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28 mai 2021

Le Monde d'Hier 2

L'ambiguïté, les contradictions et l’aveuglement dans lesquels se perdent parfois l’esprit humain forment une sorte de toile de fond dramatique à l’ouvrage de Stefan Zweig et pourraient expliquer en partie la montée irrépressible des périls durant le XXè siècle. Sans doute pourrait-on en tirer des leçons pour notre époque pleine de paradoxes et d’inconséquences…

En Allemagne et en Autriche comme ailleurs en Europe, on assista à un enchaînement infernal des évènements, conduisant progressivement mais inéluctablement à quitter “le monde d’hier” fait de stabilité et de sécurité, pour entrer dans celui du chaos et de l’horreur fanatique. Le monde politique lui-même fut saisi d’impuissance et de fatalisme face à cette molle mais insane dérive, creusant de ce fait le lit des extrêmes. A maintes reprises, les dangers ont été négligés ou tout simplement édulcorés par des gouvernants pusillanimes et une opinion publique naïve.
Deux personnages furent emblématiques de l’époque, Walter Rathenau et Engelbert Dolfuss. Du premier, Zweig fut proche et même ami, lui reconnaissant d’éminentes qualités: “malgré ses occupations, il avait toujours du temps”, et une “incommensurable intelligence”. Mais l’homme était “pétri de contradictions”. “Il possédait des millions et jouait avec les idées socialistes, il était très juif d’esprit et coquetait avec le Christ, il était commerçant mais voulait sentir en artiste…”
A force de louvoyer, à l’instar de ce qu’il est convenu d’appeler la République de Weimar, dont il fut un éminent ministre, il devint impopulaire et finit assassiné par des militants d’extrême-droite en 1922.
Le même sort funeste fut réservé en 1934 au chancelier autrichien Dolfuss dont l’anti-nazisme et l’anti-communisme tournèrent à la dictature. Triste sort pour un pays aussi distingué que l’Autriche, et solution inefficace puisqu’elle n’empêcha pas l’Anschluss…

En réalité, dès la première conflagration mondiale, 
une incroyable spirale s'était enclenchée. Selon Zweig, “si on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte. Nous sommes entrés dans une époque de grands sentiments de masse, d’hystérie collective, dont on ne peut mesurer la puissance en cas de guerre.../… Le 28 juin 1914, éclate à Sarajevo ce coup de feu qui en une seconde fracassa en mille miettes comme un vase de terre creux ce monde de la sécurité et de la raison créatrice, dans lequel nous avions été élevés , avions grandi et nous étions naturalisés…”

L’entrée en guerre fut paradoxalement euphorique en Autriche et Zweig écrit que “l’inquiétante ivresse de millions d’êtres qu’on peut à peine peindre avec des mots, donnait pour un instant au plus grand crime de notre époque, un élan sauvage et presque irrésistible../… On vit des foules de jeunes gens chanter et pousser des cris de joie dans les trains qui les menaient à l’abattoir…"
La guerre révéla vite son lot d'atrocités, pour se terminer quatre ans plus tard au terme de l’inutile et vaine boucherie qu’on connaît. Les suites furent si chaotiques qu'elles ouvrirent la voie au second conflit mondial.
De l’aveu de Zweig, les années 1919, 1920, 1921 furent les trois plus dures de l'après guerre en Autriche : "En raison de la crise économique et de l’inflation galopante, il se trouva bientôt qu’en Autriche, le loyer annuel d’un appartement coûta moins au locataire qu’un seul repas.../... Les riches s’appauvrissaient parce que l’argent placé dans les banques ou en obligations de l’État fondait”. En revanche “qui avait contracté des dettes en était déchargé…”
Dans le même temps, on assista selon Zweig à une dérive touchant à la fois les mœurs, la culture et les arts : “l’homosexualité fut la grande mode, non pas par un penchant inné, mais par esprit de protestation contre les formes traditionnelles, les formes légales et normales de l’amour. La nouvelle peinture entreprit les plus folles expériences cubistes et surréalistes. Partout on proscrivait l’élément intelligible, la mélodie en musique, la ressemblance dans un portrait, la clarté de la langue… On n’eut soudain plus qu’une seule ambition, celle d’être jeune. C’était l’âge d’or de tout ce qui était extravagant et incontrôlable…”

