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23 octobre 2006

L'art d'avoir toujours raison


Schopenhauer, encore lui !
On connaît donc l'aversion féroce qu'il nourrissait à l'encontre de la dialectique hégélienne. Dans ce court traité, il entreprend de mettre à jour les artifices et les procédés qui selon lui apparentent cette dernière davantage à un tissu de « rodomontades » qu'à l'exposé de « bonnes raisons ».
Ce qu'il condamne avant tout, c'est la propension à concevoir l'argumentation comme une fin et non comme un moyen, au risque de négliger la véracité des arguments : « Dans les règles de cet art, on n'a pas à tenir compte de la vérité objective, car il est impossible, le plus souvent, de dire de quel côté elle se trouve »
Il entreprend donc de recenser et surtout de démonter méthodiquement, les quelques 38 stratagèmes dont usent et abusent ceux qui pratiquent cet exercice rhétorique dans le seul but de paraître avoir raison.
Parmi les artifices destinés à créer l'illusion, on reconnaît nombre de ficelles largement utilisées de nos jours lors des joutes télévisées offertes à un public souvent peu exigeant.
Une des plus répandues consiste à fausser l'argumentation de l'adversaire en l'étendant « au delà de sa limite naturelle, pour l'interpréter au sens le plus vaste qu'il se peut et l'exagérer ». Ainsi on traduira par exemple la volonté d'un ministre de renvoyer dans leur pays des familles d'immigrés clandestins par un diktat consistant à expulser des enfants scolarisés...
Autre manière fréquente, l'exploitation d'homonymies pour étendre également l'affirmation, confondre le sens propre et figuré des termes, en un mot jouer sur les mots. On a entendu à peu près tous les excès de cette nature, et venant de tous le bords, lors du débat dévoyé, au sujet de l'existence « d'armes de destruction massive » en Irak. N'était-il pas vain d'ergoter à ce sujet, sachant que Saddam Hussein, qui se vantait d'ailleurs de les posséder, avait fait plus d'un million de morts dans son pays, dont 500.000 en usant d'armes chimiques ? Et que dire du Rwanda où 800.000 personnes périrent sous les coups de machettes et d'armes blanches...
Dans le même esprit, le stratagème 12 consiste à mettre d'avance dans le mot ce qu'on veut prouver. Ainsi certains s'auto-proclament « progressistes », tandis qu'ils qualifieront leurs adversaires de « réactionnaires ».
D'autres se plaisent à ajouter par principe au mot libéralisme le préfixe péjoratif mais spécieux « d'ultra ».
A l'inverse, on entend souvent défendre la fonction publique par la seule invocation de la notion sanctuarisée de « service public ». Pour un observateur crédule la cause est déjà à demi-entendue.
Dans un autre genre, un « coup brillant » consiste à retourner un argument à la manière d'un retorsio argumenti plus ou moins fallacieux : « C'est un enfant, il faut user d'indulgence envers lui », retorsio : « Justement, puisque c'est un enfant, il faut le châtier pour qu'il ne s'endurcisse pas dans les mauvaises habitudes. » A l'évidence les deux ont raison, mais ne parlent pas de la même chose...
Un autre exemple de cette manière de raisonner se trouve dans la manière avec laquelle on entend souvent aborder le problème de la violence. A celui qui préconise la répression on oppose habituellement qu'au contraire, il faut s'en abstenir car « la violence amène la violence ». Ce raisonnement simpliste, qu'on peut interpréter comme on veut, fut mis à mal de manière spectaculaire par les mesures destinées à améliorer la sécurité routière : le seul fait d'avoir installé des radars automatiques sur les routes a permis de sauver plusieurs milliers de vie en moins de deux ans ! Belle efficacité pour une action de répression vraiment primaire !
Un procédé habile assez voisin est celui qui suggère qu'un argument peut se retourner contre celui qui le propose, car « une once de volonté pèse plus lourd qu'un quintal d'intelligence et de convictions ». On sait bien par exemple que les partisans de l'ISF se recrutent avant tout parmi ceux qui savent qu'ils n'y seront pas assujettis...

On retient également le système cherchant à assimiler, pour mieux s'en débarrasser, l'opinion de l'adversaire à un point de vue généralement détesté. En politique, la référence honteuse au fascisme ou au national-socialisme, constitue ainsi le pont-aux-ânes des amalgames dictés par la mauvaise foi.
En dépit de toutes ces recettes, la situation peut parfois être difficile. Schopenhauer rappelle que même en ces circonstances, il reste encore quelques échappatoires qui peuvent se révéler fructueuses. Mettre par exemple l'adversaire en fureur, ce qui conduit à jeter le doute, voire le discrédit sur ses propos, ou encore, faire diversion, se « jeter tout à coup dans un autre propos comme s'il faisait partie du sujet ».
Pour finir, Schopenhauer flétrit l'attitude trop courante qui consiste à « se servir de l'opinion commune en guise d'autorité ». On peut en effet y voir l'opposé de la maïeutique enseignée par Socrate, dont le but est précisément de faire sortir de chacun la matière utile à raisonner de manière originale et personnelle. Hélas force est de constater que le pouvoir de persuasion des mass médias donne raison à Schopenhauer qui cite l'avertissement de Sénèque : « Chacun aime mieux croire que juger par lui-même ».
Au point qu'on pourrait parfois se lamenter avec lui sur le fait que : « Désormais le petit nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont forcés de se taire »
Face à ces perversions, les sages pourraient être tentés de suivre son conseil, à savoir de « ne pas s'engager dans un débat avec le premier venu ». Mais s'agit-il d'un choix acceptable ? Ne risque-t-on pas d'entériner ainsi définitivement le règne des idées reçues, des clichés et de l'erreur ?

