Affichage des articles dont le libellé est communisme. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est communisme. Afficher tous les articles

31 août 2022

In memoriam Mikhaïl Gorbatchev

A l’annonce de la disparition du dernier président de l’Union Soviétique Mikhaïl Gorbatchev (1931-2022), les hommages pleuvent. Mais on entend nombre de commentateurs évoquer surtout son impopularité en Russie. Loin de vanter les mérites du défunt, ils déplorent l’échec de sa politique de démantèlement de l’URSS qui conduisit au chaos et ouvrit la voie à “l’ultra-lbéralisme”. Certains vont même jusqu’à prétendre que la plupart des Russes lui préfèrent Staline ! L’ivresse joyeuse entourant la destruction symbolique du mur de la honte est bien loin…
Le bon sens étant de nos jours en déroute, il est devenu possible d’affirmer n’importe quoi et même des énormités pourvu qu’elles ne heurtent pas la doxa régnante. Lorsqu’il animait l’émission télévisée "Tout le Monde En Parle", Thierry Ardisson se plaisait à poser à ses invités des questions aussi absurdes qu’incontournables, dont celle-ci : “préférez-vous Hitler ou Staline ?” Il est à peine utile de préciser qu'après avoir cherché vainement à se défiler, la plupart répondaient évidemment “Staline !”. Ardisson leur demandait alors malicieusement si c’était parce qu’il avait fait plus de morts…

Gorbatchev n’eut sans doute guère d’alternative stratégique, eu égard à l’état de décrépitude avancé du monstrueux bloc totalitaire dont il hérita en tant que serviteur zélé de la révolution. La faillite du modèle socialiste était irrémédiable, il était bien placé pour le savoir.
Vu  l'épouvantable arsenal militaire, que l'empire communiste avait accumulé, il fallait que sa chute fut déclenchée de l’intérieur, et  Gorbatchev en toute connaissance de cause décida de s'atteler à la tâche. Il eut l’immense mérite d’opérer une transition, quasi sans effusion de sang, dès 1985 avec la Glasnost et la Perestroïka, dont il ne tira aucun bénéfice personnel hormis un prix Nobel de la paix  bien mérité. 
Une fois ouverte, la boîte de Pandore de la Liberté était devenue incontrôlable. Toutes les pièces de l’édifice insensé s’effondrèrent à tour de rôle et l’artisan de cette déconfiture n’eut d’autre choix que de démissionner à la fin des fins, en 1991.
Son action restera toutefois indissociable d'un tournant historique majeur au bon sens du terme, sans comparaison évidemment, avec l’abominable révolution de 1917 qui enferma durant plus de 70 ans nombre de peuples derrière le rideau de fer. 
Après une telle mésaventure, le travail colossal de reconstruction ne pouvait s’inscrire dans la mission d’un seul homme et on ne saurait faire grief à Gorbatchev de n’avoir pas pu réaliser l’impossible. Il redonna l’envie d’être libres à des millions de gens et leur permit de recouvrer enfin l’espoir. C’est un vrai titre de gloire même s’il fut grandement aidé par deux partenaires exceptionnels, Ronald Reagan et Jean-Paul II (on pourrait citer également Margaret Thatcher). Ils accompagnèrent sa démarche avec tact et intelligence. Autre époque, autres dirigeants, mais combien plus inspirés que quantité de médiocres gouvernants actuels…

 

22 janvier 2022

Penser le communisme

A-t-il été un jour loisible de penser objectivement le communisme ?
Thierry Wolton dans un récent ouvrage*, ose répondre par l’affirmative. Il faut dire qu’il a quelques titres à faire valoir. Son histoire mondiale du communisme publiée en 2015 constitue une somme. Avec le livre noir du communisme paru en 1997 sous l’égide de Stéphane Courtois, ce sont à peu près les deux seuls ouvrages d’importance en français qui traitent en profondeur du sujet. Ce dernier avait déclenché de violentes polémiques, tendant avant tout à séparer l’idéologie des crimes commis en son nom. Le premier n’avait guère eu meilleur accueil. Il y eut beaucoup d’indifférence à son égard et certains n’hésitèrent pas à le juger trop anti-communiste… Comme si on pouvait qualifier un livre sur le IIIè Reich et la Shoah de trop anti-nazi !

A l’heure où le candidat du parti communiste français à l’élection présidentielle fait la une de l’actualité, non pour l’idéologie calamiteuse au nom de laquelle il parle, mais parce qu’il déclare aimer la viande, les fromages et le bon vin français, on mesure la mansuétude avec laquelle on juge de nos jours les émules du marxisme-léninisme.
Thierry Wolton s’interroge donc sur les raisons qui font que le communisme puisse encore jouir d’une telle indulgence, alors “qu’aucun mode de gouvernement n’a fait autant de victimes dans l’histoire”. Et puisqu’il faut bien admettre “qu’aucune idéologie n’a séduit autant les esprits dans le monde”, il essaie de comprendre “comment les meilleures intentions peuvent aboutir aux pires tourments”.
On peut dans cette analyse distinguer trois étapes majeures dans la description desquelles, on s’appuiera largement sur les propos de l’auteur.

Les racines du Mal
Si les théories de Marx sont indissociablement liées à l’avènement du communisme, on peut trouver chez nombre de penseurs qui l’ont précédé les germes du mal. A commencer sans doute par les philosophes holistes de l’antiquité, tels Platon et Aristote, qui affirmaient que le tout prévaut sur les parties. Cette idée fut soutenue par Saint-Thomas d’Aquin puis par Rousseau dont le fameux contrat social donne la primauté de la volonté générale sur les intérêts particuliers, allant jusqu’à considérer qu’une opinion personnelle contraire à celle du peuple, était nécessairement erronée. Rien à voir, faut-il le préciser avec le Social Contract de John Locke, empreint de pragmatisme…
Le babouvisme prôna quant à lui la répartition des biens selon le principe du “chacun à sa suffisance, mais rien que sa suffisance”, préfigurant le “à chacun selon ses besoins” du communisme (précisant que nul ne peut prétendre avoir plus de besoin que son voisin...). Enfin Hegel posa comme axiome que la dynamique de la révolution porte en elle le projet de “se fonder sur l’idée et de construire d’après elle la réalité”. Fatale mystification.

La Révolution de 1789 fut la première tentative pour faire passer dans les faits ces théories, associant dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen les principes antinomiques de liberté et d’égalité.
En 1830, un terrible sophisme permit d’assimiler la révolution au progrès, le progrès au socialisme, donc de conclure que la révolution, c’était en toute logique le socialisme !
C’est sur d’aussi bancales fondations, que s'installa la tyrannie des bonnes intentions qui permit à Marx d’asséner qu’il fallait dépasser les philosophies théoriques pour se donner un objectif ambitieux, celui de transformer le monde ! Le pire fut qu’il décréta ce projet au nom de la science, s’appropriant les thèses darwiniennes, ce qui fit dire à Engels que “si Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine” !

Les causes de la complaisance
Si le communisme s'inspire prétendument de belles idées et prône les valeurs de justice sociale, comment toutefois expliquer que le malentendu puisse perdurer après tant d’échecs dans son application, tant de massacres commis en son nom ?
Selon Thierry Wolton, l’aveuglement qui a si longtemps permis d’occulter la réalité du communisme s’explique en partie par l’instinct égalitaire qui anime tout être humain et par sa corollaire implacable : "dénoncer ce qui se fait au nom du socialisme, c’est y renoncer".
Cette aspiration est si forte qu’elle conduit le converti à s’infliger une discipline de fer allant jusqu'à dépasser sa propre condition humaine, à supprimer tout désir, tout plaisir, tout état d’âme, et in fine toute pitié (Tchernychevski puis catéchisme du révolutionnaire Netchaïev).
Dès lors, il n’y a ni méchanceté ni cruauté dans les sacrifices qu’exige le triomphe de la cause, et on comprend qu’une fois au pouvoir, le parti léniniste soit devenu l’instrument du totalitarisme "parce qu’il est intrinsèquement totalitaire".

