s’il peut apparaître désespéré, le combat de Boualem Sansal a quelque chose de grandiose. Si certains peuvent voir l’écrivain comme un perdant magnifique, un égaré “venu trop tard dans un monde trop vieux” pour reprendre le fameux mot de Musset, voire un traître à la cause pour les plus radicaux, nul ne peut nier son courage.
Très seul hélas, il est un brillant trait d'union entre l'Algérie et la France, lumineux, éclairant, sincère, iconoclaste, érudit (on ne relève dans son ouvrage qu’une seule erreur factuelle : il attribue la saga d'Astérix et Obélix au dessinateur belge Hergé ! )
Il incarne, en tant qu’intellectuel, une chance, un espoir pour les deux pays, frères ennemis, de voir un jour réconciliés leurs destins croisés. Hélas, l'actualité donne à penser que ce jour est très lointain. De plus en plus lointain même tant il y a de haine revancharde recuite d'un côté de la Méditerranée, et d’indifférence dédaigneuse, bardée d'obséquiosité hypocrite de l'autre.

Dans un dernier chapitre intitulé de manière prémonitoire “en guise d’adieu”, Sansal résume sa pensée sous forme d’un petit décalogue humble mais sarcastique destiné aux parents des générations futures :
“Ton enfant tu aimeras et éduqueras
Lire, écrire et compter devra
Mémoriser apprendra et n’oubliera.
Dans la littérature tu le pousseras
« Bon vent », lui diras lorsqu’il prendra son envol
Ainsi le monde a vécu, survécu et survivra
Ton enfant n’en sera pas le fossoyeur
Ni toi son éducateur le coupable
Mais le ministre par ignorance crasse
Et le bouffon du roi par pauvreté d’esprit de son maître.”

Ainsi donc Boualem Sansal peut légitimement figurer au rang des imprécateurs et des lanceurs d’alerte. Mais il y a incontestablement une certaine naïveté dans son discours à l’instar de sa “Lettre d'amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre” parue en 2021. Il a payé cher ses opinions. Qu’adviendra-t-il de son message et de sa personne ? Quand cessera-t-on dans ce bas monde de censurer et d'emprisonner des gens pour délit d'opinion ?
Il faut imaginer ne serait-ce qu'un seul instant, à la manière de John Lennon, que l’avenir appartienne un jour aux rêveurs…

23 août 2025

Pour Boualem Sansal 3

2084 : la fin du monde

Sous ce titre catastrophiste, Boualem Sansal propose une fiction futuriste très sombre, qu’on pourrait évidemment placer dans le sillage du fameux 1984 de George Orwell.
A ceci près que le monde terriblement organisé, quadrillé, inquisiteur, qu’il décrit n’est pas le fruit d’une robotisation extrême au service d’un état bureaucratique centralisé imposant un matérialisme sans foi.
C’est au contraire un pouvoir se réclamant exclusivement de Dieu, entièrement dévoué à son culte, se targuant de connaître la volonté de ce dernier et s’arrogeant le droit d’y assujettir de gré ou de force tout être humain.
En l’occurrence, Dieu a pour nom Yölah, et son messager s’appelle Abi.
Nul ne sait trop comment ni quand s’est établie cette théocratie pour la bonne et simple raison qu’elle a tout mis en œuvre pour tenter de rayer le passé des esprits. Ainsi est décrite sa genèse, dans un lointain indéterminé: “un autre monde était né, dans une terre purifiée, consacrée à la vérité, sous le regard de Dieu et d’Abi, il fallait tout renommer, tout réécrire, de sorte que la vie nouvelle ne soit d’aucune manière entachée par l’Histoire passée désormais caduque, effacée comme n’ayant jamais existé.”

A l’issue d’un long séjour en sanatorium pour soigner une tuberculose, le jeune Ati éprouve comme une seconde naissance et entreprend un long parcours spirituel pour tenter de percer les arcanes de cet Abistan étrange dans lequel il se trouve brutalement plongé.
Au début, il est presque émerveillé par le bonheur apparent et la sérénité de ses habitants. Tout semble harmonieux sous la lumière de Yölah. Chacun communie dans l’écho de ses commandements, répercuté à l’infini par les porte-voix de ses zélateurs dévoués. Partout l’on entend les mêmes préceptes, les mêmes formules magiques : « Yölah est juste », « Yölah est patient », « Yölah est grand », « Abi te soutient », « Abi est avec toi »... Partout, on récite avec ardeur les odes écrites de la main d’Abi.

Mais peu à peu, se fait jour une autre réalité, savamment cachée derrière les apophtegmes emphatiques. Si la patience est certes “l’autre nom de la foi”, Ati comprend au détour de quelques propos distillés par des sages de rencontre que ce sont surtout l’obéissance et la soumission, qui font “le bon croyant”.
En poussant ses investigations, il découvre que l’Appareil du Pouvoir, constitué d’innombrables instances d’endoctrinement et de contrôle, peut amener ses assujettis à “adorer la soumission jusqu’à la folie”, ce qui signifie être esclave sans avoir conscience de l’être. Tout s’éclaire alors pour le jeune pèlerin avide d’explication: “la liberté était là, dans la perception que nous ne sommes pas libres mais que nous possédons le pouvoir de nous battre jusqu’à la mort pour l’être.”

Dans la foulée, la mécanique infâme d’un système totalitaire, prétendument de droit divin, se démasque dans toute son horreur. Ati effaré “fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel.”
Il mesure la perversité d’un Appareil d'Etat qui va “jusqu'à s’inventer de faux ennemis qu’il s’épuise ensuite à dénicher pour, au bout du compte, éliminer ses propres amis”.
Il comprend enfin qu’à l’instar du système politique de l’Angsoc, décrit par George Orwell, tout repose sur le mensonge. Aux trois principes de base “La guerre c’est la paix”, “La liberté c’est l’esclavage”, “L’ignorance c’est la force”, les féaux de Dieu en ont ajouté trois autres : “La mort c’est la vie”, “Le mensonge c’est la vérité”, “La logique c’est l’absurde”. C’est donc ça l’Abistan, le règne du non sens et de l'arbitraire, une vraie folie.

C’est en définitive le message essentiel de ce roman fascinant et bien écrit, souffrant toutefois d’une ambiance un peu trop fantasmagorique et d’un certain manque d’incarnation des personnages, notamment du héros : sans la liberté de parole et de pensée et sans la connaissance du passé, il n’est plus de vérité ni de raison qui vaille.
La politique de la tabula rasa détruit les acquis du passé, annihile l’esprit critique et toute initiative individuelle.
On pense bien sûr à Orwell mais également à Koestler ou Ayn Rand qui furent parmi les romanciers les plus clairvoyants pour révéler la monstruosité des totalitarismes païens..
Quel que soit le modus vivendi, le résultat est le même.
Ici, l’allusion religieuse est limpide et il faudrait être aveugle pour ne pas voir les ressemblances entre Yölah et un autre dieu dont l’absolutisme s’étend de manière inquiétante à la faveur d’un prosélytisme relevant de plus en plus du sectarisme pour ne pas dire du fanatisme. A chacun d’en tirer les conclusions qui s’imposent car si le pire n’est jamais certain, la liberté n’est jamais définitivement acquise…

21 août 2025

Pour Boualem Sansal 2

Poste restante : Alger.