17 octobre 2006

Ils corrompent nos têtes


Les ouvrages de philosophie apparaissent à ma pauvre cervelle d'autant meilleurs qu'ils sont courts. Avec ce petit traité en forme de pamphlet (95 pages), Schopenhauer (1788-1860) répond parfaitement à cette aspiration.
Celui qu'on catalogue un peu vite parfois comme le chantre de l'ennui et du suicide, incendie ici joyeusement ceux qu'il appelle les bousilleurs de la philosophie à savoir Hegel, Fichte, et Schelling. Ils incarnent en effet la pédanterie et les sophismes qui caractérisent selon lui la Philosophie Universitaire.
Je ne connais guère Fichte, j'ai quelque indulgence pour le romantisme de Schelling. En revanche, je suis tenté de partager son opinion au sujet d'Hegel auquel il réserve ses coups les plus durs, le décrivant comme un « être pernicieux qui a complètement désorganisé et gâté les têtes de toute une génération »...
J'aurais même tendance à ajouter que nous souffrons encore de son empreinte maléfique.
Le jugement de Schopenhauer est sans appel : « Les partisans de Hegel ont complètement raison quand ils affirment que l'influence de leur maître sur ses contemporains fut énorme : Avoir paralysé totalement l'esprit de toute une génération de lettrés, avoir rendu celle-ci incapable de toute pensée, l'avoir menée jusqu'à lui faire prendre pour de la philosophie le jeu le plus pervers et le plus déplacé à l'aide de mots et d'idées, ou le verbiage le plus vide sur les thèmes traditionnels de la philosophie, avec des affirmations sans fondement ou absolument dépourvues de sens ou encore des propositions reposant sur des contradictions – c'est en cela qu'a consisté l'influence tant vantée de Hegel. »
Il qualifie le père de l'idéalisme germanique de philosophastre, et se désole de sa « pauvreté d'esprit », qui le conduit à « exposer habituellement des idées abstraites générales et excessivement larges qui revêtent nécessairement dans la plupart des cas une expression indéterminée, hésitante, amortie. »
Il condamne la fameuse Dialectique qu'il assimile à une phraséologie creuse, se demandant par exemple s'il est possible sérieusement d'imaginer qu'une phrase du genre : « la nature est l'idée dans son autrement être » signifie quelque chose. Il cloue par la même occasion au pilori ceux qui propagent cette pensée abstruse car « désorganiser de cette façon un jeune cerveau tendre, c'est vraiment un péché qui ne mérite ni pardon, ni égards. »
Après avoir brocardé le style et l'emphase, Schopenhauer ne ménage pas le fond. En premier lieu, les notions « d'absolu » et de « conscience directe de Dieu », le révoltent car elles ne peuvent que pervertir le but du philosophe et induire un dangereux mélange des genres : « Comme toute science est gâtée par son mélange avec la théologie, il en arrive de même pour la philosophie; et à un plus haut degré que pour toute autre, ainsi que le témoigne son histoire. »
Au surplus, il s'agit pour lui d'une perversion niant les acquis : « Il ne sert à rien que Kant ait démontré avec la pénétration et la profondeur les plus rares, que la raison théorique ne peut jamais s'élever à des objets en dehors de la possibilité de l'expérience.../... ni à Locke d'avoir fondé sa doctrine sur la non existence des idées innées. »
Schopenhauer s'insurge également contre la propension à ériger l'Etat comme étant « l'organisme éthique absolument parfait », et qui fait « s'y absorber la raison entière de l'existence humaine».
Par une sorte de prescience étonnante, il voit même « l'apothéose hégélienne de l'Etat, prolongée jusqu'au communisme »!
En bref, il trouve « antipathique » Hegel parce qu'il « parle constamment d'une chose de l'existence de laquelle il n'a aucune preuve et de l'essence de laquelle il n'a aucune idée. » Et plus encore parce qu'il enseigne comme s'il s'agissait d'une science, ces élucubrations. Car pour lui c'est certain, l'enseignement doit « être strictement borné à l'exposé de la logique, et à l'histoire tout à fait succincte de la philosophie. »
Les philosophes quant à eux doivent, à l'image de Platon, Spinoza, de Locke, de Hume, ou de Kant, être totalement indépendants de toute hiérarchie de tout pouvoir établi, car « l'atmosphère de liberté est indispensable à la vérité ». S'ils sont professeurs ils sont tenus de s'abstenir, comme le fit Kant, d'enseigner leurs propres théories.
C'est en étant imprégné de cette sagesse, de cette humilité, qu'un « esprit riche en pensées », qui possède « la connaissance et initie à la connaissance, récompense immédiatement son lecteur, à chaque ligne, de la fatigue de la lecture. »