"L’adhésion paradoxale des bourgeois et des intellectuels est logique dès lors qu’ils comprennent que le seul moyen pour eux de jouer un rôle est de suivre le train". Cela peut aller jusqu’à renier sa classe, à se faire fustiger et flageller par le Parti "pour gagner des galons de serviteur de la Révolution". "L’intellectuel renonce sincèrement et même voluptueusement à l’intellectualisme et avec lui à l’intelligence et aux exigences de la connaissance" (Lefebvre). Il en perd toute objectivité. Pour le compagnon de route, "le chemin du salut conduit à l’abêtissement" dans lequel on peut voir "une part de haine de soi".
"Assimilée à l’exaspération des plus opprimés, la violence révolutionnaire et celle du Parti-État est volontiers pardonnée dès lors qu’elle est perpétrée au nom du bien !"
De fait, "sans la complicité de fait des intellectuels occidentaux bercés d’illusions et de faux semblants, la vérité sur ce qui se passait derrière le rideau de fer aurait probablement été connue plus tôt" (et le premier témoin Kravchenko aurait pu être écouté au lieu d’être diffamé par la horde des intellectuels de l'époque).
En définitive, le capitalisme, grâce à la liberté d’expression qu’il offre et à la mauvaise conscience aux relents judéo-chrétiens qu'il suscite, a plutôt permis au socialisme de perdurer, et de continuer à promettre tantôt le Grand Soir, tantôt des lendemains qui chantent, tantôt le réenchantement du monde…
Malgré les défaites continuelles de l’application des grands idéaux, dans les esprits, l’opposition avec le capitalisme a toujours été inégale car elle repose d’un côté sur une réalité, de l’autre sur un imaginaire…
 
Mort et transfiguration du communisme
Le communisme, contrairement à ses proches cousins fascisme et national-socialisme, n’a jamais fait l’objet d’un procès. Les coupables n’ont quasi jamais été punis sinon par leur propre système d’épuration. Pire, dans son acception classique, le communisme est loin d’avoir disparu de la planète. Corée, Vietnam, Laos, Cuba, Venezuela, Erythrée… Nombreux sont les potentats résiduels, qui continuent de commettre leurs horreurs au vu et su du monde et de la communauté internationale.
Le cas de la Chine interroge. Le pays est revenu à l’économie de marché et la propriété privée a été rétablie, mais l’avenir est incertain car le Parti reste omnipotent et fidèle au dogme maoïste, faisant craindre un durcissement progressif de l’emprise étatique.
Parallèlement, d’innombrables avatars égalitaristes fleurissent de nos jours dans les pays démocratiques, et on voit monter en puissance l’islam "qui veut le même bonheur pour tous les hommes sous l’autorité d’une idéologie unique sous les commandements supposés d’Allah".
Un vent de pessimisme souffle sur les peuples libres, en dépit d‘une prospérité inégalée et d’un indice de gini qui s’améliore régulièrement (contrairement à une idée reçue véhiculée par l'intelligentsia de gauche, si le nombre de riches s'accroît, celui des pauvres diminue régulièrement).
Paradoxalement, "plus le système démocratique s’étend, moins il semble satisfaire ceux qui en jouissent" et "la croissance des pays en voie de développement est vécue comme une concurrence déloyale". Dans ce contexte, la doxa socialiste a évolué. La lutte des classes ne faisant plus guère illusion, c’est le souverainisme et le protectionnisme qui séduisent et permettent de pointer les coupables, à savoir le bon vieux capitalisme, le néo-libéralisme et le libre échange ! Tout change mais rien ne change. Les slogans éculés, une fois recyclés, restent en vigueur, et les théories altermondialistes qui fleurissent un peu partout agitent encore et toujours le mirage d’un autre monde…

D’autres périls s’ajoutent à ceux auxquels on était habitués, plus insidieux mais non moins délétères. La cancel culture et le wokisme, venus des Etats-Unis, qui prétendent du passé faire table rase, "singent le réalisme socialiste". "Climat, race, sexe, la lutte finale devient existentielle avec pour fonds de commerce commun, l’éternelle diabolisation du capitalisme". "L’usage du web joue sur des ressorts humains connus, les mêmes qui ont fait le miel des idéologies totalitaires du XXè siècle: envie, jalousie, haine".
"A la lutte des classes moteur de l’histoire, les écologistes les plus radicaux substituent le changement climatique, leur couteau suisse de la compréhension du monde". "Chez Marx, le capitalisme devait s'effondrer de lui-même victime de ses contradictions; pour les catastrophistes, c’est la planète entière qu’il entraîne dans sa chute inéluctable".
Un petit espoir demeure envers et contre tout pour les plus optimistes. Paraphrasant Lénine qui voyait dans le gauchisme une maladie d'enfance du communisme, Thierry Wolton suggère que ces avatars sociétaux prônant l’uniformisation générale insipide et la désintégration des valeurs en constituent la dégénérescence sénile...
 
* Penser le communisme. Thierry Wolton. Grasset 2021.

20 juin 2018

Et après ?

La spectaculaire rencontre entre Donald Trump et Kim Jong-Un est-elle davantage qu’un acte de communication bien orchestré mais sans lendemain ?
Le Président américain est l’objet de tant de critiques et d’insultes que les commentateurs se sont trouvés un peu interloqués par cette initiative à laquelle personne ne croyait vraiment. Doit-on la porter à son crédit, ou bien n'est-ce qu’un acte d’esbroufe ? S’agit-il d’une réelle avancée vers la paix menant à un possible désarmement de ce petit potentat oriental, un des rares vestiges encore vivant du communisme le plus pur dans sa forme autochtone dite "Juche" ?

Ce régime est atroce, une vraie honte pour la Communauté internationale qui l’a laissé impunément pérenniser sa dictature depuis les années cinquante. Le jeune tyranneau ne porte pas à lui seul toutes les turpitudes de la dynastie dont il est l’héritier, mais ses faits et gestes, tels qu'ils sont relatés, ne le rendent pas des plus sympathiques. 

On ne sait pas grand chose de ce qui se passe réellement là bas et rien ou presque des intentions réelles de M. Kim. Maintenant qu’il est parvenu à doter son pays de l’arme nucléaire, il est peu probable qu’il accepte de s’en séparer avant longtemps. Il s’agit d'une sorte de viatique... Après avoir montré sa force, il a en revanche tout intérêt à se montrer plus conciliant, ne serait-ce que pour obtenir quelques aides financières, voire conclure quelques contrats avec le monde qui l’entoure.
La Corée du Nord recèle nombre de matières premières dont elle ne peut à ce jour faire commerce qu’avec son géant de voisin la Chine.

Quel rôle ont joué les dirigeants de cette dernière ? Y a-t-il eu des tractations entre Washington et Pékin, quant à l’avenir de la Corée du Nord ?
Il y a beaucoup de mystère autour des négociations qui ont sous-tendu la désormais historique poignée de main de Singapour.
M. Trump a hérité d’une situation quasi inextricable et après avoir lui aussi joué les gros bras, a choisi la voie d’une conciliation qui peut sembler hasardeuse.
Un fait est sûr, il n’y a pas grand chose à perdre à opter pour cette solution. S’il est inimaginable d’envisager ex abrupto une action militaire contre la Corée du Nord, il paraît également peu probable que celle-ci se lance dans une guerre contre son frère ennemi du sud. Le dialogue est peut-être le prélude à l'ouverture, qui sait ?

Il est bien difficile de prévoir jusqu’où peut aller ce réchauffement climatique plutôt bienvenu. Kim Jong-Un pourrait-il faire figure de Gorbatchev “du matin calme” ? C’est bien peu probable et la réunification à laquelle tout le monde pense, ne pourrait passer que par une transition démocratique, ce qui supposerait que soit ouverte une porte de sortie acceptable pour toute la Nomenklatura au pouvoir à Pyongyang. Pourraient-ils s'y résoudre ? Rien n'est moins sûr...
En attendant ce futur désirable mais plus qu’incertain, fasse le ciel que la situation des Nord-Coréens devienne un peu plus confortable. Totalement privés de liberté, ces pauvres gens assujettis à un socialisme intransigeant, ont une différence de niveau de vie avec leurs compatriotes capitalistes du Sud de 1 pour 15 si l’on est très optimiste et de 1 sur 40 si on l’est moins (LCI)...

29 avril 2010

Katyn, pour l'Histoire


Ce film terrible signé Andrzej Wajda est édifiant à plus d'un titre.
Il montre tout d'abord la tragédie de la Pologne, abandonnée de tous, et sacrifiée, dès le début de la seconde guerre mondiale, aux effroyables ambitions de ses deux ogres de voisins, national socialiste d'un côté, socialiste soviétique de l'autre.
A la faveur de l'ignoble pacte germano-soviétique, le pays sera déchiré en deux dès septembre 1939. Comme son drapeau, dont on voit les soldats de l'Armée Rouge arracher une moitié pour en faire un fanion rouge tandis qu'ils nettoient leurs bottes avec l'autre moité, blanche...
Il a fallu 70 ans pour qu'enfin soit porté à l'écran le récit de ce massacre de toute l'élite militaire polonaise par le NKVD, au printemps 1940. Plus de 22.000 hommes lâchement abattus comme des animaux, d'une balle dans la nuque, pour l'unique raison qu'ils étaient suspects d'hostilité au communisme.
Andrej Wajda montre dans une mise en scène épurée, sobre, le caractère affreusement planifié de ce génocide. Il montre aussi la forfaiture ignominieuse qui a consisté non seulement à cacher cette élimination massive, mais à en faire porter la faute aux Allemands et à tenter d'inculquer par la force ce mensonge à un peuple martyr et asservi. Non content de ces ignominies, en 1944, Staline qui se disait l'ami des Polonais, laissera les derniers combattants d'une résistance héroïque se faire anéantir à Varsovie par les Allemands, sous les yeux de l'Armée rouge à laquelle il avait ordonné de ne pas bouger.
La puissance des images est ici bouleversante. Du début à la fin l'émotion est dans chaque plan, sourde, retenue, tant les personnages incarnent avec force cette sorte de dignité fataliste et désespérée devant un destin paraissant scellé. Même les quelques actes de rébellion semblent dérisoires, face à la gigantesque machinerie qui était en train de disséminer partout son infâme réseau. Évidemment l'horreur des exécutions est difficilement soutenable. La dernière image est particulièrement poignante, qui montre un visage s'anéantissant sous la terre charriée par le bulldozer pressé de recouvrir les traces du carnage. Car vers le pâle soleil printanier qui disparaît en même temps que le souffle de la vie, cet homme supplicié tend une main crispée sur un chapelet. On sait le rôle que jouera 80 ans après ce drame, le pape polonais Jean-Paul II pour desserrer enfin l'étau mortel et redonner l'espérance à ce peuple...
Ce film est essentiel pour l'histoire car il montre les méthodes implacables des extrémistes du socialisme. La brutalité sans le moindre état d'âme ici en action, est la même qui organisa la famine meurtrière de 6 millions de personnes en Ukraine lors de la collectivisation des terres en 1932-33, celle qui fit mourir des millions d'opposants dans des goulags, qui massacra tant de Chinois, de Cambodgiens, de Vietnamien, de Coréens, de Cubains... La liste est longue des exactions commises au nom de l'anti-capitalisme et d'une prétendue justice sociale dont certains cherchent toujours à convaincre du bien fondé, en termes si intolérants qu'ils font froid dans le dos.