Sous-titré “Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes”, cet ouvrage est une supplique adressée au peuple algérien afin qu’il prenne conscience de son infortune mais aussi de ses atouts et qu’il trouve la force de construire un avenir plus ouvert et souriant à la hauteur de ce qu’il mérite.
Et ça commence par une description apologétique de l’Algérie, qui selon l’auteur, est bien autre chose que ce à quoi on la réduit souvent : “elle est là, au cœur du monde, c’est un grand et beau pays, riche de tout et de trop, et son histoire a de quoi donner à réfléchir : mille peuples l’ont habitée et autant de langues et de coutumes, elle a bu aux trois religions et fréquenté de grandes civilisations, la numide, la judaïque, la carthaginoise, la romaine, la byzantine, l’arabe, l’ottomane, la française…”

Fort de cette image et de ce passé, le peuple algérien a dans ses fibres et dans sa culture, quelque chose d’universel : “il est arabe, cela est vrai, mes frères, à la condition de retirer du compte les Berbères (Kabyles, Chaoui, Mozabites, Touareg, etc., soit 80 % de la population) et les naturalisés de l’Histoire (mozarabes, juifs, pieds-noirs, Turcs, coulouglis, Africains… soit 2 à 4 %). Les 16 à 18 % restants sont des Arabes, personne ne le conteste.”
S’agissant du fait religieux, si l’islam domine, Sansal insiste sur la nécessaire tolérance et l’ouverture d’esprit car “affirmer solennellement, et de manière bruyante, que le peuple algérien est musulman revient à dire : Qui n’est pas musulman n’est pas des nôtres. Or, on ne peut oublier cette fatalité : tout croyant trouvera sur sa route plus croyant que lui. Si de l’étincelle ne jaillit point la lumière, alors le feu ira à la poudre.”
Quant à la langue, il souligne que “ si l’arabe classique est langue officielle, c’est vrai, elle n’est pas maternelle, pour personne.”
Après avoir rappelé que “l’arabe classique s’enseignait tranquillement dans les écoles coraniques et les medersa, et très officiellement dans les lycées appelés franco-musulmans, qui [...] ont produit de très fins lettrés”, il regrette l’arabisation à marche forcée qui selon lui n’ouvre aujourd’hui que les portes de la mosquée. Quant à l’arabe dialectal dit pataouète, il n’a de rôle que anecdotique, et sera toujours impuissant à porter l’expression de l’unité nationale. En définitive, Sansal affirme en substance que le français était la meilleure chance d’ouverture au monde, rappelant l’apostrophe arrogante du “grand écrivain” Kateb Yacine : « Le français est à nous, c’est un butin de guerre. »

Boualem Sansal évoque à maintes reprises l’histoire de l’Algérie, en s'attachant tout particulièrement à commenter celle des dernières décennies.
Même si “la guerre de libération” menant à l’indépendance est pour lui un marqueur fondateur, il ne raye pas d’un trait de plume ce qu’apporta à son pays la France. Il cite même, non sans un peu de provocation Ferhat Abbas, premier président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), lorsqu’il affirma que “la nation algérienne est née avec la colonisation”, idée d’ailleurs reprise par le "grand historien et ancien intellectuel du FLN", Mohamed Harbi, qui écrivit “qu’en vérité, notre modernité a commencé avec la colonisation”.
Le règne du FLN qui s’installa au départ des Français ferma hélas la porte au renouveau espéré. “Le peuple n’eut pas le temps de poser son barda qu’il fut dépossédé de sa guerre, de sa gloire, de ses souffrances, de ses sacrifices, donc de sa liberté chèrement payée”.

Un nouvel espoir se fit jour en octobre 1988 “ce mois fabuleux, ces jours électriques, ces heures vertigineuses où tout paraissait possible : renverser la dictature du parti unique, le FLN, chasser le tyran de son fauteuil, prendre notre destin en main, nous ouvrir au monde”.
Hélas, “le rêve a duré cinq jours, pas un de plus”…
Il y eut certes l’embellie apportée par Mohamed Boudiaf, à la mémoire duquel l’auteur a dédié sa Lettre. Président de l’Algérie de janvier à juin 1992, “le preux, l’innocent qui a cru que le pandémonium céderait devant la sainteté” fut assassiné à Annaba le 28 juin 1992 par un officier de la garde présidentielle.
S'ensuivit une atroce guerre civile (1992-1999) : “deux cent mille morts, des dégâts incalculables, quatre coups d’État, du remue-ménage dans le sérail, le tout accompagné d’un pillage systématique du pays.”

Puis, pour finir, le “référendum pour la réconciliation et la paix” du 29 septembre 2005, qui tourna hélas à la mascarade : “Ce jour, nos voix ont été réquisitionnées pour amnistier ceux qui, dix années durant et jusqu’à ce jour, nous ont infligé des douleurs à faire pâlir de jalousie Satan et son armée infernale”.
Une fois encore la perspective de jours plus heureux a fait long feu, “et voilà qu’aujourd’hui, nous en sommes là, hagards et démunis, immobiles et penauds, n’ayant plus rien à renier ou à aimer…”
Puisqu’il faut garder une lueur d’espoir, Sansal veut encore croire qu'un meilleur avenir soit possible pour son pays. Il imagine et souhaite "qu’en application du référendum de 2005, le peuple parvienne un jour à obtenir enfin un programme de développement économique et social qui soit vrai, la tenue urgente d’élections générales anticipées sous l’égide de l’ONU, la réécriture de l’Histoire en insistant sur ses points négatifs, l’envoi du FLN au musée, la réhabilitation pleine et entière des victimes du terrorisme…”

18 août 2025

Pour Boualem Sansal 1

La faiblesse avec laquelle la France a réagi à l'innommable emprisonnement en Algérie de Boualem Sansal relève de l'abjection. Comment qualifier autrement l'apathie de notre pays face à ce qu'il faut bien considérer comme une injustice flagrante, un acte arbitraire manifeste, et vis-à-vis de notre pays comme un camouflet ou pire, comme un crachat jeté au visage ?
La mesure de la réaction française fut donnée par Emmanuel Macron, qui pour toute sanction se borna à déclarer le 6 janvier 2025, que par cet acte, l'Algérie “entre dans une histoire qui la déshonore…”
Le même qui affirmait en évoquant la menace russe, qu’il fallait être craint pour être libre, s’aplatit comme une limande face au tyranneau méditerranéen qui le nargue.
Cela signifie en effet, de la part de notre gouvernement, l’abandon pur et simple d'un écrivain, francophone de surcroît, dont la respectabilité tient au nombre de prix qu’il reçut pour ses œuvres et à qui fut accordée la nationalité française en hommage à son talent, à la hauteur de sa pensée et en reconnaissance de l’amour immense, qu’il a maintes fois clamé, pour la France.

Aujourd'hui, il est traité plus bas que terre par le pays qui l'a vu naître, et considéré comme insignifiant par celui qui l'avait adopté, occulté même par ceux qui le couvraient il y a peu, d’honneurs et de louanges. Son triste sort révèle la nature totalitaire de l’Algérie, mais aussi la bassesse affligeante de politiciens au courage de poltrons et au cœur de caillou. Prolixes en discours emphatiques, ils s'enfuient devant l'obstacle, inscrivant par leur lâcheté une honte inextinguible au fronton de notre république déjà décatie. Près d’un an après son incarcération scandaleuse, Boualem Sansal est quasi oublié. Deviendra-t-il une énième victime de l’interminable tragédie franco-algérienne ?

Il est vrai que l’écrivain s’est souvent fait imprécateur, ne lésinant pas sur les provocations. Les médias ont largement relaté les critiques acerbes qu’il adressait régulièrement aux dirigeants de son pays et même aux nôtres, n’hésitant pas à affirmer haut et fort à maintes reprises au sujet de l'État algérien qu’il s’est constitué en oligarchie mafieuse qui se développe avec la protection de la France.
Son retour en Algérie après avoir émis d’aussi lourdes accusations, peut faire dire à certains qu’il s’est en toute connaissance de cause jeté dans la gueule du loup.
Mais pour sévères et téméraires qu’ils fussent, ses propos ne méritaient sûrement pas la mise au cachot et s’il est permis de voir quelque chose de positif dans son emprisonnement, c’est qu’il prouve en quelque sorte qu’il avait raison. On peut en l’occurrence penser au drame vécu en d’autres temps et en d’autres lieux mais pour des raisons comparables par Soljenitsyne.

Je ne connaissais l'homme que de réputation et pour ce que j'en avais vu lors d'émissions et d'interviews télévisées.
Je me suis empressé, avec certes un peu de retard, de plonger dans sa littérature, m'enrichissant de la lecture de trois de ses nombreux ouvrages : Poste restante : Alger (2006), 2084, la fin du monde (2015) et le dernier en date : Le français, parlons-en (2024).
Ces livres apportent un éclairage original sur quelques-unes des problématiques très prégnantes dans l'expression de sa pensée. Pour ce faire, l’auteur a fait appel à trois genres différents : lettre ouverte pour le premier, roman pour le second, essai pour le troisième. Et pour nourrir la réflexion, il a mis trois sujets brûlants sur le métier. En premier lieu, le mal endémique et en apparence incurable qui ronge l’Algérie depuis des décennies. Suit une réflexion sur l’absolutisme d’une religion conquérante, écrasant tout dans son extension, notamment la liberté, la faculté de critiquer et l'esprit des lumières. Et pour finir, le questionnement sur l'essence de la langue française et son positionnement actuel et futur de part et d'autre de la Méditerranée.

15 mai 2025

Faut-il suivre Antigone ?