L’inflation prit fin en 1924 en Allemagne. De cette date à 1933, ce fut, raconte l’écrivain, “une pause dans la succession des catastrophes dont notre génération a été le témoin et la victime depuis 1914. Mais sous sa surface apparemment pacifiée, notre Europe était pleine de dangereux courants souterrains. Le mal était profond. Rien n’avait rendu plus mûr l’Allemagne pour le régime d’Hitler, comme l’inflation…”
Hélas, personne ou presque n’eut vraiment conscience de la tempête qui s’approchait, car affirme Zweig, “c’est une loi inéluctable de l’histoire, qui défend au contemporains des grands mouvements qui déterminent leur époque de les reconnaître dans leurs premiers commencements.”

La maison de Stefan Zweig à Salzbourg était si proche de la frontière qu’on pouvait voir à l'œil nu la montagne de Berchtesgaden où se trouvait le nid d'aigle d’Adolphe Hitler. Si cette vision lui faisait horreur, le dictateur n’effrayait pas la plupart de ses contemporains qui voyaient en lui “le rempart au bolchevisme”. On fit semblant de croire qu’on pouvait temporiser et beaucoup de dirigeants et de politiciens crurent dans la stratégie hasardeuse et lâche de “l’appeasement” et du “try and try again”.
Zweig qui fut pourtant un des plus clairvoyants, ne s’exonère pas de l’aveuglement collectif: “nous tous en Allemagne et en Autriche, nous n’avons jamais jugé possible en 1933, en 1934 un centième, un millième de ce qui devait éclater quelques semaines plus tard.” Il avait quand même plus qu'un doute car c’est cette année-là, alors que le jeu semblait déjà “perdu”, qu'on ne pouvait “plus rien attendre de l’Autriche”, et que la “stupidité” à laquelle il était quotidiennement confronté lui était devenue insupportable, que Stefan Zweig décida de quitter son pays pour s’établir en Angleterre.

Il évoque avec la même affliction la montée du bolchevisme en Russie, relatant notamment les propos de son ancien éditeur à Leningrad, qui se disait autrefois riche et depuis la révolution, ruiné : “qui aurait pu croire alors qu’une chose telle que la République des ouvriers et des soldats pourrait durer plus de quinze jours?”
Lui qui fut, comme beaucoup d’intellectuels, assez bluffé par ce qu’il avait vu lors du périple qu'il avait entrepris en Soviétie, à l’occasion du centenaire de la naissance de Tolstoï, raconte qu’il trouva à son retour une lettre anonyme, probablement glissée subrepticement dans sa poche. On pouvait y trouver les prémices de l’horreur d’un régime trop longtemps méjugé : “Ne croyez pas tout ce qu’on vous dit.../… les personnes qui parlent avec vous ne vous disent pas en général ce qu’elles voudraient vous dire, mais seulement ce qu’il leur est permis de vous dire. Nous sommes tous surveillés et vous ne l’êtes pas moins…”
En somme, si les périls du nazisme furent sous estimés, ceux du communisme furent tout simplement occultés, voire niés...

Lors d’un dernier voyage en Autriche en novembre 1937, Zweig fut témoin de la parodie de dictature installée par Dolfuss et des préparatifs de l’Anschluss, qui allait être “le suicide de l’indépendance autrichienne”, mais qui se fit dans un calme sépulcral, tant les esprits étaient résignés !
La suite fut pour lui l’exil définitif, prison dorée à laquelle il était condamné et qui fut une souffrance intolérable en dépit de sa célébrité internationale, intacte.
Il continua toutefois de suivre l’actualité, peut-être avec une secrète espérance...

En 1939, il n’était plus temps de faire machine arrière. On savait que les armes allaient à nouveau parler. Mais contrairement à 1914, il n’y avait plus de romantisme. On savait ce qu’était la guerre, mais “on méprisait la diplomatie depuis qu’on avait constaté avec amertume qu’elle avait trahi à Versailles les espoirs d’une paix durable.../… On n’avait du respect pour aucun homme d’État.”
De son point de vue, dans l'enchaînement fatal des causes du désastre, “le plus grave a été que les politiciens européens pas plus que les américains n’ont exécuté le plan simple et clair de Wilson [de 1918], mais qu’ils l’ont mutilé. C’était de donner liberté et indépendance aux petites nations, en la conditionnant à la mise en place d’une entité supérieure, la Société Des Nations.“
En 1942, le lendemain du jour où il envoya le manuscrit du “Monde d’hier”, il se suicida avec son épouse, dans la jolie villa qu’il occupait à Petropolis, au Brésil, tout près de Rio de Janeiro...
 