Egaux en monstruosité, le nazisme et le communisme ne furent toutefois pas jugés avec la même impartialité. Si l'Allemagne a expié ses horribles forfaits, l'URSS et tous les régimes « frères » ont longtemps joui d'une honteuse indulgence. Pendant des décennies, une incroyable connivence de nombre d'Occidentaux avec l'idéal socialiste a permis d'occulter les crimes odieux commis au nom de cette idéologie. Churchill et Roosevelt eux-mêmes, qui savaient toute la vérité dès 1943 sur Katyn, ordonnèrent qu'on la tut pour de sordides raisons politiciennes... (seul le premier ministre anglais avoua par la suite cette lâcheté).
Aujourd'hui encore les faits sont bien souvent édulcorés, minimisés ou à peine réprouvés du bout des lèvres. Il faut espérer que le film de Wajda fasse date pour l'histoire, autant que tous les témoignages sur la Shoah, pour que jamais plus ces horreurs ne se reproduisent.

La mort au cours d'un accident d'avion du président polonais Lech Kacsynski et de toute une délégation, venus rendre hommage aux victimes des massacres, contribue à renforcer le sentiment dramatique attaché à ce sombre épisode...

Photo : memorial pour Katyn à Baltimore (Maryland, USA) aimablement communiquée par Jeff Schraeder. 

11 novembre 2009

In memoriam Victor Kravchenko

J'ai choisi la Liberté (suite du billet précédent)
UNE JEUNESSE ROUGE
Fils d'un révolutionnaire de la première heure, en lutte dès 1905 contre le Pouvoir Tsariste, Victor Kravchenko (1905-1966) fut littéralement envoûté par son père, qu'il voyait comme un « héros de légende ». De ce dernier, il n'eut pourtant qu'une image assez parcellaire, tant il fut absent du foyer familial, occupé qu'il était à courir les grèves, les manifestations et se retrouvant souvent en prison. Mais pour son fils, à travers sa vie trépidante et ses aventures de rebelle au grand cœur, la première révolution russe (celle de 1905) « s'auréola de toutes les couleurs du roman, et son échec même [lui] parut encore éblouissant et grandiose ».
Il n'est donc pas étonnant qu'imprégné dès son plus jeune âge par ce vent de révolte, il fisse le choix d'adhérer aux komsomols.

En s'enrôlant dans les jeunesses communistes, il se sent comme investi d'une mission : « Ma vie avait maintenant un nouveau but, une nouvelle orientation, une nouvelle et puissante raison d'être : j'allais me dévouer à une grande cause. J'appartenais à cette élite, choisie par l'Histoire, qui devait tirer de l'obscurité le pays et le monde tout entiers pour les éclairer des lumières socialistes. »
Aucun sacrifice ne lui semble alors excessif : « En ma qualité de membre de l'élite, j'avais le devoir de travailler plus dur que les autres, de dédaigner l'argent et de ne poursuivre aucune ambition égoïste. »
En 1924, Kravchenko a 19 ans lorsque Lénine meurt, au moment même où la Nouvelle politique Economique (NEP) instillant un peu de liberté commence à produire quelques effets favorables, hélas bien éphémères : « En faisant entrer le commerce libre dans la légalité, [elle] nous avait valu des centaines de nouvelles boutiques : restaurants, cafés, etc... Avec de l'argent dans sa poche, on pouvait maintenant se procurer tout ce qu'on voulait. »
Son engagement dans l'action amène Victor à être assez rapidement témoin direct de brutalités, commises notamment sur les Basmatchis, ces musulmans d'Asie Centrale que le Tsar avait tenté de soumettre, et qui furent impitoyablement pourchassés et massacrés comme « bandits », par les Bolchéviques. Mais il ne s'en formalise guère, et tandis qu'il est en garnison à Bakou, il observe non sans dédain, certaines coutumes islamiques : « Dans les rues étroites et odorantes des quartiers musulmans, je vis pour la première fois des femmes en paranjas, espèces de linceuls qui les enveloppe de la tête aux pieds, avec un petit voile de crin triangulaire à la hauteur du visage. Ainsi affublées, les femmes n'ont plus de forme : on dirait des sacs qui marchent. »
Pendant ce temps à Moscou, la succession à la tête du Parti est terrible. Staline entreprend d'évincer un par un, tous ses soi-disant camarades. Il se montre sous un jour modéré pour éliminer Trotski, le plus extrémiste, celui qui plaidait pour la radicalisation, la militarisation à outrance et qui prônait l'exportation rapide de la Révolution au monde entier.
Mais sitôt Trotski hors jeu, Staline, totalement dénué de scrupules, fait sienne la politique radicale de son ex-adversaire et parvient à écarter sans peine Boukharine et ses amis, qui peuplaient "l'aile droite" du Parti.
Dès lors la voie est libre pour la réalisation de l'absolu communiste dans sa forme la plus pure, la plus folle, consistant ni plus ni moins, à déraciner « les vestiges de l'économie et de l'état tout entier », et surtout, les vestiges de l'état d'esprit capitaliste, « afin de pouvoir enfin diriger la Russie vers l'industrialisation et le collectivisme agricole ».
 


UN CHAUD PARTISAN
En 1929, Kravchenko, n'a pas vraiment conscience de l'horreur à venir. De son propre aveu, il est « l'un de ces enthousiastes enflammés par les belles idées de liberté et les plans grandioses .»
C'est à cette époque qu'il adhère au Parti Communiste, contre l'avis de son père. Bien que ce dernier eut plusieurs fois l'occasion d'y entrer, il s'y était toujours refusé, comme s'il avait eu quelque sombre pressentiment : « Il ne se sentait aucun goût pour la dictature et la terreur » avoua-t-il tout crûment à son fils, « même enveloppée dans les plis d'un drapeau rouge. »
Le père de Victor fait état de ses craintes, hélas justifiées: « Quels que soient les programmes de chaque parti, ce sera une mauvaise affaire si un seul d'entre eux l'emporte nous aurons alors troqué nos anciens maîtres pour de nouveaux, voilà tout : nous aurons un gouvernement imposé par la force au lieu d'en avoir un qui ait été choisi par la libre volonté. Ce n'est pas pour en arriver là que les vrais révolutionnaires sacrifiaient leur vie. »
Qu'importe les conseils paternels, l'ardent Komsomol y croit encore : « A cette époque, écrit-il, je menais une vie de travail, de luttes et de privations et je m'irritais de voir les Libéraux à la mode d'autrefois critiquer nos efforts sans y participer... »
Cette « rupture avec le passé » qu'il appelle de ses vœux, Victor décide de la vivre pleinement, au service de son pays et de ses nouveaux maîtres. Son zèle est d'ailleurs récompensé, et il va bénéficier de bourses avantageuses pour faire des études d'ingénieur d'abord à Karkhov, puis dans sa ville natale Dniepropetrovsk (même si le Parti contrarie ses aspirations en l'orientant vers la métallurgie plutôt que l'aviation).

PREMIERS DOUTES
Durant ces années, tandis qu'il étudie d'arrache-pied, et que sa vie personnelle s'émaille de quelques liaisons amoureuses sans lendemain, il découvre progressivement la mécanique perverse du régime soviétique. L'industrialisation tout d'abord, qui consacre de manière délirante le règne de la machine et du productivisme : « La machine était devenue une divinité redoutable. Elle avait acquis dans notre pays une espèce de puissance mystique qui s'insinuait dans la vie de tous les jours. »
Paradoxalement
Staline y sacrifie bon nombre de valeurs égalitaristes et transforme sans vergogne la condition ouvrière, déjà peu reluisante, en véritable aliénation : « En juin 1931 il fait un discours qui bouleverse profondément l'industrie soviétique et qui va modifier de fond en comble la vie des ouvriers et des employés d'usines. Ce discours renfermait les fameux six points destinés à augmenter le rendement et dont les plus importants étaient les suivants : calcul au plus serré des prix de revient, direction plus centralisée des entreprises, accroissement des responsabilités en cas d'échec et augmentation de l'écart existant entre les diverses catégories de salaire. »
De fait, les nouveaux nantis deviennent bientôt plus privilégiés que l'ancienne bourgeoisie, tandis que la classe ouvrière se voit totalement méprisée et ravalée ni plus ni moins au rang d'esclaves. Les rythmes de travail sont de plus en plus ahurissants, et tout écart ou tout retard, est sanctionné avec la plus extrême sévérité. Quant au principe de responsabilité, il prend des allures de tragi-comédie : « Une erreur de jugement commise en toute bonne foi ou une expérience technique dont l'application se révélait malheureuse pouvait fort bien être considérées comme des actes de sabotage est sanctionnées par l'exil ou la prison.../.. voilà pourquoi l'horreur des responsabilités paralyse complètement notre gigantesque effort de développement économique. » Souvent ce sont d'ailleurs les lampistes qui endossent les erreurs faites par leurs supérieurs, bien en cour.
Parallèlement tout un système de falsification est mis en place pour galvaniser le peuple et leurrer tous les observateurs de l'expérience socialiste. Le Stakhanovisme constitue une illustration édifiante de cette perversion de la réalité : « Dans toute l'histoire contemporaine de notre pays, il est peu d'événements qui aient déchaîné des applaudissements aussi frénétiques, aussi enthousiastes et aussi soutenus. Il s'agissait là, pourtant, d'un miracle plutôt profane et passablement suspect. Pour tout ingénieur, la fraude sautait aux yeux : Stakhanov avait certainement profité de conditions de travail exceptionnelles et on lui avait sûrement donné des outils spéciaux et des facilités de toutes sortes pour qu'il put établir ce record sans précédent. C'était un miracle fabriqué sur commande pour complaire au Kremlin et lui permettre de lancer sa nouvelle religion : celle de la célérité. »