On voit souvent dans le mythe d'Antigone, fille d'Oedipe, raconté par Sophocle puis revisité par Jean Anouilh (1910-1987), l'exaltation de l'esprit de résistance. On admire la bravoure, la force de caractère, la détermination de la jeune princesse, tragiquement “destinée à mourir”.
Mais dans sa volonté inflexible de s'opposer à son oncle, le roi Créon, on peut voir tout et son contraire.
Rappelons que pour son malheur, elle estima de son devoir de rendre les hommages funéraires à son frère Polynice mort en un combat fratricide.  Elle enfreignit ainsi l'ordre formel de Créon de laisser sa dépouille pourrir dans l'indignité, en raison du crime dont il fut accusé, d'avoir trahi et déchiré sa patrie, Thèbes. 
Le contexte dans lequel a été écrite cette pièce, en 1942, prête certes à privilégier une interprétation. L'auteur n'écrivit-il pas que L'Antigone de Sophocle avait été un choc pour lui pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges, le poussant à la réécrire à sa façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre."
L'ennui est qu'il a procédé à cette réécriture bien avant la publication de la fameuse affiche rouge, datant de 1944.
D'ailleurs s'il avait fait une œuvre de résistance explicite à L'occupant allemand, comment expliquer qu'il ait obtenu l'imprimatur de ce dernier en 1942 ?
Toujours est-il que la pièce fut jouée pour la première fois le 6 février 1944 et qu'elle reçut un accueil favorable assez unanime, sachant que des officiers allemands assistaient à la représentation. Les vraies polémiques ne vinrent qu'après, les uns y voyant une allégorie de la résistance, les autres une incitation à la collaboration.

Avec le recul, il est permis de penser que la pièce se situe au dessus des polémiques partisanes, posant bien plus de questions qu'elle n'apporte de réponses et plaidant en définitive avant tout contre les jugements trop manichéens.
A l'instar des tragédies antiques, le drame s'inscrit dans une logique fataliste des plus implacables. A partir du moment où Antigone viole la loi, elle se condamne elle-même et provoque en toute conscience un enchaînement qui va la conduire à la mort. Son amoureux Hémon, qui est le fils de Créon, est si désespéré qu'il ne voit d'autre issue que de mettre fin à ses propres jours, suivi de près par sa mère, Eurydice. Ainsi Créon demeure maître en son royaume mais il est désespérément seul.

Dans cet engrenage terrible, qui a tort, qui a raison, il est bien difficile de conclure. Antigone est dévouée corps et âme à des principes immanents tandis que Créon est prisonnier de sa fonction et de la Loi qu'il incarne. Aucun des deux n'est un monstre et chacun éprouve même de l'affection pour l'autre. Mais chacun obéit à sa propre logique. Il semble au début qu'un moyen terme raisonnable soit possible, mais au fil du temps et des arguments, les positions deviennent irréconciliables et conduisent à une extrémité absurde. Voilà ce qu'il en est de beaucoup de comportements humains lorsqu'ils confinent à l'entêtement.
C'est pour avoir montré cela de manière simple et crue à partir d'un mythe millénaire, qu'Anouilh a fait une œuvre durable, intemporelle, et en même temps novatrice. Enfermer son propos dans une logique partisane ou dans un contexte trop étroit ne fonctionne pas. Le mythe d'Antigone et de Créon est au fond de chacun d'entre nous. En prendre conscience marque peut être le début de la sagesse...

05 août 2024

Le Voyant d'Etampes

Abel Quentin, jeune écrivain, décrocha pour son deuxième roman, le Prix de Flore 2021 avec un récit résolument à contre courant du prêt à penser actuel. Rien que pour cela il mérite d'être lu.
C'est l'histoire d'un professeur d'université fraichement retraité qui se met en tête de publier un essai en forme d'enquête sur un poète méconnu, américain, noir, communiste, exilé en France par le maccarthysme sévissant outre atlantique, dans les années soixante.

Il s'agit de donner à titre posthume la notoriété qu'il mérite à un paria emblématique, resté dans l'ombre, de son vivant.

Derrière cette fiction faisant d'un certain Robert Willow, un écrivain et poète qu’on pourrait situer quelque part entre Richard Wright et Albert Camus, se profile en réalité le vrai sujet, à savoir, l'éternel combat idéologique des anciens contre les modernes, le tout se déroulant au sein du peuple bien pensant, dit "de gauche". Auteur de l'essai dans le roman, Jean Roscoff, l'universitaire en question incarne l'arrière-garde du socialisme des années Mitterrand. Son principal titre de gloire, dont il aime se targuer, est d'avoir pris part au mouvement et au combat de SOS racisme !

Les modernes, ce sont les nouveaux gauchistes à dominante woke, racialistes, écologistes, féministes et autres istes, tous plus haineux et sectaires les uns que les autres, qui après avoir épuisé le filon marxiste, cherchent par tous les moyens à recycler le mythe de la lutte des classes.


Le nœud du problème réside dans le fait que, pour son malheur, le biographe, occupé avant tout à déchiffrer l'itinéraire poétique de son sujet, négligea quelque peu la négritude de Willow et surtout ne jugea pas nécessaire d'en faire la victime de sa condition. Hélas, trois fois hélas !

L'ouvrage, a priori destiné à un public averti, est remarqué dès sa publication, par un enragé de la cancel-gauche, à l'affût de tout ce qui peut déclencher une polémique. 

C'est alors une redoutable mécanique inquisitoriale qui se met en marche, qui n'a de cesse de poursuivre, de harceler et d'accuser le malheureux Roscoff, lequel ne comprend rien à ce qui lui arrive et à l'injustice qui le frappe. A l’instar du pilori, une célébrité aussi soudaine et imprévue que destructrice, lui échoit, dont il se serait bien passé.


Portrait au vitriol d'une époque dont les excès idéologiques sont devenus quotidiens, ce roman est un vrai pavé dans la mare. Il est pour tout dire, d'une actualité brûlante. 

Mais son style est également celui du temps présent. L'écriture est plate et sale, à la manière de Houellebecq. Les personnages ont peu de densité et l'analyse psychologique reste au ras du sol. L’essentiel est dans la guerre intellectuelle et dans la mise en scène de ses douteux et fallacieux combats. 

Il y a beaucoup de vrai dans ce tableau de l'époque contemporaine. C'est audacieux, louable et même édifiant, mais le récit, qui devrait faire du bien à l'esprit, laisse une sensation de malaise, voire de désespérance. On ne sait plus trop à la fin s'il s'agit de la critique d'une illusion perdue ou bien celle d'une intolérance en marche. On ne sait plus s’il reste encore quelque espoir de revenir à la raison. Peut-être en somme, parce que la réalité se confond avec la fiction...

19 mai 2024

En lisant en écrivant

La disparition de
Bernard Pivot (1935-2024) devrait jeter un grand froid dans le monde littéraire et créer un vide terrible dans le bouillon de culture dont il fut l'agitateur infatigable.
Mais derrière les hommages en forme de rétrospective consistant à extraire des émissions passées les moments les plus croustillants, ce n’est en définitive qu’une vaguelette à laquelle nous avons assisté. Tout le reste n’est que littérature si l’on peut dire…
Derrière l’effacement du magicien des livres, beaucoup de questions se posent. Y a-t-il encore de grands écrivains aujourd’hui ? A l’ère de l’intelligence artificielle et du multimédia, y a-t-il encore une effervescence intellectuelle autour du romanesque, de la poésie, et des idées ? Y a-t-il même encore un peu de place pour le débat d’opinions et l’esprit critique ? On peut en douter…

Jamais les grands textes n’ont été aussi accessibles. Pour moins de vingt euros, vous pouvez vous offrir tout Baudelaire, Stendhal, Maupassant, Shakespeare, Tolstoï, Hugo, Bergson, Kant… Grâce à une liseuse électronique pesant quelques centaines de grammes, vous pouvez emporter cette imposante bibliothèque partout où le vent vous mène, et y ajouter tout ce qui vous chante, sans poids ni encombrement supplémentaire.
Après la musique et le cinéma, l’écrit s’est dématérialisé et donc, totalement démocratisé. Si beaucoup de gens restent encore attachés par nostalgie au papier, l’évolution est inéluctable comme en atteste celle des dictionnaires et des encyclopédies.
Quant à écrire, et publier, c'est devenu un jeu d'enfant à la portée de tout le monde, grâce au Web, aux blogs et aux réseaux sociaux.