27 mai 2021

Le Monde d'Hier 1

En pleine épidémie de COVID-19, les prévisionnistes tentent d’imaginer “le monde d’après”. Les utopistes quant à eux espèrent avec opiniâtreté l’avènement d’un “nouveau monde”, naturellement meilleur que celui dans lequel nous vivons.
L’Histoire hélas se répète souvent, et les rêves de révolutions et de grands changements se transforment en cauchemars et au réveil on n'a plus que ses larmes pour regretter un passé, bien meilleur qu'on le pensait.
La lecture du dernier ouvrage écrit par Stefan Zweig (1881-1942) est de ce point de vue édifiante. Lorsqu’il le publia en 1942, le monde avait déjà basculé dans l’horreur. Lui ne croyait plus depuis bien longtemps aux lendemains qui chantent ni aux illusions portées par les idéologies et il célébra avec un terrible désespoir “Le Monde d'Hier.”
Pour l’écrivain autrichien comblé de gloire littéraire, mais vacillant au bord de l’éternité, l’avenir s’inscrivait depuis plusieurs années dans un désastre hélas prévisible.
Ce qu’il décrit dans cet ouvrage à la fois lumineux et terriblement sombre, ce sont, avec un brin de nostalgie, les quelques belles décennies qui précédèrent la première guerre mondiale, les fastes de sa ville natale Vienne, puis les années tragiques de l’entre deux guerres et de la montée irrésistible des fascismes et du communisme, tellement terribles qu’il ne voulut pas leur survivre. 

Ça commence par une vision édénique : “C’était l’âge d’or de la sécurité. Tout dans notre monarchie autrichienne vieille de près d’un millénaire, semblait fondé sur la durée, et l’Etat lui-même paraissait le suprême garant de cette pérennité.” Le souci qu’avaient les gouvernants d’assurer à tous la sécurité avait ouvert “l’âge d’or du régime des assurances”, dont les bienfaits donnèrent un sentiment d’infaillibilité. La prospérité gagnait régulièrement du terrain et “le XIXè siècle avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu qu’il se trouvait sur la route droite qui mène infailliblement au meilleur des mondes possibles.”
“Déjà l’on croyait en ce Progrès plus qu’en la Bible, et cet évangile semblait irréfutablement démontré par les merveilles sans cesse renouvelées de la science et de la technique.../... La haine entre les pays, les peuples, les classes ne s’étalait pas quotidiennement dans les journaux.../… L’odieux instinct grégaire n’avait pas encore la puissance qu’il a acquise depuis dans la vie publique."
C’était en quelque sorte le bon vieux temps, “Les machines, l’auto, le téléphone, la radio, l’avion n’avaient pas encore imposé aux hommes les rythmes des nouvelles vitesses, le temps et l’âge avaient une autre mesure….”

Il y avait certes un revers de la médaille à ce tableau idyllique. Tout n’était pas rose et l’ordre bourgeois qui régnait alors, manifestait un conformisme étriqué et une rigidité excessive, confinant parfois au puritanisme.
L’école était l’objet d’un contrôle quasi militaire, transformant ce qui aurait dû être l’antichambre de la liberté et de la connaissance en une “geôle de la jeunesse” distillant “une éducation sans amour et sans âme”. La morale y était corsetée. L’opinion des maîtres était “infaillible”, la parole des pères “irréfutable.”
“La sexualité était refoulée, traitée ni à l’école, ni dans la famille, ni en public, et l’on étouffait tout ce qui pouvait y faire songer. Les lignes du corps d’une femme devaient être dissimulées. La morale de ce temps avait pour souci capital de cacher et de dissimuler.”
On comprend toute la répugnance de Zweig contre un tel système de refoulement, lui qui devait devenir ami intime avec Freud…
Ce carcan étouffant fit naître chez le futur écrivain comblé de gloire “une passion de la liberté qui se manifesta de bonne heure.” Sa soif d’émancipation s’exprima dans le champ culturel. Avec ses condisciples étudiants, ils s'éyaient donné l'objectif d’incarner “les troupes de choc de l’Art nouveau.”
Fatigués d’entendre les leçons sur “la poésie naïve et sentimentale de Schiller”, ils glissaient les poèmes de Rilke sous leurs grammaires latines. A leurs yeux enthousiastes, “Nietzsche révolutionnait la philosophie, Schoenberg la musique…”
Entre tous les artistes de leur époque, une figure les fascinait tout particulièrement : Hugo Von Hofmannsthal, dans lequel leur jeunesse “ne voyait pas réalisées seulement ses plus hautes ambitions, mais encore la perfection poétique la plus achevée et la plus absolue, et cela en la personne d’un jeune homme qui avait à peu près leur âge…”