HOLODOMOR
Pour industrialiser et « moderniser » l'Union Soviétique, le Parti a un besoin impérieux de machines outils. N'ayant d'autre alternative, dans un pays ruiné, que de les acheter à l'étranger, il lui faut trouver des ressources à troquer. Il va les tirer par la force, du monde agricole qu'il va pressurer tout en le collectivisant.
C'est un vrai génocide que Kravchenko va découvrir effaré, alors qu'il est dépêché comme tant d'autres jeunes Communistes dans les campagnes pour "encadrer" cette sinistre opération : « Pour s'assurer que les récoltes seraient dûment moissonnées, pour empêcher les fermiers désespérés de manger leur blé vert, pour que les kolkhozes ne sombrent pas sous une mauvaise gestion, et pour lutter contre les ennemis de la collectivisation, les sections politiques spéciales furent créées dans les villages et placées sous l'autorité d'hommes de confiance du parti : membres de l'armée et des professions libérales, fonctionnaires, étudiants ou membres du NKVD. le comité central du parti réunit ainsi une véritable armée de plus de 100 000 hommes décidés, qu'elle répandit dans les territoires soumis au collectivisme pour veiller à la sauvegarde de la nouvelle récolte. J'ai été parmi ces soldats d'un nouveau genre. »
Tout de suite Kravchenko devine le drame qui commence à se nouer: « On colportait de bouche à oreille des histoires de cruauté incroyable, commises dans les villages à l'occasion de la liquidation des koulaks. De longs trains formés de wagons à bestiaux remplis de paysans traversaient Kharkov, se dirigeant vraisemblablement vers les toundras du Nord : c'était la, encore, une conséquence de la liquidation. »
Sur place il verra que c'est pire que tout. La quasi totalité de la production est rançonnée sans pitié par les émissaires du gouvernement. Non seulement on vole aux paysans le fruit de leur labeur mais on exige qu'ils augmentent le rendement ! La moindre rébellion ou même faiblesse devant tant d'injustice, est qualifiée de sabotage. L'ignoble « loi des épis » permet de condamner à dix ans de camp ou à la peine de mort « tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste » !
Soit qu'on les exécute sur place, soit qu'on les déporte, soit qu'ils meurent de faim, c'est un massacre de plus de 6 millions de malheureux que le pouvoir soviétique planifie méthodiquement en Ukraine et dans le Caucase du Nord. A ce jour, beaucoup de pays ont reconnu cet effroyable génocide, connu sous le nom d'Holodomor, mais toujours pas la France...
Kravchenko est abasourdi par cette expérience calamiteuse. Il cherche à aider les malheureux paysans à produire plus, tout en se battant pour qu'on leur laisse de quoi subsister, mais il se sent impuissant, désemparé par tant de cruauté et de mensonges : « Où était la réalité, où était l'illusion ? Était-ce la faim et la peur qui règne dans les villages, les enfants abandonnés – ou bien les statistiques triomphales ? »
Il constate avec dépit que l'objectif de l'égalité universelle promise est bien loin et voit avec rage s'installer la nouvelle Nomenklatura : « la corruption de l'esprit, chez ces privilégiés, avait atteint un degré incroyable ; ces gens qui quelques années plus tôt n'étaient eux-mêmes que de pauvres paysans, avaient déjà perdu tout souvenir de leur condition d'origine. Ils formaient maintenant une caste à part, une clique nettement scindée du reste de la population où chacun s'épaulait l'un l'autre; pratiquement, ils formaient une véritable bande de complices, ligués contre la communauté. »
Il s'étonne déjà de la naïveté avec laquelle le monde extérieur considère l'Union Soviétique : « Des délégations envoyées par des pays étrangers – souvent fort éloignés, telle l'Amérique ou l'Australie – venaient contempler les merveilles du Plan Quinquennal et saluaient les triomphes soviétiques avec un enthousiasme voisin de la frénésie. Comment ces visiteurs étrangers pouvaient-ils bien faire leur compte pour ne voir jamais qu'un seul côté du tableau ? Il y avait là un mystère que nous autres Russes, ne pûmes jamais résoudre. »

SOVIETISATION PAR LA PURGE
A mesure qu'il avance en âge, il découvre l'engrenage monstrueux qui s'est mis en branle au nom de la Révolution, notamment le culte du secret et le quadrillage infernal de la société par un réseau diabolique de délation à tous les niveaux : « La Division Spéciale entretenait des agents secrets dans tous les services de l'Institut et jusque dans les cellules du parti ; le comité du parti, de son côté, possédait dans les cellules ses propres agents de renseignement, dont l'identité était inconnue des chefs de la division spéciale il y avait ainsi des espions qui espionnaient les espions et tout cela formait un inextricable réseau de filets aux mailles enchevêtrées qui se déployaient toujours plus loin et qui engendrait une terreur amplement motivée..../... Nous vivions dans un monde trop rempli d'oreilles et d'yeux invisibles.../... Au sein du parti, il avait un nom, ce mécanisme secret de surveillance et de délation qui supprimait à tout jamais le vieux mur de la vie privée ; on l'appelait la démocratie. »
En dépit de compétences appréciées par les autorités, qui lui vaudront d'être nommé ingénieur dans plusieurs combinats métallurgiques, Kravchenko va payer les doutes qu'il manifeste à certaines occasions, et probablement son trop grand souci de vouloir améliorer la condition de ses compatriotes. De 1936 à 1938, la vague infâme des purges va le concerner de très près et il devient comme des millions d'autres une cible pour les fonctionnaires de la Police du Parti.
Cette période terrible fut annoncée sans détour par les Commissaires du Peuple : après la « réussite » de la collectivisation des campagnes et le « succès » du premier Plan Quinquennal, il fallait désormais liquider les « éléments étrangers », les « ennemis du peuple », les « réactionnaires », qui selon eux, pullulaient encore un peu partout et risquaient de freiner « la marche vers le socialisme intégral et la vie heureuse pour tous. »
Il est difficile de comptabiliser le nombre de fois où Victor, comme tant d'autres, dut se justifier, à toute heure du jour et de la nuit, sans aucune considération pour ses lourdes obligations professionnelles. Dans les sombres bureaux du NKVD, au cours de vraies séances de torture psychique et d'humiliation, il lui fallut se plier à un rituel bien établi : « La première condition à remplir pour conserver sa carte du parti consistait naturellement à fournir la preuve d'une fidélité inébranlable aux directives de sa ligne générale et surtout, un attachement indiscutable au camarade Staline. Que l'on vous soupçonne, si peu que ce fut, d'avoir jamais manifesté la plus légère tendance de déviation, et c'en était fait de vous.
Lorsque le candidat à la « purge » avait victorieusement subi cette première épreuve, on en venait à l'examen de sa vie privée et de ses opinions les plus intimes sur toute chose, ce qui fournissait d'innombrables occasions de l'attaquer publiquement. »
A partir de cette époque Kravchenko perd ses dernières illusions en même temps qu'apparaît en lui une envie de plus en plus irrépressible de fuir l'enfer dans lequel il est contraint de faire bonne figure, ne serait-ce que pour sauver sa peau.
Du reste, il affirme que personne ne prenait au sérieux le spectacle sinistre des grands procès staliniens qui déciment alors les quelques élites qui avait échappé aux précédents massacres : « Je puis certifier que personne, parmi les gens que j'eus l'occasion de rencontrer à Moscou, n'attachait la moindre valeur aux prétendus « aveux ». On comprenait parfaitement que ces malheureux n'étaient que des marionnettes obligées de tenir leur rôle dans une sinistre farce politique, entièrement dépourvue de vraisemblance. Poursuivant l'extermination de ses adversaires personnels, Staline avait réussi à les acculer au suicide. »
La folie exterminatrice n'eut aucune limite. Même les amis les plus proches, ceux sans lesquels la Révolution n'aurait pu s'accomplir, firent les frais de cette défiance monstrueuse. Staline et ses acolytes ne manifestèrent aucun sentiment humain, n'hésitant pas à passer d'abominables marchés de dupes avec leurs infortunées victimes, leur faisant croire qu'ils seraient épargnés s'ils avouaient les crimes imaginaires dont on les accusait : « Pour leur part, les victimes ont respecté les modalités de l'arrangement conclu, mais Staline n'en a rien fait ; de toute évidence, d'ailleurs, il n'en avait jamais eu l'intention. Les exécutions eurent lieu quelques heures seulement après les procès. Boukharine et Rykov moururent debout, en accablant Staline d'injures ; Zinoviev et Kamenev au contraire, s'était traînés en pleurant aux genoux de leurs bourreaux pour implorer leur grâce. »
L'ampleur de ce nouveau génocide dépasse l'entendement : « En 1938 les camps de concentration et les colonies de travail forcé étaient plus florissants que jamais. Parmi les Communistes qui fréquentaient les milieux du Kremlin, on chuchotait que le nombre des condamnés aux travaux forcés dépassait 15 millions, et peu d'années après on l'estimait voisin de 20 millions. »
La clique des complices du tyran se réduisit elle-même comme peau de chagrin : « Au conseil des commissaires du peuple, il ne restait plus que Molotov ; tous les autres avaient été exécutés, emprisonnés ou privés de leurs fonctions. Le Comité Central du parti, qui constitue, théoriquement, le cœur et le cerveau du pouvoir, comprend 138 membres ; quand la super purge eut achevé son œuvre, il ne comptait plus guère qu'une vingtaine de personnes. Des 757 membres du Tzik, qui est le comité central exécutif – on le représente parfois à l'étranger comme le « parlement » de la Russie – quelques douzaines à peine survécurent à la tourmente. »
« Dans toute l'histoire de l'humanité, je ne connais rien de comparable, s'exclame Karvchenko, ne fût-ce que par son ampleur, à cette impitoyable persécution volontaire que l'on fit subir, directement ou par ricochet, à des dizaines de millions de Russes. À côté de Staline, Genghis-Khan lui-même n'était qu'un apprenti, un amateur... C'est une guerre sauvage contre son propre pays et son propre peuple que la clique du Kremlin a mené jusqu'au bout. »
Une fois encore Victor se demande comment le reste du monde peut ignorer ces ignominies : « L'horreur de cette abomination n'a jamais été bien comprise du monde extérieur. Peut-être d'ailleurs est-elle trop énorme pour qu'on arrive jamais à la comprendre. La Russie n'était plus qu'un champ de bataille jonchée de cadavres, parsemé de gigantesques enclos de barbelés ou des millions de misérables prisonniers de guerre peinaient, souffraient et mourraient... Comment l'imagination pourrait-elle concevoir un tableau d'horreur aussi vaste ? »