Hélas, Bernard Pivot restera probablement comme le témoin étincelant d’un rêve en voie d'extinction. La technique dont on aurait pu attendre qu’elle contribue au foisonnement de l’esprit, semble en train de le réduire à néant dans un grand feu d’artificialité.

En guise de dernier salut, cette citation extraite de l’ouvrage de Julien Gracq qui donne son titre à ce billet : “écrire c’est la vérification de pouvoirs, par laquelle on lutte pied à pied avec le déclin physiologique…/… On écrit parce qu’on a déjà lu, et que d’autres ont écrit ; tout lecteur est un écrivain en puissance, créateur à sa manière ; tout écrivain est un lecteur en acte…

07 décembre 2023

Logique Ionescienne 3

Eugène Ionesco, à l'instar de son pays d'origine, fut profondément marqué par les totalitarismes fasciste puis socialo-communiste qui ensanglantèrent le vingtième siècle. Précocement expatrié en France, il eut le bonheur d'échapper au destin tragique de la Roumanie et de jouir
 du doux cocon matériel d'une société libre et prospère. Mais au fil des années, il comprit que ce confort matériel était fragile et trompeur et qu’il pouvait se refermer telle une prison dorée pour l'esprit et un cimetière pour les grandes idées.
Son théâtre, et tout particulièrement la Cantatrice Chauve et Rhinocéros, exprime cette crainte. Dans Rhinocéros on pense bien sûr avant tout à la nazification des esprits en Europe dans les années 30, mais le totalitarisme qui est mis en scène ici est d’une nature quelque peu différente. Il est rampant. Il s’installe sans brutalité, progresse par osmose et asphyxie peu à peu mais sans violence le libre arbitre.
La Cantatrice Chauve évoque quant à elle un monde ordonné, bien pensant, mais ressemblant à une coquille vide de signification et d’émotion. Dans cet univers, tout est artificiel. Derrière la façade laquée des apparences et des principes, il n'y a plus rien qui fournisse un quelconque sens auquel s’accrocher. Les repères sont sens dessus dessous. Seul le confort matériel subsiste dans ce microcosme absurdement corseté.

Ces deux visions sont donc bien plus proches des maux qui rongent nos sociétés contemporaines que d’un énième portrait des fléaux totalitaires qui ensanglantèrent le XXè siècle. Elles nous interrogent avec une troublante acuité :
Combien de temps un tel système tournant à vide peut-il tenir ?
L'absurdité est-elle encore évitable ?
Telles sont les questions auxquelles l’écrivain nous invite à répondre.

Dans une excellente et très actuelle Interview donnée en 1976, Ionesco livre sa conception, critique, du monde de l’époque. Prenant de la hauteur, il aborde les questions essentielles que tout être humain se pose forcément un jour où l’autre: Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi le mal ?
Bien sûr, il n’y a dans son propos aucune prétention à répondre à des problématiques par nature indécidables, mais il s’épanche tout particulièrement sur le Mal, inhérent selon lui à toute société et à tout être humain.
Selon l’écrivain, le problème du mal est d’ailleurs “un problème cosmique”. Il est partout. Dans un jardin, très calme en apparence, “il se poursuit une guerre impitoyable, les plantes se poussent les unes les autres pour vivre”.
Partant de ce constat, il faut conclure qu’il existe un fatum incontournable imposé à tout être vivant ici bas. La Nature est mauvaise ou tout du moins hostile et l’Homme s’oppose à elle en permanence. Pire, il entre nécessairement en conflit avec ses semblables de manière souvent féroce : “nous sommes obligés de nous entretuer pour vivre”. Par voie de conséquence, “il n’y a pas de bonne société” et “les révolutionnaires qui voulaient l’égalité et la justice n’ont fait qu’installer la tyrannie, le crime, le génocide…”

Au sein de cette réalité implacable, Ionesco distingue deux grands types d’individus :
D’abord les mystiques ou contemplatifs qui vivent dans les questions essentielles. Parmi eux, les personnes qui se consacrent aux religions. De ces gens, on est en droit d’attendre une certaine sagesse et un détachement des choses matérielles. En cette fin du XXè siècle, ce n’est pas toujours le cas selon l'écrivain qui reproche notamment à l'église de trop vivre dans la modernité, dans la quotidienneté, alors “qu'elle doit vivre dans le sacré c’est à dire le permanent”. Il a même ce mot très dur, visant indirectement le pape Paul VI qui règne alors sur la chrétienté : “ceux qui tombent de la spiritualité pour les affaires quotidiennes sont méprisables…” Que dirait-il de François ?

Les politiciens représentent à l’opposé, des gens “pour lesquels les préoccupations secondaires deviennent essentielles” et qui “n’attachent pas à nos actes une importance démesurée”. Leur rôle est précisément de se consacrer au quotidien pour l’améliorer avec avant tout l’esprit pratique chevillé au corps. Malheureusement, beaucoup trop de ces gens se laissent dévorer par l’ambition et l'hubris, qui leur font perdre ces objectifs pragmatiques. Le pire étant de basculer dans les idéologies dont le XXè siècle fut hélas rempli. Il se désole en l’occurrence de voir revenir les vieux démons, notamment les gigantesques défilés militaires en Union Soviétique, et les masses chinoises, “très impressionnantes, très belles”, mais similaires aux manifestations de joie du nazisme, et d’enthousiasme pour Mussolini…

En définitive, la rhinocérite est un mal universel : “elle peut être de droite comme elle peut être de gauche”. Le théâtre ionescien n’indique pas de direction mais tente d’objectiver le péril en le tournant en ridicule. Ce n’est pas, d'après l'auteur, un spectacle de l’absurde ni de l’incommunicabilité comme on se plaît à le qualifier parfois, mais de la dérision.
Au fond, la philosophie de Ionesco côtoie celle de Pascal qui prétendait que l’homme n’est ni ange ni bête. Il la traduit toutefois de manière plus brutale en affirmant que “nous vivons entre la grâce et la merde…”

23 novembre 2023

Logique Ionescienne 1

En lisant La Cantatrice Chauve et en relisant Rhinocéros, œuvres d’Eugène Ionesco (1909-1994), je suis frappé par la résonance de ces pièces de théâtre avec l'actualité de notre société.
Derrière la farce grotesque, que certains se plurent à qualifier de surréaliste, ou d'absurde, on peut en effet trouver nombre de similitudes avec le spectacle offert par notre monde abreuvé de bonnes intentions, de réglementations et d'éthique, mais errant de déconfitures en abandons.
Quoi de plus absurde en somme : est-ce l'œuvre littéraire ou bien le monde réel ?

Dans la Cantatrice Chauve, la scène représente un salon bourgeois typiquement anglais, où madame et monsieur Smith échangent des banalités polies. Le lieu est calme et ordonné. Le contexte lui-même est circonstancié avec un zèle descriptif extrême. Tout semble tourner rond dans ce microcosme feutré, parfaitement réglé. “Tiens”, dit madame Smith, “il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise”. Quoi de plus naturel en somme…
Mais les apparences sont trompeuses.
Rien ne va en fait. Les Smith attendent des invités, le couple Martin. Après les avoir fait patienter pour des raisons futiles, une discussion s’engage, émaillée d’incongruités et de non sens. Les acteurs ne débitent que des platitudes, des lapalissades, des poncifs, voire des phrases sans queue ni tête. Pire, les personnages n'ont pas d'identité ou bien partagent la même et ne se reconnaissent même pas entre mari et femme. M. Smith parlant de son épouse : “Ma femme est l’intelligence même. Elle est même plus intelligente que moi. En tout cas, elle est beaucoup plus féminine.” Au sujet d'une veuve, Madame Martin qui ne sait plus qui est son mari, s’exclame : “elle est encore jeune. Elle peut très bien se remarier. Le deuil lui va si bien.” Auquel répond M. Smith “Je voyageais en deuxième classe, Madame. Il n'y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe.”
L’arrivée d’un pompier, qui cherche un peu partout à éteindre des incendies qui n’existent pas, augmente les quiproquos. Avant qu’il apparaisse, on entend sonner plusieurs fois et la bonne va voir sans succès à la porte, ce qui amène dans la bouche de M. Smith le truisme suivant : "L'expérience nous apprend que lorsqu'on entend sonner à la porte, c'est qu'il n'y a jamais personne.”