Zweig fréquenta tellement de célébrités que le récit de ses rencontres est un vrai tourbillon. Ses voyages à travers le monde étaient incessants. A Paris, “ville de l’éternelle jeunesse”, il passa “sa première année de liberté conquise après les études". Il y fit la connaissance de Rainer Maria Rilke, ce poète “ombrageux et réservé”, à “l’existence mystérieuse”,” invisible”, qui fuyait la renommée, “cette somme de tous les malentendus qui s’accumulent autour d’un nom”. Il fit avec lui des promenades enchantées, car les choses les plus insignifiantes prenaient de l’importance et étaient perçues par des yeux en quelque sorte illuminés.
Plus tard, il côtoya Emile Verhaeren, “le premier de tous les poètes français (sic) qui ait tenté de donner à l'Europe ce que Walt Whitman a donné à l’Amérique: une profession de foi en son époque, une profession de foi en l’avenir…”
Parmi les nombreux écrivains qu’il fréquenta, certains devinrent de vrais amis. Romain Rolland par exemple, dont le savoir écrivait-il “vous humiliait par son étendue”. Pourtant, s’il était ébahi par l’étendue de ses connaissances : “littérature, philosophie, musique, pas un domaine échappait à sa curiosité”, il restait quelque peu dubitatif quant à sa naïveté idéologique, très portée à gauche.
Il admirait pareillement le talent de conteur de Maxime Gorki mais comprenait moins bien sa proximité avec le régime bolchevique. Il le rencontra à plusieurs reprises, notamment lors d’un émouvant voyage en Russie en 1928. Ce fut l’occasion d’un pèlerinage à Iasnaïa Poliana où vécut Tolstoï et où il est enterré sous un simple tumulus herbeux, sans croix ni monument : “Ni la crypte de Napoléon sous la coupole de marbre des Invalides, ni le cercueil de Goethe dans le caveau des princes, ni les monuments de l’abbaye de Westminster n’impressionnent autant que cette tombe merveilleusement silencieuse, à l’anonymat touchant, quelque part dans la forêt, environnée par le murmure du vent, et qui ne livre par elle-même nul message, ne profère nulle parole.”
Dans l’effervescence culturelle viennoise, c’est naturellement Freud qui ressort le plus, tant les deux hommes furent intimes. Fasciné par l’intelligence et les théories du psychanalyste, Zweig lui vouera une immense et durable admiration, et l’accompagna lors des derniers mois de sa vie à Londres, en 1939.
Il noua également des liens très forts avec Richard Strauss. Il écrivit plusieurs livrets pour accompagner ses opéras, (notamment La Femme Silencieusse), mais comme avec Rolland ou Gorki, s’interrogeait sur l’ambivalence du personnage, longtemps choyé par les Nazis. Stefan Zweig ne douta toutefois jamais de la sincérité et de l’honnêteté intellectuelle de son ami. Lui-même avait d’ailleurs bénéficié un temps de la faveur de Hitler, peut-être en partie grâce à sa collaboration avec le musicien...
Parmi les artistes dont Zweig fut proche et dont il raconte les rencontres, on peut encore citer Auguste Rodin, James Ensor, Paul Valery, Arthur Schnitzler, James Joyce, Bernard Shaw, HG Wells, Pierre-Jean Jouve, et les musiciens Feruccio Busoni, Arturo Toscanini, Alban Berg, Bruno Walter...
Non content d’approcher maints grands esprits contemporains, Zweig fut un chasseur invétéré d’autographes et de manuscrits célèbres : Leonard de Vinci, Napoléon, Balzac, Nietzsche, Bach Haendel, Gluck, Beethoven... Il y cherchait frénétiquement le secret du génie, la magie de l’instant créateur...

(à suivre...)