L'HISTOIRE REECRITE
Plus que jamais, le mensonge devient la règle dans ce royaume de la terreur. Après les crimes de masse, tout est maquillé, travesti, réécrit à la lumière des diktats du Politburo. Même l'Histoire est revisitée de fond en comble : « Staline vient de constituer une commission chargée d'écrire une nouvelle Histoire du Parti. Naturellement, l'histoire va être revue et corrigée ; on aura soin de déformer les faits authentiques afin de les faire cadrer avec les fantasmagories du procès .../... Je ne veux pas dire seulement par là que l'on y falsifiait les évènements ou qu'on y donnait des faits une interprétation nouvelle ; j'entends qu'on y faisait délibérément table rase de l'Histoire proprement dite. Certains évènements étaient purement et simplement supprimés, tandis que d'autres étaient inventés de toutes pièces.. »
Parallèlement à cette gigantesque entreprise de falsification, l'endoctrinement des jeunes générations par l'Etat fonctionne à plein régime : « Comme pour graver plus profondément dans nos esprits la honte de cette imposture, tous les membres du Parti assumant des responsabilités quelconques furent obligés « d'étudier » la nouvelle version qu'on venait de leur offrir. Presque chaque soir, il y avait « cours d'histoire » ; des conférenciers de Sverdlovsk venaient aider leurs collègues de Pervouralsk à enfoncer ces mensonges dans nos crânes. La plupart d'entre nous bouillaient intérieurement, blessés dans ce qui leur restait de dignité humaine. Pourtant, le plus grossier mensonge, à force d'être répété, finit par « prendre » ; Staline le savait bien avant que Hitler ne le découvrit. »
Les derniers restes de liberté sont piétinés, même pour les plus dévoués esclaves de l'Ogre : « Tout communiste désireux de quitter une ville ou une région pour aller se fixer dans une autre, même si son changement de résidence résultait d'un ordre supérieur, devrait attendre désormais une décision formelle de son comité urbain, l'autorisant à se déplacer. Le Parti devenait donc une espèce de prison ; il est vrai qu'on y jouissait d'agréments et de privilèges refusés aux autres occupants de cette prison plus vaste appelée Russie, mais ce n'en était pas moins une prison. »
Cette cage, même dorée pour les plus privilégiés, pouvait toutefois se transformer du jour au lendemain en disgrâce sans appel, et de toute manière avilissait toute dignité : « Comment aurait-on pu conserver la moindre dignité humaine quand le caprice de quelques mandarins moscovites ou le zèle de quelques fonctionnaires du parti ou du NKVD pouvait, à tout instant et sans que rien ne fit prévoir, consommer notre perte ? Comment conserver la moindre trace de respect humain sous l'incessant espionnage de mouchards vulgaires et trop souvent malveillants ? »
Bien qu'il soit parvenu à sauver sa tête, et même à être réhabilité après avoir été suspecté de trahison, Victor se trouve dans un désespoir noir : « Si les années me semblaient si vides, en dépit des événements dramatiques qui les remplissaient, c'est que je vivais dans un néant spirituel absolu. Ayant perdu la foi en la grande expérience, je ne pouvais plus me raccrocher à rien – à rien sinon à mon travail et à l'espoir d'une évasion improbable. »

ALLIANCE ET GUERRE DES EXTREMES
Pourtant il n'avait pas encore tout vu. Une des dernières épreuves et non des moindres qu'il eut à subir, ainsi que tout le peuple Russe martyrisé, fut l'horrible humiliation du rapprochement avec l'Allemagne nazie, organisé sans aucun scrupule par Staline, puis l'atroce guerre qui s'ensuivit.
Sur ce sujet, Kravchenko est catégorique, l'accord Germano-Soviétique n'était en aucune manière une ruse destinée à gagner du temps. Staline, "de bonne foi", crut bon de se rallier à Hitler, de peur qu'un pacte soit conclu entre ce dernier et les pays occidentaux, à l'encontre de l'URSS. La meilleure preuve est qu'il négligea totalement l'hypothèse d'un retournement de situation : « De tous les mensonges répandus par la propagande communiste, le plus honteux, parce que le plus faux, et celui qui voudrait faire croire que Staline mit à profit les 22 mois que lui valut son pacte avec les nazis pour se préparer à leur faire la guerre. Ce mensonge constitue une injure pour des millions de Russes qui souffrirent et moururent précisément parce que ce laps de temps avait été gaspillé. »
En réalité « cette théorie faisait bon marché de l'aspect le plus significatif de l'arrangement conclu entre Staline et Hitler, à savoir l'aide économique considérable apportée à l'Allemagne par la Russie, aide qui priva cette dernière des produits, des matériaux et de la capacité productive nécessaire à ses propres préparatifs de défense. »
En contrepartie de cette pseudo-alliance très chèrement payée, puisqu'elle aggrava la pauvreté des populations déjà privées de tout, il y avait la perspective de pouvoir annexer à bon compte quantité de voisins : Pologne, pays baltes, Finlande, Bessarabie roumaine, Moldavie, tout en rejetant vers l'Allemagne des hordes de communistes qui avaient fui le régime de Hitler et qu'on renvoyait ainsi à une mort certaine, parce qu'ils étaient jugés trop peu fiables par Staline.
En dépit de ces conquêtes faciles, l'armée rouge était en piteux état, dénuée d'armement moderne et sans encadrement digne de ce nom, et Staline ne fit rien pendant le répit qu'il avait obtenu, pour réparer ses forces. Il se consacra à persécuter les régions annexées de la pire manière en y installant sans ménagement le carcan communiste. A cette époque s'inscrit l'affreux massacre de Katyn en Pologne où
sur ordre écrit du Comté Central, périrent, assassinés froidement d'une balle dans la nuque au bord de gigantesques fosses communes, plus de 14.000 officiers et civils au seul motif qu'ils avaient été jugés par principe, anti-communistes.
Lorsque Hilter mit fin à cette comédie grinçante en envahissant brutalement l'URSS en 1941, peu ne fallut qu'il fit main basse sur le pays entier, se livrant au passage au massacre des populations envahies, considérées avec le même type d'a priori hideux, comme communistes, juives ou métèques : « Si notre pays n'avait pas été plus grand que la France, l'ennemi aurait pu nous écraser quatre fois pendant les quatre premiers mois de la guerre. Si notre pays échappa finalement à l'extermination, il ne le dut qu'à l'immensité de son territoire, à ses ressources illimitées en hommes, à l'héroïsme et à l'esprit de sacrifice incroyable du peuple russe, à l'arrière comme au front, et à la possibilité de transférer ailleurs les usines évacuées. »
Staline fut totalement pris au dépourvu par la trahison allemande, et ne finit par remporter la victoire, qu'aidé par les conditions météo qui avaient déjà fait reculer Napoléon, par l'aide occidentale qui afflua massivement après ce revirement, et surtout en transformant une fois encore son peuple en chair à canon : « Malgré notre victoire finale, l'histoire retiendra à la charge du régime stalinien qu'il fut incapable de préparer le pays à l'épreuve qui l'attendait. Ce régime porte la responsabilité de millions de vies humaines sacrifiées sans nécessité et de souffrances inimaginables. Pourquoi la population de Stalingrad ne fut-elle pas évacuée ? Cette négligence de Staline est passée sous silence par ses admirateurs. Pourtant à la date du 1er mai 1943 1.300.000 habitants de cette ville avait succombé à la faim et au froid et ceux qui survécurent porteront jusqu'à la fin de leurs jours les stigmates de souffrances effroyables qu'ils endurèrent pour un siège qui dura trois hivers consécutifs. »
Les dirigeants soviétiques comme à leur habitude pratiquèrent lors de leur retraite initiale, la politique de la terre brûlée : « Staline avait ordonné que tous les biens qu'on ne pouvait emporter au cours de la retraite devaient être « détruits sans exception ». Ce n'est pas un secret aujourd'hui que nombre de paysans et de citadins se refusèrent à exécuter cet ordre et s'y opposèrent parfois par la force et dans le sang. Les destructions furent effectuées surtout par les forces armées, et non par les civils. »
Dans le même temps, il dépêcha sur le front des unités spéciales du NKVD chargées d'éliminer sans pitié tout défaitiste et naturellement tout déserteur : « Que de fois nous vîmes des camions de déserteurs sortir des prisons, escortés par des Tchekistes ! Il est probable qu'on les conduisait dans quelque endroit écarté où l'on procédât à leur exécution en masse. Ils avaient les cheveux coupés ras, les visages d'un gris terreux ; c'étaient des misérables, hâves et tremblant dans leurs uniformes déchirés. Je sais de source sûre que la proportion des désertions chez nous était extrêmement élevée. »
Il est quasi impossible de chiffrer précisément les pertes occasionnées par la guerre, à cause avant tout des erreurs, des manigances, et de la poursuite infernale de l'épuration, ordonnées par les dirigeants soviétiques. Plusieurs dizaines de millions de personnes assurément.
En tout cas Kravchenko est formel : « J'affirme, une fois de plus, que la justification que l'on se plaisait à fournir du pacte conclu avec les nazis, à savoir la possibilité de gagner du temps, ne fut pas autre chose qu'un conte de fées, un mensonge pur et simple, accrédité par une propagande cynique. »