Peu à peu la confusion envahit les échanges. Les sentences s'enchaînent, suivant une logique absconse, comme lors d’une bouffée délirante. Aucun sentiment ne s'exprime au décours de cette logorrhée bourrée de stéréotypes :
“Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !” …
“Pourquoi l’État Civil, donne-t-il toujours l'âge des gens décédés mais jamais celui des nouveaux nés ?”
“La vérité ne se trouve d'ailleurs pas dans les livres, mais dans la vie.”
“On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre”
“Toujours, on s'empêtre entre les pattes du prêtre…”

Dans Rhinocéros, c'est l'apparition incongrue d'un pachyderme à corne qui vient rompre le quotidien banal d'une petite cité sans histoire.
Devant les premiers témoignages, c’est l'incrédulité qui se manifeste chez certains : “Je ne voudrais pas vous vexer mais je n’y crois pas à votre histoire. Des rhinocéros dans le pays, ça ne s’est jamais vu”, puis le doute chez d’autres : “Votre rhinocéros à vous, M. Béranger, si rhinocéros il y a, était-il unicorne ou bicornu .” Pour finir, la colère face à la surdité de l’administration lorsqu'un chat se retrouve écrasé au passage de "la bête": "Nous ne pouvons pas permettre que nos chats soient écrasés par des rhinocéros".
Mais passé le tohu bohu créé par cet événement étrange, les mentalités évoluent peu à peu et le contraste entre l'animal exotique et l'être humain s'estompe. Le rhinocéros n'est bientôt plus seul à parcourir les rues en barrissant. Bizarrement, ils prolifèrent et certains acteurs se mettent étrangement à leur ressembler. Ce qui paraissait choquant, saugrenu ou malséant devient presque banal. Ce qui semblait pathologique devient bénin, jusqu'à affirmer “qu'il y a des maladies qui sont saines.” Certains se résignent à cette transformation de bon gré : “Il faut suivre son temps”. La mutation se fait d'ailleurs étonnamment sans heurt et les gens atteints de rhinocérite ne sont pas malheureux, même s’il persiste parfois un certain malaise “Je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi.”

Bientôt, les convertis deviennent légions et très rares sont ceux qui résistent à la contagion. La mutation se transforme en cause sociale. On s’y rallie avec des slogans irréfutables : “s’il y a à critiquer, il vaut mieux critiquer du dedans que du dehors”. On persuade les récalcitrants qu’il s’agit d’une fatalité : “Vous allez bientôt devenir un sympathisant des rhinocéros.” On moque ceux qui réfléchissent trop: “La culpabilité est un symptôme dangereux. C’est un signe de manque de pureté”.

11 décembre 2022

Nobel à Nono et capotes à gogo

Dans notre monde vitrifié par le consensus idéologique, on a les triomphes qu’on peut.
Le prix Nobel de littérature a donc été attribué à une Française ! Nono comme diminutif un peu leste pour Annie Ernaux et nono comme diraient les canadiens pour qualifier la niaiserie de certaines personnes…
Chez cette “écrivaine”, “autrice” de surcroît (à moins que cela ne soit “auteure”, allez savoir), ce qui choque le plus, ce n’est pas son look de vieille sorcière confite dans un piteux laisser-aller néo-prolétarien, ce n’est pas non plus le vide intersidéral de son oeuvre, composée de navrantes bluettes tournant exclusivement autour de son nombril, ce n’est même pas son style littéraire, qu’elle-même qualifie, “d’écriture plate”.
Non, c’est surtout l’ineffable futilité des propos qu’elle tient publiquement et les efforts désespérants et désespérés qu’elle fait pour démontrer son engagement, dégoulinant de poncifs révolutionnaires à la petite semaine. Bien sûr, elle penche à gauche, très à gauche même puisqu’elle ne cache pas ses accointances avec la clique à claques de Mélenchon.
Cela lui fait dire à chaque fois qu’on l’interroge, tout et n’importe quoi pourvu que cela serve la cause. Mais cela sonne tellement faux que le résultat est plutôt contre productif. N’est pas Sartre qui veut, aussi faux qu’elle mais avec le talent…
Je n’ai lu d’elle qu’un seul ouvrage, Passion Simple. Dans ce texticule informe, l’égérie du féminisme qu’elle voudrait être, avoue qu’elle prit plaisir à s’asservir corps et âme à un mâle de passage, marié, et apparemment indifférent à sa personne, hormis à l’endroit que la décence m’interdit de nommer ici. Le lecteur peut ainsi juger de la nature de sa soumission volontaire à de nombreux détails inutiles ou scabreux. Entre autres : “j’aurais voulu n’avoir rien d’autre à faire que l’attendre”, “naturellement, je ne me lavais pas avant le lendemain pour garder son sperme…” 
Moins féministe, tu meurs !
Lors de son couronnement, Annie Ernaux poussa la cuistrerie jusqu’à s’auto-féliciter tout en raillant son rival malheureux, Michel Houellebecq, dont elle révéla vomir “les idées totalement réactionnaires, antiféministes, et c’est rien de le dire !” Très satisfaite de son petit numéro de haine ordinaire, si bienséante, elle affirma : “Quitte à avoir une audience avec ce prix, étant donné ses idées délétères, franchement, mieux vaut que ce soit moi !” (Huffington Post). Michel Audiard et Georges Brassens qui transcendèrent de manière jubilatoire le concept de c.. ont dû faire plus d’un tour dans leur tombe…

Emmanuel Macron, à l’intention duquel elle claironne un profond mépris, n’est quant à lui pas rancunier, puisqu’il jugea nécessaire de pratiquer le dithyrambe en célébrant avec ce prix prestigieux “la liberté des femmes et des oubliés du siècle.”
Son aptitude à toujours trouver le mot juste lui fit ajouter que la lauréate “rejoint ainsi par ce sacre le grand cercle de Nobel de notre littérature française !”
Dans le même temps ou presque, il annonça, avec le sens de l’à propos et la générosité qu’on lui connaît, la gratuité des préservatifs délivrés en pharmacie, pour les 18-25 ans. Il crut bon même, après réflexion, d’élargir la mesure aux mineurs, en se congratulant d’avoir été l’instigateur “d’une petite révolution en matière de prévention.”
Une très petite révolution alors !
Au diable l’avarice et, comme disait Lavater, “que Dieu préserve ceux qu’ils chérit, des lectures inutiles…”


05 juillet 2022

Dieu, la Science, les Preuves ?

Les questions relatives à l’origine de l’univers, à l’apparition de la vie, à l’existence de Dieu et d’une manière générale toutes celles touchant à la métaphysique ont toujours passionné l’être humain. Nul ne peut s’en exonérer tant elles sont consubstantielles à sa conscience, révélant de manière irrépressible l’angoisse existentielle que chacun ressent tôt ou tard. “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie”, avouait Blaise Pascal.
Pour conjurer cet effroi, la croyance en Dieu rassure autant qu’elle inquiète car le dessein de cet être suprême reste sujet à controverses et à interrogations. Les religions dont les dignitaires prétendent connaître le message et la volonté divines ont trop souvent fait régner la terreur. De son côté, la science, à mesure qu’elle progresse, met à jour les rouages qui sous-tendent le monde. Ses découvertes contribuent à rendre plus douce la vie en même temps qu’elles font reculer les croyances, mais n’abuse-t-elle pas de son pouvoir lorsqu’elle prétend pouvoir tout expliquer, renvoyant dans le néant toute entité d’essence suprasensible ?

Cet ouvrage tente, à partir des plus récentes données scientifiques, d’établir rationnellement la preuve de l’existence de Dieu et précise même un peu plus sa nature en revisitant l’histoire des religions, notamment la Bible, et celle de la philosophie, tout particulièrement sa branche métaphysique. Le défi est tellement énorme qu’il induit d’emblée le scepticisme, en dépit de l’enthousiasme des auteurs dans leurs efforts pour rallier le lecteur à leur stupéfiante hypothèse.
 