EPILOGUE
Là s'arrête le récit. En 1943, alors que la guerre fait rage, Kravchenko, qui était devenu haut fonctionnaire au Snovarkom, c'est à dire quelque chose comme le conseil des ministres, reçut un jour, l'ordre de se rendre aux USA, en « voyage d'affaires », tous frais payés par le Commissariat au Commerce Extérieur.
Pendant de longs mois il n'osa y croire, tant les formalités furent laborieuses pour concrétiser ce rêve. A nouveau il dut répondre à des multitudes d'interrogatoires et d'enquêtes fouillant son passé, à des tombereaux de consignes et de recommandations à propos de l'abîme de "pourriture capitaliste" où le Parti l'envoyait. Naturellement, à l'objectif officiel de négocier les fructueux prêts-bails que l'Amérique consentait un peu naïvement à l'URSS, s'ajoutait peu ou prou la tâche d'espionner le faux ami : « Apprenez donc tout ce que vous pouvez apprendre, observez toutes choses – et ne donnez rien en échange. »
Victor Kravchenko au moment de quitter son pays, sait qu'il ne le reverra jamais. Il sait qu'à la suite de son évasion, sa famille, ses amis, son entourage professionnel risquent de faire l'objet de persécutions. il sait aussi que même passé à l'Ouest, il sera poursuivi, traqué sans relâche par les sbires du NKVD. Il sait enfin qu'il aura peut-être du mal à convaincre les Occidentaux du bien fondé de son témoignage. Mais il sait aussi que la chance ne se présentera pas deux fois. Sa décision est prise, irrévocable. Il ne peut supporter davantage la comédie qu'il est par la force des choses, obligé de jouer pour subsister, et il est trop conscient que d'un jour à l'autre, à la moindre faute, il peut être déchu. Il faut enfin qu'il révèle l'atroce vérité, ne serait-ce que par respect pour son peuple meurtri, et pour servir un peu, la mémoire des millions de victimes.
Son livre, publié aux Etats-Unis en 1946, va être un best-seller. Pourtant, comme il le craignait, il fit l'objet d'une certaine incrédulité, voire d'une franche hostilité. Tristement la France est le pays qui lui réserva le plus mauvais accueil. Le Parti Communiste qualifia de tissu de mensonges le récit, insinua qu'il n'était pas de lui mais qu'il émanait d'une cellule de propagande américaine ! Non contents de ces ignobles accusations, de nombreux intellectuels trainèrent dans la boue l'auteur disant tour à tour qu'il était ivrogne, violent, menteur, traitre à sa patrie, déserteur, pour conclure qu'il ne savait de toute manière pas écrire ! Le procès que leur intenta Kravchenko en 1949, donna lieu à un déluge de mauvaise foi. Bien qu'il le gagna, il n'obtint pas de réparation significative et l'intelligentsia d'inspiration marxiste-léniniste put continuer à parader dans les médias en ânonnant à tous vents sa funeste dialectique. En 1953, ces mêmes intellectuels se répandirent en louanges au sujet du "Petit Père des Peuples" qui venait de passer enfin, et vraiment, l'arme à gauche... Et d'une manière générale, bien qu'il céda peu à peu du terrain, le Socialisme put continuer d'asservir quantité de peuples à travers le monde...
Aujourd'hui encore ce destin incroyable est sous-estimé et la leçon largement occultée. Le livre n'a jamais été réédité ce qui est un vrai scandale compte tenu de son apport historique majeur. C'est bien le moins, au moment où l'on commémore la fin de cette insondable monstruosité qu'est le Communisme, que de rendre hommage à ce héros qui lui porta tout seul, avec une audace inouïe, la première vraie attaque.
On sait désormais que tout ce qu'il a raconté est vrai, même si la réalité est sans doute plus noire encore que le tableau qu'il en fit. Et puis sa lecture est facile, car contrairement aux calomnies, Kravchenko qui manifesta d'ailleurs ce talent très tôt, savait parfaitement écrire. Même traduit deux fois (
en anglais d'abord, puis en français par Jean de Kerdéland) son propos est d'une puissance descriptive rare.
Pour achever cette analyse, il paraît important de lui donner une dernière fois la parole sur un point essentiel. Bien que cette aventure concerne l'époque stalinienne de « l'édification du Socialisme », il serait vain de faire peser l'entière responsabilité du sanglant désastre sur celui qui se fit appeler « l'Homme d'Acier ». En réalité, il incarna la version la plus pure, la plus aboutie, la plus déterminée de l'Homo Communistus. Derrière son ombre maléfique c'est bien sûr celle d'un système qui se profile. Puisse un jour le bon sens et l'esprit de liberté, enterrer définitivement ces abominables constructions de l'esprit, au nom desquelles par principe, on se croit autorisé à martyriser les êtres humains :
« En Russie même, j'avais souvent remarqué cette tendance à rejeter sur un seul homme la responsabilité de tant de morts, mais cet état d'esprit était encore plus répandu aux États-Unis. Le malheur, c'est que ces horreurs sont inhérentes au système soviétique lui-même et que ce système, bien certainement, ne mourra pas en même temps que Staline. Un autre dictateur lui succédera – une nouvelle clique de dictateur... »
***
Il ne croyait pas si bien dire. La liste est longue des applications calamiteuses de cette idéologie meurtrière. En 1949 précisément, était proclamée l'horrible République Populaire de Chine, le rideau de fer s'étendait en isolant toute l'Europe de l'Est, puis la Corée du Nord. En 1959 c'était la révolution cubaine, puis le tour du Vietnam, du Cambodge... La plupart des dictatures africaines soi-disant socialistes laïques s'inspirèrent des mêmes principes et méthodes : Algérie, Libye, Syrie, Irak, Zimbabwé... On oublie enfin un peu facilement que le régime nazi lui-même, ne revendiquait rien d'autre que le national-socialisme...
Par un curieux paradoxe enfin, les rares fois où à l'occasion d'évènements sanglants l'expérience socialiste avorta (Espagne, Chili), les pleureuses bien-pensantes,
affreusement myopes et partisanes, mais tranquillement à l'abri dans les démocraties occidentales, prirent sans nuance, fait et cause pour ceux qui prônaient le marxisme-léninisme...

09 novembre 2009

Celui qui le premier, troua le mur

Au moment où l'on commémore les vingt ans de la chute du Mur de Berlin, je termine la lecture de l'ouvrage de Victor Kravchenko : « J'ai choisi la liberté ».
Sous titré « Vie publique et privée d'un haut fonctionnaire soviétique », il raconte l'épopée hallucinante du premier dissident à passer à l'Ouest en 1943, en pleine guerre mondiale. A 38 ans sans arme ni bagage mais avec au fond de lui un terrible et définitif dégoût pour le prétendu Paradis Socialiste.
Cette aventure est fascinante car elle émane de quelqu'un qui vécut la Révolution de 1917 avec enthousiasme; qui crut de toutes ses fibres au monde meilleur, plus juste et plus libre, promis par les Bolchéviques. Il se rendit certes rapidement compte des nombreuses exactions qui entachaient dès le début le bel idéal, mais il voulut croire un temps, qu'il s'agissait d'inévitables excès d'une transition climatérique. Hélas, par un paradoxe cruel, à mesure qu'il progressait dans la Nomenklatura, grâce à ses talents personnels, il prenait douloureusement conscience des horreurs commises au nom de la Justice Sociale. Devenu ingénieur métallurgiste, et gratifié pourtant de fonctions enviables, il perdit peu à peu la foi. Bien qu'il ne ménagea pas sa peine pour contribuer à l'édification du nouveau monde communiste, et en dépit d'une attitude irréprochable vis à vis du Parti, il éprouva lui-même à plusieurs reprises le zèle inquisiteur du NKVD. Pourtant, mu par l'énergie du désespoir, il parvint à se hisser jusqu'au saint des saints de la hiérarchie bureaucratique, à savoir le SovnarKom. C'est précisément grâce à cette promotion qu'il put enfin s'échapper, à l'occasion d'un voyage aux Etats-Unis, organisé par le Commissariat au Commerce Exterieur.