Le mérite essentiel de cet ouvrage est d’offrir au lecteur une mise à jour à la fois très détaillée et très accessible des derniers développements scientifiques.
La notion de Big Bang est évidemment la clé de voûte de la démonstration. Bien connue du grand public, cette fabuleuse explosion initiale de la matière offre un fondement solide au créationnisme.
Alors que le grand Albert Einstein était convaincu de l’immuabilité de l’univers, c’est à partir des théories de la relativité que le physicien russe Friedmann émit en 1922 l’idée que le cosmos était animé d’un mouvement d’expansion. L’hypothèse fut reprise et affinée par l’abbé Lemaître, avant de trouver un début de confirmation grâce aux observations de Hubble en 1929. Le décalage vers le rouge du spectre lumineux des étoiles apparait comme le signe irréfutable qu’elles s’éloignent les unes des autres. L’enregistrement sous forme d’onde électromagnétique du rayonnement fossile du Big Bang par Wilson et Penzias en 1964 apporta une preuve supplémentaire, mais il fallut encore attendre 2015 pour obtenir la cartographie précise de ce rayonnement, telle qu’elle fut enregistrée par le satellite Planck.
A partir de ces constats, il fut possible d'établir la chronologie de l’univers et de déduire qu’il eut un début, en remontant le temps jusqu’à 13,6 milliards d’années en arrière. L’expansion allant en s’accélérant, il semble plus que probable que notre monde aura une fin, qualifiée de mort thermique.
Parallèlement à ces découvertes majeures, il est désormais objectivé que l’harmonie de l’univers, la cohérence du monde matériel et les conditions nécessaires à l’apparition de la vie reposent sur une série de réglages d’une précision hallucinante, rendant quasi impossible d’imaginer que tout cela ne soit dû qu’au hasard.
Une des forces de l’ouvrage est de montrer comment il fut difficile d’imposer les notions tendant à rejeter le jeu du hasard et de la nécessité, imposé par nombre de savants éminents, et plus encore celles sous-tendant l’existence d’un principe créateur et d’un dessein intelligent. Aujourd’hui encore, le créationnisme a mauvaise réputation, mais est-il pour autant possible de prouver l’existence de Dieu comme en sont convaincus les deux auteurs émerveillés ?

Cette certitude est sans doute la faiblesse du livre car les preuves fournies ont beau s’accumuler, le doute persiste. On peut même remettre en cause l’affirmation figurant p 539 selon laquelle “en logique une seule preuve valable suffit à valider une thèse, et qu’à l’inverse, pour démontrer qu’une thèse est fausse (celle de l’existence de Dieu), il est nécessaire de prouver que toutes les preuves sont fausses.” En réalité, Karl Popper a bien montré qu’en matière de science tout n’est que conjectures et réfutations. Même en grand nombre, les preuves ne peuvent démontrer d'une manière définitive la vérité d’une théorie, tandis qu’une seule réfutation suffit à l’invalider.
S'il s’avère impossible de manière générale de prouver que quelque chose n’existe pas, l’essence divine relevant de la métaphysique, elle échappe par nature aux capacités démonstratives du raisonnement humain, comme l’a bien expliqué Kant en son temps. On peut à ce sujet critiquer la relégation expéditive par les auteurs du père de la critique de la raison pure, alors qu'ils se servent un peu abusivement du théorème de Gödel à leur avantage. Selon ce dernier, il existe toujours au moins une proposition non démontrable ou indécidable dans tout système de logique formelle. Dans un tel cas, il faut nécessairement sortir de ce système pour trouver la solution. Il est donc paradoxal que les auteurs en fassent un argument à l’appui de leur thèse, alors qu’ils reconnaissent explicitement p530 que “les facultés de Dieu tel qu’on doit l’imaginer, dépassent l’entendement humain”. Comment prouver l’existence d’une entité dépassant l'entendement humain ?

Dans sa seconde partie, l’ouvrage a tendance à s’égarer quelque peu lorsqu’il s’appuie sur l’histoire des religions dites “du Livre” pour placer au rang de preuves des concepts qui relèvent de la croyance ou de la foi et amener au seul Dieu possible, à savoir celui des Chrétiens...
Comme c'est le cas avec les textes qualifiés de sacrés, il y a en effet beaucoup de subjectivité dans l’interprétation de la bible, beaucoup de mystères entourant la vie de Jésus et plus encore concernant les miracles. Entre autres exemples édifiants, l’apparition de la Vierge à Fatima en 1917, abondamment décrite ici, bien qu’elle soit impressionnante, ne saurait entrer dans une démonstration prétendument objective de l’existence de Dieu.
D’autres allégations paraissent franchement fantaisistes, comme celle voulant que Dieu nous ait créés “car il est débordant d’amour …/… et voulait que “d’autres êtres puissent partager son bonheur…” (p530)
Pareillement, on s’étonne de voir abandonnée par les auteurs l’existence de l’enfer au motif que le scepticisme quant à son existence “a gagné toutes les couches de la société” (p532). De manière un peu contradictoire, on apprend d’ailleurs quelques lignes plus loin que “finalement l’existence d’un enfer éternel n’est pas la preuve de l’inexistence de Dieu, mais de la liberté et de l’immortalité de l’homme dont la destinée éternelle devra bien être scellée à un moment donné (p533)…” Autre antinomie relevée dans le cours de la démonstration: si comme l’affirment les auteurs, “Dieu voulant des êtres libres, il fallait que le monde ne soit pas déterminé d’avance”, comment comprendre les nombreuses prophéties et prédictions dont la Bible est émaillée, tendant à laisser penser que les évènements sont écrits par avance…

En définitive, il y a dans ce pavé beaucoup de révélations passionnantes mais également beaucoup de répétitions, de périphrases qui débouchent à la fin des fins sur un genre de boucle ontologique ressemblant à la bonne vieille preuve du même nom de l’existence de Dieu: puisqu’Il a toutes les qualités par essence, il a donc nécessairement celle d’exister…
Cela dit, il reste possible d’imaginer qu’à côté de la Foi, du Doute, et de l’Athéisme, une autre voie existe, celle de l’Espérance. Même sans preuve définitive, il apparaît en effet plus intéressant de faire sienne l’hypothèse fondée sur l’existence de Dieu car elle est plus stimulante, plus optimiste et plus ouverte que l’inverse. Il s’agit en quelque sorte de s’inscrire dans le fameux pari de Pascal, ou bien encore d’adhérer au pragmatisme éclairé de William James. Les progrès de la science sont les bienvenus sur ce difficile chemin. Ils sont susceptibles d’élever l’esprit, d’améliorer les conditions de notre existence, de procurer une meilleure compréhension du monde et peut-être de lui donner un sens…

27 mai 2022

Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?

Cela faisait un bail que je cherchais à me procurer cet ouvrage de Henry de Montherlant (1895-1972), dont le seul titre exerçait sur moi une étrange fascination. L’Amour relève d’une telle évidence qu’il peut sembler incongru, voire insensé d’en questionner le fondement même, ou de chercher à en percer les arcanes. Mais à bien y réfléchir, n’y a-t-il pas là un vrai sujet dont la portée philosophique s’impose à l’entendement ?
J’avais vu autrefois le bouquin dans les rayonnages de la bibliothèque de mon père. Pourtant, si l’interrogation sur laquelle il se fonde avait pénétré mon esprit, je n’avais jamais tenté de le lire, ni d’ailleurs quoi que ce soit d’autre de l’écrivain. Était-ce l’allure sévère, empreinte d’un stoïcisme hautain de l’homme qui m’effrayait, ou bien était-ce sa réputation sulfureuse et sa moralité ambigüe qui m’avaient rebuté, je ne saurais trop dire…
Toujours est-il que, taraudé par la question, je décidai, longtemps après avoir laissé filé le livre dans les limbes du temps, de revenir à lui, de me mettre en quête d’un nouvel exemplaire, puis de me plonger enfin dedans avec délectation.
Après avoir ingurgité le dernier Houellebecq, je dis dire que le contraste est des plus frappants. Même s’il ne s’agit sans doute pas d’un fleuron dans une œuvre très dense, il s’agit ici sans aucun doute de littérature. Le style, la fantaisie, l’originalité, les ellipses, les images, l’esthétique, l’assise culturelle, tout y est, même la tragédie qui affleure de manière poignante sous la légèreté du propos. Et tant pis si l’accès à un tel texte est sans doute moins aisé que celui qui mène à l'anéantissement houellebecquien…

Ce récit fut achevé en juillet 1972, quelques semaines à peine avant la fin tragique du romancier survenue le 21 septembre. A l’instar de l’illustre torero Belmonte qui se suicida parce qu’il ne voulait pas atteindre le seuil fatidique de la vieillesse fixé par lui à 70 ans, Montherlant, que l’âge avait rendu presque aveugle, choisit l’équinoxe d’automne, moment où le jour est égal à la nuit, pour faire le grand saut.
Juste avant la fin programmée de son existence, comme un astre revenu à son point de départ, il avait focalisé ses ultimes réflexions sur trois personnages, héros de ses tout premiers romans : Jacques Peyrony, modèle du jeune homme tonique et sain au profil musclé digne des athlètes de l’antiquité, Dominique S., l'incarnation féminine de la pureté du sport féminin, qui à la fois “imposait” et “attendrissait” l’écrivain, et Douce, dont on ne connaîtra que le surnom, qualifiant “une jeune fille aussi charmante qu’inconstante, l’archétype même de la femme.”