Avant d'en arriver là, le parcours fut semé de désillusions, de frustrations, d'embûches, de pièges mortels, de peurs vertigineuses, de cauchemars horribles dont il réussit à s'affranchir comme si le destin lui avait donné une bonne étoile, afin qu'il racontât l'un des plus dantesques enfers créés par l'Homme.

A suivre...

25 janvier 2009

En finir avec l'Idéologie


Beaucoup de gens croient connaître Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne (1918-2008). En réalité, sa pensée fut infiniment plus complexe que l'anti-communisme primaire auquel certains ont voulu le réduire. Il ne fut pas non plus le moujik arriéré et quelque peu illuminé, refusant en bloc le progrès matériel et l'idéal démocratique du monde occidental.
C'est ce qu'explique avec brio Daniel J. Mahoney dans un ouvrage très pénétrant. En montrant qu'avant tout, Soljenitsyne fut l'ennemi juré de l'Idéologie.
Ce maitre mot derrière lequel les totalitarismes cachent habituellement leur nature perverse représente pour l'écrivain russe la plus grande calamité à laquelle les hommes puissent se trouver asservis. Car l'idéologie après avoir tué tout esprit critique, ouvre la porte au fanatisme. Pour la servir en effet, tout est permis, en premier lieu le mensonge et la certitude immanente d'avoir raison, rien ne pouvant s'opposer au progrès de « la cause », définie ex abrupto. La raison n'a pas plus de place que les états d'âme dans cet infernal engrenage. Ainsi « le régime soviétique a détruit les choses et souillé le pays avec la même insouciance absolue qu'il a tué des personnes... »
En définitive, « l'idéologie est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d'autrui, pour s'entendre adresser non pas des reproches ni des malédictions mais des louanges et des témoignages de respect. C'est ainsi que les Inquisiteurs s'appuyèrent sur le christianisme, les conquérants sur l'exaltation de la patrie, les colonisateurs sur la civilisation, les Nazis sur la race, les Jacobins d'hier et d'aujourd'hui sur l'égalité, la fraternité, le bonheur des générations futures. »
Fait capital, pour Soljenitsyne les crimes commis par les serviteurs zélés de l'idéologie ne peuvent être détachés de l'idéologie même. Ainsi, « il est impossible de répéter le sophisme insidieux mais courant, selon lequel le communisme est bon en théorie mais un échec en pratique ». C'est pour cette raison qu'en dépit de l'effondrement de ce système auquel l'écrivain ne contribua pas peu, il resta jusqu'à la fin de sa vie dubitatif sur l'avenir : « Le communisme est peut-être mort mais l'inclination ou l'élan utopique ou idéologique demeure. »
Sauf bien sûr si les êtres humains tirent enfin les leçons du passé. Car comme le rappelait Raymond Aron : « ce que nous enseigne notre siècle, c'est le piège mortel de l'idéologie, l'illusion de transformer d'un coup le sort des hommes et l'organisation des sociétés par la violence. »
Soljenitsyne ne s'arrête toutefois pas au seul combat contre l'idéologie. Aux dogmes inhumains qu'elle impose d'en haut, il oppose un modèle réaliste, humble et ascendant, fondé sur la liberté et la responsabilité des individus. Pour lui, « la démocratie doit peu à peu patiemment et solidement, se construire par en bas. »
En l'occurrence, Daniel Mahoney analyse en détail la dilection de l'écrivain pour le modèle de self-government fondé sur la participation et l'engagement direct des citoyens au sein d'assemblées communales comme en Suisse, ou de Town-meetings comme aux USA. Il rappelle également la sympathie qu'il éprouva pour Stolypine qui tenta d'installer en Russie, avant que survienne la révolution, une république de petits propriétaires terriens.
Dans cet exercice local, « de terrain », de la liberté, l'auteur de l'Archipel, ressentit toutefois comme essentiel, le recours à l'auto-limitation : « Si nous ne voulons pas nous retrouver déracinés par un pouvoir contraignant, chacun doit se mettre à lui-même un frein .../... La liberté humaine va jusqu'à l'auto-limitation volontaire pour le bien d'autrui ». Cette conception relève d'un libéralisme très pur, assez proche en somme de celui de Tocqueville. Teinté parfois d'une touche de malthusianisme, tant il craignait qu'en l'absence d'auto-limitation, le monde finisse par encourir de grandes catastrophes notamment écologiques.
Dernier élément caractérisant de manière très forte la pensée de Soljenitsyne, c'est bien sûr une foi immense, basée sans ambiguïté sur le sentiment religieux et l'espoir en Dieu. De son propre aveu, Soljenistyne trouva la force incroyable qu'il manifesta pour résister aussi opiniâtrement à un destin implacable, dans la foi chrétienne et dans les secours exceptionnels qu'il estima avoir reçus d'en Haut. C'est sans nul doute cette profonde aspiration qui le poussait à ne pas confondre progrès moral et progrès technique. C'est aussi cette foi qui lui faisait attacher autant de valeur au repentir : « le repentir est un don à la portée de tous les êtres humains qui sont parvenus à se connaître eux-mêmes. Il offre une opportunité de concorde civile et de développement spirituel à laquelle, hélas, les hommes sont trop disposés à résister. » Soljenitsyne déplorait notamment que jamais ne soit exprimé le moindre repentir faces aux abominations du communisme.

De cette belle réflexion, on retient la profonde humanité de ce géant des lettres que fut Alexandre Soljenitsyne et sa propension extraordinaire à ne jamais désespérer. Le Monde saura-t-il se souvenir de son grand exemple ? Saura-t-il éviter que se referment à nouveau les pièges qu'il a si magistralement ouverts ? Saura-t-il enfin comprendre que la morale est avant tout individuelle et qu'il est vain de vouer aux gémonies tel ou tel groupe humain au seul motif qu'il dévie des canons de telle ou telle idéologie ? : « Ah si les choses étaient si simples, s'il y avait quelque part des hommes à l'âme noire se livrant perfidement à de noires actions, et s'il s'agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur ? Au fil de cette vie, cette ligne se déplace à l'intérieur du cœur, tantôt repoussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l'éclosion du bien. Un seul être et même homme peut se montrer très différent selon son âge et les situations où la vie le place. Tantôt il est plus près du diable, tantôt des saints.»

"Alexandre Soljenitsyne. En finir avec l'idéologie" par Daniel J. Mahoney, Fayard/Commentaire 2008

05 août 2008

Soljenitsyne : un géant s'efface


La disparition d'un tel homme pourrait inspirer des pages de commentaires, des flots de louanges ou d'exégèse, tant l'oeuvre est immense et ses vertus incommensurables. Plutôt que de chercher par quel bout attaquer ce géant, peut-être suffit-il de rappeler quelques évidences, trop souvent niées ou occultées.
Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), l'homme tranquille, fut conçu non pour l'instant fugace, ni même pour la gloire, mais pour servir de phare au monde. Et avant de s'élever en majesté au dessus du XXè siècle, il s'échina des années durant, envers et contre tous les périls, à mettre sur pied dans l'ombre et la solitude, la somme terrible qui contribua à renverser la pire calamité qui fut jamais conçue par l'être humain.
Depuis que sa mission était accomplie, il n'aspirait plus qu'au calme et au détachement. Toujours fuyant la vanité du monde, il ne voulut jamais faire autre chose de sa vie qu'un fatum humble et puissant, consacré tout entier au service de la lumière et de la liberté.
De ce point de vue, Soljenitsyne est un peu comme l'obsidienne. Il est sombre, mystérieux, presque insondable parfois, mais ses écrits brillent avec une intensité sublime, et sa résistance est quasi parfaite. Lorsqu'on cherche à le briser, il éclate en morceaux encore plus tranchants, encore plus étincelants, plus terriblement efficaces.
Pour l'éternité sa belle figure de commandeur rappellera donc aux hommes de bonne volonté qu'il ne faut jamais cesser d'espérer.
Elle rappellera aussi qu'il est essentiel de garder bien pleine son âme. Comme l'attestent les réflexions roboratives, trouvées sur un blog inspiré, qu'il livra il y a quelques années (1998) à Alexandre Sokourov. Recommandant notamment de se défaire des croyances sans fondement, de savoir se repentir de ses erreurs, de connaître ses limites, d'être conscient de la misère de ses passions, et de lutter contre elles, surtout contre la pire de toutes, la cupidité : « E
st-elle moins fâcheuse que la cruauté ? Elle détruit la race humaine. Elle peut détruire chaque être. Si seulement les hommes pouvaient s'arrêter un moment et se dire : c'est bon; J'en ai assez. Je suis complètement satisfait.... »
Mais, alors que Soljenitsyne s'en va, comment résister à l'envie de rappeler le terrible fléau qu'il combattit si vaillamment, et de le faire naturellement avec ses propres mots, écrits en 1990, alors qu'enfin les abominables murailles tombaient : « Qui d'entre nous ne connaît aujourd'hui nos malheurs, même dissimulés sous des statistiques mensongères ? Pendant les soixante-dix ans où nous nous sommes traînés à la remorque de l'utopie marxo-léninienne, aveugle et maligne de naissance, c'est le tiers de notre population que nous avons soit délibérément supprimé, soit naufragé dans une « Grande guerre nationale » conduite de manière obtuse et même suicidaire.
Perdant l'abondance de jadis, nous avons anéanti la classe paysanne et ses villages, nous avons retiré aux hommes jusqu'au goût de faire pousser le blé et à la terre l'habitude de donner des moissons – une terre que nous avons de surcroît, noyée sous d'immenses retenues marécageuses. A force d'y rejeter les déchets d'une industrie primitive, nous avons rendu immondes les environs des villes, empoisonné fleuves, lacs, poissons, et finissons actuellement d'infecter l'air, l'eau et la terre, ajoutant encore à tout le reste la mort atomique... » (Comment réaménager notre Russie ? Fayard)
Soyons optimiste, le cher homme s’est tellement battu toute sa vie pour débarrasser son pays et le monde de cette monstruosité; alors qu’on entend aujourd’hui à sa mémoire bourdonner le glas, espérons comme lui que “L’horloge du Communisme a sonné tous ses coups”…