Pour ses trois personnages, Montherlant avait une vraie affection et sans doute davantage. Du moins le croyait-il…
Cherchant à percer le mystère de l'attachement qui le liait à eux, à comprendre pourquoi ils avaient disparu de sa vie, et afin de corriger les maladresses de style qui entachaient selon lui la description qu’il fit de leurs relations passées, il se fait un devoir de reprendre le fil de deux écrits de jeunesse, Le Songe et Les Olympiques. Au long d’un chemin littéraire déconcertant fait de digressions dispersées façon puzzle, il est ainsi amené tantôt à magnifier les qualités, ou bien au contraire à revoir à la baisse les mérites de ces êtres chers. En toile de fond de ces chassés croisés sentimentaux, se profilent tour à tour l’admiration de l’écrivain pour le sport, sa passion pour la corrida et enfin l’empreinte obsédante de la guerre, celle de 14 avant tout.

Mais c’est dans les derniers chapitres que l’histoire dévoile tout son potentiel dramatique. Car hélas dans ce récit où l’amour le dispute à l’amitié, chacun des trois personnages fera défaut : “Successivement Dominique, Peyrony, Douce tombaient de moi comme à un souffle plus fort tombent de l’arbre ses feuilles un peu mortes.”
A la tristesse que lui inspire cette finitude sentimentale, Montherlant tente bien d’opposer un échappatoire réconfortant, fait de pensées positives: “De Dominique je dirai qu’elle m’a fourni une héroïne intéressante, dont je n’ai pas su tirer parti. De Peyrony qu’il remplit Les Olympiques, qui ne seraient pas ce qu’elles sont sans lui…/…. De Douce que, pendant neuf ans, elle avait été avec moi une fille parfaite : volupté, simplicité, honnêteté.”
Mais au bout du compte, le constat de la vanité de ce qu’on appelle amour s’impose. Aimons-nous vraiment ceux que nous aimons ? Telle est la question.
A celle-ci, l’auteur répond sans détour : “Nous n’aimons que des moments”. Pire, ces instants eux-mêmes sont illusoires marqués par une exigence absurde: “nous demandons aux autres de nous donner un amour que nous ne leur donnons pas.” Tout est donc vain car “les objets eux aussi sont des moments…” ils finissent un jour ou l’autre par s’user et disparaître. En somme, il n’y a “rien à dire si on sait bien d’avance que tout est perdu, soi compris.”

En bon stoïcien, Montherlant fait toutefois un effort pour se reprendre. En ayant conscience de cette insignifiance, dit-il, c’est malgré tout, “une conscience que nous devons surmonter, car il faut aimer. Il faut vivre dans cette illusion et dans cette clairvoyance : elles sont l’une et l’autre à l’honneur de l’homme, et les juxtaposer est encore à son honneur…/…”
Mais alors qu’on croit la cause entendue, un post scriptum inopiné de l’auteur révèle qu’il fait régulièrement un rêve qualifié de “révélateur”. Dans celui-ci, l’évidence s’impose qu’une personne a indéfectiblement compté dans sa vie. L’amour existe donc mais “on n’aime qu’une fois”.
Qui était donc l’être dont le souvenir habitait ses rêves ? Appartenait-il seulement au monde réel ? S’agissait-il de Serge, tel qu’il est dépeint dans l’intrigante pièce de théâtre “la ville dont le prince est un enfant” ? Quelqu'un dont le nom ne peut être dit ou bien qui s'est effacé avec le temps ?
Loin de porter un quelconque espoir, cette pensée s’ouvre hélas “sur la désolation” car avec le temps, l’amour s’est de toute manière enfui. Terrible constat qui amène la déchirante conclusion : “Depuis ce matin, ce n’est pas le « Ouvrez-vous, portes éternelles » que j’écrivais dans un de mes Carnets. C’est « Fermez-vous, portes éternelles…. »

30 mars 2022

Anéantir, mais quoi ?

Michel Houellebecq avait révélé il y a quelques années, qu’il souhaitait écrire un “gros livre”. C’est chose faite avec "Anéantir*", ce pavé de 730 pages en forme d’assommoir, au titre désespérant si ce n'est franchement nihiliste.
Disons tout de suite que sa lecture n’impose paradoxalement pas un effort considérable. Non pas qu’il soit palpitant pour l’esprit, mais pas plus désagréable non plus qu’un flux d’eau tiède sur la peau… Ça s’écoule sans joie ni déplaisir.
Si l’on s’en tient à la forme, elle s’inscrit dans le style auquel nous a habitué l’auteur, fait d’une écriture plate et atone remplie de lourdeurs, de trivialités et de banalités stylistiques. La ponctuation est parfois erratique, la narration n’évite pas la vulgarité, mais tout ça est inodore, sans saveur, sans truculence (n'est pas Céline qui veut). Le récit, linéaire mais sans but, se perd en digressions interminables de peu d’intérêt : les rêves insensés du personnage principal, la description caricaturale de l’organisation des maisons de retraites qu’on appelle de nos jours Établissements D'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), les moyens insensés auxquels il faudrait paraît-il recourir pour s'en échapper, les méandres cabalistiques dans lesquels se perdent des menées terroristes un peu ridicules, le microcosme doré de la haute fonction publique incarné par un ministre de l’Économie sans chair ni épaisseur, quoiqu’il soit qualifié de génie à l’égal de Colbert (ce qui est pour celui qui en est l’objet, un compliment à double tranchant). Et pour finir, une pesante réflexion sur la mort et sur vanité de l'existence empreinte de réminiscences freudiennes (la tumeur pharyngée qui dévore l'être...), mais ici encore, on reste étranger au drame narré de manière insipide...
Tout cela est donc très “techno” et jamais on n’éprouve le moindre frisson, ni la moindre émotion pour les êtres de papier dont l’auteur nous narre avec application et force platitudes la vie monotone, bourrée de stéréotypes et de clichés. Est-ce l’expression du spleen romantique si bien mis en vers par Baudelaire, ou Musset (dont un des personnages se plaît à scander les vers de Rolla) ? J’en doute tant l’art est ici absent.
J’ai plusieurs fois tenté d’entrer dans l’univers houellebecquien, mais à chaque fois mon impression fut dominée par la déception et je m’interroge sur les raisons qui font de cet écrivain somme toute médiocre, un champion des best-sellers en librairie. Peut-être par sa faculté étonnante à épouser avec une molle servilité les remous de l’actualité de son époque et à en décrire de manière insipide tous les poncifs sociétaux. Il ne les approuve ni ne les critique, ni même ne les commente, tout au plus, se contente-t-il de surfer dans la mousse des vanités contemporaines. Spectacle insignifiant mais qui plaît à l’évidence, dans un monde abandonnant un à un ses repères et qui donne à l'écrivain la stature de visionnaire aux yeux de certains …

Je reprends à cette occasion, le commentaire que m’avait inspiré en 2011, la lecture d’un précédent bouquin, lui aussi, “acclamé par la critique” : La Carte et le Territoire.
Le plus navrant concernant cet ouvrage, est qu'il soit parvenu à rafler le prix Goncourt.
On subodorait que ce dernier récompensait davantage l'aura médiatique et le potentiel marchand que les qualités littéraires intrinsèques. On en a ici, la confirmation éclatante.
Car il s'agit d'une bien médiocre prose, mais si conforme aux mornes standards du moment... Le genre de produit qu'on met dans son caddie au super-marché sans même y penser...
Il n'y a pas de style dans ce collage insignifiant de fragments desséchés, d'un puzzle sociétal situé dans les sphères branchées du snobisme bobo. On y trouve quelques pesants truismes sur le monde surfait des "people", un aperçu peu reluisant du "marché" de l'art contemporain, une louche assez écœurante d'autobiographie prétentieuse et grinçante, et un grotesque ersatz de polar dans le genre gore. Le tout est assaisonné de quelques annotations inutiles sur les cartes routières, les chauffe-eaux, les radiateurs, les automobiles de marque Audi ou les appareils photo numériques, et surtout de laborieuses et vaines digressions néo-déconstructivistes sur le devenir de la société post-industrielle.
L'ensemble est débité comme une sorte de jambon pâle, inodore et sans saveur. A l'image de la découpe au sens propre de la chair humaine, dépeinte dans une mise en scène atrocement banale. Il y a de la viande froide, mais où sont les tripes ? Les personnages sont absolument inconsistants et en général très antipathiques. Il s'agit de stéréotypes inexpressifs errant dans l'existence, sans but, sans passion, sans aspiration. Bref, ce bouquin sinistre est à la littérature ce que les fleurs de cimetières sont à celles de Giverny...
 