26 novembre 2007

Les obscurs fondements de la haine


On apprenait ces derniers jours l'inculpation pour crimes contre l'Humanité, de l'ancien vice-premier ministre et surtout président du Présidium d'Etat du Cambodge, Khieu Samphan.
Plus de 30 ans après les faits, on peut se demander si un procès est encore utile. Le vieillard n'est plus que l'ombre du bouillonnant révolutionnaire d'antan. Le rire sauvage et carnassier a laissé place sur son visage décomposé, à une moue molle et dédaigneuse. Il est malade et se déplace avec peine. Comment pourrait-il donc encore nuire ?
Mais si l'on peut estimer aujourd'hui qu'un procès est bien dérisoire, c'est pour mieux se demander comment de tels individus ont pu continuer à jouir d'une totale liberté depuis leurs forfaits ? Comment ces gens qui en moins de 4 ans ont massacré le tiers de leur pays sont parvenus à se faire oublier si longtemps ?
Il y a des mystères troublants...

Faut-il revenir sur cette sombre histoire où sous les yeux d'un Occident lâche et complaisant, un peuple fut massacré, ruiné, humilié ? Faut-il rappeler que ces insurgés qui s'emparèrent du pouvoir à Pnomh Penh en 1975, sortaient tout droit des universités françaises ? Qu'ils y avaient appris sous un jour enchanteur les vertus supposées de la révolution et de la dialectique marxistes ? Et qu'ils avaient été encouragés à mettre en pratique ces monstruosités, par les plus hautes sommités intellectuelles de l'époque ?
Oui car ils le firent avec un zèle hallucinant.
Chez les révolutionnaires du « Kampuchea démocratique », tout était froidement calculé, planifié.
En 1977 Khieu Samphan était fier de déclarer : « Nous devons exterminer l’ennemi. Tout doit être fait avec ordre et à fond. Il ne faut pas se laisser distraire mais continuer le combat en supprimant toute apparence d’ennemi en tout temps. »
Pour avoir une idée des abominations de cette époque,
on ne saurait trop conseiller de revoir l'admirable et bouleversant film de Roland Joffé, la Déchirure (The killing Fields)
Aujourd'hui Khieu Samphan, ce monstre sans âme démontre qu'au surplus, il est veule. Il n'a toujours pas conscience de l'énormité de ses crimes et ne regrette en la circonstance que sa « naïveté ». Pire, il tente misérablement de minimiser son action passée. « Mon rôle était largement honorifique. Dans les faits, j'assumais plutôt un travail de bureau » bafouillait-il médiocrement dans un entretien au Figaro en 2004 !
Lui qui fut l'instigateur de cette révolution, qui la mit en oeuvre de bout en bout, qui assuma les plus hautes responsabilités gouvernementales pendant cette sinistre période, et qui ne fut jamais inquiété par les purges sanglantes décimant régulièrement les rangs même du Parti, lui qui commanda sans aucun doute possible toutes ces atrocités, il voudrait faire croire qu'il n'était en somme qu'un grouillot !
Mais plus que la mesure du poids des responsabilités pesant sur un homme, ce qui fascine dans cette affaire, c'est l'indulgence dont on fait preuve encore de nos jours pour le socialisme. Cette idéologie a inspiré toutes les horreurs qui ont ensanglanté le XXè siècle. Du nazisme au stalinisme, du trotskisme au maoïsme, du Vietnam au Cambodge, de la Corée à Cuba, le socialisme partout apporte la misère et la désolation.
Certes il se montre parfois sous un visage plus présentable, en apparence inoffensif, toujours paré des beaux idéaux d'égalité et de justice sociale. Mais si le poison pur tue net, une seule goutte suffit à pervertir le moindre breuvage. Dans le règne des idées, il en est de même. On peut penser que la plupart de nos systèmes politiques sont heureusement suffisamment robustes pour résister à ces effets néfastes. Mais à bien y réfléchir, à défaut de celle du prolétariat, la dictature des principes empoisonne bel et bien à petit feu nombre de problématiques très actuelles. Qu'on pourrait espérer résoudre dans de bien meilleures conditions si le seul souci d'objectivité prévalait...

06 décembre 2006

La méthode assimil


On entend souvent (pas plus tard que le 4/12/06 sur France Inter dans le très partisan 7-9h30) comparer dans la même abjection deux dictateurs sud-américains : Augusto Pinochet et Fidel Castro.
Cet amalgame très réducteur est symptomatique de la pauvreté de la pensée politique en France et de sa nature manichéenne.
Peut-on mettre sur le même plan ces deux personnes que rien ne rapproche ? Je ne le pense pas pour ma part.
Castro, fils d'un riche planteur, a inscrit son nom dans la longue, très longue liste des tyrans inféodés au marxisme-léninisme, si dévastateur à travers le monde. Au pouvoir depuis 45 ans, à la faveur d'une révolution sanglante fabriquée par ses soins, il a installé un absolutisme basé sur la terreur, qui n'a molli à aucun moment et peut compter ses victimes par centaines de milliers, soit qu'elles furent emprisonnées, soit purement et simplement assassinées. Il a placé son pays dans une situation conflictuelle absurde avec les USA qui l'avaient pourtant libéré de la tutelle espagnole en 1898, et l'a plongé dans l'arriération intellectuelle et la pauvreté.
Les gens qui défendent encore ce bastion odieux de l'intolérance prétendent que l'éducation et la santé y sont gratuites. C'est naturellement faux car comme pour toute chose ici bas, elles sont forcément payées par quelqu'un. Au surplus, la première relève plus de l'endoctrinement que de l'enseignement, quand à la seconde elle reste d'un piètre niveau en dépit des éloges complaisants de l'OMS.
Pinochet, originaire à l'inverse, d'une famille modeste est parvenu au pouvoir à l'occasion d'une guerre civile dont il fut un des acteurs principaux, mais sans a priori idéologique autre que celui d'empêcher précisément l'installation du communisme (qui récolta sous le nom d'Allende, 36% des voix, à l'occasion d'une catastrophique élection triangulaire). Cet épisode fut émaillé sans nul doute de drames humains nombreux et coûta la vie a environ 3000 personnes. Pinochet installa un régime autoritaire, mais sans commune mesure toutefois avec celui de Cuba et surtout, il organisa la transition démocratique de son vivant. Aujourd'hui, le Chili est le pays le plus stable politiquement d'Amérique du Sud et le plus riche de très loin en PIB/habitant.
Ces faits sont incontestables et rendent incompréhensibles les flagorneries irresponsables dont bénéficia si longtemps Castro de la part de nombre de dirigeants et de « faiseurs d'opinion » notamment français. Aussi incroyable que cela paraisse, jusque aux plus hautes sphères de l'Etat, Castro, surtout du temps qu'il était flanqué de son archange pervers Ernesto "Che" Guevara, était en dépit d'évidences criantes, gratifié d'une aura de révolutionnaire épris de justice et de progrès !
Dans le même temps ces censeurs obtus, drapés dans les oripeaux d'une vertu à sens unique, accusaient de tous les maux, le président chilien, assimilé à une sorte de Néron fasciste. La communauté des bien-pensants alla même jusqu'à tenter de le traduire en justice à l'occasion d'un traquenard diplomatique grotesque, occultant ainsi le droit d'un peuple libre de juger son dirigeant en toute connaissance de cause.
Les temps changent mais les assimilations demeurent toujours aussi grossières et partisanes.
Aujourd'hui, ces mêmes idiots, aussi éclairés par leur dogmatisme arrogant que des taupes par le plein jour, se réjouissent ostensiblement du basculement "à gauche" de l'Amérique du Sud, englobant dans le même émerveillement anti-libéral et anti-américain (car au fond c'est ça et seulement ça qui les meut) Lula, Bachelet d'une part et Morales, Chavez de l'autre ! Eternel recommencement...