* Michel Houellebecq. Anéantir Flammarion 2022

24 décembre 2021

Deux contes pour Noël

Lu récemment deux petits contes opportunément réédités sous forme d’opuscules par les Éditions Sillage : Ce Qu’il Faut de Terre à l’Homme par Léon Tolstoï (1828-1910) et La Légende du Saint-Buveur par Joseph Roth (1894-1939).
De ces deux courts récits que rien a priori ne rapproche, on serait tenté de dire qu’ils sont faits pour être lus ensemble tant ils font vibrer les mêmes cordes sensibles au fond de l’âme
On y trouve à la fois du merveilleux, du moral et du romanesque, ingrédients indispensables à toute bonne fiction, et leurs titres à eux seuls suffisent à enchanter l’imagination.
Les immenses plaines russes, offrent à l‘auteur de Guerre et Paix l’occasion de faire l’éloge de la propriété privée et de son acquisition par l’effort et la détermination. Mais en même temps, il met en garde contre la tentation de préjuger de ses forces, et de vouloir posséder plus qu’on ne peut maîtriser. Qui trop embrasse mal étreint en quelque sorte comme le découvrira le fougueux Pakhomm en payant finalement le prix fort pour un domaine qu’il voulait le plus grand possible, présumant de ses forces dans l’ivresse de la conquête, au-delà du raisonnable… James Joyce voyait dans cette nouvelle “ la plus grande histoire de la littérature au monde”. Excusez du peu…

Pour Roth, lorsque la magie des hasards de la vie se manifeste par un événement heureux, il faut savoir profiter de la chance qui s’offre à soi par ce qu’on pourrait tout aussi bien attribuer à l’intervention d’une mystérieuse providence. Mais il ne faut jamais oublier la précarité de l’existence et ne pas perdre de vue les engagements qu’on peut prendre à la perspective euphorique d’une vie nouvelle. En un mot, il faut veiller à ne pas gaspiller les fruits tombés du ciel et savoir rendre grâce à qui de droit de son bonheur, avant qu’il ne soit trop tard. Andreas, vagabond alcoolique, devenu presque riche après avoir croisé un généreux donateur anonyme, l’apprendra à ses dépens. Preuve de sa puissance narrative, ce récit inspira au cinéaste Ermanno Olmi un film récompensé par le lion d’or à la Mostra de Venise en 1988…

Écrites dans un style limpide, ces deux histoires se lisent d’un trait, comme on boit avec délice lorsqu’il fait chaud, une boisson bien fraîche. Ce qu’elles racontent est intemporel et la force de la morale qui s’en dégage s’impose à la manière d’une lumineuse évidence. Tout le reste est littérature…

20 décembre 2021

La Habana Para Un Infante Difunto 3

Un jour enfin, pour l'Infante pas encore défunt, vint l’amour, le vrai. Pas nécessairement celui né de relations durables. Comme celle nouée avec la femme qu’il épousa mais qui est restée fantomatique au sein du cortège des pasionaria peuplant son imaginaire érotique. Ni comme “les fausses amours avec une ballerine” vécues avec Douce Espina surnommée avec humour Rosa. Elle avait presque tout pour plaire, et avec elle, il parvint enfin au bout de l’acte, apprenant avec surprise qu'il venait de la déflorer sans aucune violence. Elle se révéla pourtant par la suite frigide et rétive aux pratiques non conventionnelles. Étrangère donc au sexe comme le sont parait-il beaucoup de danseuses, qui telles des “vestales de Terpsichore”, épousent le ballet comme les nonnes le font avec Christ. Pour elles “la barre d’exercice est le pénis”…

Il fallait donc quelque chose en plus, qui révèle une subtile alliance de l’esprit et de la chair. Il trouva cet idéal auprès de “la plus belle fille du monde” : Julia, qu’il appellera tendrement Juliette et de laquelle il recevra l’initiation la plus accomplie à “la Bona Dea du sexe”. Petite mais admirablement proportionnée, elle était “belle à lécher tout entière, en commençant par le pied du lit” ! Il fondait littéralement sous le charme de cette adorable Tanagra. La fête des sens avec elle semblait sans limite. Commencée dans la béatitude d’une audacieuse caresse buccale, elle fut suivie d’une étreinte aussi brève qu’intense, la nuit au bord de la mer, mais en public, ce qui valut aux amants d’être traités de "repugnantes cerdos" par des passants effarés.
Mue par un étrange caprice, elle voulut absolument faire l’amour en écoutant La Mer. Non pas celle qui berce les rêveurs de son doux va-et-vient, mais l'œuvre symphonique de Debussy ! Grâce à une amie compréhensive qui lui prêta un tourne-disques, il trouva le moyen d’assouvir le désir de sa déesse, et ce fut elle alors qui fit la mer, allant et venant, feulant et gémissant dans l'ivresse du plaisir. Suivirent maints ébats, moult frénétiques copulations, avant que l’enchantement finisse, lorsque l’amant comprit qu’il ne représentait pour celle qu’il considérait comme “la clé de ses songes” à peine plus qu’un pénis capable de s’ériger à plusieurs reprises...

Il y eut enfin Violeta du Val alias Margarita, sorte de tragique amazone, mutilée du sein droit par une brûlure survenue dans l’enfance. En dépit de cette infirmité, si bien cachée qu’il ne la découvrit pas de prime abord, la passion fut intense : “elle n’était pas seulement le sexe, elle était l’amour”.
Encline à la théâtralisation, elle aimait le griffer, le pincer pour laisser, disait-elle, "sa marque". Elle lui fit même croire un jour qu’elle l’avait empoisonné, avant de lui révéler qu’elle avait concocté quelque chose de plus terrible encore, à savoir une “amarre havanaise”, autrement dit un philtre magique pour qu’il l’aime toujours, éternellement. “Un jour je m’en irai”, lui dit-elle, et “je veux que tu continues à m’aimer après mon départ”… De fait, elle quitta Cuba pour le Venezuela, et il ne la suivit pas, marié qu’il était, et devenu père par la même occasion…
A la fin tout se brouille. Alors qu’il la croyait perdue, un jour, il se retrouve à nouveau auprès de cette femme dans un cinéma. Elle est plus aguicheuse, plus adorable que jamais. Elle se confond avec le souvenir qu’il a de “sa splendeur sexuelle, de ses yeux verts ardents, sa bouche écarlate, et aussi ce défaut de beauté, sa macule mammaire, le sein manquant qui faisait de l'autre une perfection rare, unique: la précieuse corne de l’unicorne”. Mais est-ce vraiment elle, ou bien sa sœur Tania ? Est-il dans le temps présent ou bien a-t-il remonté le cours de ses souvenirs ? Sont-ce les effets du fameux philtre d’amour ? Pourquoi tout à coup son alliance disparaît ? Il cherche dans le noir, elle fait mine de le guider, et c’est entre ses jambes qu’il se retrouve. Non seulement il ne met pas la main sur son alliance, mais c’est sa montre qui s'évapore à son tour. Est-ce une réminiscence trouble des heures durant lesquelles elle l'avait fait attendre autrefois ? Margarita semble pour sa part indifférente, happée par le film de Disney. Lui s’égare de plus en plus. C’est un grand vertige qui s’empare de lui, alors qu’il s’engage dans une plongée vaginale insensée. Il est tout entier entré en elle. Le monde s’efface, devient irréel, peuplé d’illusions et de mirages. Il se met à “tourner dans un tourbillon privé de centre”. “Stop !” s'écrie-t-il, avant de ressentir “comme un choc dans une faille, un râle dans la ravine”. Et il tombe, libre, dans "un abîme horizontal".
“C’est là que nous sommes arrivés”, écrit-il avant de lâcher de manière abrupte, son récit, les femmes, La Havane et toute une partie de sa vie sans doute...
C’est peu dire qu’on ne sort pas indemne de ce périple illuminé mais fou, qui risque de laisser chez le lecteur des stigmates, telle cette cicatrice témoignant d’une griffure passionnelle profonde que Margarita fit un jour au poignet de Guillermo...